Boris Paque
Homme sois toi-même

Notre existence toute entière comporte en soi une certaine dualité, fait contrôlé et acquis par la science ; comme vous le savez, elle comprend d’une part tous les phénomènes conscients ou « volontaires » et d’autre part, les faits « subconscients », c’est-à-dire ceux indépendants de tout contrôle direct ; ces derniers doivent être considérés comme les faits supérieurs, et de loin les plus importants, parce qu’ils comprennent ceux présidant à nos fonctions vitales : la respiration, la digestion, la circulation ; ils président mentalement à tous nos réflexes, à nos habitudes, à notre santé et ce sont eux encore qui commandent notre caractère et notre tempérament.

(Revue Spiritualité. No 3. 15 Février 1945)

PRÉLIMINAIRES.

Posant le principe que toute œuvre doit porter son cachet d’utilité et de beauté, le but qui présida à cet ouvrage ne pouvait être quelconque. Il est, en effet, celui de diriger quiconque le désire vers une extension progressive de ses capacités et de lui-même, et de le placer au seuil d’une vie plus intelligente et plus belle.

Chacun de nous aspire au bonheur, même s’il ne peut pas toujours définir ce qu’il place dans ce mot. Cette aspiration, toute légitime, nous l’estimons indispensable, car elle est un principe constitutif d’un idéal entrevu, mais, si noble que puisse être cette recherche ardente d’heures claires et de réussites, elle ne peut être que le fruit savoureux d’une perfection constante de nous-même.

Quand on parle d’aspiration, de désir, de création, il faut pouvoir définir exactement, et à tout moment, l’objet de ses vues. Le bonheur, qui est un « ensemble », ne saurait consister en une formule préétablie, mais dans un programme qui variera d’un individu à l’autre. C’est donc au « soi intérieur » que l’on portera un premier regard attentif et scrupuleux ; il faudra meubler, certes ; mais il faudra pourvoir également au « nettoyage à grande eau » de l’inutile et de tout ce qui encombre le libre épanouissement du « Moi ». Il n’est pas un acte qui, nous grandissant tant soit peu, ne nous comble de joie et ne nous apporte le sentiment d’avoir bien agi. Et c’est déjà un peu de vrai bonheur !

Que certains entrevoient celui-ci au travers d’une « chance » matérielle aveuglante, que d’autres le poursuivent toute leur vie durant, au prix d’efforts et de sacrifices gigantesques, qu’il s’en trouvent enfin qui, après avoir modifié plusieurs fois la direction de leurs poursuites, découvrent tardivement qu’ils n’ont qu’erré dans des chemins de détours, il n’en reste pas moins vrai que le bonheur ne peut s’acheter, qu’il ne dépend nullement d’un état de fortune ou de puissance  — malgré que ces biens y contribuent partiellement — mais se conquiert. Il n’est point une marchandise, ni un objet de troc, mais un combat personnel de tous les jours.

Beaucoup d’entre nous s’imaginent que le malheur et les échecs de toutes natures leur sont réservés, qu’ils sont réellement des déshérités et des orphelins de l’existence, des victimes des injustices les plus flagrantes, voire des décrets de Dieu. Heureusement, beaucoup, parmi cette catégorie, s’aperçoivent un jour que la formule du bonheur humain comme celle des grandes réussites est contenue toute entière dans la rééducation de soi-même, dans le relèvement de certains principes négligés et dans l’acceptation d’une voie unique fut-elle rude à gravir. « L’homme est quelque chose qui doit être surmonté et — selon Nietzsche il faut s’humilier pour faire souffrir son orgueil. »

Cette constatation apporte alors à ces êtres tant de réconfort, tant d’élargissement dans la conscience que cette nouvelle source de jouissances laquelle ils s’abreuvent désormais est la preuve indéniable que ce qui peut le plus et le mieux illuminer notre vie intérieure est bien la constatation d’une victoire réalisée enfin sur nous-même !

Il y a donc là une œuvre d’importance à entrevoir, édification d’un temple qui se fera pierre par pierre, avec la fermeté d’âme d’apporter à cet édifice moral le summum d’équilibre et de lignes harmonieuses, pour l’emplir alors d’une vie très intense d’échanges, de rayonnements, et aboutir à cette conception tout à fait supérieure mais rarement atteinte, que la vie est belle et splendide, que l’on ose se dire « heureux » — parce que c’est vrai au milieu de toutes les contingences tracassières, parce que l’on s’est construit de ses propres matériaux « son » monde et « son » palais où l’âme peut régner enfin parmi les beautés profondément vénérées de son culte et de son amour. Pour atteindre ce sommet, cet aboutissement supérieur vers lequel convergent les tendances les plus personnelles et les plus originales de notre personnalité, il faut nécessairement s’être forgé un idéal puissant et lumineux. Une volonté bien affirmée, un caractère saillant, une persévérance régulière joueront en cet endroit, un rôle véritablement prépondérant puisque, chaque jour, il sera fait appel à leurs énergies et à leurs rayonnements.

Malgré une convoitise tout à fait normale de gagner des horizons nouveaux, c’est-à-dire franchir les étapes qui permettront le renouvellement d’eux-mêmes, certains esprits, sont parfaitement conscients de leur infériorité « volontaire ». Ils savent, et se sont rendus compte, que leur manque de vigueur dans la conception, de hardiesse dans l’exécution furent les causes affligeantes de leurs multiples déboires, et le fut surtout aux moments les plus critiques de leur existence; ils ont eu peur, ils n’ont pas osé, mais avaient-ils véritablement raison d’avoir peur et de suspecter leurs propres actes ? Parce que quelques efforts mal conçus mal soutenus qu’ils tentèrent de temps à autres se traduisirent, à leurs yeux, par des maladresses ou des causes d’échecs, ils doutèrent d’eux-mêmes et paralysèrent toute montée d’ambition. C’est qu’ils ignorent précisément les moyens à mettre en œuvre pour développer ces infinies potentialités qui sommeillent en eux. C’est que pour eux comme pour un peintre, un violoniste, un coureur ou un danseur, il existe une technique qui s’apprend, dont on ne peut se passer et qui est faite de méthode, de patience et de courage. « Tout ce qui est grand se passe loin de la place publique et de la gloire, écrivit Nietzsche ; loin de la place publique et de la gloire demeurèrent de tous temps les inventeurs de valeurs nouvelles. Fuis, mon ami, fuis, dans ta solitude : je te vois meurtri par des mouches venimeuses. Fuis là-haut où souffle un vent rude et fort ! »

(à suivre )

(Revue Spiritualité. No 4. 15 Mars 1945)

(Suite)

Notre existence toute entière comporte en soi une certaine dualité, fait contrôlé et acquis par la science ; comme vous le savez, elle comprend d’une part tous les phénomènes conscients ou « volontaires » et d’autre part, les faits « subconscients », c’est-à-dire ceux indépendants de tout contrôle direct ; ces derniers doivent être considérés comme les faits supérieurs, et de loin les plus importants, parce qu’ils comprennent ceux présidant à nos fonctions vitales : la respiration, la digestion, la circulation ; ils président mentalement à tous nos réflexes, à nos habitudes, à notre santé et ce sont eux encore qui commandent notre caractère et notre tempérament.

Tout ce domaine du subconscient est extraordinairement soumis aux influences extérieures par l’imagination, la rêverie et les voies très importantes des sens. C’est dire combien cet état second de nous-mêmes est impalpable, rebelle, insaisissable, indépendant, combien aussi il nous domine parce que nous en ignorons tout le mécanisme voilé et parce que nous révélons à son égard une faiblesse d’éducation trop évidente.

C’est ce subconscient — souvent despote — qu’il nous faut pourtant atteindre et maîtriser par des autosuggestions appropriées, répétées par des exercices dérivant d’observations qui ont pris force de loi. En un mot, c’est à cette thérapeutique mentale que nous vous convions ; nos subconscients sont vagabonds et mènent une existence de polichinelles parce que nous ne leur imposons aucune maîtrise et finalement nous en sommes les asservis et les victimes.

Cette discipline mentale s’impose à tous, mais particulièrement aux êtres inquiets, troublés, obsédés, surtout en vertu d’une époque tourmentée telle que la nôtre ; c’est donc aux plus faibles, aux moins organisés que nous nous adressons et le premier conseil profitable que nous leur donnons ici est d’emmagasiner des images claires, nettes, de bonheur possible, de réussites certaines, d’une santé parfaite, de confiances que rien ne peut altérer. Lecteur, n’oubliez jamais que les forces motrices de vos pensées sont toujours prêtes à agir, à vous servir dans la direction que vous leur imposez, mais que c’est à vous qu’il incombe la tâche journalière de les trier soigneusement afin de n’en conserver que les plus utilitaires. C’est par ce procédé, exigeant toutefois une attention inlassable et combien riche de résultats tangibles et contrôlables que l’on combat efficacement des troubles tels que la timidité, le trac, le doute, qui font que bien des gens intelligents et réellement capables végètent obscurément dans une activité de seconde zone tandis qu’ils pourraient prendre place dans les premiers rangs de la société ; leurs accès de peur, leur manque de foi et d’hardiesse, leur timidité paralysante donnent lieu à des symptômes sensitifs, sécrétoires et psychiques absolument regrettables dont ils ne mesurent pas l’inévitable et cicatrisant travail d’usure.

Le terrain mental est mouvant chez la plupart des individus parce qu’il manque d’une base solide, tel un édifice construit sur un lit de sable ; plus on vit dans cet état de fragilité, plus l’enlisement est certain. La maîtrise de soi-même implique au contraire la construction de fondations résistantes sur lesquelles s’étayeront alors nos ressources morales ; cela exige une philosophie claire, positive et pratique créant l’ardeur de puiser un courage toujours neuf et une raison, agréable de vivre dans tout ce qui nous entoure. La culture du psychisme ne vise qu’à cela. « Il faut que tu veuilles te brûler dans ta propre flamme : comment voudrais-tu te renouveler sans t’être d’abord réduit en cendres » nous dit Zarathoustra.

* * *

Au cours de ces trente dernières années, les progrès matériel et scientifique se sont développés d’une façon prodigieuse, anéantissant quantité de valeurs anciennes, les remplaçant par des formules absolument nouvelles, parfois insoupçonnées que nul n’oserait contester. Tandis que ce progrès devrait servir le bonheur des hommes, nous le regardons avec une tristesse infinie devenir, entre les mains des arrivistes et des puissants de la terre, égoïstes calculateurs, des moyens déloyaux de concurrence, de trafic, de tromperie, des méthodes inhumaines de combat, d’effrayants engins au service du mal, d’odieuses spéculations de toutes natures. Pasteur, le grand Pasteur, en 1888 déjà hanté par l’apathie morale des hommes, disait ceci : « Deux lois contraires semblent aujourd’hui en lutte ; d’une part une loi de sang et de mort qui, en imaginant chaque jour de nouveaux moyens de combat, oblige les peuples à être toujours  prêts pour le champ de bataille et, d’autre part, une loi de paix, de travail, de salut qui ne songe qu’à la délivrance de l’homme et le délivrer des fléaux qui l’assiègent. » D’un côté le positif, de l’autre, le négatif.

C’est pourquoi, en vous disant ceci : « Homme, sois toi-même » n’avons-nous qu’un désir loyal, honnête : vous inculquer la clairvoyance de la nécessité de vaincre en vous et en toute occasion cette loi de négation, en vous détachant des ambiances démoralisantes, des tentations perverses qui, à chaque instant, vous tendent sournoisement leurs filets, vous libérer courageusement des pensées négatives et destructives dont l’inévitable conséquence ne peut être qu’un pénible amoindrissement de vous-mêmes et l’anéantissement certain du bonheur que vous poursuivez ou que vous avez entrevu au sein de vos rêves les plus beaux.

Quantité de personnes croient connaître ces choses, mais rien n’est aussi pénible que de les voir négliger tout de cette prétendue connaissance. Dans ce cas, à quoi bon savoir ; la connaissance n’est rien par elle-même, c’est son application qui compte ; il ne servirait de rien de dévorer des bibliothèques d’œuvres morales si l’on n’est pas décidé à en vivre les principes. Que l’on ne s’y trompe pas ; si certaines disciplines alimentaires ont d’incalculables conséquences heureuses sur notre vie physiologique et psychique, la discipline intellectuelle a, elle aussi, une répercussion tout aussi belle sur le plan moral et mental. En l’homme dorment de magnifiques ressources que la plupart du temps, une vie inutilement agitée ou anormale, refoule au fond de lui ; et cependant, l’homme est infailliblement un élément de victoire ; il lui suffirait de s’en rendre compte en affinant son observation vis-à-vis de la nature qui toujours se prête généreusement à nous enseigner les lois les plus secrètes en apparence, les rouages les plus merveilleux de la Vie, puis qu’il veuille reporter les acquis étonnants de cette connaissance sur lui-même. Mais où sont ces hommes conscients et volontaires. Où sont ces conducteurs ?

Cette pleine possession de soi, c’est encore une maîtrise au sein des circonstances et c’est la plénitude assurée des actes créateurs. L’être inférieur qui domine et commande encore en vous actuellement disparaîtra peu à peu pour céder sa place à un être nouveau et fort, personnel et réalisateur.

A cette sape progressive des éléments encombrants à laquelle nous vous convions, une place doit être réservée au repos et à la joie. Nous insistons avec raison sur ce point ; non seulement nous n’avons pas tous une même capacité de travail, mais se reposer, se détendre, se dissocier, nous en avons tous besoin, et cela a aussi son importance. On raconte que Napoléon dont l’activité était débordante, avait le sens du repos extrêmement développé ; il l’était à ce point, paraît-il, qu’il pouvait s’endormir sur son cheval et en marche ; qu’entrant dans sa tente, s’allongeant sur une couverture, il disait à ses officiers : « Sortez, car je vais dormir ! » et s’endormait aussitôt pour s’éveiller â l’heure précise fixée par lui. Parmi d’excellents moyens de détente intellectuelle, nous vous recommandons la marche, la nage, le jardinage.

Parallèlement au repos, la joie doit également prendre place dans votre vie et accorder à cette vertu les égards auxquels elle a droit, car ne croyez pas que les choses sérieuses nécessitent des attitudes austères et renfrognées, et que les plissements de front soient de rigueur ; si vous croyez que la joie ne doit appartenir en propre qu’aux jeunes, c’est là un jugement erroné ; les entreprises les plus sérieuses doivent être menées avec joie, c’est-à-dire avec une humeur égale, communicative ; une certaine sérénité sera de règle. La joie — non la bouffonnerie, ni la facétie — est indubitablement un élément vital, régulateur de nos fonctions physiologiques et cérébrales. Observons la vie de près, regardons la nature dont les enseignements resteront toujours les plus vrais ; goûtons un lever de soleil… nous voyons aussitôt les fleurs raidissant leurs tiges, ouvrant confiantes leurs corolles, offrant à l’astre de chaleur leurs pétales soyeux ou veloutés ; l’humble gazon, humide encore, redresse ses pointes volontaires ; la lumière renaît, la vie s’affirme ; l’éveil des campagnes est bientôt un hymne prolongé, un chant magnifique de certitude, de foi, d’affirmation et de joie, de cette joie symbolisant partout et toujours l’expansion, la force, le prolongement et la continuité de l’être et des choses.

L’homme lui-même se prolonge dans la joie car elle est une manifestation énergétique résultant de la vie. L’être serein cultive, consciemment ou inconsciemment, cette énergie essentielle dont les répercussions psychiques et physiques sont nécessaires à l’action et à la conservation de son équilibre. Et sans attendre qu’il soit homme, le petit enfant ne nous donne-t-il pas une leçon salutaire avec son premier sourire ? Ses premiers pas ne sont-ils pas une affirmation éclatante que la vie est une gravitation incessante et la joie débordante qu’il manifeste en se voyant debout ne traduit-elle pas déjà un sentiment de conquête. Oui, la joie est fonction de croissance, de développement ; il faut savoir mettre cette puissance à profit tout le long de sa vie, dans son travail, dans ses études, dans ses pensées.

Dès aujourd’hui, ami lecteur, forgez-vous des ailes de combat, des ailes de victoire et de sérénité ; n’ayez crainte de voir haut et beau ; dirigez votre regard à la hauteur des étoiles ; ayez un regard approfondi pour le mystère permanent de l’homme et des cieux. Le grandiose et l’équilibre que vous y contemplerez, reportez-les au-dedans de vous. Vous y découvrirez sans nul doute la véritable route qui mène à la Vérité, c’est-à-dire au sens de la vie.