Aimé Michel
La Boussole où l’on comprend pourquoi le spiritisme est une impasse

Les grands rêves du sommeil profond, celui que les physiologistes appellent paradoxal parce qu’il a toutes les apparences de l’éveil, nous font expérimenter chaque nuit un monde aux possibilités plus difficiles à cerner que celles de la veille. Si notre corps est entièrement déconnecté, si notre santé est bonne, parfois aussi quand nous avons la fièvre, il peut arriver que ce que nous appelons « esprit », faute d’en connaître la nature, survole le temps et l’espace. Dans un « moi » dédoublé par la trance, peut-on alors assigner des limites à ce monde-ci et donc parler d’un au-delà ?

(Revue 3e  Millénaire – ancienne série. No 9. Juillet-Août 1983)

Un soir que je dînais chez un monsieur que j’appellerai Tom, celui-ci prononça le nom d’un mien ami que j’appellerai Jerry. Il l’avait très bien connu, disait-il. Il avait même habité plusieurs années près de lui, dans une île des Caraïbes, et leur amitié s’était prolongée à Paris jusqu’à la mort de Jerry.

Ces maigres propos de table, dans le cours d’une conversation bien plus intéressante, firent battre mon cœur, non sans raison, non sans une raison, que le lecteur ne saurait deviner. Je voulus avoir plus de détails sur les dernières années de la vie de Jerry. Et pour montrer à Tom qu’il pouvait me parler sans réserve, j’évoquai longuement notre ami disparu, son esprit, ses calembours, sa gouaille, ses succès professionnels, son talent, sa famille, sa maladie finale.

Tom, que je connaissais peu, me devint tout à coup très proche par l’intermédiaire de cet absent à jamais absent. Nous parlâmes de ses problèmes (comme on dit maintenant), de son neveu, bref de tous ces petits riens que la mort rend tragiques. Enfin, nous nous tûmes, pensifs, et Tom posa sur moi un regard perplexe.

— Je vois, dit-il, que vous l’avez bien connu, et rétrospectivement cela me trouble.

— Vraiment !

— Vraiment. J’étais un de ses plus proches amis, un frère pour ainsi dire, et voilà que je me pose des questions. Pourquoi, pendant des années, qui furent les dernières de sa vie, ne m’a-t-il jamais parlé de vous ? Vous étiez, je le vois bien, de ses amis intimes, comme je croyais l’être, vous a-t-il jamais parlé de moi ?

Je réfléchis. Non, jamais, autant que je  me rappelle.

— Ni à moi de vous. Comment expliquez-vous cette discrétion, ou plutôt ce secret

J’ai peut-être une explication.

Puis, après encore un silence, je prononçai ces mots : « Salut, Toto ! »

— Eh oui ! dit Tom, en sursautant un peu : Salut, Toto ! Il appelait tout le monde Toto. Mais votre explication ?

— Ecoutez, mon vieux. Il ne faut pas douter de son amitié pour la simple raison qu’il ne vous a jamais parlé de moi. Il avait sa raison. Il ne pouvait simplement pas vous parler de moi.

— Et pourquoi donc ?

Il y avait du chagrin dans sa voix. Je réfléchissais rapidement, embarrassé. Comment expliquer l’inexplicable à ce monsieur chez qui je dînais pour la première fois ? Qui me connaissait à peine ? Comment lui donner sans mentir une réponse plausible ? Je me jetai à l’eau.

— Je vous avertis que ce que je vais vous raconter n’est pas raisonnable. En réalité, de ma vie, je n’ai rencontré Jerry. Pas une fois.  Je ne connais aucun des personnages dont je vous ai parlé à propos de lui. J’ai bien cherché. Mon seul lien avec lui est plus que mince : une fois, un de mes amis, appelons-le Bert, s’est trouvé à un cocktail où Jerry aussi était présent. Ils ont peut-être échangé quelques mots. Voilà tout. Au cours de ce cocktail, une photo des assistants fut prise au flash. Bert en eut un exemplaire qu’il garda par la suite dans son salon avec des centaines d’autres photos. Ce Bert était en exil et vivait dans un monde d’absents.

— Je ne comprends toujours pas.

— Patience. (J’étais de plus en plus embarrassé. Dans ce monde où nous vivons, il y a le possible, et parfois aussi l’impossible. Mais de l’impossible comment parler ?) Patience. Je n’ai jamais connu Jerry. Je ne l’ai jamais rencontré vivant.

C’était au tour de Tom de réfléchir, rapidement. Je vis que son regard me jaugeait, discrètement, mais en envisageant le pire. « Cet homme est-il fou ? » Voilà ce que disait son regard.

— Eh oui ! poursuivis-je, je vous ai averti : ce n’est pas raisonnable. Voici cependant comment tout s’est passé.

« Entre autres curiosités, Bert cultivait celle d’étudier l’état psychologique qu’on appelle trance en anglais, état, vous le savez sans doute, de statut bien incertain : sorte d’hypnose ? dédoublement ou automatisme psychologique ? forme particulière de l’hystérie, voire de la schizophrénie ? ou simplement « état second » accessible à toute pensée normale au prix d’un certain entraînement ?

« Bert était arrivé, disait-il, à une conclusion moyenne : la trance peut être pathologique ; mais son apprentissage est possible et même facile à certains types de personnalité ; parmi ces personnalités, seules celles que protège un solide équilibre psychologique peuvent la pratiquer sans danger.

« Il était donc en contradiction avec la majorité des psychiatres ayant étudié cette capacité particulière de la pensée, comme Pierre Janet [1]. Il était lui-même doué d’un certain flair pour reconnaître ces personnalités capables d’apprendre la trance.

Devinez-vous la suite ?

— Pas très bien, dit Tom.

— A un certain moment du début des années 60, Bert faisait des expériences avec une jeune femme que, j’appellerai Pat. Blonde, calme, aimable, rieuse, Pat était mariée, mère de deux enfants. Cultivée, elle n’avait jamais fréquenté aucun milieu ni lu aucun livre spirite. Bert lui apprit d’abord l’écriture automatique. Les yeux clos, elle remplissait des pages d’une grosse écriture, qui variait selon… selon les personnes qui étaient censées guider sa main. Passons sur ces individualités illusoires ou non.

— Les Tables de Guernesey [2].

— Voilà. Les tables de Guernesey, qui sous des invocations diverses écrivaient toujours du Victor Hugo. Et voilà qu’un soir…

— « Salut, Toto ! »

— Tout juste. « Salut, Toto ». Et tout de suite la familiarité du vieil ami, les détails sur sa vie (terrestre) (et sur l’autre). L’écriture faisait des progrès de séance en séance. « Essaie de parler », répétait Bert, le magnétophone prêt.

« La parole prit bientôt le relais. Alors commença une conversation qui dura des années. Bert habitait une ville étrangère. Chaque semaine il m’envoyait une copie de la séance, qui avait lieu le vendredi. Parfois, j’allais les voir, lui et Pat. C’était impressionnant. La jeune femme, yeux clos, pétulante de vivacité et de verve parigote, selon la personnalité (alléguée) de Jerry, et contrairement à la sienne, répondait du tac au tac, avec calembours, doubles sens, mots d’esprit. Et l’accent de Montmartre, elle qui, de sa vie, n’avait jamais mis les pieds à Paris. Voilà, en résumé, l’histoire de mon amitié avec Jerry. Intime, mais posthume. »

Nous nous tûmes. Je ne demandai pas à Tom s’il me croyait.

Le lecteur de ces lignes, lui, me croit-il ? Pourquoi me croirait-il ?

Alors que nos bavardages avec « Jerry » duraient depuis des années, je fis à Fribourg-en-Brisgau la connaissance du Pr Hans Bender, l’un des plus minutieux parapsychologues du monde. Ensemble, nous examinâmes attentivement cette histoire. Il put voir que toutes les expériences rapportées par les spirites, à part « les matérialisations », nous les avions faites. Toutes.

— Pourquoi, me demanda-t-il, ne publiez-vous pas tout cela ? Pourquoi gardez-vous pour vous seuls cette histoire extraordinaire ?

Je vais répéter ici la réponse que je lui fis.

— Jamais, lui dis-je, je ne publierai cette histoire, sauf, si l’occasion s’en trouve [3], sous la forme d’une fable. Pourquoi ? Parce qu’il n’existe aucune différence, non seulement réelle mais concevable, voire rêvable, entre cette histoire, fût-elle assortie de tous les documents que l’on voudra, et la même histoire, mais inventée de toutes pièces, documents fabriqués compris. Ceux qui à un moment ou à un autre prirent part à nos conversations du vendredi, moi inclus évidemment, savent que l’histoire est vraie (c’est ce qu’ils disent). Mais quelle différence y a-t-il entre un affabulateur et un petit brelan d’affabulateurs ?

« Mais tout de même, direz-vous, si c’est la vérité, il faut la crier sur les toits et tant pis pour les sceptiques.

« C’est que justement la question ne se pose pas ainsi. Supposons que telle soit bien la vérité. Je dis que cette vérité ne mérite pas qu’on fasse le moindre effort pour elle dès l’instant qu’elle a tous les caractères du mensonge. »

Voilà ce que je répondis au Professeur Bender.

Mes réflexions depuis ce temps ont encore accru ma prudence. Parmi les trois ou quatre carrefours où la pensée régulièrement se fourvoie depuis les débuts de l’histoire, il y a certes le sortilège des affabulateurs, des charlatans, des fous. « Je remercie la providence, dit Hitler, qui m’a choisi pour… » Pour ce qu’on sait.

Mais il faut aller plus loin.

Quel est notre devoir d’êtres raisonnables, porteurs du futur inconnu, à l’égard d’une vérité déguisée en mensonge ? Je dis que notre devoir n’est pas de la propager. Peut-être de l’étudier (avec des pincettes), mais de la propager, non. De mettre en garde. Ce que je fais.

Car plus elle se répand dans les esprits et plus elle les prépare à recevoir les mensonges qui lui ressemblent. Et qui nous conduisent où, dans le coupe-gorge où notre destinée nous a déposés, sans doute pour éprouver notre discernement ? Oui, où nous conduisent ces mensonges copiés par certaines vérités ?

Mais, m’a-t-on dit souvent, ce que vous dites là ne convient pas à votre histoire. Car s’il est vrai que la trance s’apprend, alors votre histoire est vérifiable.

Même si l’humanité entière apprenait la trance, l’histoire resterait invérifiable. Car il ne faut pas l’isoler des autres phénomènes surnormaux que chacun peut observer en étant attentif à sa vie, et surtout à ses rêves.

Les grands rêves du sommeil profond, celui que les physiologistes appellent paradoxal parce qu’il a toutes les apparences de l’éveil, nous font expérimenter chaque nuit un monde aux possibilités plus difficiles à cerner que celles de la veille. Si notre corps est entièrement déconnecté, si notre santé est bonne, parfois aussi quand nous avons la fièvre, il peut arriver que ce que nous appelons « esprit », faute d’en connaître la nature, survole le temps et l’espace. Dans un « moi » dédoublé par la trance, peut-on alors assigner des limites à ce monde-ci et donc parler d’un au-delà ?

Mais la vraie difficulté, obstacle irrémédiable tant que l’homme n’aura pas accompli je ne sais quelle métamorphose, c’est le paradoxe de Turing.

A.M. Turing est l’un des pères fondateurs de l’informatique, dont il établit certaines lois avant la naissance du premier ordinateur (il se suicida à Londres en 1954). L’une de ses études les plus célèbres a pour titre Une machine peut-elle penser [4] ? Il y démontre que, pour savoir si une machine suffisamment compliquée pour imiter l’homme pense, « il faudrait être cette machine ». L’argumentation de Turing s’applique en toute rigueur au « médium » en état de trance. Le médium est par définition aussi complexe qu’un homme, puisqu’il est un homme. Mais en même temps, le mécanisme de la trance le dépossède de l’usage de sa propre machine ; il n’est pas celui qui parle ou écrit. Comme les dédoublements de personnalité sans intervention de l’au-delà sont un phénomène classique en psychiatrie [5], notre seule certitude s’arrête là : ce n’est pas la personnalité habituelle du médium qui s’exprime. Pour savoir si c’est un mort qui parle, « il faudrait être ce mort ».

Enfin, on m’a souvent objecté que je refusais tout simplement de croire, quitte à argumenter de tout bois.

Ceci est personnel et déborde l’épure. En fait, je crois à la survie, et je ne nie pas que les morts puissent se manifester aux vivants. Il faudrait être bien présomptueux pour s’imaginer qu’on sait en pareille matière. Encore plus pour prêcher une opinion ! Je pense seulement devoir dire que si une telle chose est vraie, c’est une vérité déguisée en mensonge, et que notre devoir d’être déposé dans le coupe-gorge avec notre raison pour seule boussole, nous ordonne, comme j’ai dit plus haut, de nous cramponner à la boussole.

Est-ce notre seul devoir ? Assurément pas. Notre regard intérieur nous montre plus que la raison. Mais ce qu’il nous montre est mystère, vue sur l’absolu sans nom. Notre relation avec le sans-nom s’établit par d’autres voies, qui ne sont pas l’objet de cet article.


[1] Janet P., L’Automatisme psychologique (Paris, Alcan 1889, édité par la Société P. Janet, Paris 1973). — Flournoy Th. : Des Indes à la planète Mars (Paris/Genève, Ata, 1900). (Flournoy est très instructif par son scepticisme, qui l’a conduit à découvrir les possibilités fantastiques de la mémoire inconsciente, mais aussi à se satisfaire trop facilement d’explications bornées à la science de son époque). Une bibliographie excellente, une analyse prudente et une érudition historique à toute épreuve avec H.F. Ellenberger : A la découverte de l’inconscient (SIMEP éditions, Villeurbanne 1974), vraie Bible de l’histoire de l’inconscient, que tous les lecteurs de cette revue devraient posséder.

Ellenberger analyse aussi l’œuvre des spirites, des théosophes, de la société de recherches psychiques de Londres. Il est bien regrettable que son œuvre monumentale publiée aux Etats-Unis et au Canada ne soit connue en France que des spécialistes. Ce qui est d’autant plus inexplicable que ce savant est aussi un grand écrivain.

[2] Les Tables de Guernesey est le recueil des poèmes obtenus par Victor Hugo et son entourage au cours de son exil à Guernesey, selon la simple méthode de la table tournante. Le style en est toujours emphatiquement hugolien même en l’absence de Victor Hugo.

[3] Elle se trouve ici.

[4] Repris dans l’anthologie mathématique de J.R. Newman : The world of Mathematics, vol. IV, p. 2099 et suivantes (Can a machine think ?). On trouve aussi dans cette anthologie (Londres, George Allen and Unwin, 2e  édition 1961) l’étude non moins fameuse de John von Neumann, autre père fondateur de l’informatique, sur la logique des automates.

[5] Automatisme psychologique (Passim). Les cas les plus extraordinaires de personnalités multiples ont été étudiés par le Jésuite anglais Herbert Thurston, lecture passionnante et, hélas !, introuvable (il semble que les autorités de son ordre n’encouragent guère la republication de son œuvre, où l’on voit que les phénomènes les plus extraordinaires du mysticisme peuvent se produire hors du contexte religieux orthodoxe) : H. Thurston : Les phénomènes physiques du mysticisme (Gallimard, Paris 1961). Les recherches expérimentales les plus récentes semblent montrer que les personnalités multiples pathologiques (c’est-à-dire non induites librement par la « trance ») n’apparaissent que sur un fond génétique particulier, provoquant une fragilité psychique. Quant à la « trance », elle est confondue par les psychiatres actuels avec l’hypnose. A tort selon moi. La « trance » est un état beaucoup plus complexe.

Il est intéressant de remarquer que, dans ce domaine comme en bien d’autres, les Grecs de l’Antiquité étaient allés beaucoup plus loin que nous (E.R. Dodds : Les Grecs et l’irrationnel, (Aubier-Montaigne, Paris 1965), et du même auteur : The ancient concept of progress, (Londres, Clarendon Press, 1973, ch. X).