Mircea Eliade
La méthode de Roger Godel

Toute l’œuvre de Roger Godel se laisserait analyser dans cette perspective, qu’on pourrait appeler d’intégration et d’articulation des connaissances restées, avant lui, isolées, limitées à leur propre plan de référence. En élargissant continuellement son champ d’investigation, le Docteur Godel est parvenu à saisir les structures, généralement inaccessibles au spécialiste. Sa démarche méthodologique dans l’étude du jivan-mukta est à la fois facilitée et validée par l’épistémologie et la méthodologie des sciences modernes. Et c’est parce qu’il avait compris la « situation impersonnelle » du délivré dans la vie, qu’il a réussi à situer Socrate dans une perspective tout à fait nouvelle.

(Extrait de l’ouvrage collectif d’hommage : Roger Godel – De l’humanisme à l’humain, Éd. Les Belles Lettres, 1963)

Passionné de Socrate, de la Grèce, de l’Égypte ancienne, de l’Inde, surtout de ses sages et de ses jivan-muktas (« délivrés dans la vie »), Roger Godel était, et entendait bien être, un « humaniste ». Mais on peut se demander s’il aurait jamais accédé à cette vaste culture, acquis sa profonde connaissance de l’homme, si, au lieu d’embrasser la carrière de médecin, il avait choisi ce que l’on continue d’appeler les « humanités » : l’étude de la philosophie, de l’histoire, des littératures. Et ceci, sans doute, parce que le passage d’une des disciplines humanistes à la science exacte est presque impraticable, tandis que le contraire se vérifie assez souvent ; mais surtout parce qu’un horizon culturel comme celui de Roger Godel serait inconcevable chez quelqu’un qui aurait consacré sa jeunesse à étudier Platon, ou l’Égypte ancienne, ou l’Inde. Nous ne parlons pas d’une impossibilité matérielle de dominer l’énorme documentation qui s’impose au chercheur dans chacun de ces domaines ; aussi bien domine-t-on jamais toute la documentation, lors même qu’il ne s’agit pas d’un domaine immense — comme celui de l’Inde ou de l’Égypte — mais de l’histoire d’une province, ou d’une institution, ou d’une littérature ? (La même chose est vraie des diverses branches de la recherche scientifique.) Mais c’est l’orientation mentale qui est différente : le « scientifique » ose aborder des domaines multiples, encouragé qu’il est à le faire par la propre démarche de sa pensée ; les « humanistes » de nos jours, au contraire, préfèrent s’enfermer dans leur spécialité.

Cet état de choses est le résultat d’un long processus culturel et notamment des deux complexes, antagonistes, dont souffrent les « scientifiques » et les « humanistes ». Complexe de supériorité chez les premiers, créé par les extraordinaires découvertes et le progrès vertigineux des sciences pures et appliquées depuis plus d’un siècle ; complexe d’infériorité chez les « humanistes », provoqué par le sentiment de s’occuper de choses futiles, mais aussi par leur désir secret d’approcher, dans leurs recherches, l’idéal de la « science pure », c’est-à-dire une connaissance rigoureuse et « objective ».

Il y aurait beaucoup à dire sur ce malheureux complexe d’infériorité des « humanistes », si une discussion adéquate ne risquait de nous éloigner de notre propos. Il n’est que de constater que, surtout depuis deux générations, les jeunes qui se sentent une vocation de recherche audacieuse et créatrice se dirigent vers l’étude des sciences. C’est que les théories scientifiques gardent toujours un caractère « ouvert » et que le champ d’expérimentation y est illimité. Aucun interdit n’y barre la route à l’esprit téméraire et original. Aucune prévention n’empêche l’homme de science de prendre en considération une nouvelle hypothèse, dût-elle contredire tout ce qu’on tenait avant lui pour certain. Le physicien n’hésite pas à accepter concurremment deux explications différentes et même contradictoires, du même phénomène. C’est le célèbre principe de complémentarité, en vertu duquel, selon Oppenheimer, « on reconnaît que diverses façons de rendre compte d’une expérience physique peuvent avoir chacune leur validité, chacune étant nécessaire pour une description adéquate du monde, tout en s’opposant réciproquement dans un rapport de contradictions mutuelles ». Peut-on concevoir, de nos jours, un historien qui accepterait d’expliquer un phénomène culturel, disons la Renaissance italienne, à la fois par une série de conditionnements socio-économiques, et par la spontanéité créatrice de l’Esprit ?

Depuis plus d’un demi-siècle, les disciplines « humanistes » souffrent d’une inhibition presque totale devant la synthèse. Il se peut que cet état de choses soit le résultat de l’afflux de plus en plus massif d’esprits extrêmement prudents, voire timorés. Quelle que soit l’explication, les disciplines humanistes n’ont pas réussi à produire, de notre temps, les équivalents d’un Einstein, d’un Freud, d’un Eddington, de Max Planck, Nils Bohr, Schrödinger, Teilhard de Chardin. L’exemple d’un Oppenheimer — physicien renommé, l’un des inventeurs de la bombe atomique, mais aussi poète, grand connaisseur de la peinture hollandaise et apprenant le sanskrit afin de mieux comprendre la structure des cosmologies traditionnelles — un tel exemple est inconcevable, aujourd’hui, chez les « humanistes ». Et pourtant, il y a à peine un siècle, les meilleurs parmi les philologues, les archéologues et les historiens européens — un Mommsen, un Renan, un Ranke, un Gaston Maspero, un Burckhardt — ne redoutaient pas les grandes synthèses et, surtout, n’hésitaient pas à les concevoir et les articuler dans une perspective philosophique.

Roger Godel ne souffrait point des inhibitions du spécialiste. Cardiologue éminent, il avait vite compris que la psychologie, surtout la psychologie des profondeurs, lui était indispensable dans l’exercice de sa profession. Par la suite, l’étude des mondes imaginaires révélés par les rêves, les rêves éveillés et les fantaisies de ses patients le convainquit de la nécessité de connaître l’histoire des religions. C’est en se familiarisant avec l’inépuisable morphologie du symbolisme du « Centre » qu’il fut amené à interpréter plus exactement le « pouvoir attractif du Centre dans le rêve éveillé » (Essais sur l’expérience libératrice, pp. 187-203). En outre, toute son expérience de cardiologue fut réinterprétée à la suite de ses méditations sur les symboles du « Centre du Monde ». Mais Roger Godel, en s’aventurant dans des recherches éloignées de sa spécialité, ne négligeait jamais les connaissances déjà acquises au cours de son long travail scientifique. Il faut relire dans les Essais sur l’expérience libératrice les considérations qui l’ont amené à utiliser la notion de « centre d’intégration » pour rendre compréhensible à un lecteur occidental la « situation impersonnelle » du jivan-mukta. Cette notion « découle des recherches opérées par Gesell et ses collaborateurs, ainsi que par Burr Northrop, sur le champ électrodynamique et sur le déroulement prédéterminé de l’être vivant à travers ses phases de maturation » (pp. 143 sq.). Mais Roger Godel, qui avait longuement observé et interrogé, dans l’Inde, deux jivan-muktas, se sert de la notion de « centre d’intégration », jusqu’alors appliquée uniquement à la biologie, pour décrire et rendre intelligible une situation spirituelle.

Toute l’œuvre de Roger Godel se laisserait analyser dans cette perspective, qu’on pourrait appeler d’intégration et d’articulation des connaissances restées, avant lui, isolées, limitées à leur propre plan de référence. En élargissant continuellement son champ d’investigation, le Docteur Godel est parvenu à saisir les structures, généralement inaccessibles au spécialiste. Sa démarche méthodologique dans l’étude du jivan-mukta est à la fois facilitée et validée par l’épistémologie et la méthodologie des sciences modernes. Et c’est parce qu’il avait compris la « situation impersonnelle » du délivré dans la vie, qu’il a réussi à situer Socrate dans une perspective tout à fait nouvelle.

Il serait intéressant de suivre la démarche de Roger Godel lorsqu’il essaye de décrire le mode d’être spécifique au « délivré dans la vie ». Dans l’Inde, Roger Godel avait été vivement impressionné par ses rencontres avec deux jivan-muktas. Après de longues conversations, il ne douta plus de l’authenticité de leur expérience. Il se représente leur conscience comme réfugiée « par delà les catégories de la pensée formelle, par delà la sphère affective, l’intellect et le concept abstrait, par delà le continuum espace-temps » (Essais, p. 49). L’expérience « libératrice » serait, donc, « une connaissance de l’intemporel en nous », une « expérience d’immortalité, car l’éternité se révélerait dans cette transcendante intuition » (p. 23).

D’où Godet en vient à croire « qu’il peut être donné à l’homme d’accéder à une conscience du réel, dans une absolue transcendance de la pensée » (p. 24). La « fonction transcendante » exige pour s’épanouir « le silence et l’extinction de toutes les activités psycho-sensorielles, affectives, mentales ». Godel se rappelle la « nuit obscure des sens et de l’intellect » des mystiques occidentaux, la dissolution de l’ego, et la réalisation du vide (çunyata) de la tradition indienne (p. 44). Mais pour effectuer cette « expérience métaphysique » le sage indien doit accomplir un travail héroïque de dépouillement (p. 45).

Mais, remarque Godel, ne demande-t-on pas au mathématicien un effort d’affranchissement analogue ? « Lui aussi doit « purifier » son esprit des engrammes du sens commun, s’il veut se mouvoir dans un monde d’abstractions efficaces. Au-delà des représentations sensorielles (matière, forme, couleur, sensation de dureté ou de souplesse, etc.) — valables certainement d’un point de vue relatif — il appréhende des lois, des systèmes de probabilité, des invariants, des groupes de transformation en flux. Les notions même de matière et d’énergie doivent se dépouiller de tout caractère visuel pour revêtir la forme d’équations. Se représenter l’atome comme un système solaire en miniature et ses électrons sous les apparences de planètes, c’est travestir grossièrement la vérité. Aucune représentation sensorielle n’en peut rendre compte. Il faut avoir recours à des modalités nouvelles de pensée et d’expression, tenir en échec les images mentales habituelles. Bien plus, l’intellect aussi doit changer de méthode, découvrir les instruments d’une logique ou d’une logistique appropriée : mécanique quantique ondulatoire, théorie des Ensembles: théories des Groupes, Calcul Tensoriel. Est-il possible de concevoir plus complet détachement de l’intellect, à l’égard de l’expérience sensorielle et journalière, puisque ces opérations de la théorie des Groupes demeurent, pour celui qui les accomplit, aussi inconnues que les quantités sur lesquelles elles opèrent, au point que le super-mathématicien ne sait pas ce qu’il fait quand il se livre à ces opérations ? (Eddington) » (p. 63).

Nous avons voulu citer in extenso cette page, qui est révélatrice de la méthode de Roger Godel. C’est parce qu’il était familiarisé avec l’effort de « dépouillement » et de « purification » opéré par les mathématiciens et les physiciens, qu’il lui a été possible de saisir la « situation » du jivan-mukta. Tout comme le physicien fait s’évanouir les apparences de la matière, le jivan-mukta transcende le flux du monde phénoménal et impermanent (p. 56). Plus encore : le « réalisé », le « délivré dans la vie », réussit à se situer dans une « conscience-témoin » — autrement dit, à dépasser les conditionnements et la dualité — parce que cette expérience, selon Roger Godel, prolonge et complète un comportement fondamental de la vie et de la conscience. Il s’agit du « principe régulateur », inné en tout être vivant et dont le moi a fini par « usurper la place ». Pour le décrire, Godel commence par rappeler que, suivant Gesell et autres savants, « un certain niveau de conscience (awareness) s’attache à tout processus élevé d’intégration et de synthèse » (p. 76). Ce principe unitaire d’intégration est l’homéostase, la sagesse du corps. Dans un fascinant chapitre des Essais, « Psychologie de la dualité » (pp. 83-104), Roger Godel fait observer comment, déjà au niveau de la mécanique du cerveau, tout stimulant fait naître son « contraire » (p. 85). Sherrington avait montré que des oppositions synergiques prennent naissance aux divers étages des centres nerveux. « Provoquez à l’action un groupe de cellules nerveuses : la vague d’énergie irradie, s’étend ; mais aussitôt s’éveille au pôle antagoniste une réaction négative. Coordonnant leurs fonctions dans l’harmonie les deux foyers agissent de concert ; ils agissent par leur effort conjugué. De cette dualité fonctionnelle résulte le mouvement, créateur de l’espace et de la durée. Ainsi la notion empirique de temps et d’espace puise son origine dans le jeu qui oppose et fait alterner les fonctions contraires » (p. 88).

C’est, pour Roger Godel, la preuve scientifique que les dualités, les antagonismes, les tensions ne représentent pas une réalité ultime. Or, le jivan-mukta affirme se situer au-delà des dualités. Son expérience, difficile à imaginer, n’est cependant pas inintelligible. En abaissant le niveau de tension des complémentaires, la conscience pure se réalise en expérience vécue. C’est d’ailleurs le but poursuivi par les diverses techniques de libération (p. 98).

Les chapitres qui suivent la « Psychologie de la dualité » et notamment « Le jeu de la dualité se résout dans l’impersonnalité de la conscience », « S’affranchir de la tyrannie des formes pour accéder au Témoin », « Recherche du principe d’intégration dans l’Unité » — complètent l’analyse que nous venons d’esquisser. Mais ce n’était pas notre intention de résumer ce livre admirable. Si nous avons insisté sur la démarche de Roger Godel, telle qu’elle se laisse saisir dans les premiers chapitres des Essais sur l’expérience libératrice, c’est parce qu’elle nous semble exemplaire pour son œuvre entière. Roger Godel commence par présenter et commenter certains résultats des recherches récentes dans les divers domaines de la science. Il montre, ensuite, que ces découvertes sont susceptibles de nous aider à mieux comprendre des phénomènes culturels traditionnels et archaïques. Nous venons de voir comment il a procédé pour « situer » le jivan-mukta. Il applique la même méthode lorsqu’il se propose de déchiffrer la fonction et la signification des mythes grecs, indiens ou moyenâgeux : il utilise à la fois les données de la psychologie des profondeurs et de l’histoire des religions.

Roger Godel ne cessait d’élargir le champ de ses recherches, il était constamment sollicité par de nouveaux sujets d’investigation. Mais il n’était pas animé par un vain désir d’encyclopédie de bon marché. Ce qui l’intéressait, c’était d’arriver à une connaissance de l’homme intégral. Il savait que la méditation des découvertes de Sherrington, de Gesell, de Burr Northrop lui avait ouvert la voie pour la compréhension du jivan-mukta. Mais il savait aussi que Platon, les Upanishads, l’Égypte ancienne l’avaient aidé à mieux comprendre ses patients. Même dans la cardiologie, où il faisait autorité, il avait appris du nouveau en étudiant les exercices indiens de méditation basés sur la « visualisation » du cœur.

Peut-être son vrai génie consistait-il dans sa capacité étonnante d’intégrer ce qu’il puisait dans ses lectures, dans ses voyages en Grèce ou en Orient, surtout dans des conversations avec des collègues, des amis, des élèves, des patients. Il avait le don si rare d’apprendre continuellement, bien qu’il ne fût pas un érudit et se défendît de le devenir. Il avait une énorme curiosité, prêt à lire et à annoter un livre d’entomologie après un volume sur la Grèce ou un ouvrage sur l’alpinisme. Mais tout ce qu’il lisait, était immédiatement assimilé et intégré dans sa « Somme » de la connaissance de l’Homme.

C’est encore dans cette perspective de l’homme intégral, qui me semble avoir obsédé Roger Godel, que l’on comprend mieux son intérêt pour la littérature. Sa dernière œuvre, encore inédite, s’intitule Prisons d’Athènes. Le texte a été écrit pour servir de scénario à un film, mais il peut être lu comme une « histoire exemplaire ». On y devine que Roger Godel était à la recherche d’un langage littéraire qui lui permettrait d’exprimer sa pensée avec la plus rigoureuse précision, sans renoncer au concret de l’expérience immédiate et à la richesse des mondes imaginaires. C’est la raison pour laquelle Godel affectionnait le dialogue. Déjà dans ses Essais, tout un chapitre (pp. 254 sq.) était composé de dialogues entre un psychologue indien et un psychologue occidental sur les trois « états » de veille, de rêve et de sommeil profond. Et le livre qu’il publia peu de temps après s’intitulait Dialogues sur l’Expérience libératrice. En outre, on retrouve de nombreux dialogues dans Vie et rénovation.

On lui a reproché un abus du dialogue. Moi-même j’essayais de le convaincre que ce genre littéraire semble désuet aux lecteurs d’aujourd’hui. Mais Roger Godel ne pouvait pas renoncer au dialogue, comme moyen d’expression écrite. Il avait une trop grande admiration pour Platon et il était trop hanté par la figure de Socrate et aussi n’était-ce pas uniquement par des entretiens qu’il avait compris la « situation » paradoxale d’un jivan-mukta? La maïeutique socratique désuète ? Sa propre expérience lui démontrait le contraire. Il sentait que c’était seulement à travers le dialogue qu’il pouvait préciser toutes les nuances d’un acheminement intellectuel qui marquait à la fois un « éveil » existentiel, une modification radicale du mode d’exister dans le monde.

Enfin, son existence même était vouée au dialogue. Il n’hésitait pas à prendre l’avion pour se rendre aux Indes, ou dans n’importe quel pays européen, afin de participer à un colloque qui lui paraissait susceptible de l’éclairer ou dans lequel il pouvait communiquer les résultats de ses recherches et de ses méditations. Et dans ses conversations, Roger Godel était toujours « éveillé », prêt à apprendre, revenant sans cesse à ce qui fut peut-être le problème central de ses dernières années : l’homme existant à la fois dans deux mondes, celui de la temporalité et celui de l’éternel présent.

Il n’est pas exclu que le rêve secret de Roger Godel fût de devenir un jour écrivain. Prisons d’Athènes prouve l’amour et l’attention avec lesquels il s’appliquait à présenter le destin de Socrate à travers une œuvre d’art. Il aurait pu choisir d’en écrire une monographie historique ou un essai philosophique. Mais il savait que ces genres littéraires lui imposeraient de sacrifier des détails décisifs : les couleurs et les ombres, le ton des voix, les silences et, surtout, les dialogues, la présence humaine. L’œuvre d’art lui semblait la seule capable de ne pas trahir l’homme total, tel qu’il s’efforçait de le saisir. Et de tous les arts, c’étaient surtout le théâtre et le film qui, je présume, lui auraient le mieux convenu. A cause de la présence vivante des hommes, à cause aussi des mondes imaginaires qu’un spectacle communique plus aisément qu’un livre.

Mircea ELIADE

Université de Chicago