Pierre d'Angkor
La Vie est Créatrice

Dieu a créé le monde, nous dit le traditionalisme religieux. Comme il n’y a ici aucune « adéquation » entre la cause et l’effet, entre l’Infini créateur et les limitations de toute forme créée, on ne voit pas comment cette création serait possible. Un hiatus formidable oppose les deux termes et la dualité paraît irréductible puisqu’il n’y a aucune commune mesure, aucun rapport de nature, entre le Créateur et sa création.

(Revue Spiritualité Numéro 13, 15 Décembre 1945)

Dieu a créé le monde, nous dit le traditionalisme religieux. Comme il n’y a ici aucune « adéquation » entre la cause et l’effet, entre l’Infini créateur et les limitations de toute forme créée, on ne voit pas comment cette création serait possible. Un hiatus formidable oppose les deux termes et la dualité paraît irréductible puisqu’il n’y a aucune commune mesure, aucun rapport de nature, entre le Créateur et sa création.

La sagesse ésotérique nous enseigne au contraire depuis un temps immémorial que l’Eternel et l’éphémère, l’Etre et ses manifestations cycliques ou périodiques sont pareillement des aspects opposés d’une seule et même Réalité.

La vie et le mouvement de l’existence universelle représentent donc cette manifestation dynamique de l’Un statique et c’est cette vie universelle qui recèle la puissance créatrice de l’Infini divin. J’ai montré dans un précédent article [1] qu’autre chose est la Vie en nous, autre chose la conscience que nous en avons. La Vie est éternelle et, pour elle, la mort n’existe pas. La vie doit donc être distinguée de ses instruments de conscience, les êtres particuliers, qui naissent, croissent, évoluent, puis s’usent, déclinent et meurent, pour renaître plus tard sous des formes nouvelles. Voilà pourquoi l’iconographie ancienne représentait la Vie sous la forme symbolique du petit enfant sur les genoux de sa Mère-Nature, image de cette perpétuelle jeunesse de l’être renaissant en des formes toujours nouvelles.

La Vie est créatrice, disons-nous, et la création est l’œuvre de l’intelligence. Il semble évident en effet que l’ordre et l’harmonie du monde, que la formation et la progression des êtres sur l’immense échelle évolutrice, ne peuvent être le fait du hasard aveugle. D’autre part, préexistant sur notre globe et bien avant qu’un cerveau humain fût là pour les constater ou les admirer, ces faits représentaient une réalité objective, donc indépendante de l’homme.

Pourtant, à cette question « la nature est-elle intelligente », des réponses contradictoires nous sont données. Pour les uns, la nature est une puissance insensible et aveugle, créant et détruisant inconsciemment les êtres éphémères qu’elle produit. Pour les autres, au contraire, l’ordre et l’harmonie du monde supposent nécessairement une Intelligence directrice et ordonnatrice. On sait que c’est là l’argument classique de la théologie pour conclure à l’existence d’une Divinité extra-cosmique.

Sans doute l’ordre et l’harmonie du monde ne peuvent être le fruit du hasard, mais impliquent-ils nécessairement l’intelligence ? Ne pourraient-ils être comme l’équilibre naturel de ce grand corps qu’est l’univers, vivant mais pas nécessairement intelligent ? Le fruit d’une harmonie interne de l’âme du monde se traduisant au dehors par un ordre, une harmonie extérieure ? Pourquoi n’y aurait-il pas pour l’Univers pris dans son ensemble, comme pour chaque être particulier, une entité psychique, cette âme du monde dont nous parle Platon ? Celle-ci n’impliquerait pas nécessairement l’intelligence — contrairement à ce qu’affirme le vieux philosophe qui la qualifie d’animal raisonnable — mais serait alors comparable à une âme animale, capable de réparer automatiquement le trouble et le désordre introduit dans le monde par des causes secondes. Néanmoins si cette Nature vivante, cette âme du monde, crée l’intelligence, c’est-à-dire informe et développe des êtres intelligents, comment alors lui refuser potentiellement tout au moins, cette intelligence à elle-même ? Il ne peut y avoir moins dans la cause créatrice que dans l’effet créé. L’intelligence des êtres créés, loin d’être distincte, apparaît donc comme la manifestation fragmentée de celle de la nature. L’âme du monde, si elle existe, est donc intelligente. Mais, Existe-t-elle ? Elle existe nécessairement, peut-on répondre, si la puissance créatrice qui agit dans tous les êtres vivants représente en eux un pouvoir supérieur à leur propres facultés d’instinct ou d’intelligence : car, dans ce cas, et si nous faisons momentanément abstraction de l’hypothèse théologique d’un Dieu surnaturel, où pourrions nous trouver ce créateur sinon dans une puissance qui est au delà de ces deux facultés et qui ne pourra être dès lors que cette âme de la Nature, cette Vie cosmique, immanente et transcendante, cachée au tréfonds de tous les êtres ? Sans doute, envisagée dans son action sur notre plan physique, la Nature nous apparaît plutôt comme une puissance fatale et inintelligente, une marâtre, insensible aux destructions qu’elle opère. Mais ce n’est évidemment pas du point de vue des formes détruites qu’il convient de juger équitablement des intentions de la Nature, si elle en a, ni du but supérieur qu’elle poursuit, si elle a un but.

La question qui se pose est donc de savoir si la Nature est intelligente ou non. Si nous nous en rapportons aux constatations tirées de l’expérience et de l’observation, la réponse à cette question n’est pas douteuse. Sous certaines réserves que nous dirons, la Vie cosmique nous apparaît comme un créateur supérieurement intelligent. Ce sont principalement les progrès de la biologie qui ont donné le coup de grâce à la doctrine mécaniciste de la création et révélé cette intelligence supérieure de la Nature. Un éminent biologiste français, Lucien Cuénot, le constatait il n’y a pas si longtemps : « Un outil humain », déclarait-il dans une interview [2], « a pour cause l’idée que l’homme s’est faite avant sa fabrication… » ; de même « il est inconcevable que la genèse d’un outil animal soit le résultat des hasards. Il faut qu’il y ait eu avant sa genèse un plan, un dessein. Or, ce n’est pas l’animal qui a pu avoir le dessein en question; il faut donc que celle-ci soit en dehors de l’animal, transcendant à lui, suivant l’expression des philosophes… », ainsi, concluait-il, « le biologiste ne peut faire autrement que de pénétrer dans le palais interdit de la métaphysique ».

Oui, peut-on répondre au savant, mais n’est-il pas absurde de supposer le créateur, extérieur à l’animal et entièrement étranger à sa nature ? Transcendant l’individu évidemment, mais immanent néanmoins à son espèce. C’est donc sur le plan transcendant du génie de l’espèce qu’il importe de le chercher. De toute évidence, ce n’est pas dans la petite cervelle de l’abeille qu’il faut chercher la genèse du plan compliqué de la ruche : c’est dans l’âme collective ou le génie de l’espèce, lequel se traduit ensuite en chaque individu sous la forme d’un instinct aveugle, impérieux et strictement Imité à sa fonction. On voit aussi que c’est tout le problème de la transcendance et de l’immanence qui est ici posé, même dans le cas de l’animal.

Naturellement et a fortiori en est-il de même pour l’homme. Où est le créateur en l’homme ? Est-ce son intelligence ? Ou son instinct particulier ? Ni l’un ni l’autre. Sans doute cette merveilleuse puissance de la Vie créatrice en nous se sert de notre intelligence et de notre instinct, mais elle demeure, de toute évidence, comme en retrait de ces deux facultés. Il semble qu’on puisse dire que. tandis que dans le règne animal, l’intelligence créatrice se trouve localisée dans une sorte d’âme-groupe contenant un nombre d’individus, d’ailleurs extrêmement variable suivant le rang qu’occupe ce groupe dans la hiérarchie animale ou végétale (une famille de chiens par exemple comparée à une fourmilière), dans le règne humain au contraire cette intelligence créatrice s’individualise progressivement en chaque individu, se réfléchissant en chaque cerveau humain comme intelligence réfléchie, soi-conscience, raison, intuition, etc. La puissance créatrice en nous demeure toutefois toujours transcendante à nos facultés conscientes.

Si l’on étudie en effet ce que représentent dans les êtres vivants ces deux facultés de l’intelligence et de l’instinct, on s’aperçoit que, si elles paraissent s’opposer l’une à l’autre, — ainsi que le remarque le philosophe Bergson en ce qui concerne le plan de notre existence consciente — elles semblent au contraire se conjuguer, et culminer en une puissance supérieure sur un plan transcendant notre conscience, c’est-à-dire transconscient ou supraconscient. Qu’elle se traduise en effet sur toute l’échelle hiérarchique des êtres soit sous forme d’instinct aveugle, irraisonné, soit, comme chez l’homme, sous forme d’idées claires, logiques, réfléchis, suprêmement intelligente nous apparaît toujours cette puissance de la Vie créatrice qui, par delà le seuil de notre conscience, préside à la croissance de notre corps, à l’adaptation de nos organes, à la lente élaboration de notre moi psychologique. Cette mystérieuse activité créatrice, adaptatrice, transformatrice, sans cesse à l’œuvre au fond de nous-même, ne doit donc pas être confondue ni avec l’instinct aveugle ni avec notre intelligence.

Bien qu’elle puisse s’exprimer partiellement par leur intermédiaire et s’en servir comme instruments d’exécution — car l’action créatrice du mental en nous est incontestable — la puissance créatrice demeure néanmoins à l’arrière-plan de nos facultés conscientes.

N’est-il pas évident en effet que ce n’est ni l’instinct dénué de raison, ni le mental conscient des individus qui, dans la nourriture, sélectionne avec tant de sagesse les principes nécessaires à la subsistance du corps, qui fait évoluer les êtres de façon progressive et ascendante dans les différents règnes de la Nature, qui adapte leurs formes organiques aux milieux changeants et aux conditions variées de l’existence, qui crée en eux les organes appropriés de défense, de nutrition, de reproduction, etc. ? Attribuer toutes ces merveilles à un instinct aveugle implique contradiction. Les attribuer à cette fonction mentale que l’on nomme l’intelligence consciente, c’est exprimer une contre-vérité manifeste. L’activité créatrice de la Nature, sans cesse à l’œuvre chez tous les vivants est donc apparemment fonction d’une intelligence supérieure, d’un Principe hyperconscient, puisque notre mental conscient n’y atteint pas encore et semble n’en être lui-même qu’un reflet, une expression inférieure et limitée.

Il est intéressant, à ce propos, de constater à quel point l’évidence des faits oblige petit à petit nos hommes de science, même les plus réfractaires au mysticisme et à toute métaphysique, à modifier à cet égard leurs positions et leurs conclusions. C’est ainsi que l’on a pu lire dans la Revue Scientifique et sous la plume d’un positiviste comme Gustave Le Bon, les lignes suivantes : « Les forces directrices qui président au fonctionnement de nos organes sont complètement inconnues. Nous savons seulement qu’elles interviennent sans cesse pour adapter l’organisme à des nécessités constamment variables, comme si elles étaient douées d’une intelligence fort supérieure à la nôtre. Il en existe pour toutes les fonctions : circulation, respiration, défense contre les agents extérieurs, etc. Aucun chimiste n’est assez savant pour dire, par exemple, comment les forces organiques fabriquent du lait avec le sang, comment le rein sait extraire de l’organisme les produits toxiques que l’usure des organes y introduit constamment, comment les cellules cérébrales utilisent les éléments fournis par les sens pour fabriquer des pensées, etc. Les opérations diverses dont l’ensemble constitue la vie sembleraient indiquer qu’il existe dans l’organisme toute une série de centres directeurs transcendants mais limités, chacun, à une fonction spéciale ».

Il serait évidemment absurde de supposer qu’un Dieu extérieur et tout-puissant intervient ainsi constamment dans ces opérations obscures de la Vie universelle, soit directement, soit même indirectement par des lois générales et qui ne pourraient s’adapter à l’innombrable différenciation des cas particuliers. Mais que veut dire Gustave Le Bon en parlant de ces « centres directeurs transcendants, limités chacun à une fonction spéciale » ? Quels qu’ils puissent être, il semble que ces centres ne peuvent être indépendants les uns des autres, mais qu’il faut les supposer associés et reliés entre eux dans une entité métaphysique qui apparaît alors, soit somme le Dieu extérieur et surnaturel de la religion — hypothèse absurde, nous le verrons, et que notre auteur rejette — soit comme un Principe immanent en nous même, mais transcendant néanmoins, par rapport à notre conscience actuelle et aux limitations de notre moi. On pourrait donc conclure qu’ignoré de notre intelligence proprement dite, qui n’en est que le reflet cérébral, le Pouvoir créateur en nous est une puissance mimique qui agit au delà du seuil de notre conscience comme Intelligence supérieure, créatrice, sélectrice, organisatrice, transformatrice, etc.

Il semble bien dès lors qu’elle ne fasse qu’un avec la Vie cosmique, Intelligence même de la Nature, déroulant en son sein l’immense fleuve les vivants, ceux-ci se subdivisant en règnes, espèces, genres, familles et individus. Et voilà ce qui explique les tendances panthéistiques de tant le mystiques qui voient Dieu ou la Vie créatrice dans la Nature même et non en dehors d’elle, au Centre caché de l’Univers et non dans une :extériorité inimaginable, ainsi que le proclament les théologies. Car, ainsi lue l’exprime la plus haute sagesse de l’Inde :

« L’univers est réel en tant que Brahman :
il est irréel en tant que distinct de Brahman.
»
Shankaracharya.

« Mais pourquoi », objectera-t-on peut-être, « l’hypothèse théologique du Dieu surnaturel, extérieur et étranger au monde, serait-elle absurde ? » Tout d’abord parce que l’idée même de ce Dieu est impensable, implique contradiction. Comment notre cerveau en effet pourrait-il penser, imaginer, quoique ce soit, être ou chose, en dehors du Tout universel ? Notre pensée fait nécessairement partie de ce Tout : ni elle, ni son objet, ne peuvent en être exclus. Le surnaturel ne peut-être que la Nature elle-même dans son aspect transcendant, invisible, inconnu [3]. Une proposition contraire implique contradiction. Imaginer Dieu comme en dehors du Tout invisible et visible est un non-sens. Ce qui serait en dehors de l’existence universelle ne pourrait être qu’inexistant. Ce Dieu extérieur, s’il était possible, nous ne pourrions rien en savoir, ni le connaître.

Ensuite, comme je l’ai dit en commençant, si le Tout dont nous faisons partie n’est pas une Unité, si Dieu et le monde, ou l’Etre éternel qui est, et l’éternel Devenir de ses manifestations périodiques, ne sont pas deux aspects opposés mais complémentaires de cette Unité mais au contraire deux natures essentiellement distinctes, absolument opposées et étrangères l’une à l’autre, alors on ne conçoit pas que l’une puisse agir sur l’autre, créer l’autre, puisqu’une irréductibilité absolue les sépare à jamais !

Enfin il faut reconnaître que ce Dieu créateur de la théologie ne cadre nullement avec les faits d’observation. Il est de fait en effet que nous vivons dans un monde imparfait, plein de lacunes et d’erreurs et qui ne peut donc être l’œuvre d’un créateur tout-puissant et parfait. L’histoire de la création depuis les origines le démontre. La Vie créatrice essaie, tâtonne, hésite, se reprend, se corrige, crée des ébauches d’êtres, parfois des monstres, avant de réussir des formes harmonieuses et parfaites. En somme la Vie n’est toute-puissante, éternelle, infinie, qu’envisagée en soi, dans sa nature abstraite en quelque sorte, abstraite de ses possibilités infinies, de ses manifestations universelles dans le temps et l’espace. Concrètement considérée comme âme créatrice des univers successifs, Elle est au contraire limitée, à chaque fois, par la nature même des matériaux dont Elle dispose et des conditions où Elle agit, matériaux et conditions étant eux-mêmes le fruit d’expériences qui se succèdent et se renouvellent, toujours changeantes et toujours différentes.

Remarquons d’ailleurs que d’aucun de ces deux points de vue, nous n’avons affaire ici au Dieu surnaturel de la théologie. Du point de vue absolu, l’Un échappe à toutes nos catégories, est inexprimable, indéfinissable. Du point de vue relatif, c’est-à-dire en tant que Vie créatrice et animatrice d’un univers, le Principe suprême nous apparaît au contraire comme limité, emprisonné dans les cadres et les lois de cet univers, ceux-ci conditionnés et prédéterminés par des évolutions antérieures. Il ne s’agit donc pas ici d’un créateur parfait et tout-puissant, mais d’un créateur limité par les possibilités de sa création même.

Une dernière question se pose à nous. Cette vie créatrice, expression périodique dans l’espace et le temps de l’Etre infini et éternel, est-elle une Intelligence consciente de soi ? A première vue, il semblerait qu’il faille répondre par l’affirmative puisqu’Elle crée des êtres intelligents et soi-conscients. Pourtant rien n’indique qu’il en soit ainsi. Bien au contraire, nous savons que toute création débute, sur notre plan physique tout au moins, dans l’inconscience de la nébuleuse primitive, dans le jeu aveugle des forces et des équilibres atomiques, et que ce n’est que plus tard, au cours d’une évolution lente et progressive, que la vie organique surgit et développe les pouvoirs de la conscience dans la série hiérarchique des êtres vivants. Comme elle est potentielle seulement chez le petit enfant qui vient de naître, l’intelligence est donc aussi potentielle seulement dans l’univers à ses débuts. Dire que la vie créatrice d’un monde est soi-consciente depuis ses débuts, puisqu’elle produit à un stade ultérieur de son développement des êtres soi-conscients, c’est affirmer aussi bien que l’intelligence du petit enfant est identique à celle de l’homme adulte, puisqu’elle produit cette dernière. C’est nier tout le processus de l’évolution graduelle. De même donc que c’est en grandissant que l’enfant devient conscient de lui-même et de son développement, de même la Vie-une d’un monde ne développe que graduellement et successivement ses pouvoirs d’intelligence et de conscience au travers des règnes inférieurs d’abord, pour s’épanouir ensuite dans l’homme et réaliser en lui sa première expérience de conscience de soi [4]. Mais peut-elle s’arrêter à ce simple début ? Non évidemment. Le but final de l’évolution, c’est de créer des Dieux, c’est-à-dire des êtres capables de refléter en eux, non plus leur petite soi-conscience personnelle, mais chacun selon sa nuance propre, la soi-conscience universelle, c’est-à-dire avec l’omniscience, la conscience divine de l’unité du Tout.

De ce que, dans leur succession éternelle, chaque monde procède ainsi de l’inconscience originelle jusqu’à l’épanouissement splendide de ses Dieux, ce serait néanmoins une erreur de conclure que c’est une force aveugle, une volonté inconsciente, qui préside à cette évolution même. Ce que nous nous avons dit précédemment des merveilles de la Vie créatrice controuverait une conclusion aussi hasardeuse. Non ; notre monde est issu d’un monde précédent, dont il est comme le Fils, et dont la sagesse collective — le Père, l’Esprit générateur — est devenu pour lui comme une sorte d’archétype, pouvant et devant lui servir de modèle transcendantal d’inspiration ou de plan idéal. C’est ce que Platon, en interprète de l’enseignement occulte, nous exprimait quand, parlant du démiurge (l’âme du monde), il nous disait « qu’il contemple dans l’Intelligence divine les formes exemplaires qu’il appelle idées » [5]. Il serait donc erroné de comparer notre monde à son origine à un enfant abandonné à sa naissance. L’enfant hérite des vertus de sa race ; il grandit sous la surveillance de son père, mais se développe par ses propres forces internes. Ainsi en est-il exactement d’un monde. Il grandit sous la surveillance de son Père céleste, mais évolue en vertu de sa propre vie divine immanente. Le microcosme est comme le macrocosme et la Loi est une, nous dit la Sagesse hermétique. Les univers se transmettent successivement leurs vertus acquises, mais chacun se développe de façon autonome et sans que l’activité libre et créatrice de sa Vie immanente puisse jamais se répéter, chacun évoluant sa propre conscience, sa propre sagesse divine.

Il apparaît aussi, comme conclusion, que la Vie divine de notre monde n’est pas distincte de l’ensemble des êtres particuliers par lesquels Elle se manifeste graduellement et que ce n’est que dans et par ces êtres particuliers, sur toute l’échelle de la création invisible et visible, que peut se manifester la Conscience divine Elle-même, c’est-à-dire la Conscience de l’unité du Tout, la Conscience universelle.
Mais une contrepartie de cette gloire existe malheureusement. Toute entreprise d’évolution comporte des risques. L’hypothèse ne peut être exclue, hélas, d’un échec de notre monde. Nul Dieu extérieur à nous-mêmes ne règle notre destin. Je ne sais quel savant anglais disait récemment que si la guerre atomique devait éclater quelque jour, l’accroissement de radioactivité qui en résulterait rendrait la planète inhabitable et entraînerait ipso facto la fin tragique de notre humanité. Puissent l’imminence d’un tel péril et cette perspective effroyable nous faire réfléchir et provoquer d’urgence les réactions nécessaires. Les fausses élites du passé, basées ou sur la naissance, ou sur l’argent, ou la force aveugle du nombre, nous ont menés sur des voies funestes. Puissent tous les vrais fils de l’esprit, d’où qu’ils viennent, à quelque famille spirituelle qu’ils appartiennent, se réunir, s’épauler et, par delà leurs divergences de pensée, rassembler leurs efforts pour nous orienter dans une meilleure direction et sauver le monde de la perdition. Ensemble, ils forment l’élite véritable, celle du cœur et de l’intelligence qui doit nous faire éviter le gouffre béant, ouvert sous nos pas, et faire luire à nos yeux notre vraie destinée.

PIERRE D’ANGKOR

[1] – Spiritualité du 15 octobre 1945.

[2] – Nouvelles Littéraires du 17 juin 1933

[3] – « La nature est surnaturelle », nous dit le poète R. Browning.

[4] – L’animal n’a pas conscience de soi. Il est égoïste inconsciemment. L’homme est égoïste consciemment.

[5] – La philosophie du Moyen-âge, par Emile Bréhier, p. 159. (Collection Berr, Albin Michel.)