Tchalai Dermitzel
Le jeune, ses raisons, ses formes, ses traditions

Une impression de confusion se dégage tant les jeûnes en question apparaissent comme différents dans leur principe, leur finalité, la façon dont ils sont conduits, depuis la diète (bénéfique au changement de saison) en passant par la purification intérieure et la résistance passive. Le jeûne du Christ dans le désert est-il le même que celui de Mahomet, de Moïse, de Gandhi ? Sur quoi le jeûne est-il fondé et qu’est-il exactement ? Le simple fait de poser cette question amène une première réponse : le jeûne est équivoque dans toute l’histoire spirituelle de l’humanité.

(Revue Question De. No 22. Janvier-Février 1978)

Le jeûne, comme technique spirituelle, est-il encore pratiqué ? Dans l’Église catholique, il semble que non si l’on en croit les difficultés rencontrées par Tchalai Dermitzel pour parler de ce sujet avec un prêtre. Il semble par contre plus fréquent de rencontrer des juifs ou des musulmans qui jeûnent régulièrement. Mais le jeûne n’est pas propre à la tradition judéo-chrétienne. Nombreux sont ceux qui aujourd’hui se servent du jeûne comme pratique d’élargissement de la conscience, comme exercice permettant de franchir le seuil d’une autre réalité.

Rien de plus fréquent et de plus familier que le jeûne dans toutes les religions et traditions, spirituelles ou non. Partout et toujours, pour « voir » ou après avoir « vu », on a jeûné. Dans le Tao, on rencontre le sin-tchaï (jeûne du cœur). Les pythagoriciens pratiquaient le jeûne alimentaire parce que, affirmaient-ils, « le corps est le tombeau  de l’âme ». Toutes les épreuves initiatiques furent précédées d’un jeûne — depuis le chemin delphique jusqu’à l’adoubement du chevalier médiéval —, les chamans jeûnent avant l’incorporation, et les sorcières ne sont-elles pas censées jeûner avant d’enjamber leur manche à balai pour se rendre au sabbat ? Le jeûne, il n’y a que quelques semaines, figurait à la « une » des journaux, soit pour accuser un tenancier de « maison de jeûne », soit pour manifester la revendication. de tel condamné de droit commun ou de tel prisonnier politique, ou même de tel cas social.

Le jeûne, équivoque ou alibi ?

De cette énumération, une impression de confusion se dégage tant les jeûnes en question apparaissent comme différents dans leur principe, leur finalité, la façon dont ils sont conduits, depuis la diète (bénéfique au changement de saison) en passant par la purification intérieure et la résistance passive. Le jeûne du Christ dans le désert est-il le même que celui de Mahomet, de Moïse, de Gandhi ? Sur quoi le jeûne est-il fondé et qu’est-il exactement ? Le simple fait de poser cette question amène une première réponse : le jeûne est équivoque dans toute l’histoire spirituelle de l’humanité.

Ouvrons un dictionnaire courant. Nous y lisons : « Jeûne » (du latin jejunium) : Abstinence d’aliments — Toute espèce de privation — Pratique religieuse qui consiste à s’abstenir d’aliments par mortification », et plus loin, cette définition surprenante : « Le jeûne des catholiques consiste à s’abstenir de viande en ne faisant qu’un repas dans toute la journée, soit à dîner avec une légère collation à souper, soit à souper avec une légère collation à dîner ». On croirait lire la comtesse de Ségur… néanmoins les termes de l’équivoque sont clairement posés : abstinence d’aliments et mortification. Le jeûne a-t-il un but masochiste et consiste-t-il à se priver de tout ou partie de la nourriture habituelle ?

Cette image correspond-elle aux nombreux jeûnes qui sont relatés dans l’Ancien Testament (en particulier le Lévitique) ? Correspond-elle à celui qui paraît être chez certains mystiques un phénomène paranormal ? Quel est le lien entre l’expiation (de l’Ancien Testament) et le privilège (des mystiques) ?

Peut-être serait-il bon, pour commencer, de s’intéresser aux effets purement physiologiques du jeûne alimentaire, pour en comprendre la dimension psychique et spirituelle.

Le jeûne de Mahomet

Avant la révélation, Muhammad mène une existence normale, intégré à la société commerciale de La Mecque. Jusqu’aux environs de quarante ans, il manifeste sinon la sagesse, du moins un sens moral élevé, un goût prononcé pour la méditation. Dans le désert, il perçoit des voix, des pierres le saluent… Tous les ans, il se retire dans une grotte et pratique le jeûne traditionnel (antérieur même à l’islam) motivé par sa soif d’absolu, mais le jeûne seul, ni aucune technique, n’a pu provoquer sa « Révélation ». La vision et les messages divins sont des grâces surnaturelles qui ne dépendent d’aucune volition humaine, et à ce niveau aucune technique ne saurait les provoquer. (D’après Jean During, l’Islam, Paris, Laffont, 1976.)

Pour le corps, le jeûne c’est la diète

Du grec diaita (genre de vie), la diète est d’une façon générale une restriction alimentaire destinée à reposer l’estomac et à nettoyer l’organisme. C’est le Coran qui l’affirme : « … La diète est le remède de premier ordre ; l’estomac est le réceptacle des maladies ; on ne possède jamais la santé en remplissant son estomac ; il ne faut pas s’épuiser par la nourriture et la boisson. Manger trop est l’origine de toutes les maladies, le régime est le père des remèdes. » Même idée chez Plutarque : « Plutôt que d’avoir recours à la médecine, jeûnez une journée. »

Dans l’histoire de la médecine, on a beaucoup utilisé le jeûne jusqu’au Moyen Age, et puis on l’a abandonné (en Occident du moins) progressivement jusque vers 1850 environ. Aujourd’hui encore, la médecine courante entretient l’idée que l’appétit et l’alimentation sont essentiels pour retrouver des forces, ce qui accentue encore le côté effrayant et privatif du jeûne.

Cependant les études récentes de plusieurs spécialistes (Dr Dewey : le Jeune qui guérit ; Dr Shelton: le Jeune Courrier du Livre) montrent assez que la diète met en marche un processus d’élimination des poisons et des toxines qui assainit le terrain, c’est-à-dire l’organisme. L’amaigrissement n’est pas à redouter : après la désintoxication, les cellules purifiées et rajeunies fonctionnent mieux et le corps reprend le poids perdu si toutefois la reprise alimentaire est bien faite, progressivement et avec mesure. Les artères, le cœur, le foie et l’estomac sont reposés par la diète, et les résultats thérapeutiques sont tels qu’elle opère parfois des rétablissements spectaculaires (comme le cas de la doctoresse sud-africaine Johanna Brandt [Johanna Brandt : la Cure de raisin (Genève, éd. Dunant) qui se guérit d’un cancer par le jeûne total puis le jeûne au raisin]. Les résultats se manifestent dans la pression sanguine (qui diminue), la digestion (allégée), la respiration (plus facile), bref, une désintoxication générale de l’organisme.

Le jeûne de Giri BaiaCette grande mystique indienne jeûna totalement depuis l’âge de douze ans.

« Mère, lui demanda un jour Paramhansâ Yogananda, alors qu’elle était âgée de soixante-huit ans (en 1950), à quoi sert de vous être singularisée ainsi en vivant sans nourriture ?

— A prouver que l’homme est esprit. A montrer que par le progrès vers Dieu, l’homme peut apprendre à vivre de lumière et non de nourriture. » (Cité par Aimé Michel in le Livre des pouvoirs de l’esprit, Paris, Retz, 1976.)

Ce bien-être physique retrouvé au prix de sensations fâcheuses (car le jeûne est pénible, surtout du troisième au septième jour) invite à la réflexion. De plus, les énergies qui ne sont plus constamment mobilisées au niveau de la digestion sont disponibles ailleurs : notamment au niveau du fonctionnement intellectuel et sensoriel. Qui a déjà jeûné trois jours dans sa vie garde la nostalgie de la lucidité et de l’acuité perceptive obtenues en ce court laps de temps. Le jeûne prolongé entraîne la plupart du temps des phénomènes qui ne relèvent plus de l’acuité intérieure ni de la lucidité mais plutôt du domaine paranormal. Des perceptions, semblables à celles qu’entraîne une drogue, se produisent. Comment les expliquer ?

Le cerveau est muni d’un certain nombre de systèmes d’enzymes qui servent à en coordonner le fonctionnement, expliquait Huxley dans Doors of Perception. Quelques-unes de ces enzymes règlent l’arrivée du glucose dans les cellules du cerveau, qui en sont de grandes consommatrices. Il semble que le jeûne comme certaines drogues soit inhibe la production de ces enzymes, soit diminue la quantité de glucose. Or, la fonction du système nerveux et du cerveau est de nous empêcher d’être submergés par une masse de connaissances en grande partie inutiles et incohérentes, en interceptant la majeure partie de ces sensations inutiles, pour nous « traduire » seulement celles qui sont utiles, agissant ainsi comme un filtre. La privation de glucose change le fonctionnement du cerveau, la sélection des perceptions ne s’opère plus ou plus autant, et la réalité se présente sans les filtres de l’expérience et de l’éducation.

Un cas extrême : l’inédie

Il s’agit là d’un jeûne total, consistant à n’absorber ni nourriture ni boisson pendant des années. « Si l’on s’en tient à la qualité de l’attestion, écrit Aimé Michel [Le livre des pouvoirs de l’esprit (Paris, Retz, 1976)], le jeûne total est un fait des plus certains. Les raisons pour lesquelles on le rejette se fondent sur son impossibilité supposée, sa contradiction avec de prétendues « lois de la nature ».

« L’inédie est alléguée par de nombreux saints et mystiques des temps modernes ; Catherine Emmerich fut emprisonnée à plusieurs reprises pendant des semaines, d’abord par les troupes françaises d’occupation de l’armée napoléonienne en Westphalie, qui soupçonnaient en elle une agitatrice ou une marionnette entre les mains de l’opposition contre-révolutionnaire, puis, après l’effondrement de l’Empire, par les autorités prussiennes protestantes. Elle fut examinée à loisir par des médecins francs-maçons, protestants, par des pasteurs luthériens très désireux de démasquer une imposture papiste. On l’enferma sous une garde constante et hostile dans une caserne, dans une prison, dans la maison particulière d’un de ses ennemis. Pendant toutes ces longues périodes, elle n’absorba ni une goutte d’eau ni une miette de pain. Les procès-verbaux reconnaissant ce fait (à contrecœur) existent encore  (Cf. Aimé Michel les Pouvoirs du mysticisme, Retz 1975). Des attestations semblables existent pour Louise Lateau, Domenica Lazzari (qui fut suivie de 1834 à 1848 par le dictateur de l’hôpital militaire de Trente). A ma connaissance, au moins deux mystiques existent en ce moment même en France.

Cependant je décrirai plutôt le cas de Marie-Madeleine de Pazzi, datant de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe, bien qu’elle ne fût qu’une jeûneuse partielle. Dans les cas récents, en effet, on était tellement obnubilé par le désir de contrôler un fait « contraire aux lois de la nature » qu’on a négligé de noter les petites circonstances apparemment dénuées de signification et qui, justement, orientent la réflexion physiologique. En 1585 (elle a dix-neuf ans et a prononcé ses vœux depuis plusieurs années chez les carmélites de Sainte-Marie-des-Anges à Florence), elle annonce à ses supérieures que, lors d’une extase, Dieu lui a ordonné de ne plus manger que du pain et de l’eau. C’est ce qu’elle fera jusqu’à sa mort, le 25 mai 1607, se nourrissant de moins en moins et, de toute façon, invraisemblablement moins qu’il ne faut normalement pour survivre. »

Quelques jeûnes bibliques

— Le jeûne de Moïse avant de recevoir la loi ;

— le jeûne total d’Elie avant de recevoir la révélation sur la montagne d’Horeb ;

— le jeûne des Apôtres avant la Pentecôte ;

— le jeûne des Hébreux avant de pénétrer en Terre promise ;

— 20, le jeûne des guerriers, grecs ou juifs, avant les combats (2, Chroniques, 20, 3);

— le jeûne avant l’effort : celui d’Esdras (8, 21) avant le départ de Babylone, celui de Néhémie (9, 1) avant la confession des péchés, celui des Juges (20, 26) avant de consulter Dieu ;

— le jeûne après la tragédie : la maladie ou la mort (celle de Saül après laquelle David jeûne sept jours – 1, Samuel, 31, 13).

Le jeûne « avant » et le jeûne « après »

Nous sommes passés insensiblement de l’examen du jeûne physiologique (destiné à purifier) à celui du jeûne mystique (considéré comme une récompense) et il semble que là se situe la distinction la plus nette entre les différentes sortes de jeûnes. Dans un récent ouvrage (le Jeune, éd. Présence orthodoxe) réunissant deux conférences de carême faites à la cathédrale orthodoxe Saint-Irénée, Mgr Germain de Saint-Denis rappelle le sens du jeûne du Christ qui, à l’opposé d’une certaine tradition universelle et biblique, ne précède pas l’événement (son baptême, avec la manifestation de la divinité) mais suit ces événements.

« … Comment concevoir une telle différence ? Noé, Moïse, Elie, David, les Apôtres, les Juifs, les Grecs… sont des créatures pour lesquelles les jeûnes (1, 3, 7, 40 jours) préparent la montée vers Dieu par la purification et la pénitence. Mais le Christ, Verbe incarné, n’a aucunement besoin de montée purificatrice. Il témoigne de son humilité et de son abaissement… Pour lui la tentation suivra le jeûne, car à ce moment, dans son abaissement et sa communion avec l’humanité, il sera affaibli, il aura faim et Satan saura choisir ce temps.

« Prenons un exemple : l’initiation et le baptême chrétien reflètent fidèlement le baptême du Christ non seulement par le geste d’immersion au nom de la Sainte-Trinité, mais par le contexte évangélique. La lutte avec le diable, le jeûne dans le désert sont inséparables du baptême de Notre-Seigneur et organiquement unis. Dans le rite baptismal, de même, nous retrouvons le triple renoncement à Salan, et les exorcismes.

« Les catéchumènes des premiers siècles se préparaient à la solennité du baptême pendant quarante jours, par l’instruction et le jeûne.

« Notons enfin que les différentes sortes de jeûnes dans la tradition biblique et évangélique sont : les jeûnes du Christ, les jeûnes ascétiques (personnels ou collectifs, spontanés ou face aux nécessités) et les jeûnes liturgiques en commun. »

Le jeûne ascétique comme pression psychologique

Le jeûne ascétique « personnel ou collectif, spontané ou face aux nécessités » recouvre évidemment certains jeûnes historiques, face aux épidémies, aux guerres, aux tragédies personnelles (de David meurtrier de Saül jusqu’à Nectaire d’Egine désirant effacer les fautes de ses étudiants). Mais il concerne également le cas de ce qu’on nomme assez improprement « grève de la faim ».

Gandhi, surnommé « Grande Ame » (Maha Atmâ), a commencé en 1919 à proclamer la « désobéissance civique » à l’occupant anglais, mais la grève générale qu’il avait décidée fit six cents morts par la répression qu’elle entraîna. A partir de ce moment, il utilisa « la revendication civique du vrai par le sacrifice et la purification de soi, par la non-violence ». En jeûnant parfois plusieurs semaines il obtint des trêves et, traçant la voie à des moyens de pression plus subtils où ceux qui l’exercent ne risquent d’attenter qu’à eux-mêmes, il est devenu la très grande figure de la non-violence [On lira avec intérêt Gandhi ou la force de l’âme, d’Olivier Lacombe (éd. Desclée de Brouwer)].

Conception et pratique du jeûne

Nous commençons donc à nous frayer un chemin à travers toutes ces conceptions différentes du jeûne. Pour être plus sûrement guidé dans la pratique et la signification complètes du jeûne en restant dans le cadre de la civilisation judéo-chrétienne, référons-nous aux Pères de l’Eglise, qui tous l’insèrent dans la vie chrétienne. Dans la Philocalie, nous rencontrons plusieurs triades extrêmement enrichissantes. Ainsi Evagre le Pontique (mort en 399) écrit-il : Le corps a le pain pour nourriture, l’âme a la vertu, l’esprit a la prière spirituelle. N’écoute pas les exigences du corps dans les exercices de la prière.

Il y a trois nourritures normales de l’homme, toutes trois nécessaires : dans le domaine physique, on se nourrit du biologique ; dans le domaine psychique, on se nourrit de l’énergie ou vertu ; dans le domaine spirituel, on se nourrit de Dieu. « L’homme n’est pas du cosmos seul, ni de Dieu seul, mais des deux, et autant de l’un que de l’autre, explique Mgr Germain de Saint-Denis. Mais étant donné le péché qui sépare l’homme de la seule source de vie, c’est-à-dire de Dieu, et qui provoque la chute dans le biologique « seul », il faut un renversement dialectique et ascétique des valeurs pour restaurer l’homme dans la nourriture divine. Si les trois nourritures sont nécessaires, il y a des moments que nous pouvons nommer dialectiques où l’on doit arrêter le corps et ses exigences pour nourrir l’esprit : c’est l’effort d’abstinence, de jeûne, d’obéissance de l’homme pour reconquérir l’amitié de Dieu (par exemple : obéir au premier précepte, celui de « jeûner » du fruit de l’arbre de la connaissance). »

Saint Isaac de Ninive, dit le Syrien (IVe et Ve siècles), précisait : La discipline du corps jointe à la tranquillité purifie le corps des éléments matériels qu’il enferme. La discipline de l’âme rend l’âme humble et la purifie des mouvements matériels qui la portent aux choses périssables en muant leur nature passionnée en mouvement de contemplation. Celle-ci amène l’âme à la nudité de l’intellect, appelée encore contemplation immatérielle : c’est la discipline spirituelle. Les labeurs physiques portent le nom de discipline spirituelle en Dieu, car ils servent à purifier l’âme par un service parfait… La discipline de l’âme est le labeur du cœur. Avec un usage modeste de l’Ecriture joint à une certaine pratique du jeûne et de la solitude, l’intellect… est purifié en résistant à des mœurs étrangères.

« Il y a donc, explique Mgr Germain, une triple discipline corporelle de l’âme spirituelle qui purifie et élève l’esprit vers Dieu. Mais l’esprit est fragile, il suffit de peu de chose pour le souiller. Il lui faut donc l’usage modeste de l’Ecriture, avec le jeûne corporel modeste et la solitude modeste de l’âme. En pratique, il faut davantage nourrir l’esprit de l’Ecriture et faire jeûner l’âme (solitude) et le corps (abstinence). C’est là tout notre Carême liturgique. »

Même idée chez Philotée le Sinaïte : La seconde porte qui ouvre sur la Jérusalem intérieure est une abstinence exactement calculée du boire et du manger.

Quant à Elie l’Inconnu, il précise : L’œuvre du corps est le jeûne et la veille, l’œuvre de la bouche la psalmodie (au-dessus de la psalmodie il y a la prière). L’œuvre de l’âme est la tempérance et la simplicité. L’œuvre de l’esprit (intellect) est la prière de contemplation, et la contemplation de Dieu est la prière.

« Il y a donc trois liens, commente l’évêque Germain : le jeûne est lié à la veille (ce sont des activités passives) ; la tempérance est liée à la simplicité (activités d’élimination) ; la prière est liée à la contemplation (activités de présence). »

Mais c’est grâce à saint Grégoire Palamas (XIVe siècle) que s’épanouit en plénitude la dimension du jeûne. Et ce qu’il dit est d’une actualité aiguë, en cette époque où des spiritualités confuses mettent sur le corps une suspicion tenace, où il n’est plus qu’un emballage : « Notre corps n’a rien de mauvais comme tel, il est bon de par sa nature. N’est damnable que l’esprit charnel, le corps prostitué au péché… Aux sens, la nature et les limites de leur exercice : cette œuvre de la loi porte le nom de tempérance ; à la partie passionnée de l’âme nous procurons l’habitus : c’est la charité ; reste la partie raisonnable que nous améliorons en rejetant tout ce qui s’oppose à l’ascension de l’esprit vers Dieu : cette partie de la loi s’appelle sobriété… »

Cette triade — jeûne-charité-prière — de Grégoire Palamas s’exprime, dans la pratique du chrétien, par celle-ci : jeûne-aumône-prière. Le premier terme est la particularité du corps, sa discipline, non une obligation. Le second terme est une forme de charité, une discipline et une vertu d’âme ; le second terme est une nourriture de l’esprit. Le tout se fait d’une façon naturelle ; le jeûne qui n’est pas seulement abstinence de nourriture ne doit pas devenir un alibi de mortification (la prière est là) ni un alibi d’économie (la charité-aumône y veille). De plus elle manifeste les trois côtés de la situation : le jeûne s’adresse à soi-même, la charité au prochain et la prière à Dieu. Ils sont inséparables. En effet, le jeûne sans prière peut entraîner la suffisance ou l’orgueil ; sans charité, il peut amener l’égoïsme ou l’avarice ; l’aumône sans prière entraîne vanité et domination, sans jeûne elle a pour piège le moralisme, la facilité, la domination sociale ; la prière sans jeûne risque l’angélisme et l’illusion, sans aumône elle risque la dureté, la sécheresse du cœur, l’injustice…

Mais ces trois côtés du jeûne reconstituent également la triade anthropologique corps-âme-esprit ; ascétique : ce jeûne est pour le corps, il est individualisé, il dépend de soi-même ; psychique : c’est le jeûne social, il est fait davantage pour autrui que pour soi et dépend du prochain ; mystique : ce jeûne est pour l’esprit, il dépend de Dieu, comme le jeûne du Vendredi et du Samedi saints : « Voici, des jours viendront où l’Epoux leur sera enlevé, alors ils jeûneront. » Et si, en guise de conclusion, nous pensions au premier de tous les jeûnes bibliques — celui dont la non-observance a entraîné les misères que l’on sait ? Il était conseillé à l’Homme de la méta-Histoire (L’expression est de Marie-Madeleine Davy). « Tu peux manger de tous les arbres du jardin, mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu ne mangeras pas, car le jour où tu en mangeras, tu mourras certainement… (Genèse, II, 16-17). »

Cette épreuve que Dieu destinait à perfectionner l’homme, qu’il la retrouve, mais dans l’autonomie, et dans la joie, suivant les conseils du Christ, d’après Matthieu (VI, 16-18) :

« Lorsque vous jeûnez, ne prenez pas un air triste comme les hypocrites qui se rendent le visage tout défait pour montrer aux hommes qu’ils jeûnent. Je vous le dis en vérité, ils reçoivent leur récompense. Mais quand tu jeûnes, parfume ta tête et lave ton visage, afin de ne pas montrer aux hommes que tu jeûnes, mais à ton Père qui est là dans le lieu secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. »

COMMENT JEUNE AUJOURD’HUI UN MUSULMAN (Jamâl K., 44 ans, homme d’affaires).

Si vous lisez le Coran (VI, 152), alors vous saurez la limite du jeûne exactement : « A toute âme nous n’imposons que sa capacité. » Je représente les intérêts d’un pays riche en pétrole, toujours dans les jets et les repas d’affaires, et je suis aussi un expert en peinture. Aussi puis-je prétendre répondre à une image juste d’un croyant de notre époque : pour moi, je me considère comme personnellement engagé par les cinq arkâm ou obligations qu’impose l’islam à tout croyant ; et d’ailleurs j’ai déjà fait le hajj de La Mecque. Le jeûne est un autre des cinq arkâm, et il est très respecté dans le monde musulman… aussi parce que certaines lois gouvernementales punissent ceux qui mangent, fument ou boivent en public. Et c’est juste. Malgré la possibilité que le Coran donne de ne pas jeûner lorsqu’on est en voyage, je fais le jeûne du ramadan, même lorsque je me déplace en jet, et cependant le ramadan, c’est très, très dur.

Comme vous savez, il dure tout un mois lunaire (donc variable chaque année) et il consiste en abstinence du lever au coucher du soleil. Abstinence de nourriture, de boisson, de relations avec une femme. Mais il faut s’abstenir aussi, pour être honnête, de tous les autres plaisirs : ni tabac, ni spectacles. Dans les dîners où je suis obligé d’aller, je mange peu et des mets modestes, je ne regarde pas les jolies femmes, et les laides non plus ; et je ne prends aucun médicament : si j’ai mal à la tête, pas de cachet ! Aussi suis-je un peu plus nerveux à la fin du ramadan qu’au début, et je vois arriver le laylat alqadar (la vingt-sixième nuit  — Nuit de la Révélation : elle commence la révélation du Coran) avec contentement. Mais je ne manquerai jamais au jeûne tant que ma santé me le permettra, car, dit le Coran (II, 183) : « O vous qui croyez ! Le jeûne vous a été prescrit comme il a été prescrit aux générations qui vous ont précédés. »

DANS L’EGLISE CATHOLIQUE ROMAINE : L’AVIS DU CENTRE NATIONAL DE PASTORALE LITURGIQUE

On éprouve certaines difficultés à rencontrer un interlocuteur qualifié au sujet du jeûne dans les sphères dirigeantes de l’Eglise catholique, du moins à Paris. Ainsi le père Bro, qui prêchera les conférences de carême à Notre-Dame, se déclare-t-il incompétent en la matière ; il renvoie à l’ouvrage (épuisé…) du père Ringanet aux éditions du Cerf : Renouveau du jeûne.

Au Centre national de pastorale liturgique, on est mi-agacé, mi-amusé par cette insistance au sujet du jeûne et on donne les précisions suivantes : « Aujourd’hui, dans l’Eglise, le jeûne se trouve très réduit. Il y a deux jours de jeûne obligatoires : mercredi des Cendres et Vendredi saint, et un jour conseillé : le Samedi saint. Non, dans la période de l’Avent, il n’y a pas eu de jeûne, du moins pas à une époque récente, sauf dans certains cas le jeûne monastique du 14 septembre à Pâques.

« L’abstinence est conseillée les vendredis de Carême (privation de viande rouge), le jeûne consistant à se modérer globalement. Pour le reste, prenez un missel et reportez-vous aux lectures de la messe du mercredi des Cendres. »

DANS L’EGLISE REFORMEE : EXPLICATIONS DU PASTEUR SAINT, PASTEUR DE L’EGLISE REFORMEE D’AUTEUIL A PARIS

L’Eglise réformée a renoncé au jeûne depuis le XVIe siècle   plus exactement à toute forme de jeûne religieux — par réaction contre les pratiques dévotes du Moyen Age, pratiques de sacrifice et de mortification qui n’étaient cependant pas dénuées d’hypocrisie. En revanche a toujours été admise la diète thérapeutique, qui, en luttant contre la maladie, va vers la vie.

On s’est généralement basé sur les textes qu’on relève dans Osée ou Amos : « Voici le culte auquel je prends plaisir… », et l’accent est mis sur : partager son pain avec celui qui a faim.

Historiquement, il est intéressant de se reporter à la vie à Genève au XVIe siècle, où tout était organisé en fonction des services sociaux, dans un esprit de justice sociale. Bien sûr, dans certains cas, on trouve, même dans l’Eglise réformée, des jeûnes occasionnels ; mais il ne s’agit là que de s’abstenir d’un repas pour simplifier les choses, en faisant directement don du montant de ce repas.

LE JEUNE DE YOM KIPPOUR DANS UNE FAMILLE JUIVE (Martine A., 30 ans, 3 enfants).

Même si vous n’êtes pas très pratiquant, vous faites le jeûne de Yom Kippour. Il y a même ceux qu’on appelle « les juifs de Yom Kippour », on ne les voit au temple que ce jour-là ! C’est l’occasion de la rédemption, le moment où l’on réfléchit.

Bien sûr il y a le jeûne partiel, devant Pessar, où en particulier on s’abstient de pain levé, mais le vrai jeûne c’est Yom Kippour. Et les plus empressés sont mes fils !

En 1977 cela tombait le 22 septembre, mais la date en est variable : dix jours après Rosch Hoshana, le Grand Pardon.

On commence la veille par un repas de fête, de viande et de légumes, il y a tout un rituel de prières et d’activités domestiques : on doit aussi préparer ce qu’on mangera le soir du jeûne. On se couche et, au réveil, commence le jeûne. On ne mange ni ne boit, on ne va pas travailler, on ne touche ni un aliment, ni un outil, ni le téléphone, rien. On ne bouge pas. Les hommes ne se rasent pas, on doit mettre les habits les plus simples (même si les juifs de Yom Kippour viennent au temple en grande toilette !), on se lave de façon rituelle.

Toute la journée on se recueille, on demeure en méditation : on est en relation directe avec Dieu. Les hommes obligatoirement, les femmes plus facultativement passent tout le jour au temple, debout, en prière ; on sonne le Schoffar (Trompette rituelle qu’on sonne dans l’enceinte du temple) pour appeler Dieu.

Et puis, « lorsque trois étoiles au moins sont allumées dans le ciel », on brise le jeûne avec quelque chose de chaud, en général un bouillon avec des Kneidle, sorte de boulettes farcies.

Tchalaï Dermitzel