En 1974, déçu du monde et de la société, Dominique Schmidt quitte la France pour émigrer en Australie. Puis il vit de nombreuses années à Pondichéry en Inde où il fait de longues recherches sur la Vie Divine de Sri Aurobindo. L’étude des deux sages indiens, J. Krishnamurti et Sri Aurobindo, l’amène à un changement radical de conscience et d’orientation de son existence.
Après 40 ans de voyage, Dominique s installe dans les Cévennes pour y créer un lieu d’accueil et de recherche sur la nouvelle conscience. Avec sa compagne Angelique, il rénove une immense ruine dans un cadre magique de silence et de beauté qui est maintenant prête à accueillir ceux qui aspirent à une transformation intérieure.
Pour plus d’informations vous pouvez contacter Dominique via son adresse email : schmidt_dominique@hotmail.com
(Dominique Schmidt est l’auteur des ouvrages suivants : La Révolution de la Conscience, Dialogue sur les Ecrits Inédits de Krishnamurti, Le Nouvel Homme selon Sri Aurobindo et Krishnamurti, Le Mystère autour de Krishnamurti, La Grande Aventure Initiatique).
(Extrait de Le Nouvel homme selon Sri Aurobindo et Krishnamurti par Dominique Schmidt. 2009)
« Lorsque votre intelligence, vos émotions et votre corps seront en parfaite harmonie, s’entraidant, coopérant, se développant mutuellement, le voile qui vous sépare de la Vérité disparaîtra. » [1]
Au premier abord, le titre de ce chapitre peut apparaître étrange et sembler trahir la pensée de Krishnamurti. Krishnamurti rejette souvent la discipline, la tradition, l’autorité, le gourou, les considérant nocifs au développement de l’individu. Il est cependant facile de concevoir qu’un tel rejet, s’il n’est pas compris dans le sens où Krishnamurti l’entendait, peut avoir des conséquences opposées au but recherché. Au lieu d’émanciper l’individu et de le rendre autonome, responsable et coopératif, il risque au contraire de le rendre plus individualiste et orgueilleux dans sa connaissance, plus indiscipliné dans sa vie physique, émotionnelle et mentale. L’enseignement de Krishnamurti vise au contraire à libérer l’individu de tout conformisme afin qu’il vive une existence suprêmement intelligente, en harmonie avec l’ordre cosmique.
Une partie de notre nature, la moins régénérée, est ravie de l’idée de ce rejet. Ayant été mouton pendant des générations, entendre dire Krishnamurti qu’il nous faut nous dégager de toute autorité donne une excuse à notre indolence naturelle pour continuer sans vraiment avoir à se changer. Mais vivre une existence sans conformisme, tout en coopérant pour le bien-être de tous et l’harmonie de la société, demande non seulement une plus haute discipline que celles imposées de l’extérieur, mais aussi une maturité de notre être, que très peu ont atteint et en ont compris l’envergure. C’est en ce sens que le terme yoga est employé pour qualifier l’enseignement de Krishnamurti. Il consiste en la culture de l’intelligence et du cœur qui, ensemble, nous amènent à l’union avec la réalité ultime. Jusqu’à maintenant, nous avons développé non pas l’intelligence mais l’intellect séparé du cœur. C’est cette séparation, qui donne naissance à l’observateur — l’observé, qu’il s’agit de résoudre.
Généralement, nous ne pensons pas, nous sommes influencés par la pensée des autres, que nous adoptons si elle nous séduit. Cette forme de pensée empruntée est imitative, elle nous permet de reconnaître les choses, les ayant situées dans des cadres distincts. C’est ce que nous appelons l’opinion, source de tous les conflits. La pensée juste, par contre, n’a pas d’ancre, elle est vivante, elle répond à chaque situation d’une manière unique sans utiliser la mémoire du passé, qui conditionnerait ses réponses. Elle est créatrice et harmonieuse, car elle est l’intelligence intemporelle fonctionnant dans le présent.
Krishnamurti pratiquait le hatha yoga et le pranayama.[2] C’est cette discipline qui lui donnait la posture droite et l’élégance corporelle qu’il entretint toute son existence. Ce n’est pas que je veuille persuader le lecteur de la nécessité d’exercer une telle discipline, mais je tenais à lui faire saisir que la mutation de la conscience ne peut survenir miraculeusement. C’est pourquoi il me semble nécessaire d’incorporer l’enseignement de jeunesse de Krishnamurti, consacré à la préparation préliminaire de toutes les parties de notre nature (physique, émotionnelle et mentale), à son enseignement ultérieur, dont l’essentiel est l’étude de la connaissance de soi et du démantèlement du processus du moi.
L’intégration de ces deux aspects de son enseignement permet d’arriver à la mutation de la conscience, à la mort du moi psychologique et à la naissance du nouvel homme. Si on verse de l’eau pure dans un récipient sale, elle sera automatiquement polluée. La conscience doit être préalablement purifiée pour qu’elle puisse recevoir les vérités transcendantes. Le corps doit être purifié, les émotions libérées de la sensiblerie infantile, et le mental affranchi de tout égocentrisme. C’est seulement après cette phase négative de préparation que la manifestation du réel peut descendre en notre conscience. Pas avant.
Sans la discipline du yoga aucune union n’est possible, car l’ego, du fait de sa nature fictive et erronée, ne peut s’unir au Vrai. Le fini ne peut embrasser l’infini si sa nature n’est pas transformée à la lumière de l’infini. Les lignes qui suivent sont donc écrites pour résoudre cette ambiguïté et donner des fondations solides à ceux qui sont sérieux dans leur quête spirituelle.
Voici quelques citations de Krishnamurti sur l’éducation des différents aspects de notre être pour aider ainsi le lecteur dans l’aspect pratique de la réalisation totale de son être.
« La régénération spirituelle n’est possible que par la régénération physique. » [3]
Selon la devise de Krishnamurti « pour aller loin, il faut commencer par ce qui est près », ce qui est le plus proche de nous est notre enveloppe charnelle, notre corps, qui est le plus souvent négligé. Sans un contrôle parfait des désirs qui gouvernent notre corps – je ne parle pas ici d’un point de vue moral – il est impossible de progresser dans la voie spirituelle.
« (…) Pour oublier le monde physique, il faut d’abord le perfectionner, vous ne devez pas le négliger si vous voulez arriver au but. » [4]
« Nous devrions être maîtres de nos corps et non pas, comme cela arrive bien souvent, esclaves de leurs désirs, de leurs fantaisies, de leurs goûts, dégoûts et passions. » [5]
« Pour acquérir la spiritualité il faut un élément de joie, d’esprit, de netteté et finalement, si nous nous efforçons d’atteindre la Voie, il nous faut posséder une bonne santé, physique d’abord, mentale ensuite. Pour le moment, nous sommes sur le plan physique, et notre premier devoir est de nous en rendre maîtres. Notre corps est l’apothéose de tout ce qui est magnifique sur ce plan, mais par suite de négligence et d’abus, il a dégénéré, et c’est à travers une vision pervertie, déformée, que nous contemplons la Vie. La première chose à faire est d’éduquer le corps pour lui faire retrouver sa santé et sa vigueur, (…) » [6]
« Ainsi nous voyons que l’une des bases fondamentales du bien-être physique, et quelle que soit l’école de spiritualité que nous suivons, l’une des conditions premières et essentielles exigée par chacune, est de posséder un corps physique propre, robuste et sain.
Chaque Instructeur qui a paru, pour aider l’humanité, a posé comme règle fondamentale pour Ses élèves, d’avoir un corps du type le plus affiné, pouvant répondre à des vibrations plus subtiles et plus nobles, un corps parfaitement dominé et maîtrisé et, par-dessus tout, un corps robuste et bien portant. Si nous possédons un tel corps, il est relativement facile d’acquérir la plupart des autres qualités.» [7]
Cette vérité énoncée par Krishnamurti est en fait une nécessité dans le yoga de Sri Aurobindo. La transformation supramentale de la conscience est impossible sans un réceptacle purifié, qui a gagné un parfait ascendant sur sa nature inférieure et dont la solidité est inébranlable.
« La spiritualité n’est pas une fleur qui puisse prospérer si on la retranche des désirs et des émotions du monde physique, moral et mental. La libération et le perfectionnement de l’âme ne sont possibles que par l’harmonieux développement de tous ces véhicules. » [8]
Si l’Esprit est descendu dans la matière, c’est pour qu’il puisse régner dans cette substance physique. Le corps, le vital et le mental sont les trois véhicules qu’Il a choisi comme moyen d’expression pour l’âme. Il ne s’agit ni de les négliger, ni de s’y soumettre pour le seul plaisir de l’ego, mais de les parfaire afin de servir l’âme, pour qu’elle-même puisse développer tout son potentiel de perfection dans le domaine du vrai, du juste et du beau.
« La spiritualité ou l’illumination finale ne saurait être atteinte qu’au moyen de la possession d’un corps physique parfait, d’un corps émotionnel parfait et d’un corps mental parfait.» [9]
« Quel est le but ultime du corps ? La Beauté. Chacun dans le monde la recherche, sans vraiment la comprendre. Il est essentiel que le corps soit beau, mais il ne doit pas être une simple enveloppe dépourvue de beauté intérieure, avec ses pensées et ses sentiments nobles. Un contrôle est nécessaire pour le corps, sans répression. » [10]
« Quel est le but ultime des émotions ? Le détachement affectueux : être capable d’aimer sans aucun attachement est la perfection absolue de l’émotion.» [11]
« Quel est le but ultime de l’esprit ? Il consiste en une purification du moi, c’est-à-dire un développement de ce qui est unique en chaque être.» [12]
En même temps qu’il nous faut prendre soin de notre corps, nous devons aussi parfaire les aspects émotionnel et mental de notre être. Comme nous l’avons déjà vu dans notre livre Dialogue sur les Écrits Inédits de Krishnamurti, Krishnamurti nous exhorte à vivre une vie riche de grandes émotions et à multiplier les idées qui doivent refléter la richesse de la vie dans ses infinis couleurs, aspects, parfums, contours. C’est en nous ouvrant inconditionnellement à la vie que nous pouvons apprendre à l’aimer, la connaître et ainsi croître en sagesse et en beauté intérieure.
« Nous ne pouvons arriver aux cimes de la Divinité sans suivre le Sentier direct et droit de la simplicité. » [13]
L’homme d’aujourd’hui est endormi par trop de sécurité, de confort. Il vit dans une société qui a légiféré au maximum pour sa soi-disant protection. Ainsi surprotégé par les lois qui le gouvernent, il a perdu tout contact direct avec la nature, avec la vie telle qu’elle est dans son dynamisme créateur. Pour survivre à cette aliénation, l’homme moderne est devenu hyper-intellectualisé ou bien il cherche refuge dans les sensations artificielles offertes par la société pour l’exploiter ou l’endormir. Et c’est ce qu’il appelle vivre ! Sa pensée résulte de ce conditionnement et sa spiritualité n’est rien d’autre qu’une réaction à cet ordre des choses auquel il a lui-même passivement ou activement contribué. Mais pour apprendre directement de la vie, il faut au moins la vivre ! Il est donc impératif de sortir de cette aliénation et de reprendre en main notre existence, qui a perdu toute signification.
La vie est subtile et trop riche pour être contenue par nos pensées, même les plus nobles. Notre intellect trouve difficile de concilier un état d’être qui, tout en étant riche d’expression peut aussi être austère dans sa simplicité. Lorsque l’on essaie de comprendre une conscience plus élevée qui dépasse l’entendement de l’ego, le danger d’interprétation est toujours présent. En suivant l’enseignement ultérieur de Krishnamurti sans saisir la totalité de sa pensée, on risque de tomber dans un intellectualisme exagéré, car la mort psychologique, qui est l’aboutissement de cet enseignement, semblerait ne plus laisser d’essor à la vitalité du cœur et à l’éclosion de la pensée. Un titre comme ‘La fin de la Pensée‘ pourrait laisser entendre qu’il nous faut atteindre un état de conscience dénué de pensée. Sri Aurobindo explique très justement la nécessité du mental qui, bien qu’il devra être dépassé pour laisser place à des instruments d’expression, de communication et de perception plus adéquats, est pour le moment la faculté principale de l’homme, qu’il lui faut développer au maximum. Le mental est le moyen essentiel que l’homme possède pour l’expérience de la vie, pour l’aider à la croissance de son être. Le mental et le vital sont donc les instruments de l’âme et, si nous les négligeons, nous risquons d’assécher nos cœurs et de rendre nos pensées rigides et dogmatiques. Ce qui serait, en fait, à l’antipode même de la pensée de Krishnamurti, qui essaie de libérer l’ego de notre conscience pour que nous puissions vivre pleinement !
Il ne faut donc pas oublier que la mort psychologique, c’est-à-dire la libération de l’ego, n’implique pas une fin mais plutôt un début, où l’ego est remplacé par une plus grande conscience qui déploie de plus hautes facultés afin d’embrasser l’univers dans sa totalité. S’il y a négation de l’ego, il y a aussi plénitude et perfection de l’être.
C’est donc en vivant son existence pleinement que l’on peut apprendre les leçons de la vie et grandir en notre être. Le dépassement d’une conscience égocentrique en une plus haute conscience universelle ne peut se faire sans un intense contact avec la vie. Chaque expérience est une opportunité pour éveiller notre cœur, nos sentiments, notre affection, et aussi pour développer notre esprit. Le contact avec autrui ou avec la nature nous permet de sortir de notre égoïsme pour apprendre à voir, à connaître, à comprendre, à aimer une autre forme d’existence que la nôtre. Il ne faut surtout pas aller sur le chemin de la destruction de notre ego sans avoir vécu toutes les facettes de son plein développement. La phase de transformation doit se faire seulement après. Autrement, nous risquons de confondre l’indifférence aux autres avec le silence du mental. La discipline du corps, du cœur et du mental, est impérative pour accéder à la conscience sans choix de Krishnamurti qui embrasse la vie en sa totalité avec grande affection. Mais il nous faut tout d’abord vivre de grandes expériences, d’innombrables désirs, et souffrir le déchirement pour nous confronter à notre égoïsme. C’est seulement lorsque notre conscience mûrit, grâce à la sagesse qu’elle a récoltée des expériences de la vie, que le yoga [14], la voie de la transformation commence et nous achemine vers une plus haute conscience, où le désir et l’attachement sont transformés en pur amour pour tout ce qui existe.
« L’individualité n’est pas une fin en soi, mais un moyen pour se réaliser l’immense réalisation de l’être en laquelle il n’y a plus de séparation, d’individualité ; l’être pur qui est dynamique et non pas statique, qui n’est ni annihilation ni continuité de l’individu. » [15]
« L’établissement de ce véritable Moi est la plus difficile mais la plus importante tâche que nous ayons devant nous. Le pouvoir d’entendre sa faible voix ne peut être acquis que par une vigilance constante et, lorsque nous en avons perçu le murmure nous devons agir sans hésitation et avec fermeté. Ainsi nous apprendrons à l’encourager et cette voix deviendra de plus en plus forte et puissante jusqu’au jour où elle sera le gouverneur reconnu et incontesté de nos vies. » [16]
Il nous faut devenir conscient de cette voix enfouie dans la profondeur de notre être. Dans la pensée de Sri Aurobindo, cette voix intérieure est la voix de l’âme, l’être psychique, qui est encore étouffée par la clameur de la personnalité de surface.
Qu’entend-donc Krishnamurti par la notion de vrai moi, alors que dans son enseignement ultérieur il démontre que le moi n’est que la création de la pensée ? Le vrai moi est, en fait, la réalité éternelle dont chaque être est une expression unique. En devenir conscient devrait être l’orientation de toute notre pensée, plutôt que de continuer à nourrir notre ego. Et lorsqu’au tréfonds de notre être nous entendons cette voix intérieure, il faut qu’elle devienne le principe de notre être.
Krishnamurti nous avertit du danger de s’engager à l’aventure sûr le chemin de la Vérité, sans préalablement posséder les qualités et vertus du discernement affectueux. « Il faut que vous ayez un cœur, rempli d’affection, (…), capable de s’adresser à tous les êtres, non seulement à un seul individu ou à un groupe particulier. » [17]
« Il faut avoir un cœur pur et un esprit calme. Vous aurez alors le pouvoir de discerner, de choisir, et de prendre conscience de tout ce qui est trivial et éphémère en votre propre nature. » [18]
Pour arriver à la libération du moi et à la perfection de l’être, une action concrète sur soi-même est nécessaire. Le yoga de Krishnamurti peut être résumé en ces termes : d’abord, un dépouillement psychologique, sans compromis avec ce qui est faux et avec le contenu de sa conscience, quel qu’il soit : nationalisme, statut social, vanité, etc… ; ensuite, un nettoyage total du cerveau : une clarification intérieure, Lute dissociation préalable avec toutes ses identifications (son mari, son compte en banque, sa religion etc..) afin de réaliser une vacuité complète de la conscience. Ce vide du mental est la clef de la mutation de la conscience, qui suscite une complète révolution en soi-même. La conscience, vide de son contenu, devenue silencieuse, est maintenant limpide et disponible à l’existence ; elle entre en contact authentique avec tout ce qui existe. C’est la phase négative de l’enseignement de Krishnamurti, la purification de la conscience, sans laquelle le réel, le vrai positif, ne serait surgir.
La discipline de l’intelligence, selon Krishnamurti, est à la portée de tous. La difficulté est d’être sincère envers soi-même car le péché capital de l’ego est l’orgueil : il croit savoir tout d’avance. Afin que la transformation de la conscience survienne, il faut s’investir à fond dans la recherche de la connaissance de soi – c’est ce qu’entend Krishnamurti par ‘être sérieux’ – et aller jusqu’à la racine de son être où se cachent les vérités profondes de l’existence.
« Il me semble qu’il est nécessaire d’être absolument sincère. En la vérité, il n’y a pas de demi-mesure.» [19]
« Ainsi, délivrer la pensée-sentiment de l’avidité est le commencement de la vertu. La vertu est la négation du moi, plutôt que le devenir positif du moi ; car la compréhension négative est l’aspect le plus élevé de la pensée-sentiment. Le prétendu devenir positif n’est autre que les qualités du moi qui s’enferment et s’enchaînent elles-mêmes, de façon à ne jamais vous libérer des conflits et de la souffrance. » [20]
« La négation totale est l’essence du positif. C’est seulement après la négation de tout l’apport psychologique que la pensée donne aux choses qu’il peut y avoir de l’amour, qui est compassion et intelligence. » [21] C’est donc en la perception de ce qui est faux et en sa négation que résulte la seule action constructive.
« Pour découvrir l’éternité, qui est le moi en plénitude, l’harmonie d’un équilibre entre la raison et le cœur, il est nécessaire de se dégager de tout ce qui est inessentiel. Il doit y avoir aussi une expression physique de ce détachement. » [22]
L’enseignement de Krishnamurti, par certains aspects, ressemble au yoga de Patanjali qui consiste à préparer la conscience à la méditation et à la contemplation. La conscience doit être lucide afin de discerner (vivéka) le vrai du faux, et ensuite rejeter (vairâgya) tout attachement aux valeurs inessentielles. C’est donc sur ce point fondamental qu’il nous faut faire un effort et passer de la simple compréhension à l’action (karma yoga).
La perception intelligente de ce qui est faux, bien qu’elle soit un acte négatif, est cependant, selon Krishnamurti la seule action positive et bénéfique, car en libérant la conscience de ce qui est faux, elle l’ouvre à la Vie inconditionnée, à la dimension du vrai. La discipline dont nous parle Krishnamurti ne consiste donc pas à se conformer à une idée qu’il s’agit de suivre bêtement à la lettre, mais à l’action de l’intelligence pure, qui advient dans la libération de l’observateur, de l’ego. La conscience limitée par le moi se transforme ainsi en une conscience holistique.
« L’intelligence consiste à prendre conscience avec délicatesse de la totalité de la vie. » [23] La conscience, étant vide du contenu psychologique de l’ego, peut refléter la vérité de l’Absolu, de la Vie inconditionnée. La discipline est donc l’action de l’intelligence pure ; l’ego est incapable d’intelligence, n’étant pas conscient de cette fausse dualité qu’il a lui-même suscitée. Krishnamurti nous offre la seule solution possible à ce problème : rester avec ‘ce qui est’, c’est-à-dire à observer passivement, mais avec grande lucidité notre existence telle qu’elle se déroule de moment en moment, conditionnée par l’ego. La discipline de pure observation consiste à observer tous les mouvements de son ego – désirs, peurs, attentes, besoins, convoitises, etc. sans aucune interférence de sa pensée, c’est-à-dire sans approuver, ni critiquer, ou renier ce qui est observé. Cette discipline vivante demande des qualités de malléabilité, d’adaptation, de réceptivité, d’humilité et de vigilance. C’est dans cet état d’observation pure de ‘ce qui est’ que l’on perçoit la fausseté du contenu de notre conscience et c’est cette perception même qui nous libère de la force de réapparition de l’observateur, le moi. Seule cette perception, libre de l’emprise du moi, est capable de Voir, de Vivre le vrai. La capacité de rester avec le problème sans chercher de solution demande un arrêt total du devenir de l’ego, de ses réactions et de son interminable bavardage. Cette capacité est un yoga en soi, une haute discipline dans laquelle il faut ralentir le flot de ses désirs, ne pas se laisser envahir par ses peurs, ne pas être l’esclave du plaisir, ou ne pas s’attacher à une idée, même si elle apparaît vraie. Cette capacité nécessite un détachement total des habitudes de son moi. Il faut prendre conscience que toute action de la pensée, étant un processus de la mémoire et du passé, empêche la conscience d’être lucide et capable de perception directe. Le plus difficile, nous dit Krishnamurti, est de savoir poser la bonne question, car la solution réside dans la question même. Un ego qui recherche une sécurité factice pour se protéger des problèmes de l’existence vivra toujours dans l’insécurité et la peur, quelle que soit la richesse qu’il ait réussi à accumuler. En revanche, si l’ego réalise qu’il est lui-même le problème, il n’ira plus chercher de solution en dehors, mais développera la faculté de discernement qui réduira considérablement toutes les passions auxquelles il était soumis. Peu d’entre nous réalisent où le problème se situe vraiment, car s’ils en prenaient conscience, cela constituerait une attaque directe de leur ego. L’idée de vivre sans ego nous ravit, mais la réalité d’exister sans attache nous fait peur. C’est pourquoi l’ego préfère s’occuper de faux problèmes qui, tout en le distrayant, le préservent de tout changement radical. Au bout du compte l’ego veut perdurer, il aime ses petits plaisirs même si son existence est conflictuelle.
« Ceux qui veulent comprendre mon point de vue, qui désirent atteindre ce que j’ai réalisé, ne peuvent d’aucune manière se compromettre avec les irréalités, avec l’inessentiel, qui les entourent. C’est à travers leur propre désir extatique de se réaliser qu’ils doivent s’imposer la discipline de soi dont je vais parler. Je veux que ceci soit bien compris. De quelle utilité est une foule de gens qui accepte toujours la compromission, un vaste nombre qui soit incertain, vague, apeuré, douteux ? S’il n’y a que trois personnes qui soient devenues une flamme de la Vérité, qui soient un danger à tout ce qui les entoure, ces trois personnes et moi-même créerons une compréhension nouvelle, une joie nouvelle, un nouveau monde. » [24]
Le fait de ne pas se compromettre avec les valeurs non-essentielles est déjà un yoga en soi, une discipline de non-attachement. Le mot discipline [25] comme l’entend Krishnamurti n’a pas de connotation de volonté répressive ou de contrôle forcé, mais d’intelligence qui perçoit les valeurs en soi, le ‘ce qui est,’ et agit en conséquence. L’enseignement de Krishnamurti ne manque pas d’exemples qui se rapprochent de la discipline et de la philosophie du yoga. Seulement, Krishnamurti affine le concept de discipline en éliminant la notion d’autorité associée à ce terme qui rend l’esprit étroit en se conformant bêtement à une règle dictée. Cela ne veut pas dire, comme on pourrait le penser, qu’il ne préconisait aucune discipline. Pour Krishnamurti, la discipline ne doit pas être imposée de l’extérieur mais émaner de soi-même, en toute liberté, en éveillant la faculté de discernement.
Le discernement est donc une des premières qualités nécessaires à l’évolution spirituelle : savoir distinguer le vrai du faux et, lorsque ce dernier est reconnu comme tel, ne plus avoir de commerce avec lui.
En plus du yoga de l’intelligence, qui consiste à purifier son mental et à l’éveil du discernement, Krishnamurti nous offre un yoga en action. C’est-à-dire qu’il nous demande de devenir conscients de nos pensées, non après coup, mais dans le moment même où se déroulent les événements de la vie. Lorsque l’on côtoie une personne dans la rue, par exemple, au lieu de laisser libre cours à nos automatismes de pensées, il nous faut prendre conscience de nos réactions psychologiques vis-à-vis d’elle. C’est cette prise de conscience de nos réactions au moment même de l’événement qui nous libère de tous nos a priori instinctifs. Être présent au présent et devenir conscient du contenu de notre conscience en relation à la vie, aux choses et aux êtres, constituent la discipline du yoga en action.
Toute notion de discipline, de connaissance de soi, suscite dans notre moi superficiel une répulsion inconsciente, car les impulsions de l’ego vont naturellement à leur satisfaction. Le désintéressement est une notion que tout ego comprend intellectuellement mais qui va à l’encontre de son naturel. L’ego est synonyme d’avoir, d’expansion, de conquête, de jouissance. La connaissance de soi consiste avant tout à se voir tel que l’on est, à reconnaître ses défauts autant que ses qualités, sans oublier que même celles-ci sont indissociables de la nature de l’ego. « Toute action de l’homme est pleine d’ego, les bonnes actions autant que les mauvaises, son humilité aussi bien que son orgueil, ses vertus que ses vices.» [26] L’état sans désir, le désintéressement, le discernement, l’amour ne sont donc pas des qualités qui appartiennent à l’ego ; elles ne peuvent pas être développées par ce dernier, car elles proviennent d’une autre dimension d’être. Il est essentiel d’apprendre à voir les choses telles qu’elles sont et non à travers notre imagination, compensatrice de nos besoins égoïstes. Nous sommes ici dans un cercle vicieux car pour percevoir directement ce qui est, il nous faut déjà être libre de tout préjugé, de tout l’apport personnel que nous projetons sur les choses ou les êtres. Le premier pas dans le yoga de Sri Aurobindo consiste en la purification des différentes parties de notre être, sans perdre de vue le but final : la réalisation de la Vérité et la vie spirituelle. Sans préparation de la conscience et sans auto-éducation à cette fin, il est impossible de progresser au-delà de la mesure de notre ego. Pareillement, bien que cette notion soit méconnue de nombreux adeptes de Krishnamurti, s’il n’y a pas de chemin à suivre, il y a du moins une purification de l’être, préalable à toute possibilité de communion avec la réalité profonde cachée derrière les apparences de notre monde.
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1 Krishnamurti, De Quelle Autorité, Les Éditions de l’Étoile, 1928, p.42.
2 Science de la respiration profonde.
3 Krishnamurti, Préparation Individuelle, 1927, p.25
4 Krishnamurti, De Quelle Autorité, Les Éditions de l’Étoile, 1928, p.31-32
5 Krishnamurti, Préparation Individuelle,1927, p.32
6 Krishnamurti, Préparation Individuelle, 1927, p.29-30
7 Krishnamurti, Préparation Individuelle, 1927, p.33
8 Krishnamurti, Préparation Individuelle, 1927, p.28
9 Krishnamurti, Préparation Individuelle, 1927, p.33
10 Krishnamurti, Life in freedom, p.34, traduit par l’auteur.
11 Krishnamurti, Life in Freedom, p.30, traduit par l’auteur.
12 Krishnamurti, Life in freedom, p.26, traduit par l’auteur.
13 Krishnamurti, Préparation Individuelle, 1927, p.31
14 Il arrivait à Sri Aurobindo de refuser un adepte dans la pratique de son yoga, considérant qu’il apprendrait davantage de l’expérience de la vie en société. Avant de bâtir, il faut détruire les mauvais matériaux. Mais avant de détruire, il faut déjà avoir suffisamment vécu d’expériences pour discerner le vrai du faux par soi-même.
15 Krishnamurti, Early Writings, Vol. I. p.174, traduit par l’auteur.
16 Krishnamurti, Préparation Individuelle, 1927, p.32
17 Krishnamurti, De Quelle Autorité, Les Éditions de l’Étoile, 1928, p.41
18 Krishnamurti, De Quelle Autorité, Les Éditions de l’Étoile, 1928, p.39
19 Krishnamurti, Early Writings, Vol. I. p.190, traduit par l’auteur.
20 Krishnamurti, Ojai, 1944, p.56
21 Krishnamurti, Talk, 21 October 1980.
22 Krishnamurti, Early Writings, Vol. III, p.177, traduit par l’auteur.
23 Krishnamurti, Carnets, 11 Septembre, p.96-97, traduit par l’auteur.
24 Krishnamurti, Early Writings, Vol. I. p.143, traduit par l’auteur.
25 Krishnamurti utilise le terme discipline dans son sens étymologique de disciple, qui consiste à apprendre directement de la vie sans utiliser la mémoire de l’expérience qui rendrait notre action mécanique.
26 Sri Aurobindo, Letters on Yoga, Vol. II p.1369, traduit par l’auteur.