Karlfried Graf Von Dürckheïm
Liberté et Maturité

La vraie liberté de l’homme ne se réalise qu’en fonction du progrès de sa « maturation ». On pourrait essayer de définir cette dernière comme un « mouvement intérieur » dans lequel la Grande Vie devient de plus en plus consciente d’elle-même dans la conscience de l’homme. L’homme se sentira et deviendra d’autant plus libre que le développement de son esprit permettra à la Grande Vie, présente dans son « être essentiel », de se manifester en lui et par lui. La liberté intérieure exprime une présence de la Grande Vie dans la conscience de l’homme.

(Extrait de L’homme et la connaissance, édition Le courrier du livre 1965)

A l’époque actuelle, l’Esprit en Occident traverse une crise qui se manifeste, entre autres, par de nouvelles perspectives et par une acuité de plus en plus grande des problèmes de la vie humaine. C’est pourquoi aujourd’hui l’homme cherche plus particulièrement et plus intensément à comprendre l’éternelle question de la liberté. Il s’interroge :

Qu’est-ce que la liberté ?

Comment la découvrir ?

Comment la réaliser ?

Il est évident qu’en parlant de la Liberté, je ne vous entretiendrai pas plus de la liberté extérieure que de la liberté nationale, mais uniquement de la liberté intérieure. Nous le savons, la liberté extérieure, celle qui consiste à choisir son domicile, sa situation, son travail, ou à exprimer son opinion, celle que donnent la possession, la prospérité ou la puissance, ne garantit pas encore la liberté intérieure. Nous avons, chacun de nous, rencontré ou connu des êtres ayant une certaine position dans le monde, dotés d’une grande fortune, d’une bonne santé, de dons naturels et d’une belle intelligence, et qui, néanmoins, n’étaient pas libres du tout. J’irai même plus loin; en général, nous ne nous rendons pas compte que nous sommes entourés de personnes qui vivent dans les conditions extérieures les meilleures et qui sont pourtant prisonnières de leurs cauchemars, de leurs complexes de culpabilité et de leurs angoisses.

Nous connaissons tous également des êtres qui, par contre, malgré des conditions de vie difficiles ou même misérables, rayonnent d’une allégresse remarquable. C’est qu’ils manifestent une liberté intérieure. Et ce rayonnement qu’indique-t-il ? Evidemment une vie spirituelle qui rend l’homme indépendant des conditions extérieures. Cet état, assez rare du reste, ne vient pas tout seul. Il est le fruit de ce que nous appelons la « maturation humaine ». Il n’existe pas de grande liberté sans une « maturation humaine ».

Que veut dire maturité humaine ? Comment se développe-t-elle ? Comment est-elle la base de la vraie liberté?

La vraie liberté de l’homme ne se réalise qu’en fonction du progrès de sa « maturation ». On pourrait essayer de définir cette dernière comme un « mouvement intérieur » dans lequel la Grande Vie devient de plus en plus consciente d’elle-même dans la conscience de l’homme. L’homme se sentira et deviendra d’autant plus libre que le développement de son esprit permettra à la Grande Vie, présente dans son « être essentiel », de se manifester en lui et par lui. La liberté intérieure exprime une présence de la Grande Vie dans la conscience de l’homme.

Qu’est-ce que la Grande Vie ?

Comment pouvons-nous en parler ?

Nous pouvons en parler d’abord à travers des expériences profondes qui nous indiquent un au-delà universel qui est bien autre chose que la vie existentielle de tous les jours. Ensuite, parce que nous la rencontrons et qu’elle s’explique à nous dans une trinité de facteurs fondamentaux que l’on peut percevoir et sentir à travers tout ce qui est vivant.

L’ÊTRE, la Grande Vie, se manifeste en tout ce qui est vivant sous les trois aspects de la plénitude, de l’ordre (la loi) et de l’unité. La vie universelle s’explique à nous dans cette trinité. La Trinité de l’ÊTRE est visible dans chaque brin d’herbe, chaque fleur. Dans chaque fleur que vous regardez, quelle force, quelle puissance de vie, de croissance, de renouvellement ! C’est la plénitude de la vie dans le langage d’une fleur. Mais cette fleur, prenez par exemple la rose, évolue, se dessine, selon une loi intérieure, un ordre. Elle s’exprime dans une forme particulière qui lui est propre, elle cherche à s’accomplir à travers cette structure, s’articulant et se rassemblant dans l’ensemble de ses différentes parties selon la loi de son image. De plus, enfin, tout en restant elle-même, elle est cependant unie à tout ce qui l’entoure, à la terre et au ciel : terre et ciel, terre et air. Elle ne peut pas vivre isolée. Cette Trinité se retrouve ainsi dans tout ce qui vit : plante, animal, homme. Plus nous le comprendrons, plus nous le retrouverons. Nous avons là, en main, une véritable clé de compréhension et d’éducation. Et quoique, à tous les stades successifs de la maturation de l’homme, la Grande Vie soit présente dans sa Trinité (toujours dans le langage du stade qui est atteint), cependant, dans chacun d’eux, un des trois aspects prédomine. Elle se reflète dans la conscience de l’homme d’abord sous l’aspect de Plénitude. Et, la trouvant partout, nous l’attribuons à la Divinité respectivement sous les attributs : Puissance, Sagesse, Charité.

La manifestation de la Plénitude dans l’homme s’exprime par sa joie de vivre, son désir de survivre, et par la force qui le rend capable de lutter pour survivre (cette force et cette joie ayant une nouvelle signification à chaque stade de sa maturation).

La manifestation de l’Ordre, c’est-à-dire de l’aspect dominant du second stade de la maturation est conscience de la « forme » grâce à laquelle la vie gagne sa signification sous ses aspects de « raison », « valeur » et « lumière ».

La manifestation de l’Unité, c’est l’Amour dans toutes ses forces intégrantes et unifiantes.

La grande Trinité représente au fond toujours la Réalité Transcendante dont la présence consciente est la base de la Liberté de l’homme mûr et accompli. Certaines expériences la révèlent le long du développement humain, mais toujours en correspondance avec le degré d’évolution du « sujet ».

Nous allons maintenant parcourir les trois stades principaux :

La Liberté au premier stade

L’homme sur le plan le moins évolué souffre avant tout de cette souffrance qui provient du danger d’anéantissement de sa vie existentielle. C’est la peur qui règne. La vie des primitifs peut vous sembler être le Paradis : c’est pourtant la peur qui y règne. C’est donc avant tout la sécurité qu’ils recherchent afin de pouvoir jouir de la vie en liberté. La jouissance sensorielle, sensuelle, matérielle, est la dominante sur ce plan. Et la Grande Vie, sous son aspect de Plénitude, est représentée selon le mode d’appréhension du « moi » naturel.

L’homme naturel se sentira frustré de la liberté tant qu’il se verra dépendre de conditions inquiétantes ou douloureuses pour son existence. Il devra apprendre à les maîtriser et à lutter contre elles. Pour cela, il faut développer un « je », le « je » naturel, existentiel. Un « je » existentiel fort pouvant répondre aux exigences de la vie existentielle et capable d’envisager ses dangers, est indispensable. Il y a donc un malentendu tragique à nier le « je » existentiel, comme tel. Il est aussi le centre de la conscience objective, et grâce à lui, l’homme devient capable de reconnaître et de maîtriser pour survivre et vivre en sécurité.

La liberté de l’homme naturel signifie la garantie d’une vie avec un minimum de peines, de douleurs, de difficultés, de sueurs. Cette liberté est mise en danger par la maladie, la pauvreté, le manque de puissance et finalement par la mort. Le désir naturel de cette liberté conditionne la lutte éternelle de l’existence pour la sécurité, une vie agréable, la jouissance naturelle et matérielle de la vie. Elle est une faculté qui est donnée à l’homme. Il serait ridicule de vouloir nier ce fait, cela serait contre nature.

C’est un des résultats bien établi de la psychologie des profondeurs que la négation ou le refoulement des instincts naturels est, non seulement la cause de beaucoup de névroses, mais aussi de déformations dans la vie spirituelle qui devient un mensonge si on ne respecte pas les instincts naturels. C’est pourquoi le premier pas vers la libération de l’esprit consiste bien souvent dans le déblocage des instincts, tels que le désir de saisir, de dominer, de posséder, le désir sexuel, etc. Un autre pas, surtout pour l’homme emprisonné dans un ordre de signification rationnel, consiste dans la découverte des qualités sensorielles primaires : couleur, odeur, toucher, mobilité, débarrassées de toute signification intellectuelle. Il y a des méthodes psychothérapeutiques (par exemple, la méthode Vittoz) qui guérissent l’homme de toutes sortes de crises nerveuses, simplement en lui apprenant à se débarrasser (quelques instants seulement) de toute pensée et à n’admettre dans sa conscience que les qualités sensorielles. Faites-en la tentative.

Concentrez-vous, par exemple, sur vos pieds, sentez-les en contact avec le sol ; essayez d’éliminer la pensée que c’est un pied qui touche le sol ; essayez de sentir uniquement la qualité sensorielle qui se trouve A la base des pieds, vous verrez combien c’est difficile. Si vous poursuivez cet exercice pendant une dizaine de minutes, vous avez fait une expérience intéressante et qui vous aura débarrassé pour un instant au moins de ce continuel moulin intellectuel de nos pensées.

Nous comprendrons de plus en plus que dans toute « méditation » la condition primordiale de tout progrès spirituel est de libérer l’esprit des ordres conceptuels. Combien il est difficile de se débarrasser de son savoir par exemple dans la méditation de la respiration et de simplement sentir le rythme, le mouvement, les qualités que l’on perçoit dans la façon d’être assis, dans la posture ; de les suivre sans laisser entrer la pensée. La redécouverte et la jouissance du prémental doivent être reconnues comme un moyen important sur le chemin de la maturité et de la « libération spirituelle ». La raison en est que c’est à travers la jouissance naturelle que la Grande Vie se fait sentir dans l’homme sous l’aspect de la plénitude. C’est sous cet aspect que la Grande Vie fait son entrée dans la conscience de l’homme.

C’est la plénitude de la VIE qui est à l’origine de la vie et particulièrement à l’origine de la Vie Spirituelle. Et c’est le sentiment d’une plénitude qui voudrait se manifester, et non pas seulement la souffrance qui est la force motrice de toute impulsion et de tout progrès spirituel. On parle toujours de la souffrance comme force motrice. Mais qu’est-ce que la souffrance ? C’est la plénitude bloquée.

Savez-vous quel était pour saint Thomas le sens et le but du mot « ascèse » ? C’était un « état d’être » de l’homme entier dans lequel pouvait se manifester la Plénitude de l’Etre.

La liberté au deuxième stade

Dans un second stade, une liberté plus élevée se développe sous le signe des valeurs que l’homme attribue à la « forme », la « loi », et l’« ordre ».

La participation à l’ETRE sous son aspect d’Ordre Universel devient consciente dans l’homme lorsqu’il dépasse le plan du « moi naturel », et qu’il s’élève au rang d’une « personnalité ». Il arrive un moment où tout l’homme ne peut plus seulement vivre pour survivre, mais pour accomplir et pour donner un sens à sa vie, même si cela doit aller en contradiction avec ses instincts naturels.

Je me souviens de cette étonnante histoire d’un homme qui, au moment d’être exécuté dans un camp de concentration, moment de terreur et d’angoisse inouïes, a entendu en lui une voix profonde qui disait : « Une vie dont le sens ne serait que de survivre n’aurait pas de sens ». Et, au même instant, il n’eut plus peur. Rempli d’une allégresse étonnante, il était devenu maître de la situation et prêt à mourir. Il fut sauvé. Voilà une des expressions les plus fortes que l’on puisse imaginer pour prouver que survivre ne donne pas à l’homme une « vie valable ».

C’est une des caractéristiques du développement normal de l’homme, qui passe du premier au second stade, de n’estimer la vie valable que dans la mesure où il se sentira utile et qu’il se trouvera dans des circonstances, dans des conditions qui lui permettent de dépasser son désir égotique, celui simplement de vivre en sécurité.

Lorsqu’il franchit le plan primitif de son développement, l’homme normal a le sens des « valeurs » et le sens du « parfait » ; et c’est en servant le mieux possible une œuvre, une personne, une communauté, qu’il dépasse le stade du moi égotique et gagne une liberté supérieure. La dignité de l’homme est fondée sur sa capacité de servir avec fidélité et sans réserve, et de prouver ainsi la supériorité de l’esprit sur la nature. Au centre des vertus, et c’est le développement de la vertu qui s’accomplit ici, se trouve l’honneur. C’est grâce à l’honneur, à la force du « point d’honneur » que l’homme est capable d’un dévouement total à la cause qu’il vit ; et c’est la force de l’honneur qui est à la racine de la preuve ultime : le don de sa vie pour une Cause. Voici le soi-disant sommet de la Liberté de l’homme qui, ayant dépassé l’égoïsme du « petit moi », est devenu une personnalité digne du respect des autres.

Existe-t-il une liberté plus haute ?

Troisième stade

La rencontre avec lui-même et l’intégration de son petit « je » avec son être profond sont à la base du troisième stade. La liberté éprouvée par l’homme ici est celle qui jaillit de la réalisation de son être authentique.

Jusqu’à l’époque actuelle, on s’était mal imaginé une liberté dont la profondeur et la dignité pouvaient dépasser celle dont nous venons de parler. Et pourtant, nous sommes en train de découvrir et de reconnaître un autre niveau de la maturité et de la liberté de l’homme, celui qui représente avant tout le troisième aspect de l’ÊTRE : L’Unité.

L’Unité de l’ÊTRE se manifeste dans tout ce qui, quoique séparé, cherche l’union, la réunion, telles les impulsions de l’Amour et de l’Intégration. C’est la Liberté provenant de la Force Unifiante qui marque le troisième stade, et l’homme la ressent avant tout dans sa capacité d’accepter avec amour tout ce qu’il rencontre dans le monde, et surtout en lui-même. C’est cette rencontre avec lui-même et l’intégration de son « petit moi » avec son être profond qui sont les fondements de la troisième liberté. Celle-ci jaillit de la réalisation de son être authentique et c’est d’elle dont nous devons nous occuper le plus de nos jours pour la mieux comprendre.

Abordons d’abord les notions de « maturité », de « maturation » selon les trois plans sur lesquels elles se trouvent.

1°) La maturité biologique représente l’échelon du développement de l’homme où le fruit (parlant de maturité, on doit toujours chercher le fruit) de l’union de deux êtres des deux sexes est un troisième être : l’enfant. Il s’agit là de la maturité de l’homme naturel.

2°) La maturité qui dépasse la nature biologique autant que l’intérêt du « petit ego » est celle que l’on pourrait appeler la maturité de l’adulte, en tant que « personnalité ». Celle-ci implique la responsabilité et existe tant que l’homme est capable de se donner sans restrictions, et avec toutes ses expériences, à une chose ou à une idée. Le fruit de cette union est l’Œuvre, peut-être le Chef-d’œuvre.

3°) La Maturité humaine (spirituelle), celle qui nous intéresse plus particulièrement, est celle dont le fruit est le résultat de la rencontre de l’Homme avec lui-même, et de la réunion de son « je existentiel » et de son « être essentiel ». Le fruit de cette union et de cette intégration est l’Homme Nouveau. Il s’agit d’un homme transformé, d’un homme devenu une véritable Personne (c’est beaucoup plus qu’une personnalité) ayant, dans une certaine mesure, gagné la véritable liberté. Il s’est libéré de lui-même en tant qu’individu assujetti à l’existence, non seulement par son « petit ego », mais aussi par sa personnalité perdue au service du monde. La troisième Liberté, celle de la Personne, dépasse celle de la personnalité.

Afin d’avoir une parfaite connaissance de ce qu’est la « rencontre » de l’homme avec lui-même, il faut bien comprendre que l’homme, la Personne, développe deux pôles de conscience et qu’il s’identifie d’abord, plus ou moins, avec l’un ou l’autre. Ce sont, d’une part, le « je » (petit moi), l’ego orienté vers la réalité spatio-temporelle qu’on appelle « le monde », ou réalité objective ; et d’autre part le « Je » qui a ses propres racines ailleurs, c’est-à-dire dans son être essentiel. C’est pourquoi nous appelons le premier le « je existentiel » et l’autre le « je essentiel ».

Le « je existentiel » représente l’homme qui est l’être conditionné par les circonstances, orienté vers la réalité du monde dont il dépend. Il est celui qui cherche une connaissance rationnelle, une maîtrise des conditions d’une existence sans frottements, mais toutefois également une place raisonnable dans un ordre de valeurs reconnues et respectées dans sa communauté.

Le « je essentiel », par contre, se forme au fur et à mesure que l’homme prend conscience de son être non conditionné, c’est-à-dire de son être « authentique » et « unique » ; et, s’identifiant avec lui, il devient de plus en plus indépendant des conditions de sa vie dans le monde.

Afin de comprendre le problème éternel qui se pose entre l’existentiel et l’essentiel, nous pouvons le regarder sous les aspects que représentent nos noms et prénoms. Permettez-moi de vous parler de Jean DUPONT pour mieux illustrer ce que je veux dire, par une image très simple. La relation de Jean et de Dupont symbolise la relation entre les deux pôles dont la contradiction et l’intégration ou solution (spannung und losung) représentent le problème cardinal de l’homme.

La question se pose ainsi : Comment Jean Dupont peut-il permettre à Jean de révéler et de manifester « ce qu’il est » dans le personnage de Monsieur Dupont ? Jean représentant en nous ce que nous sommes en tant que « essence inconditionnée » ; Dupont, par contre, ce que nous sommes en tant que personnage conditionné dans le monde. Dupont représente notre personnalité empirique, le produit (plus ou moins) des circonstances de notre vie. Il est, à partir de notre enfance, le résultat du développement de nos dons, de nos succès et de nos échecs, enfin de la position acquise depuis dans le monde. En d’autres termes, il est le résultat de notre vie conditionnée par le temps et par l’espace. En général, nous sommes plus ou moins identifiés avec cette personne et la place qu’elle occupe dans le monde.

Jean figure le noyau inconditionné, étant la Réalité de l’au-delà incorporée dans notre individualité essentielle.

Le problème éternel pour Monsieur Dupont est : comment arriver à devenir perméable à Jean, de façon à ne jamais le perdre de vue et à le manifester dans le monde existentiel ? C’est cela notre problème à chacun, il jaillit de la relation entre le « je » existentiel et l’être authentique, c’est-à-dire le personnage conditionné par le monde, par l’hérédité, l’enfance, l’éducation scolaire, la carrière, la « position », et les conditions présentes, et l’autre être non conditionné qui est tout autre chose. L’être non conditionné en nous-mêmes, c’est l’être authentique, transcendant, essentiel. Notre être essentiel (ce que Maître Eckhart appelle le « wesen ») représente la « Grande Vie » en nous, même plus que ça : il est la Grande Vie, l’élan vital divin en nous qui veut se manifester dans et par nous, dans et par notre vie, dans le langage de notre individualité profonde. Cet être authentique est la Vie Divine en train de se manifester d’une façon particulière. Il ne s’agit là donc, ni de quelque chose de statique, ni d’une image, mais d’un élan individuel inconditionné qui tend à se manifester à travers tout conditionnement, ce qu’on appelle le « chemin ».

Pour tout ce qui regarde l’homme, et notamment le problème de la liberté, il me semble important de bien prendre conscience de ces deux pôles de la Personne et de ce qui en découle. Dans tout ce qui est vivant, nous retrouvons cette dualité : une forme conditionnée et un noyau créatif ou formatif non conditionné, qui traduit à travers une figure individuelle l’ÊTRE en train de se manifester. Et ce noyau essentiel représente, ou plutôt indique la présence de l’ÊTRE où jaillit, en chaque être vivant, la vocation de sa vie. De manifester en lui et par lui la Grande Vie dans sa « petite » vie du monde. Comme la fleur dans le langage des fleurs, l’animal dans le langage de l’animal, l’homme dans le langage de l’homme veut et doit manifester l’ÊTRE, c’est-à-dire consciemment et en liberté.

Mais voici le problème, que signifie consciemment ? L’homme dans tout ce qu’il est et dans tout ce qu’il fait à la tâche de témoigner de l’ÊTRE Divin, et cela consciemment et en liberté. Cette tâche lui est imposée inéluctablement. Elle est le contenu de ce que l’on pourrait appeler « la loi de la personne ».

La « loi de la personne » est celle qui exige une métamorphose permanente aboutissant à un comportement qui nous laisse perméable à l’ÊTRE tout en nous rendant capables de la manifester dans le monde. Arriver à cela, réaliser cet état d’être, telle est la loi de la Personne, et le sens de la métamorphose.

Mon expérience de psychothérapeute me permet d’affirmer qu’il n’y a pas réellement de névroses, ni de maladies humaines (de maladie que l’animal ne puisse attraper) dont la cause ne serait pas une contradiction à cette « loi ». La plante se trouve bloquée ou empêchée d’atteindre son but uniquement par des conditions extérieures : le temps, la qualité du sol, des forces destructrices, etc. Mais elle obéit toujours à la loi, c’est-à-dire à son « entéléchie » et poursuit sa réalisation par la force des choses et sans résistance intérieure.

L’homme, au contraire, se trouve bloqué sur son chemin aussi, et surtout, par lui-même ! Pourquoi ? Parce que ce qui le distingue de la plante et de l’animal, sa conscience et sa façon d’être conscient, lui font développer une attitude mentale qui, bien que nécessaire à sa survie, devient par sa nature un obstacle à la réalisation d’un « soi » correspondant à l’exigence de son être essentiel. Ce dernier, comme nous l’avons vu, est une traduction individuelle de l’Élan Vital toujours dynamique et spontané. Il se trouve en opposition avec la « conscience » du « je existentiel » car celui-ci, toujours préoccupé par le désir de trouver ou de protéger une position fixe, représente, réalise et protège par tout ce qu’il fait et par tout ce qu’il reconnaît, un ordre statique. Pour le « je existentiel », il s’agit de trouver une position, de garder une opinion ou un système, la sécurité, quelque chose qui est là et que l’on protège, qui ne bouge plus, et par là toujours opposé au dynamisme de la vie. Et pourtant, ce n’est qu’avec l’éveil de l’homme à son petit « je », origine de cet ordre statique, que l’homme deviendra un être humain, un « sujet », qu’il deviendra « centre de conscience » de lui-même et d’un monde objectif, doué d’intelligence et de raison, centre de souffrance et de promesses, de jugement surtout, de responsabilités, et finalement de liberté intérieure.

En tant que sujet, et toujours en disant « je », l’homme traverse beaucoup de stades et développe des formes différentes. Lorsqu’on parle de l’homme en tant que « sujet », il est toujours nécessaire de préciser de quel « je » l’on parle. En parlant du « je » existentiel par exemple, il faut le préciser, car c’est lui qui cherche toujours à s’établir et à se retrancher dans une « position », un savoir, un pouvoir pragmatique, dans des systèmes fixes, dans des concepts de valeurs ordonnées sociales et religieuses, toutes ces données étant, bien entendu, statiques. Mais c’est toujours en tant que « sujet » que l’homme s’identifie avec ce « je ».

L’on dira également « je » en s’identifiant avec l’être essentiel. Dans les deux cas, il s’agit toujours de la Personne, de l’homme qui s’identifie plus ou moins avec l’un ou l’autre des deux pôles. L’homme identifié avec le « je existentiel », précisons-le encore, est un « sujet » orienté vers une personnalité bien ordonnée, dans un monde parfaitement organisé pour lequel il n’y aurait plus de problème (car tout est compris), ni de danger (car tout est maîtrisé), ni de frottements (car tout est bien équilibré) mais hélas… aussi plus de mouvement ! C’est la paix du bourgeois… le calme, la tranquillité qui indiquent que rien ne bouge plus car tout est définitivement à sa place. C’est exactement le contraire de la tranquillité de la Vie qui ne se réalise que là où plus rien ne bloque le mouvement de transformation appartenant à tout ce qui vit : celui de la métamorphose permanente. De sorte que l’homme « arrivé », c’est-à-dire parvenu au sommet de la réalisation de ses désirs existentiels, comme « parvenu » est celui qui est le plus éloigné d’une Réalisation qui corresponde aux nécessités essentielles de la Personne.

En résumé, l’homme apparemment libre de vivre extérieurement selon les principes et les désirs de son « je existentiel » est bien souvent l’homme dont l’être authentique est plus ou moins emprisonné.

Il s’agit là d’une liberté qui se réalise grâce au développement nécessaire à l’existence des facultés naturelles et raisonnables de celui qu’on appelle l’adulte. Mais « l’adulte », ce n’est pas encore l’homme mûr. L’homme mûr ne peut être que l’homme entier ayant réalisé un état d’être grâce auquel une véritable personne est celle qui, tout en développant le « je existentiel » qui correspond aux exigences du monde, reste à la fois perméable à l’ÊTRE et capable de le manifester dans le monde. C’est là la base de la véritable liberté.

Nous retrouvons donc l’éternel problème de la liberté: comment se débarrasser de la prédominance des exigences et des ordres statiques du « je existentiel » en faveur des exigences d’un être essentiel qui ne peut pourtant se manifester dans l’homme que dans sa forme existentielle ? Pourquoi ce problème de la liberté se pose-t-il plus particulièrement à nous aujourd’hui ?

L’Occident se trouve à la fin de l’époque qui a succédé au Moyen Age. L’homme du Moyen Age menait une vie à l’abri d’un ordre sacré qui, sans aucun doute, était centré en Dieu. Les valeurs qui donnent son sens et sa direction à la vie étaient enracinées dans une tradition vénérable. Elle correspond à un esprit non encore émancipé qui dirigeait plus ou moins inconsciemment la façon de voir, de penser et d’agir. Mais, petit à petit, ce système de pensée et de vie est devenu trop étroit, et l’esprit, dans sa croissance, a voulu percer au travers de telles limites. La marche triomphale de l’esprit rationaliste commençait par la découverte de la nature dans l’observation empirique. En développant de plus en plus la conscience objective, on finit par aboutir à une notion de la Réalité dans laquelle « le Réel n’est que ce qui entre dans l’ordre de concepts bien compris ». Ce développement de l’esprit représentait sans doute un pas en avant sur le chemin de la Liberté. C’était la libération d’une structure mentale ne correspondant plus à l’échelon de l’esprit qui croît sans cesse sur la spirale montante du développement humain.

Le processus qui se trouve là à l’origine de l’esprit européen «  moderne » se trouve, de même, à l’origine de l’esprit adulte de chaque vie humaine : la victoire de l’esprit rationnel sur un « état » dans lequel une « conscience globale » empêche encore ce dédoublement de l’existence en « sujet » et « objet ». La conscience prémentale de l’homme non encore émancipé y règne. Cependant, cette émancipation, sans aucun doute, signifie un immense danger : celui de la disparition de l’unité principale dans une conscience dédoublée en sujet-objet, conscience dans laquelle, de plus en plus, le contenu de toute expérience se transforme en un objet de fixation, effaçant de plus en plus le sujet vivant et la présence de l’être authentique représentant la Vie. Le résultat est toujours le même, d’une part le développement du rationnel qui mène à l’organisation de la vie et à des performances spectaculaires sur le champ existentiel, d’autre part une perte sur le champ de la véritable Vie et de la transcendance. En effet, l’homme qui, grâce à sa conscience objectivante et à ses facultés rationnelles, est capable d’organiser et de maîtriser le monde et s’imagine être indépendant, risque de perdre l’instinct de la source d’une véritable indépendance, c’est-à-dire de son être profond. Celui-ci, faisant partie d’une Réalité plus grande, ne se laisse jamais assujettir par l’esprit rationnel.

La liberté profonde de l’homme dépendant de son union avec le Divin en lui, il résulte du développement unilatéral rationnel qu’il se trouve un beau jour prisonnier des moyens qu’il avait inventés pour la libération de son esprit. L’homme, de nos jours, se trouve dans une situation où il est devenu un fonctionnaire. Il est réduit à « quelque chose », à une chose dans laquelle il n’y a pas de place pour l’âme, car elle est devenue gênante au regard de l’efficacité. L’homme se voit de plus en plus remplacé par le robot. Fonctionner sans frottements, tel est l’objectif de notre société organisée. L’efficacité détermine l’appréciation. L’homme vaut ce qu’il a, ce qu’il sait, ce qu’il peut, mais ce qu’il est ne compte pas. Il n’y a pas de place pour l’homme entier :

1° — Le sujet est devenu victime d’un monde d’objets et d’ordres « objectivés ». Il se comprend soi-même et se laisse traiter comme une parcelle du monde.

2° — Le « féminin » dans l’homme est supprimé en faveur d’une attitude purement masculine qui répond aux exigences de notre civilisation.

3° — L’individualité unique en chacun est soumise et refoulée par le fonctionnaire interchangeable.

4° — Et surtout, au plus profond de l’homme, l’Etre transcendant n’a pas sa place dans une société organisée par un esprit complètement sécularisé.

C’est justement dans cette situation où l’homme est contraint de jouer le rôle de sa propre caricature que l’être profond s’éveille et exige ce qui lui est dû. L’homme entier, écarté d’un monde qui n’admet que le fonctionnaire, se trouve rejeté sur lui-même et c’est alors qu’il se découvre aujourd’hui, dans sa propre profondeur. Il découvre ce qu’il avait perdu : son être originel, et il trouvera ainsi ce qu’il n’avait encore jamais eu : la chance de le manifester et de le réaliser consciemment et de jouir de sa véritable liberté.

Malgré l’effort diabolique de notre civilisation pour inventer et fabriquer chaque jour de nouvelles et séduisantes méthodes pour se débarrasser de la dépression profonde, malgré l’invention quotidienne de nouvelles médecines qui permettent à l’homme de conserver ses fausses attitudes sans trop souffrir, et malgré le développement d’une image de la liberté qui n’est que le résultat de cette identification qui fait de nous des marionnettes. Malgré tout cela, la souffrance de l’homme, ainsi privé et volé de son trésor le plus précieux, devient chaque jour de plus en plus grande. Et c’est sur l’arrière-plan de cette souffrance que l’homme de nos jours s’éveille au tréfonds de son être. Le niveau de la rébellion de l’homme en tant que « sujet » est venu. C’est la souffrance qui provient du fait qu’il n’est apprécié qu’en tant que fonctionnaire d’une réalité inhumaine (devenu un objet parmi d’autres objets), cette souffrance l’éveille en tant que « sujet », ce qui veut dire :

Le chemin, la Vérité, la Vie cessent d’être seulement les notions d’une religion à laquelle on peut, ou non, croire, mais représentent des expériences qui jaillissent de la profondeur intérieure de l’homme. Cet homme se trouve dans les coordonnées d’un système bien différent de celui des sciences qui s’appuient sur les catégories objectives d’identité et de causalité, de la réalité des faits et des choses. Un système dont l’ordre et la hiérarchie des valeurs se produit entre les pôles de la souffrance et de la rédemption, de la promesse et de l’accomplissement du potentiel essentiel et de sa réalisation dans notre forme existentielle. Au fond de toutes nos peines et de nos désirs humains, se trouve l’être essentiel refoulé qui cherche à se manifester dans notre façon d’être dans le monde. Il faut du temps pour que l’homme comprenne, il doit mûrir, mais il prendra enfin conscience de son désir le plus profond : être et devenir soi-même, et il reconnaîtra que l’accomplissement de ce désir, loin d’être de l’égoïsme, est, par contre, le seul moyen de vraiment dépasser le petit ego et de gagner la vraie Liberté de la Vie, celle du Chemin et de la Vérité.

Comment mettre le petit « moi » à sa place ?

Cela ne va pas se faire certainement par la bonne volonté : « Tais-toi ! » ; ni par une éthique pédagogique : « Tu dois être comme ça, on est comme ça. » Aujourd’hui, nous savons très bien que cela ne marche pas, car justement, il n’y a rien qui nourrisse plus et mieux le petit « moi » que de vouloir l’affronter.

Comment alors se réalise la prise de conscience de notre être essentiel voilé par notre moi existentiel et son ordre rationnel ? Il n’y a qu’une seule façon, c’est de prendre au sérieux certaines expériences qui, par leurs qualités et par leurs conséquences, se distinguent profondément des expériences ordinaires. Je parle avant tout d’expériences profondes dans lesquelles l’homme se sent touché par une Réalité plus grande. Ce sont des expériences à travers lesquelles il sent, au-delà de tout doute, des qualités supérieures, et dans lesquelles une force, une clarté et un amour dépassent toute expérience ordinaire. L’expérience de ces qualités le soulagent peu à peu, et le libèrent du joug de la vie existentielle. C’est grâce à ces expériences libératrices que se développe la prise de conscience de l’être essentiel. Dans toutes les religions élevées, cette prise de conscience de l’ÊTRE incorporé dans notre être essentiel, est le fondement et le but de tout exercice orienté vers la grande maturité et la grande liberté. Toute mysticisme en provient et y aboutit, et rien n’indique mieux l’esprit déformé et la perte du juste sens de la Vérité que le fait que, jusqu’à nos jours, le mot « mysticisme » ait été quasi-synonyme de « non-réel ».

C’est là que nous trouvons le point de rencontre de la Réalité qui, bien plus que toute autre réalité, compte pour l’Homme (sujet) : la Réalité supérieure, la Réalité divine, la Réalité des réalités telle qu’elle se manifeste dans « l’expérience libératrice » : l’Illumination.

Celle-ci, bien sûr, ne jaillit pas de chaque expérience qui dépasse l’horizon du rationnel, et pourtant l’on peut dire qu’il n’y a pas un homme qui ne se rappelle un moment ou un autre de sa vie où il a été touché d’une façon qui l’illuminait intérieurement au cours d’un instant.

L’esprit souffle où il veut, mais bien souvent de telles expériences du supranaturel surgissent lorsque l’homme se trouve poussé aux limites de ses forces naturelles, c’est-à-dire face à la mort, à une situation absurde, ou un isolement complet. Seulement, souvent, non préparé à des expériences pareilles, il n’a personne qui puisse lui confirmer l’importance de cette « expérience » et, alors, il la laisse s’effacer et se perdre.

Dans l’humanité actuelle, il y a des millions de personnes qui ont vécu des expériences au cours desquelles elles ont été touchées par quelque chose qui les a rendues capables de survivre à certaines situations qui dépassent les forces naturelles, quelque chose de surhumain, de surnaturel, qui vient de l’au-delà. Il m’est tant de fois arrivé, après avoir parlé de ces expériences, que quelqu’un me dise : « Monsieur, combien je vous remercie. Vous m’avez donné la signification d’un certain moment de ma vie pendant lequel j’avais cru, jusqu’à présent, déraisonner. Cet instant me semble maintenant être le seul qui ait vraiment compté et qui aurait dû me donner le sens et la mesure de ce qu’est vraiment la vie ». Nous sommes entourés de gens qui ont des expériences semblables, mais ceci sans le savoir, et sans reconnaître leur trésor ; et il est vraiment remarquable de savoir que, de nos jours, l’homme est en train de s’éveiller, de regarder et de prendre au sérieux ces expériences qui, du point de vue des sciences, ne sont pourtant « que subjectives ».

Nous arrivons ici au point crucial où les esprits et les chemins se séparent. Il y a, d’un côté, l’esprit plaçant le monde et la réalité des objets au-dessus de la réalité du « sujet » (esprit réduisant le sujet en serviteur d’une réalité objective), et, de l’autre, l’esprit prenant son départ et s’accomplissant dans la réalité et dans l’expérience du sujet, ne niant pas le monde mais l’acceptant comme champ de manifestation de la Réalité Divine.

Je ne crois pas que nous soyons, aujourd’hui, capables d’apprécier entièrement la dimension du tournant dont nous sommes témoins, celui où l’homme commence à prendre le parti du « sujet » en lui, et surtout du « sujet » profond qui n’appartient pas au monde. Prenez par exemple le mot « subjectif », nous avons en effet l’esprit déformé lorsque nous disons : « Tout ce qui vient de lui n’est que subjectif ». Nous connaissons également cette façon de voir du médecin qui regarde son client comme objet, traitant la personne comme un cas. Pourtant, s’il prend le parti de l’homme en tant que « sujet » et commence à s’intéresser à lui sous cet angle, que verra-t-il alors à travers le microscope ? Rien du tout.

Nous devons bien comprendre que, lorsqu’il s’agit de la Personne, il faut oser éliminer ce regard objectif des sciences, car en réduisant tout à un objet de fixation, en classifiant tout dans le système des objets, on élimine l’homme dans son essentiel. Quelque chose de complètement nouveau va commencer alors à naître…

Il serait ridicule de vouloir nier les valeurs ultimes, la grandeur, le résultat de la science, mais il s’agit, aujourd’hui, d’avouer qu’à côté de la réalité du « monde », à côté de l’ensemble des « objets », reconnus par les sciences objectives, il y a une autre Réalité, non moins grande, non moins importante. C’est cette Réalité de la Personne, c’est elle qui doit donner la mesure à l’autre. Ceci est à la base du grand tournant actuel.

Lorsqu’on regarde « objectivement », la première question que l’on se pose est : « Qu’est-ce que cela ? » Eh bien, c’est justement ce que l’on ne peut pas faire vis-à-vis du sujet, car nous rencontrons celui-ci comme un « Toi » qui ne sera jamais un « cela ». Afin de bien comprendre, il faut se rendre compte que l’« aspect physionomique » de la vie dans lequel chaque chose est vue comme un être qui nous regarde, nous invite, nous repousse, nous attaque, correspond à l’homme en tant que sujet.

Le scientifique au regard objectif considère cette réalité physionomique comme le résultat d’une projection de nos émotions et de nos réactions personnelles sur des objets. Et on prétend ne trouver cette Réalité physionomique que chez les enfants, les primitifs ou les poètes. Mais alors, en tant que sujet, nous sommes tous des enfants, des primitifs, des poètes. Il ne nous est pas possible de regarder quoi que ce soit autrement que physionomiquement. Chaque fleur, chaque coussin, chaque chaise, tout objet, prend vis-à-vis de nous, si nous le regardons en tant que sujet, une attitude soi-disant personnelle, c’est-à-dire physionomique. C’est cela la vraie réalité de l’homme, la réalité dans laquelle il vit comme sujet.

Dans la réalité du sujet, tout se présente dans une « rencontre ». Sur le plan scientifique, on nie tout ce qui porte le caractère de la rencontre. La conscience objectivante tâche d’éliminer tout ce qui rappelle la rencontre avec l’homme en tant que sujet. Mais de le reconnaître est justement la clé de compréhension de toute réalité de l’homme en tant qu’Homme. Il n’y a pas de réalité, ni de vérité, ni de liberté, ni de maturité chez l’homme en dehors de la relation Moi et Toi, en dehors du dialogue, en dehors de l’appel et de la réponse ; la notion d’une réalité sans « rencontre » dépasse et efface la Réalité de l’homme. Il est certain que l’homme voudrait bien souvent échapper à lui-même en s’effaçant dans une réalité soi-disant objective, où il n’y a que des relations entre objets et non pas de rencontre entre sujets. Mais, dans la mesure où il efface sa faculté d’entendre, de sentir et de répondre au service d’un monde fixé, organisé, automatisé, l’homme vrai en lui s’évapore et ne se retrouve plus. Dans son imagination d’un « ordre objectif définitif », il suffoque, il étouffe la Vérité, la Vie de la Vie, dans une organisation de faits et de pensées statiques qui le déforment et le font passer à côté du Chemin.

L’homme est une réponse dans une rencontre, où il n’est rien ; mais cela ne signifie pas que la réalité objective ne doive pas exister. Certainement, elle existe, mais elle n’est elle-même qu’un aspect parmi les modes de rencontre de l’« UN ». En tout cas, elle n’est pas l’aspect qui permette de trouver la Vérité dans l’homme et pour l’homme, car elle élimine la « rencontre ».

La rencontre la plus importante est celle de l’homme avec son être essentiel, et au travers de celui-ci avec l’essentiel dans tout ce qu’il rencontre. L’homme mûr sera toujours celui qui a osé « rencontrer » son être et qui a répondu à l’appel de cette voix intérieure qui exige la Réalisation de l’Image et du Chemin qu’elle représente. L’Image (et son Appel) est l’expression individuelle du Divin ; elle est la manifestation individuelle de la Grande Vie, du Grand Tout en nous-mêmes. Et l’Homme, la Personne est, je le répète, une réponse à son « appel » où il n’est rien du tout. Il se supprime lui-même s’il évite d’être une réponse. Et quelle est la réponse juste ? C’est l’effort qu’il fait pour s’approcher de plus en plus de cet état d’être dans lequel nous devenons toujours plus perméables à notre être essentiel et, en même temps, capables de le manifester dans le monde. Cet état d’être est celui dans lequel nous sommes capables de témoigner du Divin dans notre Liberté. La Liberté, après tout, se manifeste surtout dans la façon dont nous répondons, dont nous accueillons ce qui nous arrive. Nous pouvons dire Oui ou Non, nous pouvons accepter ou rejeter, mais c’est précisément là que se manifeste la véritable Liberté : même forcé de faire quelque chose de déterminé sur le plan des « objets », l’homme, en tant que « sujet », a toujours la Liberté de dire Oui ou de dire Non. Ainsi, la Liberté lui de l’Homme est la façon dont il « rencontre » ce qui lui arrive, sa manière de répondre et d’appeler.

Parler d’une Liberté qui peut être mise en question par la causalité, c’est-à-dire les conditions de l’existence, cela revient à parler d’une Foi qui peut être mise en question par un doute. Ce n’est pas la véritable Foi. C’est une croyance fondée sur des arguments et appartenant à l’homme perdu dans les objets. Ainsi, la liberté mise en question par la causalité n’est pas encore la véritable liberté, ce n’est qu’une suggestion à certaines conditions, c’est-à-dire une dépendance. La liberté de l’Homme, la Liberté intérieure qui réalise et exprime son développement humain est la faculté indépendante qu’il a de décider de son attitude envers ce qui lui arrive et de se donner sans réserve à ce qui lui paraît en valoir la peine. Et toujours, quelle que soit la condition, quelle que soit la situation, ce sont des occasions de témoigner librement de l’ÊTRE Divin présent dans notre être intérieur. L’homme mûr est libre d’accepter l’inacceptable et, ce qui peut-être est le sommet de sa liberté, peut s’abandonner à fond perdu plein de confiance. Et c’est cela la Foi. La véritable Foi peut être donc l’ultime expression de la Liberté.

La RENCONTRE dépend toujours de celui qui répond :
Sur le premier plan — La rencontre se fait avec le monde en tant qu’ami ou ennemi, car le sujet qui rencontre est l’ego existentiel qui veut survivre et vivre en sécurité. Pour celui-ci le vis-à-vis est toujours ami ou ennemi. La façon de lui répondre, c’est de s’en assurer en le maîtrisant. L’instrument le plus efficace pour ce faire est la « ratio ».

Sur le second plan — La rencontre se fait avec le monde en tant qu’« ordre de valeurs objectives ». Le sujet qui rencontre est déjà un sujet plus évolué. C’est le « soi » de la personnalité qui se trouve relié à la réalité objective des valeurs. La façon de lui répondre, c’est de servir. Pleinement réalisé, il deviendrait une parfaite réponse aux exigences de la communauté.

Sur le troisième plan — La Rencontre se fait entre l’Homme identifié avec son être essentiel et le monde en tant que chance d’auto-réalisation de cet être au sein de l’existence. La façon de répondre à la Vie, c’est l‘intégration. On atteint ici la Liberté d’être soi-même en tant que Personne, en tant que Témoin de la Grande Vie dans la vie du « monde », et indépendant des conditions de ce monde.

En ce qui concerne ces conditions, rappelons que :

1°) Le « je » du premier plan veut maîtriser les conditions, il (n’) est (pas) libre, seulement dans la mesure où il est capable de les maîtriser.

2°) Pour le « je » du second plan, il ne s’agit pas tellement de maîtriser les conditions de l’existence, mais grâce à son attachement et en réponse aux valeurs, de s’élever au-dessus d’elles. Ainsi on s’élève déjà en écoutant de la belle musique, en étudiant de la philosophie, en lisant de la poésie, mais bien plus encore en servant sans réserve et avec toute sa responsabilité.

3°) Quant à l’homme du troisième plan, il est capable d’accepter les conditions de l’existence. Il n’est plus question de simplement les maîtriser ou de les dépasser, mais de les accepter. C’est dans l’acceptation de la Réalité de l’existence et de ses menaces : l’annihilation, l’absurde et l’isolement, que s’exprime véritablement la Réalité de notre « essence » de notre être intérieur. Ainsi, la Liberté vraie est la Liberté jaillie de l’être non conditionné.

Plus l’homme s’identifie à l’appel qui lui vient de cette Source, plus il se rapproche d’un état dans lequel il n’est plus déterminé par les faits de l’existence. Il devient d’autant plus libre que, grâce à sa maturation, il transforme sa forme existentielle en un état d’être perméable à son être authentique, et invulnérable aux conditions de son existence. Plus son être authentique préoccupera sa conscience, plus il envisagera tout en accord avec celui-ci et le concevra comme la chance d’une nouvelle transformation aboutissant à la réalisation de l’homme mûr.

Le développement qui aboutit à la maturité concerne l’homme entier, et non seulement sa vie « spirituelle ».

Jusqu’à maintenant la connaissance de l’homme était plus ou moins fondée sur la distinction du, corps et de l’âme ; nous avons le médecin qui s’occupe du corps, nous avons le psychologue qui, pourrait-on dire, s’occupe de l’âme. Plus cette distinction devient absolue, plus elle devient la preuve même que nous avons perdu de vue l’homme en tant que sujet tel que nous le rencontrons dans notre vie quotidienne. Vous n’avez encore jamais vu courir autour de vous une âme ! ou un corps seul ! toujours une personne. Qui est-elle ? C’est quelqu’un qui est là dans un ensemble de gestes, d’attitudes et tout ce qu’on peut appeler « gestes », « attitude » est au-delà de la contradiction âme et corps. Voulez-vous les définir comme corporels ? Alors, on ne voit que leur extérieur. Comme spirituels ? Alors on ne voit que leur « intérieur ».

Je me souviens d’avoir posé cette question au cours d’une conférence que je donnais dans un congrès médical : « Vous m’entendez parler… Eh bien, qui entendez-vous ? Est-ce mon corps ou est-ce mon âme ? » On me répondit : « Votre voix, c’est le corps, mais ce que vous dites, ce que nous comprenons, c’est plutôt quelque chose de spirituel ». Un autre dit : « C’est une unité du corps et de l’âme que nous entendons ». Je devais bien lui dire : « Cette réponse, n’est-elle pas une « crampe », bien loin de ce que nous envisageons dans notre expérience ! » « Alors, qui entendez-vous ? » Enfin, quelqu’un a eu le courage de dire : « C’est vous ! » Eh bien oui, c’est moi ! Moi, vous, sommes ce quelqu’un vis-à-vis de quelqu’un. Vis-à-vis de ce quelqu’un, il n’est pas possible de faire une distinction âme et corps. Il est là ce quelqu’un tel qu’il est, tel qu’il se présente, tel qu’il vous regarde, tel qu’il vous rejette, vous accepte, il est là dans l’ensemble de ses gestes et si (comme nous le faisons dans notre vie quotidienne) les Sciences parvenaient à prendre au sérieux l’homme en tant que « quelqu’un », cela serait une nouvelle page que l’on tournerait dans le livre de la recherche scientifique de l’Homme. Ce que l’on appelait hier le corps, aujourd’hui c’est l’homme dans sa façon d’être là, d’être présent, dans l’ensemble de ses gestes, dans une « position », un « maintien ». Et le sens des termes « gestes », « position », « maintien » manifestent toujours l’homme entier et au-delà de ce qu’on appelle « corporel » ou « spirituel ».

Ainsi s’ouvre à nous pour la médecine, pour la pédagogie comme pour toute conduite de l’homme, ce que l’on pourrait appeler le troisième chemin. C’est le chemin qui accepte l’Homme en tant que Personne et s’occupe de lui tel que nous le voyons ; tel que nous le rencontrons du moi à toi qui nous appelle et auquel nous répondons. C’est aussi celui dont nous nous occupons, celui que nous devons aider, celui qui souffre, celui qui cherche le Chemin de la libération.

Essayons donc d’accepter l’homme entier, dans l’ensemble de ses attitudes, dont la « signification » est la Personne qui est au-delà du corps et de l’âme. Cet aspect personnel nous permettra seulement de comprendre ce que l’importance de la respiration, le centre de gravité, le rythme de tension et de détente, peuvent avoir pour le développement de l’homme en tant que sujet. Une réalisation de l’homme entier ne se fait jamais sans une respiration « juste » et ne se fera jamais sans une attitude centrée d’une façon juste, dans un rythme de tension et de détente qui est juste. Et que veut dire « juste »? Eh bien ! c’est très simple si on se rappelle la loi de la personne : c’est de gagner une manière d’être présent qui soit perméable à notre être profond et capable de l’exprimer dans les circonstances de notre vie. « Juste » sera toujours ce qui correspond à cette loi. C’est grâce à ce regard qu’on sera capable de développer une respiration qui est juste, une attitude centrée d’une façon qui est juste, et aussi une tension juste.

Toujours, à nouveau, on se demandera : « Comment la respiration, l’attitude du « corps » centré trop haut ou trop bas, la tension ou la détente, comment tout cela ajoute-t-il quelque chose au développement de l’homme entier ? Si l’on a posé cette question, c’est que l’on a pensé au développement de l’homme, de l’être humain, comme à une chose uniquement spirituelle, et que d’autre part on comprend tout ce qui est mouvements, attitudes et gestes, comme étant exclusivement corporels. Ces deux façons de penser sont fausses. L’homme entier n’existe que dans l’ensemble de ses gestes qui représentent sa façon d’être là, de s’ouvrir ou de se renfermer, de se donner ou de se réserver, de se lâcher ou de se maintenir, etc… et c’est dans cette façon d’être là qu’il se réalise selon sa destination ou qu’il passe à côté de lui-même. L’ordre du cœur se manifeste et se réalise dans l’ordre du corps. C’est donc uniquement grâce à une attitude centrée « juste » que l’homme entier sera capable de produire le fruit le plus important d’une maturité vraie : « l’Homme transformé ».

L’Homme « transformé » en une PERSONNE se trouve dans un « état d’être » qui manifeste son être transcendant au sein de l’existence. L’être transcendant authentique étant la façon individuelle dans laquelle se manifeste l’homme devenu transparent à son être profond représente la GRANDE VIE, donc un état de création perpétuelle. De sorte que l’on devrait dire : « Le fruit de l’Homme Libéré est une Vie Créatrice ».

Dans les conditions de la vie actuelle, les chances de vivre une vie créatrice diminuent de plus en plus, et il n’y a vraiment que l’artiste qui semble conserver une petite chance de vivre une vie créatrice. Mais cela n’est évidemment valable que dans la mesure où l’homme est emprisonné dans son moi existentiel et plus ou moins obsédé par l’idée que le monde objectif est la seule réalité qui compte.

A partir du moment où l’homme cherche et trouve le sens de la vie dans l’expérience d’une réalité de l’au-delà, tout change et il s’ouvre à lui un nouveau champ d’évolution de vie créatrice.

Elle s’agrandit au fur et à mesure qu’il s’oriente vers l’essentiel en lui et en tout ce qui l’entoure pourvu qu’il le rencontre et lui réponde en tant que « sujet ». Il deviendra créateur pour lui-même et pour les êtres reliés à lui dans une relation personnelle.

Mais comment expliquer ce fait que nous-mêmes, nous pouvons servir de matériel, de champ et de but à une vie créatrice ? La plante obéit à la « loi » de son entéléchie sans difficultés et sans obstruction, et cela au rythme du souffle créateur Ying-Yang, de l’inspiration et de l’expiration, du devenir et du dédevenir. Rien ne s’oppose à la transformation permanente de toute forme « devenue ». L’une sort de l’autre, et de même, les deux stades ultimes de tout ce qui est vivant : le durcissement et la dissolution, sont englobés dans le mouvement de la transformation. Les feuilles que nous voyons durcir procurent, en pourrissant, le matin d’une nouvelle vie. Durcissement d’un côté, dissolution de l’autre, il s’agit toujours de la même vie. La vie de la nature est toujours de la même vie. La vie de la nature est toujours ce mouvement de la transformation des formes qui deviennent et s’effacent, sortent et rentrent, tandis que chez l’homme, le Ying et le Yang, la rédemption et la création, la vie objective et la vie du sujet deviennent des buts différents, des oppositions les unes par rapport aux autres. Ainsi, par exemple, la crispation et le laisser-aller qui remplacent le rythme naturel entre la tension et la détente, sont chez lui des états qui s’excluent et qui sont le contraire de la vie. Ils deviennent la pétrification et le désordre, visages du Mal. (J’ai le souvenir de l’image d’un rêve très impressionnant que m’a raconté une femme qui travaillait chez moi. Elle se trouvait sur un chemin et se voyait tout à coup face à face avec une immense bête noire, faite de granit… vivante… qui ne bougeait pas… et elle sut : « Voilà, ça c’est le méchant absolu ».)

C’est justement sur l’arrière-plan de ces deux déformations : la forme qui se durcit (ce qui nous arrive tout le temps) ou la perte de toute forme (ce qui nous arrive aussi) que, pour l’homme, se développe la chance d’une vie créatrice. La créativité signifie toujours le développement de quelque chose qui émerge du néant, quelque chose de complètement nouveau, mais qui doit être gagné grâce à une victoire sur ce qui s’est sclérosé ou défait, qui s’est déformé étant « devenu » (sans continuer à devenir) et ainsi, de moins en moins vivant. Du moment que l’homme, grâce à son obéissance à l’appel qu’il a entendu au tréfonds de son être, a trouvé la nouvelle forme qui, tout en correspondant aux exigences du monde, reste transparente à l’ÊTRE il aura gagné un état d’être qui lui permettra de rester dans le mouvement d’une transformation perpétuelle. Il sera parvenu au point où la roue de la transformation ne s’arrête plus.

Cette Roue de la Transformation comporte cinq rayons, dont trois sont essentiels. Pour vraiment manifester la vie à travers notre comportement, il s’agit toujours de nouveau de réaliser le principe de la respiration de la vie, le « meurs et deviens ». Cela veut dire tout d’abord de lâcher ce qui est « devenu », de lâcher ce qu’on a et de laisser ce qu’on sait. Ayant lâché, on doit pouvoir risquer de se laisser devenir un avec les forces de base du Grand Maternel, en nous-mêmes. Dans notre respiration, ce moment est celui entre l’expiration et l’inspiration.

Pourvu que l’on s’abandonne, il se passe là une chose inouïe : la transformation du « devenir » dans la forme dans laquelle on se retrouve. Ceci est le troisième pas. On se trouve comme surpris par une image vis-à-vis de laquelle on se sent l’obligation de l’acceptation de la responsabilité de réaliser ce qui nous est demandé par cette image, tout en « laissant faire ». Voilà le sens de l’abandon : la création de quelque chose de nouveau. Sans abandon : pas de vie créatrice.

De même : le sens de l’expiration parfaite, c’est une inspiration qui est juste. Il en est toujours ainsi. Le sens de ce qui est noir, c’est la lumière qui veut être découverte. Le sens de la maladie, c’est la santé qui se cherche. Le sens du « je » existentiel qui bloque le chemin de la réalisation de l’essentiel, c’est la découverte de l’être essentiel sur l’arrière-plan de la souffrance que produit la domination du « je existentiel » et son ordre durci.

Et voilà les trois grands pas : la « mort » — l’abandon à l’union dans l’obscurité de notre être profond — la renaissance.

Il y en a deux autres : afin de s’apercevoir de l’attitude fausse qu’il faut cacher, il faut être éveillé et avoir la vigilance voyante. Ceci est le premier échelon. Le second, c’est de lâcher, laisser. Le troisième : communier avec le fond de notre être. Le quatrième : accepter la responsabilité de l’image dont la conscience est le fruit de l’abandon ; et le cinquième, c’est l’effort de réaliser dans notre vie quotidienne l’image que nous avons « goûtée » et reconnue pendant le quatrième pas.

Arrivés là, nous échouons et nous allons le remarquer en revenant au premier échelon : la vigilance voyante. Et c’est en continuant ainsi dans le mouvement de cette roue transformante que, de moments en moments nous devenons créateurs de nouvelles formes qui, toujours à nouveau, une fois « devenues » vont se durcir. Et toujours, alors, elles vont provoquer un mouvement correspondant à la loi du « meurs et deviens » et qui ainsi nous fait rejoindre le chemin de l’Homme : devenir perméable à son être authentique et capable de le réaliser afin, à travers lui, de manifester la plénitude, l’ordre et l’unité de l’ÊTRE, dans toute situation de la vie quotidienne.

***

Question : .Pourriez-vous nous donner un ou deux exemples de ce que vous avez nommé tout à l’heure « l’Expérience »

Réponse : L’Expérience, l’Expérience profonde, (tout gravite autour d’elle) nous fait « goûter » la Grande Vie, la Vie Universelle, l’Etre.

L’ÊTRE, en tant que notion, est la chose la plus abstraite, tandis que, en tant qu’expérience, c’est la chose la plus concrète, c’est-à-dire si l’on est capable de le goûter, c’est-à-dire d’en faire l’expérience. L’Expérience de l’ÊTRE est l’expérience de la rencontre de l’homme avec quelque chose en lui qui le surprend et lui donnera sa liberté authentique. Quelque chose d’extraordinaire, qui vient tout à coup à un moment inattendu, que l’on sent très fort et qui change tout.

Par exemple, vous êtes gravement malade, d’une maladie qui vous met en danger, et vous vous rendez compte un jour que vous allez vraiment mourir. Il n’y a rien de plus terrible à accepter pour le « je » naturel. Il se défendra, il luttera contre la mort, il s’illusionnera, mais cela ne fera qu’aggraver la situation ; elle ira toujours en s’empirant jusqu’au jour où le malade pourra se dire qu’il n’y a vraiment rien à faire, qu’il doit accepter de mourir. Accepter la mort ; réfléchissez.., c’est un acte absolument paradoxal pour le « moi » naturel. Et cependant, l’homme, s’il est capable de faire cet acte paradoxal, d’accepter l’inacceptable, de faire quelque chose que son petit moi ne peut pas faire, alors l’homme découvre celui qui peut faire ce que le petit moi ne peut pas faire, qui est un autre que le petit moi. Et au moment Même oh il accepte l’inacceptable, où il accepte l’anéantissement, tout à coup sa peur a disparu et il ressent un grand calme. Devenu paisible, il sentira soudain qu’en lui il y a quelqu’un qui ne peut pas même être touché par ce que le petit moi appelle la mort. Il se sent complètement apaisé, rempli d’une force inconnue, énorme, qui dépasse toute force naturelle et mérite d’être appelée supra-naturelle, car elle révèle une plus grande Vie.

C’est pourtant à ce moment là qu’il mettra tout de suite en doute ce sentiment de plénitude reflété sur le plan de sa conscience objective… et il se dira : « Mais mon ami, la détente qui s’est produite là… est bien naturelle, on ne peut pas toujours rester dans un tel état de tension, et ce grand calme n’était rien d’autre que l’expression de cette détente : un sentiment absolument subjectif ». En s’expliquant intellectuellement ce qui lui est arrivé, il perdra ce qui l’avait touché dans son expérience.

Ainsi, comme nous l’avons dit, l’homme a goûté « quelque chose » qui lui restera voilé aussi longtemps qu’il se trouvera sous l’emprise de la conscience du « petit moi ». Sans cette conscience, il n’existe pas de logique rationnelle, ni de langage, ni de droits, ni d’organisation dans le Monde, mais si la logique des objets gagne du « champ » complètement dans le Monde, l’homme élimine en lui la chance de prendre au sérieux la réalité de toute « rencontre » avec le sujet, et de même celle avec cet être essentiel qui le touche dans Ses expériences les plus profondes. Il la réduit à zéro.

« L’Expérience » venue de l’acceptation de l’anéantissement est très courante à notre époque. Pensez à toutes les guerres, etc…, et pensez à ces onze mineurs allemands qui viennent dernièrement d’échapper à la mort alors qu’ils étaient prêts à l’accepter. Je me trouvais moi-même non loin d’eux à ce moment-là et j’ai eu l’occasion d’écouter le reportage d’un journaliste. Voici ce que disait le bonhomme, une énorme bêtise : « Enfin, les hommes vont être sauvés, mais nous espérons naturellement qu’ils vont oublier tout ce qu’ils ont vécu là le plus rapidement possible »… Cette ignorance de la vérité, nous l’avons vécue en Allemagne tellement souvent, lorsque des gens rentraient de Russie après plusieurs années de prison. Ceux qui y avaient survécu étaient des personnes qui avaient vécu des « expériences » extraordinaires. Mais, au retour à la maison, ils avaient rarement trouvé quelqu’un qui sache les comprendre dans leurs expériences, chacun s’évertuant à leur faire oublier le plus vite possible ce qu’ils avaient souffert. Et pourtant, c’est à travers ces expériences qui nous rendent capables de survivre au-delà des forces humaines que se trouve le trésor de l’Humanité d’aujourd’hui.

L’anéantissement accepté éveille l’Etre transcendant manifestant l’ÊTRE dans son aspect de Plénitude qui renouvelle.

Il faut parler aussi des autres « Expériences » qui représentent les autres aspects de la Trinité, la forme existentielle du second aspect de l’ÊTRE, c’est-à-dire l’Ordre, se trouve dans l’importance de ce qui donne « un sens » à la vie de l’homme.

Il y a des situations dont nous ne pouvons comprendre la signification, et nous avons tous connaissance de telles situations, comme celles par exemple, où l’injustice aboutit à un paroxysme proche de l’absurde. Le désespoir qui jaillit de cette injustice correspond à la peur devant l’anéantissement dont nous avons parlé auparavant. Et là, à nouveau, si l’homme est capable d’accepter l’inacceptable au regard de la Justice, il peut arriver qu’au moment même, il soit soudain enveloppé d’une lumière au sein des ténèbres de cette souffrance. Une voix lui dit tout à coup : « C’est exactement ainsi, c’est comme cela, tout est bien… » — tout étant comme il est, tout est en ordre — Et l’homme se trouve subitement dans une clarté. Il se demande : « Comment et par quoi ? » De poser cette question, indique qu’il n’a pas encore bien compris ce qui arrive, car une expérience pareille ne se passe que sur le plan où il n’y a plus de pourquoi. Et, grâce à cette expérience, l’homme se trouve sans aucune raison dans un état de clarté comme l’autre, tout à l’heure, en pleine faiblesse se trouvait dans un état de force. Ils ne sauraient pas dire d’où elles viennent, cette force ou cette clarté !

La troisième chance d’avoir l’EXPÉRIENCE est dans la manifestation de l’ÊTRE sous son aspect de l’Unité. Dans le monde du moi naturel, ce qui dans l’ÊTRE est l’Unité est présent dans tout ce que nous appelons la communion et l’amour.

L’homme est un être « social » ; il ne peut pas vivre dans le complet isolement, il lui faut « Toi », il a besoin des autres. Il doit pouvoir parler, il a besoin du dialogue, de la « réponse ». Il y a des situations dans le monde où l’homme se sent tout à coup rejeté sur lui-même d’une façon qui est vraiment d’une désolation totale : peut-être a-t-il perdu sa femme qui était tout pour lui, qui était vraiment pour lui le « dialogue » dans le monde. Si, pour lui, cela veut dire l’isolement complet — « rien ne répond plus » — il sera incapable de vivre comme cela. Et, de nouveau, à ce moment là, s’il lui est donné d’accepter une situation pareille (on peut ne pas le « faire »), mais s’il lui arrive de pouvoir accepter cela, il peut avoir une de ces grandes expériences. Tout à coup, il se sent reçu et embrassé d’une façon incompréhensible. Il sent qu’il n’est pas du tout isolé, mais qu’il fait partie du grand TOUT, qui se manifeste en lui dans un sentiment de chaleur et d’amour. Il ne saurait pas dire : « Par qui suis-je aimé ? » ou « Qui j’aime ? ». Mais il est dans un état d’amour maintenant, comme avant dans un état de clarté ou dans un état de force. Ainsi, grâce à cette attitude d’acceptation de quelque chose qui est inacceptable sur le plan de l’isolement, l’homme goûte la grâce de la Trinité. La tristesse de l’isolement se transforme en un état d’être d’amour, comme la peur de l’anéantissement en un état de force, comme le désespoir en face de l’absurde en un état de clarté.

J’ai voulu seulement indiquer ici les trois plus grandes formes de l’Expérience, mais peut-être que chacun peut tout à coup voir ressurgir devant lui le souvenir de certains moments extraordinaires de sa vie qui ressemblent à ces états d’être.

Il y en a d’autres encore dans lesquels, sans aucune raison particulière, vous vous sentez tout à coup au cœur même de votre vie quotidienne dans un état « différent ». Vous vous sentez « tout rond » pour ainsi dire, en ordre, complètement bien en vous-même, et en même temps en transparence et en contact avec toutes choses.

A partir du moment où la transcendance nous touche, la logique de la tête se tait, la logique du cœur s’ouvre. A travers tout, luit une mystérieuse plénitude, tout semble rempli d’un sens profond et pénétré par un souffle de chaleur et d’amour.

C’est une logique d’une ordonnance bien différente de la logique ordinaire, mais elle a une signification symbolique, un sens profond et transformant pour celui qui la goûte et lui obéit. C’est dans cette obéissance que nous trouvons la plus haute liberté.

Je ne puis que vous dire : « Soyez pleinement ouverts et exercez toujours la vigilance voyante, afin que de pareils moments ne vous échappent pas. »