Didier Corne
Nature et Économie vers une réconciliation

(Revue 3e Millénaire ancienne série. No 14. 1984) Bloquée au niveau national et international, l’économie se recycle et mute lentement à l’échelle humaine Le progrès nous a fait oublier qu’on ne commande à la nature qu’en lui obéissant « Nature » et « environnement » deviennent des enjeux politiques, des sources d’éthiques nouvelles Didier Corne […]

(Revue 3e Millénaire ancienne série. No 14. 1984)

Bloquée au niveau national et international, l’économie se recycle et mute lentement à l’échelle humaine

Le progrès nous a fait oublier qu’on ne commande à la nature qu’en lui obéissant « Nature » et « environnement » deviennent des enjeux politiques, des sources d’éthiques nouvelles

Didier Corne est un spécialiste de l’urbanisme. Il étudie aussi les interférences entre les transports, les déplacements des individus et la nature. Ses travaux l’ont amené à réfléchir sur le gouffre qui se creuse entre l’économie des hommes et le saccage de la nature qui lui permet pourtant de vivre. Cette courte étude a pour but de montrer que notre avenir dépend en grande partie d’une réconciliation entre la nature et nos nécessités économiques mais cette réconciliation implique un nouvel état d’esprit, une nouvelle éthique.

« Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre et dominez la. » Cette injonction (Gen., I, 28), a exhorté l’Homme à se rendre maître de la Nature. Dans cette optique, le développement industriel et technologique qui semblait émanciper, libérer l’Homme de la Nature fut baptisé « Progrès ». Peu importait alors que ce « progrès » se basât sur le pillage de la planète et l’exploitation d’autres peuples non emportés par cette envolée d’ordre matériel. Ainsi, dès son émergence, la société qui basait son devenir sur ce progrès s’est sentie en rupture avec le naturel.

Ce « progrès », ou plutôt cette conception du progrès, fait éclater au jour toute son insuffisance et réhabilite en lettres d’or cette allégation trop longtemps négligée : « On ne commande à la nature qu’en lui obéissant. »

L’organisation économique a maladroitement copié la sélection naturelle, en posant comme postulat que la concurrence économique sélectionne le plus apte. La division sociale du travail n’est également que l’image, transposée à la société, de la répartition en « niche écologique » que l’observation des écosystèmes révèle.

Ainsi, l’homme désirant se libérer des contraintes naturelles a copié ses principes de fonctionnement en prétendant s’en éloigner !

Notre bévue a donc été double : notre compréhension des mécanismes naturels est sans doute insuffisante ; une transposition au niveau social de notre appréhension intellectuelle de la nature est un leurre qui conduit à des effets parfois plus contraignants et pesants pour l’Humain que ne l’était la nature non domestiquée. C’est au péril de leur vie que certains ont prétendu maîtriser sinon mater la nature ; mais la terre reprend à l’homme les droits qu’il lui a confisqués sans diplomatie. D’abord chassé, le naturel revient au galop…

Une telle méprise a pu être induite par le renvoi dos à dos de la nature et de la culture, artefact humain qui nait précisément du rejet de la nature. De là ont été pris pour « primitifs », pour « inférieurs » les groupements humains qui ne dérogeaient pas aux lois naturelles. « Vivre à l’écoute de la Terre » a irrité l’aristocrate et irrite plus encore l’homme dit cultivé. La même mécompréhension du sens de la nature a poussé certains à s’en rapprocher d’une manière inappropriée, parce que motivée d’abord par le rejet de notre culture [1]. Ainsi le refus d’un monde industrialisé n’a pas plus rapproché ceux-là de la nature que ceux-ci n’avaient pu s’en éloigner en la méprisant.

Une voie médiane entre ces deux grands types de comportements semble à trouver.

Les lacunes de l’économie

L’Humanité, qui a joué à l’apprenti sorcier sur sa branche occidentale, se sent conduite vers une inéluctable catastrophe par un système portant en lui sa propre source d’échec puisqu’il ne fonctionne qu’en croissant. Depuis quelques années « Halte à la croissance ! » nous disent les rapporteurs du Club de Rome. En effet, les limites planétaires sont atteintes, l’économie a atteint un seuil de complication au-delà duquel il s’effondrerait.

Cela augure une nouvelle ère dans le devenir de notre société industrielle développée, celle de la prise de conscience des dysfonctions qu’elle a induites. Une nouvelle valeur se crée ou plutôt une valeur enterrée depuis des siècles réapparaît : la nature, nouvellement appelée « environnement » ; ce nouveau signifiant démontrant l’existence nouvelle d’un concept sans précédent. La « Nature », l’« Environnement » qui deviennent aujourd’hui enjeux politiques, pôles d’intérêt scientifiques, points d’ancrage de « religions » et d’éthiques nouvelles, et sources même d’inspiration artistique ne sont pas les résultats d’un vague toilettage de la Nature de nos ancêtres. Bien qu’ils en procèdent d’une certaine manière, ce sont plutôt une seule et même entité nouvelle, signe d’une révolution interne à la société industrielle qui, du coup, se métamorphose. Il est des sources multiples de signes avant-coureurs et de « prophéties » annonçant une telle transformation, mais leur imprécision, leur interprétation délicate ou simplement leur probabilité d’occurrence méconnue ne les rendaient guère crédibles.

C’est ainsi que dès le début de la révolution industrielle un certain nombre d’économistes avaient entrepris d’imaginer, de leur point de vue, avec les outils intellectuels de leur époque, les issues possibles à long terme de la société capitaliste qui se mettait en place sous leurs yeux [2].

En effet si les récents problèmes d’environnement sont devenus des problèmes économiques, l’économie classique a été longue à manifester de l’intérêt pour ce secteur qui, débordant d’une société industrielle allant en se complexifiant ne pouvait être appréhendé avec les outils économiques communément utilisés.

Dans les années 60 des individus isolés commencent à identifier des effets « pervers » du progrès technique et qui ne sont pas encore pris en compte par la plupart des économistes, leur traduction directe en flux monétaire posant un problème. Ces défenseurs de l’environnement observaient et dénonçaient, mais en vain : leurs unités de mesure n’étaient pas économiques.

Dans un premier temps, prise dans son élan l’économie continue de se focaliser et de se développer sur trois dominantes : la production, la consommation des biens et services et les flux onéreux, condition sine qua non et moteur d’un système échafaudé en trois siècles. En dépit de son étymologie (oikos : maison, abri et nomos : savoir sur, science de), l’économie abandonne tout un pan de son activité à une science en pleine mutation, l’écologie (oikos – logos). La similitude des termes et des concepts (producteur, consommateur, productivité, transformation, etc.) augure depuis Haeckel (1834-1919), un mariage qui se fera avec difficultés dans les années 60. Outre-Atlantique l’opinion publique et la « beat generation » contribuent, à la base, à cette rencontre entre les deux disciplines.

Secouée dans ses fondements par l’écologie qui l’épouse par raison, l’économie prend alors un nouvel essor et s’élève au-delà des flux monétaires, seuls dignes autrefois de retenir son attention, et découvre tout ce qu’elle abritait jusque-là et qui était baptisé d’externalités.

En soi, ce phénomène n’apparaît pas comme très différent de quelques fluctuations isolées d’une société pérenne dans ses fondements. Le mouvement peut même être pris comme un simple tournant dans l’histoire des sciences si ce n’est celle, encore plus sectorielle, de l’économie. La problématique de l’économie de l’environnement découle des problèmes que rencontrent les sciences économiques, « étude des formes que prend le comportement humain dans la disparition des moyens rares » selon l’expression de L. Robbins. Mais les problèmes que rencontre alors la science économique procèdent eux-mêmes des hiatus qui se creusent entre les besoins croissants des hommes et les ressources rares de la planète. La pollution, l’épuisement des ressources naturelles interrogent l’économie, suscitent l’économie de l’environnement et incitent en cela la société à s’interroger sur elle-même. L’activité des sociétés industrielles aboutit à les mettre elles-mêmes en question. « La société en question » voilà une cassure qu’il est fort peu probable que nous soyons les seuls à avoir rencontrée ; l’histoire des guerres, des migrations, des invasions et des colonisations n’est autre que l’histoire des sociétés placées devant l’alternative, peu réjouissante faite de leur effondrement ou de leur engagement dans ces voies d’action. Aujourd’hui la difficulté se présente plus ardue car l’homme n’a pas de nouvelles terres à conquérir et l’écologie nous évite d’oublier que la terre est un système clos ; il faut passer nous dit Boulding, de « l’économie de cow-boy » à « l’économie de cosmonaute » [3]. Et, « il n’y a pas de passagers sur le vaisseau spatial terre. Nous sommes tous l’équipage », écrit Marshall Mac Luhan en jetant ainsi un pont entre constat scientifique et comportement moral.

Ce problème atteint un degré sans précédent, tant par sa nature à présent planétaire que par son urgence et sa gravité. Ce type de problème se pose à l’aurore de toute nouvelle société ou civilisation prenant ses racines dans une émigration, une conquête, une invasion. Mais aujourd’hui le problème véritable est qu’il n’y a précisément plus rien à conquérir, plus de terre propice, immense et vierge où aller, plus de peuple nouveau à conquérir sans danger. La contrainte se pose donc avec une extrême prégnance et elle exhorte à une interrogation en profondeur, tandis que, un à un, s’éteignent les espoirs de trouver une issue dans la conquête de nouvelles planètes, de terres polaires ou désertiques. De plus en plus l’utopie se fait a-topie et découvre la nécessité d’une conquête intérieure de notre société ; il ne s’agit pas de bâtir de nouvelles villes mais d’aménager notre société qui ne peut plus, comme ses sœurs cadettes, se perpétuer en déménageant. Faute de pouvoir changer de lieu notre société doit se changer elle-même, elle doit s’aménager pour se poursuivre ; voilà qui est nouveau tout à fait, voilà qui augure une nouvelle ère.

La dimension du problème posé est à l’échelle de la planète alors qu’une seule société l’a généré. Une nouvelle conscience se fait jour sur laquelle plus d’un auteur, de toute nature, a discuté, de Teilhard de Chardin, un religieux, à Schmidt, un politicien, en passant par Mac Luhan, un scientifique, pour quelques exemples rapides.

Ainsi apparaissent liés les pollutions, les ressources énergétiques et leur exploitation avec, en subsidiaires, la surpopulation, les risques atomiques, les inégalités sociales à toute échelle, l’urbanisme outrancier, la stérilisation des terres agricoles, etc. Tous ces problèmes s’avèrent être intersectoriels, interdisciplinaires et internationaux.

Une question alors se pose : « Que faire ?»

Une économie complexe ou rien

Science économique et sphère économique ont historiquement évolué de manière interactive. Actuellement, le déterminisme de nos activités économiques, cautionnées par la science économique qu’elle a initiée, fait l’effet d’un dangereux système autonome [4]. Les politiciens refusent en partie de s’aventurer dans une autre voie car il n’existe pas d’autre théorie. Les économistes les plus conservateurs refusent quant à eux de refondre leur savoir puisque « la réalité et le réalisme prouvent que… ».

Comment sortir de l’impasse ?

L’inaptitude majeure de la comptabilité classique réside dans son incapacité à saisir la complexité. Les mots vides de sens que sont « l’intérêt général », « la Collectivité » de même traduisent les inepties de notre organisation politico-économique. Ce n’est donc pas dans la structure porteuse des problèmes que l’on affronte, qu’il faut rechercher leur solution. Globalement, c’est dire que ce n’est pas des politiciens et des économistes qu’il faut attendre une profonde remise en cause de la société qu’ils ont façonnée.

Bien sûr, dépolluer avec des bactéries issues des laboratoires, développer la production de l’emploi de biogaz, de papier et de verres recyclés ; approfondir les recherches en biotechnologie, ou pour l’énergie nucléaire de fusion, ou encore pour les piles à combustible, etc. ; tout cela n’est pas vain. Mais quels nouveaux obstacles éthiques l’information de la société cache-t-elle, et quels coûts sociaux nouveaux, et avec quelle ampleur, les énergies alternatives induiront-elles ? A quelle nouvelle crise économique internationale tout cela nous conduira-t-il ?

Il n’y a pas encore de réponse intellectuelle aux questions précédentes. Seul un espoir fait écho à ce tonnerre d’interrogations : les comportements individuels, novateurs, s’érigeant en réseau apporteront une solution aux difficultés économiques, sociales, énergétiques que nous observons aujourd’hui.

Il y a de plus en plus d’individus prêts à investir toute leur énergie et leur « intelligence » dans une activité qu’ils aiment ; la nature de cette activité étant leur salaire, et leurs propres motivations le moyen de production le plus apte à accroître leur productivité. Il y a également de plus en plus d’individus prêts à se dépenser plus pour leur accomplissement psychologique et spirituel ; en cela ils sont d’autant moins disposés à dépenser leurs revenus monétaires pour leur consommation en biens matériels. Bloquée aux niveaux national et international, l’économie se recycle et mute à l’échelle humaine. Une économie basée sur un nouveau paradigme est donc déjà amorcée.

Il n’y aura « crise » que pour le temps où nous resterons enfermés dans nos aspirations formées à l’école du « bien-être matériel » et de la recherche du confort. Mais les aspirations des individus changent çà et là (pratiques végétariennes, éco-sport, etc.), leurs besoins matériels diminuent et, par voie de conséquence, leurs impacts sur l’environnement. La maîtrise de son temps, la quête d’un espace agréable pour vivre, la volonté de pouvoir se consacrer à ses hobbies, la possibilité de cultiver son corps et son esprit s’érigent en nouvelles valeurs. Une nouvelle économie capable de gérer, comprendre, organiser et satisfaire ces nouvelles valeurs, ces nouveaux besoins de « temps libre », d’« espaces sympathiques », d’« épanouissement personnel » est à inventer.

Cette « oïkos – nomos » non limitée aux biens marchands mais ouverte sur l’environnement des individus se réconciliera, de fait, avec la nature.

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1 Le phénomène beatnick s’inscrit dans ce mouvement par exemple.

2 Adam Smith (1723-1790), Ricardo (1772-1823), J.S. Mill (1806-1873) et d’autres s’interrogèrent sur les conséquences « à terme » de l’état progressif.

3 K.E. Boulding. The Economics of the Comming Spaceship Earth. Baltimore : H. Jarret, John Hopkins, 1964, p. 4.

4 A la limite on serait placé devant la figure suivante : une théorie organise des faits, qui deviennent « réalité observable », et puise sa légitimité intellectuelle (et politique !) dans son adéquation à rendre compte des mécanismes observés…