Jacques Brosse
Satori

En zazen, pendant le zazen, il n’y a plus ni bonheur ni malheur. On se trouve spontanément par-delà. On expérimente, sans l’avoir cherché, cette situation qui est suprêmement positive, puisqu’elle transcende l’opposition positif-négatif ; on est sorti du cercle fermé ou l’opposition bonheur-malheur, bien-mal, vous obligeait à tourner en rond, cet état, transcendant le relatif, est donc en soi absolu. Et l’on s’y trouve, non plus par un acte volontaire, mais bien automatiquement. La volonté ne peut y aspirer par elle-même, puisqu’elle reste soumise à l’alternance, du fait même qu’elle est activité, action, intervention, elle ne peut jouer un rôle que dans le préalable : prendre la posture et s’y tenir. La posture, une fois acquise, c’est elle, et elle seule, qui agit en rééquilibrant le corps, lequel retrouve alors de lui-même son état naturel, sa disposition primitive.

(Revue Question De. No 48. Juillet-Août 1982)

Extrait du livre de Jacques Brosse (1922-2008) : Satori (rééd. Albin Michel) sur son expérience vécue auprès de Maître Deshimaru. Dans ce livre l’auteur tient un journal précis de ses deux premières années de pratique : s’y incluent les réflexions de l’observateur et du méditant.

Maintenant, je comprends pourquoi les hommes se disent malheureux. Ils ont peur en s’avouant heureux d’attirer le malheur. Eh bien, finalement, ils ont raison, car l’un ne va pas sans l’autre — après la pluie, le beau temps —, demander ou même espérer le bonheur, c’est appeler en même temps le malheur, comme l’indique d’ailleurs l’étymologie.

Car heur signifie chance, donc quelque chose qui ne dépend — apparemment — pas de vous, qui vient de l’extérieur, mais étymologiquement, c’est aussi quelque chose qu’on peut faire croître, qu’on peut augmenter, puisque le mot provient de la même racine aug.

Autrement dit, heur est le produit des circonstances, du hasard, du destin et de la manière avec laquelle on y réagit, de ce qu’on en fait, bien ou mal, bonheur ou malheur. Le couple bonheur-malheur est de ce fait constamment instable et changeant, il représente l’état d’incertitude, d’insécurité permanentes dans lequel nous vivons.

Se délivrer

Mais, puisqu’on peut ainsi le formuler, il doit nécessairement exister un état supérieur, non dualiste et permanent, auquel se réfère cette impermanence douloureuse, un point fixe situé par-delà. Ce sommet, auquel tous semblent aspirer, mais qu’atteint seulement le sage, c’est lui que définissent les mots de félicité, de béatitude (la félicité éternelle, la béatitude des élus), auxquels correspond en sanscrit ananda, statut divin, non déterminé, non conditionné, non dépendant, caractéristique de l’Être pur, lequel n’est plus qu’Être-Conscience-Béatitude (Sat-Chit-Ananda), expression dont les éléments sont non seulement liés, mais indissolubles et discernables du seul point de vue humain.

Seulement un tel état, où l’on se trouverait délivré de l’alternance bien-mal, bonheur-malheur, hors de la perpétuelle douche écossaise qu’est l’existence, cet état où l’on n’aurait plus rien à craindre, on ne peut en fait se le représenter. Comment, en effet, se proposer comme but une situation où les choses, les événements, les gens ne vous « feraient plus ni chaud ni froid » — où ils vous paraîtraient donc tièdes —, où ils ne seraient plus ni positifs ni négatifs donc — neutres —, et donc médiocres, car dans le médiocre il y a medius, ce qui est au milieu ; comment en effet désirer un état qui se situe justement par-delà tout désir ? On ne peut jamais y aspirer tant qu’on ne l’a pas atteint, et on ne l’atteint même pas en y aspirant. Si l’on souhaite être libéré, c’est qu’on l’est déjà, mais, si l’on fait un effort pour se libérer, on ne le sera jamais. Tel est le paradoxe et l’impasse où conduit le langage, mais le paradoxe a en lui cette vertu de tordre le langage, l’impasse de le mettre hors de vous, et par là, ils peuvent être une voie d’accès à l’inexprimable, c’est-à-dire à la réalité qui en tout sens le déborde.

En zazen, pendant le zazen, il n’y a plus ni bonheur ni malheur. On se trouve spontanément par-delà. On expérimente, sans l’avoir cherché, cette situation qui est suprêmement positive, puisqu’elle transcende l’opposition positif-négatif ; on est sorti du cercle fermé ou l’opposition bonheur-malheur, bien-mal, vous obligeait à tourner en rond, cet état, transcendant le relatif, est donc en soi absolu. Et l’on s’y trouve, non plus par un acte volontaire, mais bien automatiquement. La volonté ne peut y aspirer par elle-même, puisqu’elle reste soumise à l’alternance, du fait même qu’elle est activité, action, intervention, elle ne peut jouer un rôle que dans le préalable : prendre la posture et s’y tenir. La posture, une fois acquise, c’est elle, et elle seule, qui agit en rééquilibrant le corps, lequel retrouve alors de lui-même son état naturel, sa disposition primitive. En somme, c’est tout simplement une question d’équilibre. On passe d’un état de déséquilibre permanent, donc instable, perpétuellement menacé et compromis, qu’il faut sans cesse compenser — ce qu’apprend, que réapprend, sur le plan physiologique, ou plus exactement psycho-physiologique, le kinhin, qui est réapprentissage de la marche, prise de conscience de la marche, laquelle nous réapparaît comme ce qu’elle fut pour nous autrefois, ce qu’elle est véritablement, une série rythmique de chutes compensées —, à un état d’équilibre ferme et stable. S’il est difficile de l’atteindre — c’est-à-dire d’acquérir une bonne posture —, c’est justement parce que nous vivons dans un déséquilibre permanent, dont nous ne sommes même pas conscients, entre la droite et la gauche, entre le masculin et le féminin, entre la réaction et ce contre quoi elle réagit, entre le naturel, l’instinct et ce que nous en faisons, la culture, la civilisation, déséquilibre dont le corps et le psychisme, ne connaissant pas d’autre état possible, ont à ce point pris l’habitude qu’il est extrêmement difficile de le leur faire passer.

La balance de l’équilibre

La posture du zazen non seulement symbolise et représente cet équilibre, mais elle en est la condition ; on ne se tient plus sur deux pieds, on s’appuie sur trois points, les deux genoux et le fondement, avant de trouver son nouvel équilibre vers le haut, vers le ciel, que touche le haut de la tête, la fontanelle, et ici, la langue se trahit, car que veut dire fontanelle, sinon la fontaine, la source.

Or, ces notions que l’intuition fait appréhender et qui paraissent échapper aux mots, au point qu’il semble presque impossible de les y faire passer, elles y sont pourtant contenues. En fait, bien souvent, lorsque nous prétendons que tel concept est inexprimable, nous ne l’avons pas vérifié. Il y a là un parti pris de scepticisme qui est loin d’être toujours justifié et qui relève de la paresse d’esprit, car nous nous contentons d’une vue fort superficielle et nous oublions que si notre langage contemporain, limité, réduit, aplati, ne peut en effet nous servir dans ce domaine-là, il n’en draine pas moins dans ses profondeurs toutes les pensées des hommes et remonte à un passé très lointain, vers une sagesse millénaire, celle que nous avons perdue.

C’est ce que je vérifie, au retour chez moi, en plongeant dans mes dictionnaires. Ces notions prétendument indicibles, il existe des mots pour les dire ; il suffit de se référer à l’origine des paroles, dont le sens, maintenant à demi-effacé, comme une pièce de monnaie qui a trop servi, réapparaît dans toute la netteté de sa frappe. Ainsi, sous l’abstrait équilibre, se montre l’image première, celle de la pesée égale (aequus), celle du fléau de la balance (libra), qui se tient parfaitement droit. Et ce libra, comment ne pas le rapprocher de liber, libre, lequel vient lui-même de la racine indo-européenne leudh, s’élever, monter ? Équilibre procure équanimité, mot transparent, égalité d’âme, humeur égale, ni trop ni trop peu, disposition moyenne, c’est-à-dire ici transcendant le plus et le moins, donc par-delà bon-heur et mal-heur. État d’où naît et s’épanouit la félicité, la béatitude.

Le modèle naturel

Ici aussi, pour peu qu’on l’interroge, le langage répond, et c’est un oracle. Car félicité de felix, qui veut dire fécond, fertile, évoque l’arbre qui produit des fruits, naturellement, spontanément, obéissant simplement au rythme des saisons, à l’ordre universel, au dharma ; felix se rattache à la même racine non seulement que fecundus mais que fetus, la terre ensemencée, la fleur fécondée qui va fructifier, et ce fruit que porte la femme dans son ventre, le fœtus. Et finalement c’est au tout petit-enfant, à celui qui ne connaît encore ni bonheur ni malheur, que se rapportent tous ces mots, vers lui que tous ils convergent, car leur racine commune et primitive est l’indo-européen dhe– qui signifie sucer, téter, et a donné en latin felare, sucer, et femina, la femme.

La félicité définit donc premièrement la relation mère-bébé, le sur-bonheur réellement vécu, et donc tout homme conserve la nostalgie.

Si l’on suit l’autre piste, celle qui s’ouvre au mot béatitude, on trouve beo-beate, en latin, rendre heureux, et plus haut, la racine indo-européenne bheu-, être, croître, avec le sanscrit bhâvati, il croît. La béatitude est donc l’état naturel de l’Être (Sat-Chit-Ananda), comme en témoigne la métamorphose de ce bheu- en grec, où il a donné le phu- de phusis, la nature, de phuô, croître, pousser, de phuton, la plante, l’arbre tout ce qui pousse, et s’épanouit, y compris le rejeton, l’enfant, toutes métaphores végétales, y compris rejeton. En somme l’un et l’autre canal, béatitude comme félicité, nous renvoie en dernière analyse à ce modèle unique la plante, l’arbre qui, naturellement, sans effort, sans action, s’ouvre au rythme saisonnier, au rythme universel, s’épand rassemble en un mouvement de systole-diastole comme le cosmos lui-même.

Le couple bonheur-malheur définit une attitude humaine, celle qui se défend contre le monde extérieur, celle qui réagit sur lui, contre lui, celle du souci, de la peur et de l’angoisse, tandis que le terme univoque, que ce soit félicité ou béatitude, définit la vie végétative, celle du très petit nombre d’individus qui sont parvenus au-delà, qui, vus du monde profane, celui de l’évolution indéfinie et aveugle, du soi-disant « progrès », ont régressé, ont involué, c’est-dire ont fait retour à l’origine, l’état du bébé dans les bras de sa mère, ou même dans son ventre, celui, par-delà le statut animal, du végétal immobile, qui puise la sève de la terre et se nourrit de la lumière céleste, celui en somme auquel fait allusion l’expression zen : une assemblée en zazen est une forêt d’arbres morts, expression d’ailleurs inexacte, ou mal traduite, car il faudrait dire une forêt en hiver, quand les arbres ayant renoncé aux fruits, aux fleurs et aux feuilles, se sont repliés sur eux, au cœur même de leur être foncier.

Et voilà, je ne sais comment ça s’est fait, je n’ai pas senti le temps passer, mais ça y est, nous sommes arrivés, le train entre en gare.

KWAN YIN

29 novembre

Je respire, le monde autour de moi respire. Je n’entends plus ma respiration, j’écoute, celle du monde, c’est la même.

30 novembre

Un maître du Zen est un professeur de destin.

Il ne faut pas apprivoiser le Zen, c’est une bête sauvage, un homme primitif venu du fond des âges, en d’autres termes, l’homme « cosmique » lui-même. Il ne faudrait surtout pas l’occidentaliser, c’est-à-dire le faire nôtre, le réduire à nos proportions, car sa vertu (curative, sa virtus, autrement dit sa force) en serait édulcorée.

1er décembre

On découvre en zazen ceci, qui est un paradoxe, non du Zen, mais du corps : pour être parfaitement droite, la colonne vertébrale doit retrouver sa double courbure naturelle, celle d’un arc.