Marguerite Bangerter
Spiritualiser le quotidien

Il est difficile de ne pas se laisser gagner par l’angoisse et l’inquiétude devant le gâchis, la confusion et le désordre généralisé dont les pires catastrophes paraissent devoir être l’inévitable aboutissement. Pourtant, malgré cela, je pense que, en dépit des inconvénients et de l’insécurité où nous sommes, il ne faut pas minimiser la chance qui nous échoit de vivre une époque de grand bouleversement comme celle-ci, qui offre à chacun l’occasion de participer pour une part accrue à l’influence déterminante que notre action peut avoir sur l’orientation du futur.

(Revue Voir. No 10 printemps 1984)

1-    Ethique et science d’aujourd’hui.

Il est difficile de ne pas se laisser gagner par l’angoisse et l’inquiétude devant le gâchis, la confusion et le désordre généralisé dont les pires catastrophes paraissent devoir être l’inévitable aboutissement.

Pourtant, malgré cela, je pense que, en dépit des inconvénients et de l’insécurité où nous sommes, il ne faut pas minimiser la chance qui nous échoit de vivre une époque de grand bouleversement comme celle-ci, qui offre à chacun l’occasion de participer pour une part accrue à l’influence déterminante que notre action peut avoir sur l’orientation du futur.

Au sein de la foule anonyme, il ne faut pas que nous nous laissions submerger par le sentiment de l’insignifiance de la place minuscule que nous occupons, ni déclarer forfait en restant amèrement cantonnés dans un isolement stérilisant.

Parmi la complexité des facteurs qui nous déterminent, il s’en discerne deux qui semblent nous aiguiller vers plus de spiritualité, voire plus de sagesse: c’est d’une part, l’excès de confusion qui s’est emparé de tous les systèmes de gouvernement que les sociétés se sont donnés, démontrant que ce sont les hommes qui les manient qui ne sont pas à la hauteur de leur tache et de leurs responsabilités, se souciant moins des problèmes généraux qu’ils ont à résoudre que de leurs avantages personnels; et d’autre part, la démographie galopante sur un globe devenu trop petit pour permettre longtemps encore à chacun de s’étendre en surface. Là, c’est la pléthore en quantité qui semble acculer l’humain à se développer en direction de sa profondeur par l’exploration et l’enrichissement de sa dimension intérieure. Domaine immense où actuellement science et religion commencent à se rejoindre pour nous faire accéder à une perception plus cosmique et plus immanente de l’Absolu et du divin.

Car, tout au long de son histoire l’homme s’est structuré une représentation de Dieu avec les éléments fournis par sa culture et les informations dont il disposait: les forces redoutables de la nature ou l’image anthropomorphique d’un surhomme omnipotent non dépourvu de défauts humains: préférences électives, jalousie, fureur punitive, violence destructrice, que l’Amour heureusement a souvent compensé, car lui aussi est inclus dans l’humain.
Sortant des 20 siècles de l’ère des Poissons, nous entrons comme chacun sait dans l’ère du Verseau pour, approximativement, les 20 siècles qui vont suivre.

Par le jeu conjugué des recherches scientifiques, de la technique, des moyens de communication, tous parvenus à un niveau encore jamais atteint, il est normal et nécessaire de réajuster notre éthique aux nouvelles informations dont nous disposons afin d’avoir de Dieu une perception plus profonde et de l’homme une connaissance plus globale.

Quel est donc cet humain de qui et par qui toute réflexion commence?

De nombreux savants spécialistes peuvent maintenant nous conduire sur les pistes du long développement de l’encéphale dont nous n’avons pas encore à l’heure actuelle utilisé toutes les ressources. Nous savons, dès à présent, que nous pensons avec l’ensemble de notre corps, ce qui donne à celui-ci une importance nouvelle. Il ne faut plus, pour faire fleurir le « spirituel » livrer le corps à une ascèse mutilante et douloureuse, mais être attentif à l’harmonie de ses fonctions parmi lesquelles la respiration prend une place importante. Le professeur Chauchard nous a clairement expliqué les différentes propriétés localisées dans les deux hémisphères cérébraux reliés par le corps calleux tout en rappelant comment dans les pays hautement industrialisés le cerveau gauche, où s’accumulent le savoir, la parole et la pensée discursive, s’est fortement développé, alors que l’hémisphère droit par contre est encore partiellement en jachère, là où réside le domaine de l’intuition, des perceptions intérieures et intuitives et les facultés provisoirement encore réputées comme paranormales.

Quel espoir il y a pour nous de savoir qu’il reste encore là beaucoup à cultiver et à faire, espoir propre à dynamiser nos énergies à la recherche d’un « Plus Etre »!

Pour sortir de nos particularismes, la science aujourd’hui ouvre de larges portes.

Dans un livre très passionnant qui s’intitule « Patience dans l’azur, l’évolution cosmique » [1], Hubert Reeves, astrophysicien nucléaire canadien, qui depuis I966 est directeur de recherches au CNRS et travaille au centre d’études nucléaires de Saclay, nous raconte l’évolution cosmique au départ du big-bang, l’initiale explosion Nucléaire, hypothèse toujours provisoire comme tous les postulats scientifiques, mais sur lequel les différents calculs et modes de recherches semblent actuellement converger. Cette théorie a remplacé celle qui était répandue au cours des années 55-60 de la création continue chère à Fred Hoyle, Gold & Bondi, théorie qui reste encore populaire parce qu’elle élimine le problème de l’origine de la matière. Cela l’évite, dit Reeves, comme on cache la poussière en la balayant sous le tapis!

J’emprunte au livre les phrases qui suivent:
 » Le vrai problème c’est: pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien?
 » Devant ce problème tous, scientifiques ou non, sommes également muets. A partir de là, sur le plan philosophique tous les modèles d’univers ont droit de cité. C’est à l’observation de les départager. Aujourd’hui elle favorise nettement l’univers historique; l’univers est ce qu’il est, il n’a que faire de nos préjugés.
 » Il est difficile de concevoir quelque chose sortant de rien. Toujours est-il que pour la science c’est le point zéro. Cette ignorance une fois reconnue est le vrai point de départ de la cosmologie: Il y a quelque chose, il y a la réalité. Comment elle apparaît, quel est son âge, sont les questions qui tombent dans le champ de la recherche scientifique.
 » Selon les recherches convergentes actuelles, l’éclatement initial, le big-bang, se situerait à environ 15 milliards d’années, donnant naissance à des nébuleuses et à des galaxies. Jusqu’aux limites de l’univers observable, c.à.d. à une quinzaine de milliards d’années-lumière, les galaxies, les amas de galaxies, les superamas de galaxies se succèdent inlassablement en s’éloignant toujours plus, ce qui donne à penser que l’univers, comme un ballon se gonfle, est en expansion. Les galaxies, par milliards seraient comme les éléments d’un fluide qui serait l’univers, de même que les molécules d’eau sont les éléments d’un fluide océanique.
 » Pendant les quelques secondes qui succèdent à l’éclatement Nucléaire initial, la température se compte en milliards de degrés. Tout le processus de l’évolution va se poursuivre par l’atténuation progressive de cette gigantesque température.
 » A chaque seconde l’Univers prépare quelque chose. Il monte lentement les marches de sa complexité,… Le cœur du monde continue à battre à son rythme… Déjà, le « Sens » est en marche. (p.17)
 » Au cours de l’évolution nucléaire, ce qui apparaît d’abord seraient les quarks, dont sont issus les nucléons. La fusion des quarks en protons et neutrons aurait eu lieu aux premières microsecondes de l’Univers en un temps où la température dépassait le million de millions de degrés.
 » Avec les nucléons apparaissent les premiers noyaux  « 

Au départ de cet océan de chaleur, H. Reeves décrit les grandes phases de l’organisation de l’Univers comme suit, au fur et à mesure que les températures s’atténuent:

 » D’abord l’évolution Nucléaire: des particules aux atomes dans le brasier initial, puis…
 » l’évolution chimique, puis… l’évolution biologique, puis… l’évolution anthropologique.    (p.19)
 » Donc: d’abord les quarks donnant naissance aux nucléons dans la grande purée initiale (…). Puis les nucléons formant les noyaux dans les creusets stellaires. Puis, c’est quand les noyaux vont s’adjoindre des électrons pour former des atomes qu’on passe de l’évolution nucléaire à l’évolution chimique par l’apparition de tous les corps simples de la table de Mendeleïev, d’abord dans l’espace interstellaire, puis dans l’océan terrestre primitif.
 » L’évolution passera alors des atomes aux molécules pour parvenir des molécules aux cellules, molécules simples d’abord, puis aux molécules organiques donnant naissance aux plantes (les algues), aux animaux (unicellulaires, etc…), dans l’océan primitif d’abord, puis sur les continents.
 » Pour arriver à l’évolution anthropologique qui nous dépose, après tant de milliards d’années, là où nous sommes – loin d’être finis! – dans une évolution toujours en marche, nous laissant là, véritablement nés de la poussière des étoiles.
 » Parmi ces milliards de galaxies, formées de milliards d’étoiles, notre soleil avec son cortège de planètes tient une place de bien modeste importance dans l’immensité inimaginable du cosmos.
 » Même si dans notre système solaire, la Terre est la seule planète habitée, l’époque est bien dépassée où nous nous imaginions être un phénomène unique dans le cosmos!
 » Même si les conditions qui favorisent l’apparition de la vie sont rares, il est plus que vraisemblable qu’elles existent en quantité innombrable. Nous ne sommes sûrement pas seuls dans le cosmos et il est possible qu’en qualité bien d’autres nous dépassent!
 » Au sein de cette réalité dont la science s’occupe à nous expliquer l’enchaînement des mécanismes, existe également un autre aspect de la réalité, une autre dimension, celle de la Connaissance. (…) C’est par notre conscience que nous percevons l’existence de quelque chose plutôt que rien. Or, cette conscience n’est pas en dehors de l’Univers, elle en fait partie. Aujourd’hui, nous commençons à percevoir la richesse des rapports entre la conscience et les données de l’observation. »

C’est là que s’articulera la rencontre entre la science et la spiritualité, connaissance intuitive, où nous pourrons vérifier par expérience spirituelle directe les affirmations des grands livres Sacrés.

Ceux-ci nous présentent le divin, Dieu, l’Absolu, l’Unité-à-aspect-trinitaire qu’il nous est donné de concevoir maintenant de façon plus dépouillée, grâce aux informations dont nous disposons à tous les niveaux de la science -de la physique, de la mathématique, de la psychologie, de la biologie- qui nous mettent en condition de le percevoir de façon infiniment plus vaste et plus proche, sans visage et sans nom, dans une immanence réelle et vécue.

La spiritualité d’aujourd’hui se doit d’élargir son champ d’expérience en étayant ses perceptions intuitives par toutes les données du Savoir, afin de ne pas entretenir une religion dangereusement soumise à d’intolérables contradictions.

La religion du 3ème millénaire, que Teilhard annonçait et qui déjà s’ébauche sous nos yeux, inaugurera la reliance entre ces deux pôles de la connaissance afin de porter plus loin notre compréhension du monde, de l’homme et de Dieu, en incluant dans sa recherche et ses réflexions le rationnel et l’intuitif, ces deux plans qui jusqu’à présent restaient incompatibles.

Mais cette religion-là postule un humain (hommes et femmes) très différent.

D’où viendra le changement?

Notre inertie va-t-elle se bercer de l’illusion qu’il s’installera de l’extérieur? Retiendrons-nous, en première hypothèse, un changement d’ordre politique? En les voyant fonctionner, nous savons que tous les régimes politiques sont trompeurs. Communisme, démocratie ou dictature, autant d’insupportables tyrannies, parce qu’elles sont aux mains d’êtres dont la qualité reste très inférieure aux responsabilités qu’ils assument, régentant des systèmes impropres à assurer l’épanouissement des individus dans la paix et la liberté.

Seconde hypothèse – et seconde illusion – : le changement dépendrait-il de l’apparition d’un nouveau Messie que tant de spiritualistes appellent de leurs vœux? Dans quelle langue devrait-il s’exprimer et quelle dimension devrait-il avoir pour galvaniser l’unanimité des quatre milliards d’habitants de la Terre, véritable tour de Babel?
Au point où nous en sommes, ces deux voies extérieures paraissent aussi impraticables l’une que l’autre, tandis que celle qui s’entrouvre prend la direction de la profondeur de l’homme lui-même, cette autre dimension de l’Etre, où va se dérouler la grande aventure de sa conscience.

Mais à ce seuil, de nouveau, quelle bousculade de problèmes et d’interrogations!

Au point où l’évolution anthropologique actuellement nous dépose, chaque homme seul se trouve muni d’un « instrument » composé de son corps et de son cerveau, tous deux d’une effarante complexité. La biologie, la neurophysiologie, la psychologie convergent pour nous apprendre l’étroite interdépendance des éléments qui nous constituent, auxquels s’ajoute l’impact de toutes les influences extérieures: le climat, l’environnement social, les conditions économiques, la culture, les traditions, les croyances. Tout cela contribue à faire de ce « roseau pensant » un véritable nid de problèmes.

Pour les résoudre au cours du 3ème millénaire qui va commencer saurons-nous devenir, comme on nous le propose, ces hommes et ces femmes solidement établis à la fois sur le plan rationnel, celui de la Science, et sur le plan intuitif, celui des perceptions intérieures, vaste domaine de l’irrationnel, champ électif de l’inspiration artistique, comme aussi de tout ce qui s’inscrit encore provisoirement au chapitre du paranormal?

Pour être en mesure de porter la Vie à un « Plus Etre » et de mettre une grande majuscule au titre d’homme dont nous nous réclamons, il semble qu’il faille parvenir à cette vue globale des choses qui conduira à une réelle spiritualisation de la matière, réduisant à zéro l’ancienne antinomie qui opposait la science à la foi.

C’est certes un long chemin, car c’est à un rythme séculaire que s’opère le mûrissement d’une foule. Il n’empêche que, pour chaque homme seul, dès qu’il s’éveille à l’ATTENTION, ce mûrissement peut s’accomplir dans les limites étroites de son existence individuelle. Et c’est l’influence de sa promotion en qualité qui, gagnant de proche en proche, fera naître le courant évolutif générateur d’une mutation en qualité de l’espèce toute entière.

Par leurs écrits, nos plus grands savants actuels mettent à la disposition des profanes que nous sommes les informations qui ouvrent des portes vers la connaissance de la constitution de la matière et du vivant. Ils nous éclairent sur tout ce qui se passe au-delà des limites où nos sens nous cantonnent. Il est important de savoir que l’aspect extérieur des choses recouvre une multitude de phénomènes révélés par les techniques de plus en plus élaborées dont la recherche dispose aujourd’hui. Notre attention se sensibilise au considérable foisonnement d’ondes et de vibrations que ni notre œil, ni notre oreille ne peuvent détecter sans le secours d’instruments qui les prolongent. Ainsi, tant pour la science que pour la conscience, l’invisible prend une importance considérable et, pour l’un et l’autre de ces domaines, l’image de l’iceberg est valable: la partie émergée et visible est minime comparée à ce que recèle l’invisible caché sous la surface.

Pour rester dans le flux de la Vie et comprendre à la fois ce qui s’écroule et s’édifie dans le monde autour de nous, nous sommes en devoir de ne pas nous tenir à l’écart des grandes découvertes scientifiques. Les livres et les médias nous en donnent les moyens. Il est regrettable d’ignorer encore que la solidité et la résistance que la matière nous oppose n’est due qu’à l’inimaginable rapidité de mouvement des éléments qui la constituent. Quant à ces éléments eux-mêmes les traces qu’ils offrent à l’observation les montrent s’échangeant dans une danse perpétuelle, s’annulant et se recréant sans cesse, issus d’une indétectable énergie qui ne se révèle que par l’action qu’elle suscite au sein d’un champ qui s’apparente au vide, mais un vide plein, nous dit le physicien Fritjöf Capra [2], vivant, vibrant, d’où tout sort et où tout retourne.

Là un nouveau vertige nous étreint. Coincés entre ces deux vertiges, celui de l’infiniment grand et celui de l’infiniment petit, qui sommes-nous en définitive?

Qui???

Un être seul avec lui-même, que sollicite au plan concret toutes les urgences du quotidien.

Car on n’échappe pas au despotisme de l’horloge qui partage nos journées entre le travail, la profession, la famille, la nourriture, les déplacements, les échanges, les contacts.

Les rythmes diffèrent selon qu’on vit à la ville ou dans la nature et selon l’âge, mais toujours ils sont réglés par l’inconsciente recherche du bonheur, qui se borne souvent à n’être qu’un ordinaire plaisir, mais bonheur tout de même, dont la notion est mal définissable, malgré l’exigence que nous en avons. Le bonheur, sans le savoir, nous savons fort bien ce qu’il est, et c’est aux larmes que nous versons quand nous en sommes privés que nous reconnaissons que c’est lui qui aimante nos espérances et qu’il est notre véritable destinée.

Dès l’âge le plus tendre l’enfant hiérarchise ses besoins: après la nourriture et les soins, ce qui lui est impérativement nécessaire, c’est la tendresse. En être privé à cet âge crée à jamais dans son psychisme une indélébile carence.

Fondamentalement, l’homme et la femme ne sont pas faits pour vivre seuls. Quoi qu’on puisse en penser, ce n’est pas le sexe qui les pousse l’un vers l’autre mais le besoin d’Amour et de tendresse. Le sexe est important, mais c’est une pulsion primaire qui émane des couches les plus archaïques de notre encéphale et à laquelle la vie nous pousse pour assurer la perpétuation de l’espèce. Tandis que l’Amour est d’un autre ordre, et s’il émane lui aussi de la Vie qui nous meut, il émane d’un autre niveau, infiniment plus profond, celui de l’Essence même de l’Etre, de l’Unité, de l’Absolu, de ce fameux vide vibrant, vivant d’où tout sort et où tout retourne, CELA, sans visage et sans nom, intangible et partout présent aux deux extrémités de nos savantes recherches, l’innommable Suprême, que la terminologie sacrée appelle le divin, vu sous son aspect trinitaire: Père – Fils – Esprit, que les Upanishads et le Védanta désignent comme Sat Chit Ananda, qui se traduit par:
Sat: l’Etre, l’existence infinie, substrat immuable de toutes les apparences;
Chit: la Conscience – Energie;
Ananda: la plénitude de Joie, l’Amour.

Les livres sacrés, depuis toujours, nous apprennent que tout cela est en nous. Que nous nous référions aux Evangiles, au Tao, aux Védas, aux Upanishads, à la Bhagavad-Gita, aux prophètes ou aux sages qui l’ont éprouvé dans leur vécu, l’affirmation est la même. Et d’ailleurs, comment pourrait-il en être autrement? Nous en sommes faits: c’est toujours la même Etoffe.

En nous tout cela ?? Comment le reconnaître??

Dans l’émiettement surfaciel, nous en relevons déjà la trace: – l’Etre? – nous sommes. C’est la première des évidences.

J’ai souvent déjà évoqué les lignes que je vais vous lire parce que, parmi d’autres déclarations analogues dans les autres livres sacrés, les suivantes explicitent avec beaucoup de clarté ce « Tout est en nous ».

Au verset 6 de l’antique Isha Upanishad, il est dit que le JE contient tout, et que tout contient le Soi, non pas personnel mais unique et universel.

Et dans le non moins antique Chandogya, le sage Uddakala, après avoir instruit son fils, lui confère l’initiation en lui disant: Et CELA, Svetaketu, tu l’es, toi aussi (Tat, twam, asi).

Plus tard, à travers les versets de la Bhagavad Gita, Krishna s’exprimant impersonnellement au nom du Suprême, définit ainsi le divin:
 » Connais ma forme suprême, ma forme de lumineuse Energie, l’universelle, l’infinie, l’originelle… » (7/XI)
 » Je suis la naissance de toute chose et de moi tout émane pour se développer en action et mouvement. »(8/X)
 » Sur MOI tout ce qui est au monde est enfilé comme des perles sur un fil. » (7/VII)
 » La forme supérieure que tu as vue, ô Arjuna, n’est que pour quelques rares âmes très évoluées; (…) elle ne peut être vue, connue, pénétrée que par l’AMOUR, qui ne considère, n’adore, et n’aime qu’elle en toute chose. » (52-54/XI)

En toute chose, oui. Au verset 14 du XIIIème chant, voici cet enseignement qui y insiste en nous faisant voir cette divine Essence en chacun, notre proche, notre prochain, tissé de la même et unique Etoffe que nous-même. (Quelle leçon de fraternité!)

 » Ses mains et ses pieds sont de toutes parts autour de nous. Ses têtes, ses yeux, ses faces sont ces visages innombrables que nous voyons partout où se tourne notre regard; son oreille est partout. Incommensurable, IL emplit et enveloppe le monde entier. IL est l’Être universel et nous vivons dans son embrassement. » (14/XIII)

Signification identique, que nous retrouvons dans la bouche de Jésus de Nazareth s’exprimant impersonnellement quand il déclare (au logion 77 de l’Evangile selon Thomas):
 » Fendez du bois, JE suis là.
Soulevez la pierre et vous ME trouverez là. »
A suivre.

SPIRITUALISER LE QUOTIDIEN par Marguerite BANGERTER.
(Revue Voir. No 11 été 1984)

2-    Fête et cœur, porter la lumière au bout des doigts.

Investis de ces enseignements, voilà comment — au départ de chaque journée, dans la course contre la montre de nos activités quotidiennes, prenant le départ à travers elles dans la direction d’une intériorité plus riche et plus consciente, pas à pas, en suivant la méthode chère au professeur Decroly: « Faire, aimer, comprendre » — nous pourrons arriver à vivre, en nous, la plénitude de ce Tout Cosmique.

D’abord, faire.

Évitons l’écueil de croire qu’on progresse en spiritualité en l’isolant du concret bien concret de nos occupations quotidiennes. « Qui veut faire l’ange, fait la bête », pour la bonne et simple raison qu’en laissant vagabonder notre attention vers des sphères qui nous semblent plus nobles, nous nous écartons de l’action terre à terre qui nous requiert. Cette partielle inattention ne permet pas d’aboutir dans l’ordre et l’harmonie à un geste complet.

A tous les niveaux, chaque chose sera mieux faite si nous lui accordons le maximum de notre attention.

Premier résultat positif: l’ennui cesse d’entacher et de ternir l’activité à laquelle nous consacrons pleinement notre attention et nos soins.

Il est naturel que nous accordions notre attention à un travail difficile et important. Cependant je pense surtout ici aux gestes insignifiants, répétitifs ou machinaux, lassant par leur banalité non valorisante. Dans cette catégorie entrent généralement toutes les besognes ménagères — activités de bas étage, bien peu dignes à première vue d’être promotionnelles de Spiritualité. Or, être attentif, c’est métamorphoser la vie la plus simple. C’est, à la longue, à travers une suite ininterrompue de luttes et de triomphes, porter la lumière… au bout de ses doigts ! Car il s’agit bien par une attention soutenue de faire coïncider rigoureusement le matériel et le spirituel en les cultivant avec équilibre.

Mais avant de pouvoir diriger ce jeu, qui ressemble à celui d’un habile chef d’orchestre, il est indispensable de se soumettre à une autodiscipline discrète mais ferme.

Afin de maîtriser notre ego, non pour l’abolir car il est partie constituante de nous-même, mais pour le mettre sous le contrôle de notre conscience où il deviendra plus inoffensif.

Aucune discipline imposée du dehors ne vaut celle, plus simple, mieux adaptée, plus à notre mesure, que nous nous imposons à nous-même. Son application entretient l’activité de notre conscience au sein de nos gestes journaliers et nous accoutume à vivre sur deux plans à la fois, la surface et la profondeur; c’est une hygiène spirituelle qui nous fortifie par le dedans et nous initie à une vie beaucoup plus riche que la vie ordinaire.

Non que les événements aient changé ou soient devenus différents de ce qui arrive à tout le monde, mais parce que nous aurons accru la sonorité de l’instrument que nous sommes.

Au lieu de laisser le temps dégrader sournoisement nos énergies, nous aiguisons celles-ci par l’expérience des difficultés vécues lucidement. Les vicissitudes, au lieu d’être des obstacles, deviennent les matériaux de notre enrichissement.

Le quotidien!! Quel inépuisable champ d’expérience constamment à notre disposition.

Pourquoi nous infliger une ascèse mutilante, nous enfermer dans un cloître, courir au Tibet, aux Indes, au Japon, alors qu’à la place où nous sommes il y a tant à faire pour rôder les aspérités de notre caractère et faire de nous un être simplement acceptable au sein de notre environnement immédiat — si possible, un être simple, généreux, ouvert, compréhensif et de commerce agréable.

C’est dans nos relations avec nos semblables, nos proches tout proches, que nous avons les plus grandes opportunités d’apprendre tout cela. Je crois de moins en moins au hasard et je crois que nous ne sommes pas, en définitive, tellement mal placés là où la Vie nous dépose.

Cette opinion n’est pas à confondre avec un immobilisme sclérosant: j’applaudis à l’aventure. Mais dans cette catégorie je considère l’aventure de la conscience comme une de celles qui nécessite le plus de discernement, de patience et de courage.

Pour devenir simple, authentique et rayonnant que de barrages à dépasser!

Travail secret et silencieux qui ne s’exerce qu’entre nous et nous-même pour nous désengluer de la souveraineté de nos pulsions primaires et des instincts incontrôlés qui nous tiennent encore si près de notre animalité. Toute tache soigneusement accomplie est noble et ennoblissante: elle contribue à l’avènement du mammifère vraiment supérieur – de l’Homme, avec une grande majuscule. Celui-là sera digne de régner sur le monde, parce qu’il aura réussi à régner sur lui-même.

Faire advenir cet Homme-là n’est pas une tâche  pour le futur. C’est aujourd’hui qu’elle commence, pour chacun, seul avec lui-même, en soufflant constamment sur la flamme de son Amour, d’un Amour qu’il doit porter à l’incandescence pour parvenir à ce qu’il ne soit plus que don, oubli de soi.

Ça s’apprend avec des gentillesses, des sourires, des attentions délicates, un langage qui s’interdit les mots blessants, les sarcasmes, les mensonges.

Par cet apprentissage (adaptable pour chacun aux conditions où il évolue), l’ego s’érode lentement et le regard que nous portons sur le monde se modifie peu à peu. Par la brèche entrouverte commence à poindre la Lumière, celle qui Est, qui a toujours été là, toujours et partout. Nous ne le savions pas et ses premiers reflets ne sont que les prémices de la joie qui nous attend.

De cette ignorance-là nous ne sommes en vérité pas responsables: née parmi les solides, la coque de notre ego a été la gangue protectrice pour que s’y développe la soi-conscience où la Vie a mûri notre personnalité.

Où notre responsabilité commence, c’est au moment de l’émergence en nous de cette Lumière, qui est notre avènement à l’épanouissement de notre dimension intérieure.

Ce mûrissement nous introduit au domaine vibratoire, champ immense de l’invisible sous-jacent à la superficialité où s’établissent nos échanges avec les gens, les choses et tout ce qui nous entoure. Nos perceptions accèdent alors à des joies nouvelles, plus vastes, plus riches, plus profondes et plus pures.

Elles amorcent alors en nous ure très mystérieuse alchimie; la Vie a des secrets pour faire mûrir les graines et des forces puissantes pour présider aux éclosions. Nous sommes le théâtre de tout cela au fur et à mesure que nous nous ouvrons à Elle.

Le regard que nous portons sur le monde se modifie et devient sensible à sa dimension spirituelle. De plus en plus notre conscience se mêle au Principe immanent qui affleure par la force de chaque expérience nouvelle, par la certitude que confère chaque nouveau dépassement; irrésistible marée des profondeurs qui nous pousse aux frontières du grand saut qui nous porte au-delà de nous-même.

Inoubliable moment que celui où nous arrivons à cette mort à soi pour se jeter littéralement du connu à l’Inconnu, jusqu’alors seulement pressenti.

Lâcher-prise, c’est l’expression qui convient pour évoquer ce saut courageux, cet accès à une autre dimension, pour répondre à l’appel de la Lumière. Nous sommes tout à coup surpris par l’instantanéité de la métamorphose du temps: le souci de notre devenir s’est mué en Présence à Etre avec une intensité inouïe.

ETRE! JE SUIS!

Neuf et nu, c’est ce qui reste de l’autre côté de l’écran du temps! Envahi, immergé, Tout est en nous: quelle évidence et quel émerveillement! L’Absolu, le divin dans son état trine nous habite dans un présent sans cesse renouvelé, sans cesse créateur. Jaillissement énergétique qui, depuis le fond de l’évolution nucléaire et cosmique prépare à chaque seconde quelque Chose de neuf! Nous participons toujours encore de cette pulsation-là. Toujours encore la Source est bouillonnante: le feu dévorant de l’Amour qui a consumé l’ego au moment du lâcher-prise témoigne de la puissance de ce torrent-là.

Depuis notre premier souffle, certes, nous étions vivants, simplement, naturellement, inconsciemment, sans jamais avoir été troublés par la signification de la Vie. Sauf qu’à certaines époques de l’existence beaucoup s’interrogent tout de même sur son « sens » sans arriver à résoudre valablement ce problème, insoluble au plan mental.

Le « sens » ne se dévoile qu’au fond de l’alchimique creuset de l’engagement global de nous-même.

Certains sages et mystiques parlent de cet événement comme d’un surgissement sur la voie abrupte. A l’instant où une goutte se lâche pour répondre à l’appel de la pesanteur, cela est abrupt en effet, mais le gonflement du poids de la goutte s’est néanmoins longuement préparé. Faire irruption dans le Présent s’apparente, pour moi, à un phénomène analogue: les épreuves et les dépassements ont opéré sur l’ego un travail d’érosion. — long, patient et souvent imperceptible — qui a préparé la révélation instantanée et éblouissante. Tout à coup, sur quel registre nouveau se situe ce « JE SUIS »!

En soi-même l’Etre se dévoile dans la foudroyante intensité de sa cosmique dimension. Par l’expérience spirituelle directe, nous vivons l’évidence de cette phrase: « Incommensurable IL emplit l’univers et nous vivons dans son embrassement ». Nous découvrons en l’éprouvant en permanence qu’au plan spirituel Etre est le Verbe qui dans son Essentialité ne peut se conjuguer ni au passé, ni au futur, parce qu’il est toujours présent et que toujours et partout il emplit l’Univers.

Pour se maintenir à ce niveau, il faudra laisser toute la place à cette Présence, présence à l’Ineffable, mutation de l’humain porté à sa transparence dans un éclatement silencieux de Joie débordante, au sein de laquelle tout se met à chanter

Pour ne pas dévier d’un millionième de millimètre de ce lieu sans magnitude qui nous vaut la reliance au Tout, il faudra constamment renouveler l’oblation de notre moi. Nous ne devons plus dès lors réserver pour la méditation, le yoga ou la prière un endroit choisi et une heure particulière, car notre union à la pulsation de la Vie en nous deviendra continue.

Simplifié jusqu’à la racine, détendu, sans problème, c’est comme si, par le feu de l’Amour, nous avions parcouru le chemin du complexe au simple, pour être rendu à l’inséparabilité de l’Unité du Tout.

Et nous voilà rendu à l’action avec une disponibilité plus adéquate, au-delà des barrages, à ce que le quotidien nous propose. Nous voyons le monde avec un nouveau regard parce que notre conscience s’est mêlée au principe immanent de tout, qui est de la même nature que nous-même. Revêtus de cette transparence qui marque de son sceau notre tête, notre cœur et nos mains, c’est ouvert à l’Amour que nous allons à la rencontre des autres et des choses, avec un cœur qui valorisera pour nous leur importance.

Car pour qui sait enfin Voir, tout est important parce que tissé de la même et unique Etoffe. Dans cette optique, il devient simple et tout naturel de se consacrer à toutes les tâches quotidiennes avec la totalité de nos aptitudes et de notre savoir-faire.

Le brasier du feu de l’Amour qui a suscité notre lâcher-prise a allumé notre regard à l’invisible Lumière qui discerne en filigrane sous la multiplicité l’Unité divine dont elle procède.
Com – union au Tout, en nous, en tout, où il n’y a plus de place ni pour un temple extérieur, ni pour aucun culte de la personne. Sans image et sans nom, Incommensurable, le Principe immanent, le divin emplit tout. En nous il est devenu en toute chose perceptible. Ineffable Présence, transfigurant le quotidien: par elle, nous ne sortirons pas des limites assignées au cadre où évolue notre humble personne, mais nous remplirons ce cadre en plénitude.

Seule la Lumière en débordera et elle seule suffit à changer de proche en proche la face du monde. Le changement se fera au rythme de la Vie, qui est celui d’une longue patience. Ses fruits ne nous appartiennent pas.

Le quotidien!! Fluide comme la Vie elle-même. Il est théâtre toujours changeant où se déroulent nos activités, notre profession, notre humeur, toute notre existence. La place que nous y occupons ne vaut que par les actes qui témoignent de notre personne.

Toute pensée reste vaine, si noble soit-elle, si nos gestes ne s’en imprègnent pas, en y ajoutant ce subtil parfum de qualité qui les transfigure.

Le quotidien — qui se porte si mal aujourd’hui… parce que vraiment tout va de travers autour de nous — ne changera pas par le truchement d’idéologies différentes qui ne resteront que verbiages inopérants. Rien ne changera, à moins que notre comportement dans le quotidien ne donne le coup de barre salvateur par la qualité de nos actes, et de nos actes seulement.
On aura beau entasser les projets, accumuler les plans et les idées, tout cela restera vain tant que les actes les plus immédiats et les plus simples ne témoigneront pas de plus d’ouverture à l’autre, de plus de respect, de fraternité, de compréhension.

Il faut garder confiance dans la valeur contagieuse des gestes les plus simples. C’est par eux qu’avec patience on voit peu à peu surgir de petits miracles:

« Le miracle vient si tu t’oublies, dit l’ange, c’est le secret des secrets » [3].

Assurément, le quotidien dont nous participons paraît d’une complexité inextricable. Mais, par la vertu de l’oubli de soi, nous puisons une ressource nouvelle et puissante au niveau le plus profond et le plus sage de notre conscience. Grâce à ce mûrissement qui nous porte au-delà de notre égotisme, nous ne nous laissons plus déprimer par la confusion régnante et nous traçons notre chemin, en suivant le conseil de l’Ange:
« Ne participe pas aux ténèbres, mais rayonne la Lumière, toujours et partout, alors les ténèbres s’enfuiront. Comment sais-tu qu’il y a obscurité? Qu’est-ce qui rend la chambre obscure? C’est la lampe qui ne brûle pas. La lampe est donc responsable. Allume les hommes et ne t’attriste pas des ténèbres. C’est ta loi. » [4]

Pareil au Petit Poucet qui semait des cailloux blancs dans la forêt sombre pour que ses frères retrouvent leur chemin, contentons-nous de semer quelques grains de Lumière. Ainsi, dans leur désarroi et leur obscurité, nos frères en retrouveront la Voie. Mais ne nous inquiétons pas du temps qu’il faudra pour faire lever cette moisson: faisons confiance à la Vie qui fait mûrir toute semence.

Avec confiance, courage et sans faillir, gardons le regard tourné vers devant, vers l’orient de l’horizon de nous-même, là où la Lumière se lève. Les regrets sont stériles: on ne peut ressusciter le passé.

La Vie est un courant fluide, qui a été et sera sans nous. Nous en sommes porteurs pendant un temps très limité, et chargés d’une responsabilité dont la valeur nous échappe si notre vigilance reste passive et endormie. Prenons donc conscience du sens sacré de notre tache, afin que chaque jour soit au service d’un « Plus Etre ».

Le signe de cet accomplissement sera la Joie sereine et profonde d’un bonheur que les coups durs eux-mêmes n’arriveront plus à ternir.
« Un groupe minoritaire dans la société peut entraîner la société toute entière », nous a dit Prigogine.

La Bhagavad-Gita — au verset 2 du Chant II — présentait déjà une affirmation semblable: « Quoi que fasse le meilleur d’entre les hommes, les hommes d’un niveau inférieur le mettent en pratique: le modèle qu’il crée, l’humanité le suit. »

Que ces témoignages soutiennent notre effort et fortifient notre espérance.

14.11.1983

[1] Editions du Seuil.
[2] Fritjöf Capra: « Le Tao de la physique », éd. Tchou.
[3 & 4] Gitta Mallasz, Dialogues avec l’Ange, Aubier éd.