Paul Nothomb
A la recherche du sens perdu de la bible

(Revue 3e Millénaire. Ancienne série. No 15 Juillet-Août 1984) Chercher un sens caché à la Bible implique que son sens obvie (sens naturel) n’est pas satisfaisant. Mais qu’est-ce que son sens obvie ? Celui qu’enseigne la Tradition ou que fournissent les traductions ? Linguiste, hébraïsant, Paul Nothomb (1913-2006), l’auteur de L’Homme immortel (Albin Michel, 1984) […]

(Revue 3e Millénaire. Ancienne série. No 15 Juillet-Août 1984)

Chercher un sens caché à la Bible implique que son sens obvie (sens naturel) n’est pas satisfaisant. Mais qu’est-ce que son sens obvie ? Celui qu’enseigne la Tradition ou que fournissent les traductions ? Linguiste, hébraïsant, Paul Nothomb (1913-2006), l’auteur de L’Homme immortel (Albin Michel, 1984) n’accepte pas ce postulat de toute gnose biblique, en ce qui concerne au moins les récits des origines. Pour lui le prétendu sens obvie tant de la Tradition que des traductions n’est qu’une interprétation du texte original. Il s’agit dès lors non pas d’y chercher un éventuel sens caché sous le texte, à propos du texte, ou à partir de mots, voire de lettres du texte, plus ou moins choisis et manipulés selon les besoins de la démonstration, mais de s’attacher à lire attentivement, méticuleusement et exhaustivement le texte pour lui-même, du seul point de vue de sa cohérence interne et de son langage précis, exprimant son intention manifeste. Sans préjugés dogmatiques, théologiques, idéologiques ou autres. L’Homme immortel montre que cette lecture « linguistique » — qui malgré l’extraordinaire abondance de la littérature biblique ou parabiblique, n’a jamais sérieusement été faite — donne d’étonnants résultats. Le célèbre récit du jardin d’Éden en sort entièrement transformé, par rapport à sa lugubre version habituelle, tout en restant strictement fidèle au texte original. On trouvera ci-dessous d’autres exemples — inédits — de cette restitution de la Bible à elle-même, de son vrai sens, non pas caché mais perdu depuis l’époque de la Septante [1].

LE CONTRE-SENS

ANTI-TERRESTRE

(Erets-Adama)

La confusion entre ces deux termes est née de la première traduction de la Bible en grec (La Septante). Ces erreurs furent reprises par la Vulgate latine de St Jérôme et depuis constamment diffusées par toutes les autres traductions.

Il n’y a guère de confusion sémantique qui ait produit d’aussi profonds ravages. Quand saint Paul écrit : « le premier homme est de la terre » pour l’opposer au second, le Christ « qui est du ciel » (Cor 15,47) il fonde le fatal dualisme « terrestre-céleste » que systématisera saint Augustin qualifiant les impies de « race terrestre, ceux qui aiment leur origine terrestre et se complaisent dans la félicité terrestre d’une terrestre cité » (Civitas Dei XV, 7). La doctrine de la haine de la terre, ou du moins de son mépris, inculquée aux moines, véhiculée par les mystiques, et qui imprègne encore aujourd’hui la mentalité occidentale la plus matérialiste, était née.

Or le passage biblique auquel saint Paul et tous ses continuateurs se référent ne dit pas que l’homme est tiré de la terre (« erets ») mais de la « adama » (Gn 2,7). De même ce n’est pas la « erets » qui est maudite à cause de l’homme, c’est la « adama » (3,17). Caïn n’est pas un serviteur de la « erets » mais de la « adama » (4,2). Son offrande, que Dieu rejette, n’est pas composée de fruits de la « erets » mais de la « adama » (4,3). Le sang d’Abel ne crie pas à Dieu depuis la « erets » mais depuis la « adama » (4,10), etc.

En réalité dans la Bible, Dieu ne maudit jamais, et n’a jamais maudit, la terre « erets » qu’il a créée le premier jour (1,1) en tant que monde, et qu’il a au contraire déclarée « très bonne » comme tout ce qu’il a fait (1,31). Il ne maudit non plus jamais, et n’a jamais maudit, la terre en tant que sol vierge et non cultivé qu’il appelle aussi « erets » (1,10) et dont il fait sortir au troisième jour toute la végétation (1,11 et 12).

C’est un point très important à noter. Dans les récits des origines, « erets » ne désigne pas seulement la masse terrestre ou ses délimitations géographiques, pays, monde, etc., mais aussi le sol non cultivé, la surface de la terre à l’air libre et non recouverte d’eau, puisqu’il est dit qu’au troisième jour lors de la réunion en une seule masse des « eaux en dessous du ciel » Dieu, en opposition aux mers ainsi formées « appela le sec erets » (1,10). Il ne l’appelle pas « adama » comme il le devrait selon nos modernes traducteurs, prétendant revenir à la distinction que fait le texte hébreu entre « erets » et « adama » mais qui la réduisent à celle, de degré et non de nature, de « terre » et « sol » en français. Pour eux, par rapport à la « erets », terme général, la « adama » désignerait le « sol », et tout particulièrement le sol d’où a été tiré l’homme, donc le sol vierge avant toute culture, et même avant toute végétation.

La Septante, première traduction de la Bible, datant du troisième siècle avant notre ère, avait tout nivelé. Reflétant sans doute un courant de la tradition juive qui considérait déjà comme synonymes ou quasi-synonymes « erets » et « adama », elle avait traduit uniformément les deux termes devenus effectivement très voisins dans l’usage de l’époque (par suite du phénomène bien connu de l’usure des mots, qui existe dans toutes les langues, même sacrées) par « guè » c’est-à-dire « terre » en grec. Or le grec possède un mot spécifique pour dire « sol ». Si la distinction entre « erets » et « adama » était celle de « terre » et « sol » en français, comme l’affirment nos traducteurs modernes, il me semble que la Septante aurait employé ce mot (« edaphos ») pour traduire « adama », au lieu de « guè », qui abolit en fait toute distinction dans le texte grec, dont sont extraites toutes les citations bibliques du Nouveau Testament, entre « erets » et « adama ».

Un élément de style

Cette distinction, saint Jérôme la retrouve dans le texte original lorsqu’il le consulte pour traduire la Septante en latin, dans la célèbre Vulgate, à la fin du quatrième siècle de notre ère, mais entretemps s’est élaboré tout un langage chrétien inspiré de celui, tronqué, de la Septante. Saint Jérôme ne peut contredire la base scripturaire du christianisme, d’autant que les rabbins de son époque, auprès de qui il s’informe pour les besoins le sa traduction, ou bien ne veulent pas l’éclairer ou bien, ont réellement perdu le sens profond de la différence qui, dans les récits des origines au moins, sépare « erets » de « adama ». A priori c’est évident. Pourquoi y aurait-il deux mots distincts pour dire exactement la même chose, en particulier dans le second récit de la Création où « erets » et « adama » se côtoient sans cesse, et souvent dans la même phrase ?

Bien loin de chercher comme le français à éviter le voisinage ou la répétition de mots semblables ou identiques, l’hébreu biblique en fait un élément de son style. Il ne craint pas de répéter vingt-deux fois le mot « erets » dans le premier récit de la Création. Il n’aurait pas craint de le répéter, au lieu d’« adama » dans le second, autant de fois qu’il le fallait, s’il s’agissait d’un synonyme ou d’un quasi-synonyme.

La Vulgate après la Septante…

On me dira que de l’avis de tous les experts, les deux récits de la Création proviennent de « sources » différentes (le second étant chronologiquement antérieur au premier, quoique situé après lui dans la Bible) et qu’ils ont chacun leur vocabulaire. Le premier multiplierait les « erets », dont le champ engloberait pour lui celui de « adama », tandis que le second, plus précis, ferait la distinction…

Je réponds que cet argument lexical ne vaut rien. Le premier récit étant postérieur au second — je l’admets volontiers — son auteur devait le connaître, et d’ailleurs à côté des vingt-deux « erets » le mot « adama » figure une fois dans le premier récit de la Création, ce qui prouve au moins qu’il ne l’ignore pas. Mais si les deux récits ont bien le même vocabulaire, ils n’ont pas le même propos, et il en résulte une fréquence tout autre dans l’emploi des deux mots qui, pour l’un ni pour l’autre, ne sont pourtant pas interchangeables.

Nous verrons plus loin le sens un peu particulier — dérivé — de cet unique « adama » du premier récit. De toute façon, le texte auquel il appartient étant postérieur à celui du second récit, ce sont les nombreuses mentions de « adama » dans ce second récit qui sont les plus anciennes attestations dans la Bible de ce mot capital, et les seules valables pour en cerner la véritable portée originelle, dont la Vulgate après la Septante va s’efforcer d’effacer jusqu’à la trace, et réussira effectivement à l’effacer dans le monde chrétien jusqu’à ce jour, à peu près.

La Vulgate suit donc la Septante dans la confusion des termes « erets » et « adama » qu’elle traduit tous deux par « terra », sauf en deux cas relativement mineurs — il n’y est pas question de l’Homme — par rapport à l’enjeu majeur du récit du jardin d’Eden, dont la compréhension repose précisément sur leur opposition. Ces deux exceptions (2,9 et 19) montrent que Jérôme savait que la Septante falsifiait le texte original, mais qu’il n’a pas osé y revenir aux endroits vraiment importants, où une traduction différente du mot « adama » risquait de mettre en cause le dualisme « terrestre-céleste » déjà solidement implanté dans le christianisme. Néanmoins, comme en hébreu « adama » évoque immédiatement « adam », Jérôme qui en était conscient sans en saisir sans doute toute la portée, essaie timidement de suggérer cette parenté, au moins phonétiquement en latin, en traduisant dans les deux seuls endroits où il s’écarte de la Septante « adama » par « humus » qui rappelle à l’oreille « homo ». Mais en vain.

En effet le pseudo-parallèle « humus-homo » « adama-adam », que citent accessoirement les traductions modernes, même catholiques, qui reniant la Septante et la Vulgate, affichent un retour scrupuleux au texte hébreu original, reflète une autre erreur, aussi grave quoique moins flagrante, que celle qui consiste à traduire « adama » par « terre » ou, plus exactement croit-on, par « sol ». C’est celle de faire provenir l’« adam » de la « adama » comme l’« homo » de l’« humus » ainsi qu’on l’enseigne dans tous les catéchismes, où l’on présente — en s’excusant de la naïveté apparente de l’allégorie primitive dont on vante par ailleurs la profondeur — Dieu comme un potier modelant le premier homme à partir de la glaise…

Dieu n’a pas créé la « Adama »

Cette comparaison du potier s’appuie entre autres, sur un célèbre passage du livre de Jérémie (Jer. 18,1 6) où le prophète voit Dieu modelant puis brisant comme un vase d’argile la maison d’Israël. En français cet « argile » de nos traductions peut passer pour un équivalent de la « glaise du sol », d’où selon la Bible de Jérusalem Dieu modèle l’Homme, au début du récit du jardin d’Eden. Mais en hébreu, et dans ce passage de Jérémie en particulier, l’argile c’est « homer » (ou « heres » ou « thit ») et non « adama », qui n’est jamais mentionnée dans la Bible comme un matériau. Quant au verbe que nos bibles traduisent par « modeler » (« yatsar ») il veut aussi bien dire « créer » ou « concevoir » et c’est dans ce dernier sens qu’il est clairement employé, à travers le substantif qui en dérive (« yetser ») dans les seuls autres endroits de la Genèse où il figure (6,5 et 8,29) en plus de ses trois attestations convergentes au début du récit du jardin d’Eden.

Mais si à l’origine au moins il ne s’agit pas d’un synonyme ou d’un quasi-synonyme de « erets », quelle signification faut-il attacher au mot « adama » lors de son apparition soudaine, non précédée d’aucune définition, dans le plus ancien texte biblique où il figure, en Gn 2,5 ? Manifestement il s’oppose à « erets » qui l’entoure de toutes parts dans ce verset comme dans le suivant. Mais en quoi ?

Eh bien la première différence, non de degré mais de nature, qui saute aux yeux — si on veut bien les ouvrir — entre « erets » et « adama », c’est qu’il est dit d’innombrables fois dans la Bible que Dieu a créé la « erets », mais qu’il n’y est jamais dit nulle part qu’il ait créé la « adama ».

Une prétendue matrice

Curieusement ce « fait textuel » massif ne semble avoir frappé personne jusqu’ici. Aucun commentateur, à ma connaissance, ne le signale. Pourtant la tradition juive n’a pas manqué de trouver, chaque fois qu’elle le pouvait, au moins une référence biblique indiquant ou impliquant la création directe et personnelle par Dieu d’éléments qui semblent préexister à la Création. Ainsi, dans le premier récit, le tohu-bohu, les ténèbres, l’abîme, le vent, l’eau cités en Gn 1,2. Dans le second récit les rares éléments nommés avant la « adama » le sont déjà, au moins en tant qu’espèces créées par Dieu, dans le premier (arbuste, herbe). En outre quand la « erets » dans le premier récit est chargée par Dieu de produire la végétation puis les arbres, puis les animaux terrestres, on peut dire qu’elle « crée » indirectement, mais elle a été créée elle-même au préalable (1,11 et 12). Rien de tel dans le cas de la « adama » d’où, à en croire nos traducteurs, Dieu aurait sorti l’Homme un peu comme la végétation ou les animaux de la « erets ». La « adama » a donc joué d’après eux un grand rôle, comme auxiliaire divin, dans la création de l’Homme. Or ni au préalable, ni nulle part ailleurs je le répète, la Bible ne dit ou ne suggère que cette « adama » dont nous serions formés, cette prétendue matrice, sinon cette prétendue « mère » de l’Homme, Dieu l’aurait personnellement créée.

Par contre, comme pour la « erets », la Bible affirme d’innombrables fois que Dieu a créé l’Homme. Et en hébreu l’homme se dit « adam ». « Adam » qui évoque aussitôt « adama ».

Cette simple constatation que tout le monde peut faire — mais apparemment ne fait pas — la non-création de la « adama », la création de l’« adam », suffit à mon sens à renverser la « généalogie » qui nous est généralement proposée. Si une des deux réalités sort de l’autre, ce n’est pas l’« adam » de la « adama », mais plutôt la « adama » de l’« adam ».

Parallèlement, si un des deux mots sort de l’autre… Aucun linguiste ne soutiendra qu’« adama » précède étymologiquement « adam ». C’est une exégèse aberrante qui l’affirme, et que dément, nous le verrons, à trois reprises, l’ordre des deux mots, lorsqu’ils apparaissent ensemble pour la première fois dans la Bible. Ordre qui n’est certes pas dû au hasard, et qui nous intéresse ici, car ce que nous cherchons ce n’est pas une définition théologique a priori, ni une définition lexicale formelle par l’étymologie « sémitique commune », ou culturelle par les mythologies proche-orientales dont Israël aurait subi l’influence, mais une définition biblique de la « adama ». Nous savons déjà que la chose n’a pas été créée par Dieu. Et, comme son nom l’indique, qu’elle entretient un rapport étroit avec « adam ». Donc s’il ne sort pas d’elle, c’est qu’elle sort de lui. Qu’elle est en somme à l’Homme ce que la Création est à Dieu. UNE SORTE D’EMANATION.

EX-NIHILO ? (créer et laisser faire, bara’ et ‘asa)

Contrairement à l’opinion reçue, le Dieu de la Bible ne crée pas ex nihilo. La théologie l’affirme. Mais le récit des Six jours de la Création est construit suivant une structure binaire, où l’expression de l’intention précède régulièrement l’annonce de l’exécution. A condition d’en traduire le début, non comme dans nos bibles, mais comme le propose Rachi, le premier terme de l’alternance commence toujours par la célèbre et inexacte formule : « Et Dieu dit ». Dit à qui ? En hébreu le verbe ici traduit par « dire » signifie aussi « penser », et il est clair qu’il faut comprendre « Et Dieu pensa » ou « Et Dieu se dit » sans qu’il soit besoin d’imaginer le Créateur prononçant une parole théâtrale à sa propre adresse. Donc tout au long du déroulement des Six jours Dieu pensa d’abord puis exécuta. Ainsi le premier jour « Dieu pensa : qu’il y ait lumière, et la lumière fut » (1,3) en passant par tous les autres jours, Dieu pensa avant d’agir, jusqu’au milieu de sixième jour où « Dieu pensa : faisons (un) homme qui soit à notre image, etc. » (1,26) avant de créer l’Homme (1,27). On voit d’après cette constante du récit le plus circonstancié de la Création que contienne la Bible, que pour elle Dieu ne crée pas à partir de rien, mais à partir de sa pensée, de sa réflexion, c’est-à-dire de lui-même, de sa réalité qui englobe toute réalité, de son être d’où émane chaque être qu’il lui plait d’amener à l’existence.

Et la matérialisation de la pensée divine en acte créateur n’est jamais automatique. Ni aussi immédiate qu’elle en a l’air lorsqu’on lit dans nos bibles « Que la lumière soit et la lumière fut » comme une phrase à part. En hébreu elle s’insère, avec la force percutante d’un écho sonore (« yehi’or wayehi’or ») dans une séquence élaborée, inaugurant la division du récit en « jours » et présentant la création « des cieux et de la terre » non comme l’œuvre d’un instant mais comme un processus que Dieu déclenche, met en place et vérifie pour s’assurer de sa conformité à un certain but qu’il poursuit et qui n’apparaîtra qu’à la fin, au sixième jour. Le solennel « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre » de nos bibles est en effet, d’après Rachi, une subordonnée et il faut traduire :

« Au commencement de la création par Dieu des cieux et de la terre, alors que la terre était informe et vide et que l’esprit de Dieu planait sur les eaux, Dieu pensa : qu’il y ait lumière, et il y eut lumière. Et Dieu vit que la lumière était bonne et sépara la lumière de l’obscurité. Et Dieu appela la lumière jour et l’obscurité nuit, et il y eut un soir et il y eut un matin. Jour un. » (1,1 à 5).

Ensuite, du deuxième au sixième jour inclus, sauf en ce qui concerne la formation des mers qui semble s’effectuer sous la simple impulsion de la pensée divine (1,9) le récit distingue nettement la phase de l’exécution de la phase de l’intention. Ainsi après « Dieu pensa : qu’il y ait firmament au milieu des eaux, et qu’il sépare les eaux des eaux » (1,6) le texte précise « Et Dieu fit le firmament et il sépara… » (1,7). De même après « Dieu pensa : qu’il y ait des astres dans les cieux » (1,14) le texte ajoute « Et Dieu fit les deux grands astres… et les étoiles » (1,16). L’emploi ici du verbe « faire » (« `asa ») a de quoi surprendre. Ce n’est nullement un synonyme du verbe « créer » (« bara’ »), d’ailleurs beaucoup plus spécifique en hébreu qu’en français, puisque « bara’ » ne peut avoir pour sujet que Dieu. Au contraire « ‘asa » a un sens aussi général, sinon davantage, que « faire » en français, même s’il ne sert jamais de substitut à n’importe verbe d’action qu’on préfère ne pas répéter, comme « faire » en français, pour la bonne raison que l’hébreu ne craint pas du tout, mais recherche la répétition rapprochée des mêmes mots. Dans notre récit, par exemple, le mot « erets » est répété 22 fois. Et si « ‘asa » y est utilisé, avec Dieu comme sujet, plutôt que « bara’ » qu’on attendrait partout dans un récit de la Création, c’est qu’il veut dire autre chose.

Quoi exactement ? Le curieux cas des végétaux nous met sur la voie. Ils sont l’œuvre du 3e jour, postérieurs au firmament, œuvre du 2e jour, et antérieurs aux astres, œuvre du 4e jour. Mais cette chronologie, qui parait aberrante, s’accompagne d’une précision de taille. Dieu cette fois, s’il reste l’auteur du processus qu’il a déclenché le 1er jour en créant les cieux et la terre, et s’il continue à en penser les étapes, ne peut plus en passer pour l’agent d’exécution, comme au 2e et au 4e jour, où il est le sujet du verbe « ‘asa ». Au 3e jour, pour les végétaux, au lieu de « ‘asa » c’est le verbe « yatsa’ » à la forme causative (littéralement « faire sortir » c’est-à-dire « produire ») qui est employé. Et Dieu n’en est plus le sujet. Dès la phase de l’intention, il s’efface comme agent derrière « la terre » (« erets »). « Dieu pensa : que la terre fasse pousser de la verdure, de l’herbe portant semence, et des arbres fruitiers selon leurs espèces… » (1,11). Et le verset relatant l’exécution confirme explicitement le rôle actif de ce que nous appelons la Nature (et que la Bible appelle « les cieux et la terre ») dans le processus de l’Evolution. « Et la terre produisit (« yatsa` ») de la verdure, de l’herbe portant semence et des arbres fruitiers selon leurs espèces… » (1,12).

« Que la terre produise »…

Plus frappant encore : c’est à cette puissance naturelle qu’il a créée que Dieu confie aussi la production des animaux. Eh oui ! S’il est anti-biblique de prétendre, en se fondant sur la traduction réductrice de « adama » en 2,7, que Dieu a formé l’Homme « de la terre, de la glaise », il est vrai que la Bible le dit en substance, dans le premier récit de la Création, de tous les « êtres vivants » (« nefesh haya »), étant bien entendu que la « terre » c’est « erets » et non « adama », et qu’elle désigne ici la Nature ou l’Evolution, du moins pour la animaux « terrestres » — comme les « eaux » pour les animaux aquatiques. (Nous verrons plus loin le cas de ces derniers et des oiseaux). Dieu ne crée pas (« bara’ ») les animaux terrestres. Et il n’intervient pas activement dans leur apparition, puisque dès la phase de l’intention il laisse ce soin à la terre. « Dieu pensa : que la terre produise (« yatsa ») des êtres vivants selon leurs espèces, des bestiaux, des reptiles et des bêtes sauvages selon leurs espèces… » (1,24). Et si aussitôt après, dans le verset relatant la phase de l’exécution, qui ne parle plus, il faut le noter, des êtres vivants en général, mais seulement des bêtes sauvages, des bestiaux et des reptiles, le verbe « ‘asa » est de nouveau employé dans le texte avec Dieu pour sujet, on comprend enfin que son véritable sens, dans le contexte du récit de la Création, n’est pas « faire » mais « laisser faire », comme un souverain laisse faire ses agents, non pas librement mais pour exécuter le programme qu’il leur a assigné au départ. « Et Dieu laissa faire « ‘asa » les bêtes sauvages (littéralement : les bêtes de la terre) selon leurs espèces, les bestiaux selon leurs espèces, et tous les reptiles de la adama selon leurs espèces… » (1,25).

Les reptiles de la adama

Ici une parenthèse. A propos de cet unique « adama » que je viens de citer, que compte, à côté de 22 « erets », le récit de la Création en six jours. Il a l’air d’une exception ou d’une erreur de copiste tardif, faite à une époque où « erets » et « adama » étaient devenus synonymes ou quasi-synonymes. Mais je ne le crois pas. « Les reptiles de la adama » ce n’est pas du tout la même chose que « les reptiles de la terre » ou « les reptiles du sol » comme traduisent nos bibles. Cette appellation désigne une catégorie qui fait pendant à celle des monstres marins, nommés en tête de l’énumération des poissons, au 5e jour (1,21) et qui manque dans celle des animaux terrestres dans nos bibles. Les « reptiles de la adama », autrement dit les « reptiles pesants » (où le substantif « adama » a valeur d’adjectif comme souvent en hébreu) évoque sans doute les sauriens géants de la préhistoire, certes disparus de la terre, mais existant toujours sous forme de crocodiles dans les fleuves, et dont il eût été étonnant que ces vieux récits ne fassent pas mention.

Quoi qu’il en soit, au lieu de « Dieu fit » les animaux terrestres, les astres et le firmament, il faut traduire « Dieu laissa faire le firmament » (1,7), « Dieu laissa faire les astres » (1,16). Par qui ? Mais par « les cieux » autre façon de dire la Nature, comme « la terre » nommément citée avant « Dieu laissa faire les animaux terrestres » (1,25). En créant les cieux et la terre, Dieu les a programmés pour faire cela, et il n’a pas à intervenir sauf pour les « laisser faire » à chaque étape prévue, que sa pensée détermine. L’emploi, à trois reprises du verbe « ‘asa » avec Dieu pour sujet met l’accent sur cette continuité. Par contre l’emploi, aussi à trois reprises dans ce récit du verbe « bara’ » (créer), met l’accent sur la rupture, qui après le « big bang » initial se reproduit encore deux fois dans l’Evolution, telle que la décrit la Bible. Deux sauts qualitatifs extraordinaires, que la Nature seule ne peut générer car elle est dépourvue elle-même de cette dimension divine : je veux dire de la Liberté.

Il ne s’agit nullement en effet d’un hasard littéraire. Ni de l’emploi d’un verbe plutôt que d’un autre pour des raisons de diversité. Si le verbe spécifique « bara’ » (créer) qui ouvre le récit des Six jours n’y reparaît plus avant le cinquième jour, c’est que, pour la Bible, de l’énergie primordiale à la matière minérale puis à la vie végétale, il n’y pas création mais production. Ou, si l’on préfère, évolution naturelle. Les arbres, les fleurs comme les étoiles ne constituent que des développements des potentialités incluses dans la création « des cieux et de la terre ». Par contre le cinquième jour, avec les poissons et les oiseaux, surgit la vie animale, c’est-à-dire la première manifestation de la liberté non du créateur mais de la créature (et ce qui distingue le vrai Créateur du pseudo-créateur, c’est moins sa propre liberté que celle qu’il est capable de donner à sa création : faire de sa création des créatures). L’animal appartient certes, physiquement, chimiquement, comme la végétation et le cosmos inerte, à la Nature. Biologiquement il participe à son évolution. Mais sa liberté de mouvement, tout orientée qu’elle soit par l’instinct, est réelle et contient en germe toute l’explosion qui aboutira à l’intelligence. Elle constitue dans le cours de l’évolution naturelle une rupture qualitative, et donc une nouvelle création. Et c’est pourquoi après « Dieu pensa : que les eaux grouillent d’un grouillement d’êtres vivants (« nefesh haya ») et que des oiseaux volent au-dessus de la terre contre le firmament des cieux » (1,20) le récit du 5e jour spécifie : « Et Dieu créa (« bara’ ») les grands poissons et tous les êtres vivants qui glissent et grouillent dans les eaux selon leurs espèces et tous les oiseaux ailés selon leurs espèces… » (1,21).

A partir de son propre être

Et nous avens vu qu’ensuite Dieu n’intervient pas comme Créateur pour les animaux terrestre. Il se contente de les « laisser faire » (« `asa »), car pour la Bible comme aujourd’hui pour la Science, des animaux aquatiques aux animaux terrestres il y a continuité naturelle, évolution. La liberté, conférée aux uns, se transmet aux autres. Il n’y a pas entre eux de saut qualitatif, même si le récit situe la création des premiers le 5e jour, et la production des seconds le 6e jour, ce qui ne veut pas dire le lendemain mais peut-être des millions d’années après. Le temps n’est pas novateur, mais tout au plus mûrisseur d’un processus antérieurement programmé par ce que nous appelons la Création, et qui est signalée dans la Bible par l’emploi d’ailleurs très exceptionnel, même dans le récit dit de la Création, du verbe spécifique « bara’ ». Au cours des Six jours, répétons-le, il ne figure dans le texte qu’en trois occasions. Au moment du « big bang » initial, lorsque Dieu donne l’être au monde, non à partir de rien mais à partir de son propre être, puis au moment de l’apparition de la vie animale, lorsque Dieu donne non à partir de rien mais de sa propre liberté, la liberté de mouvement aux animaux qui les conduira par le jeu de l’évolution jusqu’à un certain degré d’intelligence, mais pas plus loin. Pour l’anthropologie scientiste, la mutation hominienne a franchi cette limite, qui donc n’en était pas une. De l’animal à l’Homme, pour elle, il y a continuité et non rupture. Mais pour la Bible cette rupture est affirmée on ne peut plus clairement par l’emploi dans le verset relatant la création de l’Homme de trois verbes « bara’ » successifs.

Et Dieu pensa…

« Et Dieu créa (« bara’ ») l’Homme à son image, à l’image de Dieu il le créa (« bara’ »), mâle et femelle il les créa (« bara’ ») » (1,27).

Pourtant juste auparavant, la phase de l’intention, qui précède régulièrement dans ce récit la phase de l’exécution des différentes étapes de la Création, semble s’inscrire en continuité complète, pour ce qui concerne l’homme, de la production des animaux terrestres. Au point que c’est l’unique fois où le verbe « ‘asa » qui caractérise cette production, par opposition à la création (« bara’ »), est répété d’un verset à l’autre. Le verset 1,26, après « Et Dieu pensa », commence ainsi en effet en hébreu : « Na`ase adam… » (« Na`ase » est la pre­mière personne du pluriel de l’inaccompli de « ‘asa »).

Nos bibles traduisent en chœur « Faisons l’homme… ». Pour expliquer ce pluriel inso­lite mis dans la bouche de Dieu, les commen­taires chrétiens évoquent la Trinité et les commentaires juifs les anges de la cour céleste. Il me paraît beaucoup plus conforme à l’esprit de ce récit d’y voir une tournure, utilisée par son (ou ses) rédacteur(s) pour exprimer l’hésitation (pour parler en termes humains) éprouvée par Dieu au moment où il s’apprête à créer un être à sa ressemblance. La Bible nous le présente en quelque sorte délibérant avec lui-même et se posant la question. Or l’inaccompli hébreu peut avoir un sens modal, conditionnel et interrogatif. Au lieu de « Faisons » il faut comprendre à mon avis « Est-ce que nous ferons » ou « Est-ce que nous ferions » ou mieux, en traduisant le verbe « ‘asa » comme précédemment dans ce récit par « laisser faire » : « Est-ce que nous laisserions faire ? ».

Un couple, pas une espèce

Ce que Dieu se demande, s’il le laissera faire, n’est pas encore déterminé en hébreu. C’est « adam » sans article défini, qu’il est bien difficile de traduire ici en français, où on ne peut guère dire « Laisserions-nous faire homme » comme on le pourrait par exemple en anglais avec « man » qui a un sens collectif, ou « laisserions-nous faire de l’homme » ou encore moins « des hommes » comme on traduit « des êtres vivants » « du bétail » « des reptiles » (1,20 et 24) dans la phase de l’intention des animaux. Car le caractère collectif de « adam » à l’origine est bien différent. Dieu a l’intention de créer un couple humain, pas une espèce humaine. C’est ce couple qui explique le pluriel du verbe (« yrdou ») dont « adam » est le sujet en 1,26, et non le grouillement d’une future Humanité que Dieu aurait prévue, ou pro­grammée, comme celui des poissons en 1,20.

C’est si vrai que même plus tard, lorsqu’à la suite de l’accident de la Chute, l’Homme deviendra, par détournement de sa nature et de sa vocation, l’ancêtre de « l’homo sapiens sapiens » (en réalité dégénéré) des anthropo­logues autrement dit de l’Humanité, jamais, au grand jamais dans la Bible entière pas plus que dans les récits des origines, il ne sera question à son sujet d’« espèce humaine » comme il est question ici, avec insistance, des « espèces » animales.

Ainsi en ce « sixième jour » juste avant (dans le texte) de se demander s’il va « laisser faire » le couple humain qu’il projette, « Dieu pensa : que la terre produise des êtres vivants selon leur espèce, des bestiaux, des reptiles et des bêtes sauvages selon leur espèce, et il en fut ainsi. (1,24). Et Dieu laissa faire les bêtes de la terre selon leur espèce et les bestiaux selon leur espèce et tous les reptiles pesants selon leur espèce, et Dieu vit que cela était bon » (1,25).

Mais après avoir martelé à cinq reprises le mot « espèce », aussi bien dans la phase de l’intention que dans la phase de l’exécution de la production des animaux terrestres, la Bible cesse brusquement de l’employer le même « jour », dès qu’elle nous montre Dieu s’interrogeant sur la façon de procéder pour achever son œuvre par l’Homme. Ce n’est évidemment pas un hasard. C’est pour attirer notre attention — mais qui le remarque ? — sur la différence de la nature entre les animaux et l’Homme, qui en fait pourtant partie par « la chair et le sang ». Différence qui découle de sa ressemblance avec Dieu, et qui consiste d’abord en ceci que lorsqu’il sera créé, l’Homme, bien que double, mâle et femelle, n’appartiendra comme Dieu à au­cune « espèce », ne sera pas destiné à se reproduire ni donc à mourir.

Dans la question que Dieu est alors censé se poser, figurent pour la première fois en effet les deux mots célèbres qui semblent n’en former qu’un dans l’expression usuelle « à son image et à sa ressemblance ». En réalité « image » et « ressemblance » ne sont jamais associés ainsi. Ici ils sont précédés de prépositions différentes, dont celle qui ac­compagne « ressemblance » peut jouer le rôle de copule. En l’occurrence « comme notre ressemblance » (« kidemoutenou ») équivaut à « qui nous ressemble ». Quant à « dans notre image » (« betsalmenou »), je lui pré­fère le terme plus moderne, et plus juste à mon avis dans le contexte : « dans notre imagination » ou même — pourquoi pas ? — « dans notre imaginaire » puisque le pouvoir de Dieu est acte. Enfin le « laisser faire » du début signifie, je le rappelle, par opposition de « ‘asa » à « bara’ » (créer), « laisser faire par la Nature ».

D’adam à haadam

« Et Dieu pensa : est-ce que nous laisserions faire (sous-entendu : par la Nature, par l’Évolution comme dans le cas des animaux) un être humain (« adam ») qui dans notre imaginaire nous ressemble, et qui gouverne­raient (« yrdou ») les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux et toute la terre, et tous les reptiles rampant sur la terre ? » (1,26).

Or à cette question (rhétorique) que la Bible met dans la bouche de Dieu, le verset suivant (1,27) relatant la création de l’Homme (« haadam ») répond de façon caté­gorique et indiscutable par l’emploi trois fois répété du verbe spécifique « bara’ ». Non, Dieu ne laissera pas faire par une mutation de la Nature, comme s’il s’agissait d’une « espèce » animale, fût-elle la plus belle (d’où peut-être son nom qui évoque la couleur rouge, assimilée à la beauté) un être qu’il imagine déjà à sa ressemblance, et qu’il a en vue, depuis le début de sa Création, comme le couronnement de son œuvre. Ce serait trop risqué et d’ailleurs hors de portée de la Nature. Aussi rompt-il la continuité, impli­quée dans le verbe « ‘asa » de « na`ase adam » par l’irruption trois fois affirmée de « bara’ », que renforce la substitution de « haadam » au « adam » de la feinte interro­gation.

D’« adam » à « haadam » il y a donc passage de la pensée dans l’imaginaire de Dieu à l’existence effective, toujours dans l’imaginaire de Dieu, c’est-à-dire dans la seule réalité. Pour les autres « êtres vivants » la détermination de leurs noms cités sans article défini dans la phase de l’intention ne survient aussi que dans la phase de l’exécu­tion. Mais nulle mention dans aucune de ces phases de l’imaginaire de Dieu, alors que pour l’Homme : « Et Dieu créa l’Homme dans son imagi­naire, dans l’imaginaire de Dieu il le créa, mâle et femelle il les créa » (1,27).

Et déjà avant d’être créé et déterminé, « adam », nous l’avons vu, ressemble à Dieu dans l’imaginaire de Dieu. « Adam », n’existe pas encore mais Dieu le pense avec une toute autre précision et une toute autre exigence qu’il ne pense les animaux. Ce n’est pas un être dont il anticipe avec détachement l’existence. C’est l’incarnation à venir de sa liberté, à un degré beaucoup plus grand que celle donnée aux animaux, dans la créature qui est le but même de sa Création. Et il ne se contente peut-être pas de l’imaginer.

Une petite phrase, qui semble tout à fait anodine sinon ridicule dans la traduction de nos bibles, du prologue du récit du jardin, lui même la plupart du temps négligé par les commentateurs, suggère, pour qui la lit en hébreu dans son contexte, que Dieu avant de « concevoir » l’Homme (2,7) l’a en quelque sorte expérimenté sur un modèle réduit (2,6). C’est ce que j’appellerai « l’hypothè­que hominienne ». Mais auparavant il nous faudra regarder de près ce prologue, plus ancien je le répète que le récit des Six jours, que nous venons d’analyser.

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1 Première traduction de la Bible juive en grec (IIIe siècle av. J.-C.).