Claude Tresmontant
L'évolution cosmique

Nous avons eu l’occasion plusieurs fois déjà dans ces chroniques, ici même, de parler à nos lecteurs de l’évolution cosmique, la grande découverte, la découverte principale peut-être du XXe siècle. Un livre vient de paraître aux éditions du Seuil qui s’intitule : Patience dans l’azur. Sous-titre : Évolution cosmique. Le titre, nos lecteurs l’auront reconnu, c’est […]

Nous avons eu l’occasion plusieurs fois déjà dans ces chroniques, ici même, de parler à nos lecteurs de l’évolution cosmique, la grande découverte, la découverte principale peut-être du XXe siècle. Un livre vient de paraître aux éditions du Seuil qui s’intitule : Patience dans l’azur. Sous-titre : Évolution cosmique. Le titre, nos lecteurs l’auront reconnu, c’est une citation d’un poème de Valéry. L’auteur de l’ouvrage s’appelle Hubert Reeves. Il est né à Montréal. Il est présentement directeur de recherches au Centre National de la Recherche Scientifique et il travaille au Centre d’études nucléaires de Saclay.

L’intérêt de l’ouvrage, c’est de nous présenter une vue d’ensemble de l’évolution de l’Univers telle qu’elle apparaît à un chercheur en 1980, puisque l’ouvrage a été terminé l’an passé. Dans ce domaine de la recherche en astrophysique et en cosmologie, il importe de suivre pas à pas l’évolution des controverses et des découvertes. Les controverses ont été très vives depuis cinquante ans, depuis les grandes découvertes de Hubble et Humason en 1928. Ces deux savants ont établi alors que les galaxies s’éloignent les unes des autres avec une vitesse qui est proportionnelle à leur distance mutuelle. C’est cette découverte expérimentale qui est à l’origine de la célèbre théorie de l’expansion de l’Univers. L’Univers est un ensemble de galaxies, constitué de milliards de galaxies, qui se fuient les unes les autres, à peu près comme les molécules d’un gaz qui se détend ou qui prend de l’espace, ou encore comme un essaim d’abeilles qui se disperserait. L’Univers grandit au cours du temps. L’espace grandit au cours du temps. Cette découverte expérimentale avait été pressentie par des théoriciens tels que Lemaître, en 1927, Robertson, Tolman, Eddington. La découverte expérimentale était venue confirmer une prévision théorique antérieure.

Dès lors que ce modèle d’un Univers en expansion s’est présenté à l’attention des astrophysiciens, une question se posait immédiatement : si l’Univers est en expansion, si les galaxies se fuient les unes les autres, alors en reculant dans le temps ou dans le passé de l’Univers, on doit le voir de plus en plus serré, de plus en plus petit, de plus en plus dense, jusqu’à parvenir à un état dense et même ponctuel de l’Univers entier. On en venait donc à l’idée d’une origine ou d’un commencement de l’Univers physique. Les uns, tels Sir James Jeans, Sir Arthur Eddington, Sir Edmund Whittaker, acceptèrent le fait franchement et se réjouirent non moins franchement d’une aussi belle découverte. Les autres, fort nombreux, étaient très fâchés. Pourquoi fâchés ? Parce que cette découverte d’un commencement possible de l’Univers physique mettait par terre — si j’ose dire — leur vision de l’Univers, celle à laquelle ils étaient attachés, celle qui avait leur préférence : un Univers éternel, sans commencement, sans fin, sans histoire, sans usure et sans vieillissement.

Les controverses avaient déjà été très vives au siècle précédent lorsque, après les découvertes de Nicolas-Léonard Sadi Carnot (1796-1832), qui publie en 1824 ses Réflexions sur la puissance motrice du feu, et les travaux de Clausius qui reprennent autour de 1850 les analyses de Carnot, on en était parvenu à l’idée que l’Univers est un système qui s’use ou se dégrade d’une manière irréversible, qui vieillit d’une manière incurable. Si tout dans la nature est en régime d’usure, de vieillissement et de dégradation d’une manière irréversible, alors l’Univers n’est pas inusable. S’il n’est pas inusable, alors il n’est pas éternel dans l’avenir. S’il n’est pas éternel dans l’avenir, alors il n’est pas non plus éternel dans le passé, pour une raison simple qu’un exemple simple va permettre de comprendre aussitôt : Notre Soleil est une masse d’hydrogène qui se transforme d’une manière irréversible en hélium, avec une perte de masse, une perte d’énergie qui est diffusée dans l’espace sous la forme de grains d’énergie que le jeune Albert Einstein en 1905 a appelés des Lichtquanten, les quanta de lumière que nous appelons des photons. Si le Soleil était éternel dans le passé, alors il aurait épuisé son stock d’hydrogène depuis une éternité, et donc depuis une éternité il n’y aurait plus de Soleil. Ce qui prouve que l’expression ou la proposition : le Soleil est éternel, — est une proposition dépourvue de sens du point de vue physique. Elle implique contradiction. Vous effectuez le même raisonnement pour les cent milliards d’étoiles qui constituent notre propre Galaxie et qui sont dans le même cas que notre Soleil, et vous obtenez comme résultat que si notre Galaxie était éternelle dans le passé, alors depuis une éternité notre galaxie aurait épuisé son stock d’hydrogène et que, par conséquent, depuis une éternité il n’y aurait plus de galaxie. La proposition : Notre Galaxie est éternelle dans le passé est dépourvue de sens physique. On peut bien prononcer la phrase mais elle est impensable physiquement. Vous faites le même raisonnement en l’appliquant à l’ensemble des galaxies, c’est-à-dire à l’Univers lui-même, et vous verrez que l’idée d’un Univers éternel dans le passé peut toujours s’enseigner dans les classes de philosophie mais non plus se penser si l’on est physicien.

A moins d’imaginer que l’Univers reçoit constamment de la matière fraîche, de la matière nouvelle, de l’hydrogène tout neuf qui vient compenser la transformation irréversible de l’hydrogène en hélium. C’est cette hypothèse qui a été proposée en 1948 par trois théoriciens anglais, H. Bondi, T. Gold et F. Hoyle. Dans ce cas et dans cette hypothèse, l’Univers s’use et vieillit d’une manière continuelle, mais comme il est constamment régénéré par l’apport de matière et donc d’énergie fraîche, il parvient à se maintenir éternellement. C’est la théorie de la création continuée de matière qui a été abandonnée par ses auteurs plus tard parce que l’expérience montre que si cette théorie est vraie, alors nous devrions voir autour de nous des galaxies de tous les âges, puisque, selon cette théorie, constamment de nouvelles étoiles et de nouvelles galaxies sont en régime de formation. Or il n’en est rien. Les galaxies que nous connaissons sont toutes d’un âge comparable, disons environ quinze milliards d’années. D’autre part, si la théorie de la création continuée de matière était vraie, alors, en regardant loin dans l’Univers, en regardant très loin, disons pour fixer les idées à une distance de six milliards d’années de lumière, nous voyons les galaxies non pas telles qu’elles sont aujourd’hui, mais telles qu’elles étaient il y a six milliards d’années, lorsque la lumière qui vient de nous parvenir en est partie. Par conséquent lorsque nous regardons loin dans l’Univers, nous regardons le passé de l’Univers. Plus nous plongeons loin grâce à nos instruments optiques de plus en plus perfectionnés, et plus nous considérons un passé lointain de l’Univers. Si la théorie de la création continuée de l’Univers était vraie, en regardant au loin, c’est-à-dire loin dans le passé de l’Univers, nous devrions voir des galaxies de tous les âges et une densité de l’Univers comparable à celle que nous voyons autour de nous, c’est-à-dire non loin de nous dans l’espace et dans le temps. Or l’expérience montre que l’Univers semble plus dense aux très grandes distances, c’est-à-dire dans son passé, et que les galaxies observées semblent plus jeunes au loin, c’est-à-dire dans le passé, que plus près de nous dans l’espace, c’est-à-dire plus près aussi de notre époque.

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Mais revenons à ces découvertes du XIXe siècle qui portent les noms de Carnot et de Clausius. Lorsqu’on a commencé à découvrir que tout dans la nature est en train de s’user ou de vieillir d’une manière irréversible, l’idée que l’on se faisait de l’Univers a pris, si j’ose dire, un coup de vieux. Car on s’imaginait jusqu’alors que l’Univers non seulement est éternel dans le passé, mais aussi qu’il est éternel, inusable, dans l’avenir. C’était la conception de l’Univers des plus anciens philosophes grecs. Aussi bien les découvertes de Carnot et de Clausius ont-elles suscité une tempête de protestations, parmi les physiciens attachés à la vieille vision du monde d’un Univers éternel et inusable, et parmi les philosophes attachés eux aussi à cette vieille philosophie de l’Univers. Ainsi, à la fin du XIXe siècle, les philosophes allemands Engels (l’ami fidèle de Marx) et Nietzsche rejettent-ils avec horreur ces découvertes expérimentales au nom de leur vision du monde préférée. Engels oppose à ces découvertes sa propre théorie, totalement imaginaire bien entendu : celle d’un Univers éternel, infini, qui se meut dans ces cycles éternels. La Matière éternelle et incréée produit éternellement des mondes et renouvelle éternellement tout ce qui apparaît dans les mondes, à savoir la vie et la conscience. Nietzsche propose sa théorie de l’Éternel Retour qu’il avait trouvée dans les antiques mythologies de l’Inde et de la Grèce ancienne. Il faut à tout prix, pensaient-ils, maintenir que l’Univers est éternel dans le passé et dans l’avenir, qu’il n’a pas commencé et qu’il ne finira jamais.

La controverse a duré depuis le milieu du XIXe siècle et elle a repris avec les découvertes de Hubble et de Humason que nous avons signalées dans une précédente chronique. Les disciples de Marx, de Engels, de Lénine, rejettent absolument l’application à l’Univers entier du second Principe de la Thermodynamique que l’on appelle aussi Principe de Carnot-Clausius. Ils rejettent de même la théorie de l’expansion de l’Univers parce qu’elle conduit vraiment trop aisément la pensée à l’idée d’un commencement de l’Univers. Ils ne sont d’ailleurs pas les seuls. Tous les savants du monde qui restent attachés à l’antique vision de l’Univers hellénique éternel, sans commencement, sans évolution, sans usure ni vieillissement, repoussèrent pendant près de cinquante ans cette théorie de l’expansion de l’Univers et la bataille n’est pas encore finie.

L’intérêt du livre de Hubert Reeves que nous présentons, c’est de nous permettre de voir quelle est aujourd’hui, en 1981, l’opinion générale des savants sur ce point. Reeves accepte franchement, comme l’immense majorité de ses collègues astrophysiciens, la théorie de l’expansion de l’Univers. Il accepte franchement et sans réticence l’idée d’un commencement de l’Univers qu’il situe il y a quinze milliards d’années environ. Cela prouve que le manuscrit de son livre a été terminé avant les dernières datations dues à l’astrophysicien américain Sandage qui aboutit à une durée de dix-huit milliards d’années. Il reconnaît franchement que l’Univers est un système historique et il décrit fort bien, comme on sait le faire aujourd’hui, l’histoire de l’Univers et l’histoire de la matière. Comme Weinberg quelques années plus tôt, et comme beaucoup d’autres physiciens et astrophysiciens, il nous retrace la genèse ou l’histoire de la matière depuis les premiers instants. A la première seconde de son histoire, l’Univers est constitué de particules élémentaires : protons, neutrons, électrons, photons, neutrinos. Un proton et un neutron se rencontrent et se combinent. Ils forment ensemble le plus simple des systèmes nucléaires : le deutéron ou noyau d’hydrogène lourd. Après une seconde, la température de ce qui était alors l’Univers est descendue à un milliard de degrés environ. Des systèmes nucléaires composés de trois et quatre nucléons apparaissent. Ce sont les noyaux d’hélium. A cette période initiale de son histoire, l’Univers physique contient donc de l’hydrogène et de l’hélium. Un million d’années plus tard, la température de l’Univers est passée de quelques milliards à quelques milliers de degrés. Un proton capture un électron et constitue ainsi un atome d’hydrogène. Deux atomes d’hydrogène peuvent se réunir pour constituer une molécule d’hydrogène. Plus tard nous assistons à la genèse, à la formation des étoiles et des galaxies, qui sont des ensembles d’étoiles. Les galaxies, nous l’avons rappelé dans notre précédente chronique, se fuient les unes les autres à une vitesse qui est proportionnelle à leur distance mutuelle. Mais les galaxies sont des systèmes qui ne sont pas eux-mêmes en expansion. Chaque galaxie garde en gros sa taille. Elles n’enflent pas au cours du temps. C’est à l’intérieur des galaxies, plus précisément à l’intérieur des étoiles, que la composition de la matière va se poursuivre. Le Soleil, nous l’avons vu, transforme son hydrogène central en hélium. Cela dure depuis près de cinq milliards d’années. Trois noyaux d’hélium vont donner un noyau de carbone. Autour des étoiles géantes rouges, les noyaux de carbone se combinent à des noyaux d’hélium pour donner naissance à des noyaux d’oxygène. Au centre de l’étoile, l’hélium se transforme en carbone et en oxygène. Au-dessus, sur la couche plus externe de l’étoile, l’hydrogène se transforme en hélium. Et ainsi de suite, par une suite de synthèses ou de compositions physiques progressives nous voyons apparaître les noyaux de plus en plus lourds. L’uranium 238 est un système nucléaire constitué de quatre-vingt-douze protons et de cent quarante-six neutrons.

L’évolution proprement physique, celle qui précède l’évolution biochimique, se réalise donc à l’intérieur des étoiles. Lorsqu’une étoile a fini de composer de la matière de plus en plus complexe, elle explose et elle envoie dans l’espace le fruit de ses œuvres. Ainsi le 4 juillet 1054 les astronomes chinois de l’Observatoire de Pékin ont vu l’explosion d’une étoile que nous photographions depuis le début de ce siècle. Plus précisément nous photographions un nuage qui se dilate et qui est le résultat de cette explosion. Puisque cette nébuleuse, dite nébuleuse du Crabe, est située à une distance d’environ 5 000 années-lumière, les astronomes chinois qui ont observé cette explosion ont vu un phénomène qui s’était produit 5 000 ans plus tôt, et donc, par rapport à nous, il y a environ 6 000 ans. Lorsqu’une étoile a explosé, il reste ce qu’on appelle une étoile à neutrons, dont la densité est énorme.

Hubert Reeves a le sens des problèmes philosophiques. On le voit reconnaître, p. 52, que le seul vrai problème philosophique, c’est celui de l’existence même de l’Univers. Il voit aussi (chap. 9) que l’existence de l’information dans l’Univers fait question. Comment se fait-il que l’Univers physique existe ? Et comment comprendre l’existence de l’information dans l’Univers ? Tels sont en effet les deux problèmes philosophiques fondamentaux aujourd’hui.

La langue de Hubert Reeves est simple et claire. Tous les lecteurs peuvent le lire sans difficulté et avec profit. Ils verront comment un physicien en cette fin du XXe siècle aperçoit l’histoire de l’Univers. Lorsque Hubert Reeves aborde le terrain de la biologie, il faiblit, ce qui est bien naturel, puisqu’il est physicien. Ainsi il a plusieurs fois tendance à confondre la théorie de l’évolution avec le darwinisme ou avec le néo-darwinisme, ce qui est une pétition de principe. Nous avons eu l’occasion de montrer ici même, à plusieurs reprises, que la théorie biologique de l’évolution ne se confond pas avec telle ou telle école, fût-elle majoritaire, qui prétend expliquer à sa façon le fait de l’évolution. Le plus illustre des biologistes français, P.-P. Grasse, est certes partisan de la théorie biologique de l’évolution, mais il refuse absolument les explications proposées par les tenants de l’école néo-darwinienne.

Nos lecteurs qui ont une formation de physiciens peuvent lire sur ce même sujet, s’ils ne l’ont pas déjà lu, le livre plus ancien et plus technique, plus difficile, de Jean Audouze et Sylvie Vauclair, L’Astrophysique nucléaire (P.U.F. 1972).

Extrait de La Voix du Nord, 3 et 8 novembre 1981.