Arthur Haswell
Le Démiurge dans l’hémisphère gauche de notre cerveau

Le Démiurge gnostique, jaloux et aliénant, un certain mode de présence au monde décrit par Heidegger, et la caractérisation de l’hémisphère gauche du cerveau par Iain McGilchrist présentent tous des similitudes remarquables, selon Arthur Haswell. Il suggère ainsi que le Démiurge pourrait être un symbole de quelque chose qui vit en nous, modulant nos relations avec les autres et le monde en général. Ainsi, la perspective holistique de l’hémisphère droit peut être un correctif qui nous rapproche du transcendant et du véritable divin.

Une brève introduction

Le Démiurge gnostique, jaloux et aliénant, un certain mode de présence au monde décrit par Heidegger, et la caractérisation de l’hémisphère gauche du cerveau par Iain McGilchrist présentent tous des similitudes remarquables, selon Arthur Haswell. Il suggère ainsi que le Démiurge pourrait être un symbole de quelque chose qui vit en nous, modulant nos relations avec les autres et le monde en général. Ainsi, la perspective holistique de l’hémisphère droit peut être un correctif qui nous rapproche du transcendant et du véritable divin.

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La Révélation secrète de Jean dépeint une histoire de la création très différente de celle que l’on trouve dans l’Ancien Testament. Dans cette version, le monde n’est pas la création d’un Dieu bon et sage, mais celle d’un imposteur fou, myope et arrogant appelé Yaldabaoth. C’est un thème commun dans les textes « gnostiques » [1] — un terme générique désignant certaines œuvres spirituelles qui ont un air de famille et partagent souvent un héritage similaire. Dans nombre d’entre elles, nous trouvons une référence à ce souverain céleste, bien qu’il ne porte pas toujours le même nom. Conformément au lexique du Timée de Platon, un texte qui a influencé le gnosticisme, il est typique de désigner ce souverain comme le démiurge, l’architecte de notre monde. Un certain nombre de textes gnostiques reprennent Exode 20:5 (« Tu ne te prosterneras pas devant [d’autres dieux] et tu ne les serviras pas, car moi, l’Éternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux »), mais en présentant cette déclaration comme l’expression orgueilleuse et ignorante d’un souverain vaniteux et insensé, inconscient de n’être pas le vrai Dieu. Ce dernier est considéré comme une divinité transcendante et, dans La Révélation secrète de Jean, il est décrit de manière apophatique, c’est-à-dire qu’il est suggéré en indiquant ce qu’il n’est pas. La raison en est qu’il est à la fois la source de tout ce qui est et au-delà de tout ce qui est. Il est au-delà des catégories, au-delà de la mesure. Le démiurge, quant à lui, est un être déchu, le maître du monde matériel, la réalité dans ce qu’elle a de plus basique et de plus éloigné de la transcendance.

Le gnosticisme peut être abordé de différentes manières. Des textes tels que La révélation secrète de Jean, La réalité des archontes, et De l’origine du monde offrent des descriptions détaillées et mythologiques de l’origine de ce monde et de son souverain. Ces récits étaient probablement destinés à être compris au sens figuré, même si cela laisse bien sûr une grande place à l’interprétation. D’autres textes, tels que l’Évangile de Thomas, Le Tonnerre et La Vision de l’étranger, prennent la forme d’une littérature de sagesse qui explore la gnose, cette conscience éclairée de la nature divine de la réalité. Après avoir lu des textes gnostiques pendant suffisamment longtemps, on commence à acquérir une capacité intuitive à reconnaître les thèmes du gnosticisme et à en percevoir la saveur, de sorte qu’on la remarque dans des œuvres qui peuvent ou non avoir été directement issues, mais qui partagent néanmoins certaines de ses caractéristiques. Il peut s’agir de films tels que Le Septième Sceau (1957), 2001 : L’Odyssée de l’espace (1968), Stalker (1979), They Live (1988), The Truman Show (1998), The Matrix (1999), The Tree of Life (2011), The Turin Horse (2011), et La Grande Aventure Lego (2014) [2]. Il peut également s’agir d’œuvres littéraires telles que celles de Philip K. Dick, William Blake, Franz Kafka et Jorge Luis Borges. Certains philosophes, comme Arthur Schopenhauer et Simone Weil, partagent également des caractéristiques gnostiques. Mais le plus important pour cet essai est Martin Heidegger, dont Hans Jonas, grand spécialiste de la gnose, fut l’élève.

Un aspect crucial de la philosophie de Heidegger est son idée selon laquelle il existe deux modes d’attention au monde. Le mode le plus primordial est celui de l’« être-à-portée-de-la-main » (ready-to-hand). C’est le type d’attention que nous portons aux outils que nous utilisons lorsque nous accomplissons des tâches qui nous absorbent, comme peindre ou cuisiner. Dans ces activités, nous ne pensons pas à la cuillère en bois que nous utilisons pour remuer la casserole ni au pinceau que nous tenons dans la main. Ils sont indissociables de l’activité dans laquelle nous sommes engagés. Le deuxième mode décrit par Heidegger est celui de l’« être-sous-les-yeux » (present-at-hand). Si la tête du pinceau se casse pendant que nous l’utilisons, nous devenons soudain très concentrés sur cet outil, qui ne fait plus partie intégrante de l’activité de peinture. Nous nous concentrons sur le pinceau cassé et le considérons comme un objet distinct. Cela anticipe également le type d’attention que nous portons à la réflexion théorique ou à l’analyse d’un objet en laboratoire. Notre perspective devient détachée, et une séparation entre sujet et objet semble apparaître, entre nous et ce que nous observons.

Heidegger reconnaît que les deux modes sont des aspects cruciaux de notre être-au-monde, mais il s’inquiète du fait que notre culture accorde trop d’importance au type d’attention détaché et analytique, et pas assez à l’attention intuitive, fluide et plus holistique. Dans ses travaux ultérieurs, il aborde plus explicitement le danger que représente le fait que les humains traitent le monde comme une réserve permanente, de sorte que même les montagnes et les rivières sont réduites à des ressources fonctionnelles destinées à servir nos objectifs.

L’idée que nous puissions nous perdre dans les distractions du monde matériel, au point d’oublier notre véritable nature, trouve un écho dans le gnosticisme. L’Évangile de Thomas suggère que la vraie nature de la réalité est toujours là, juste devant nous, mais que nous sommes tellement perdus dans l’illusion que nous la manquons :

Tout ce qui n’est pas devant ta face et qui t’est caché te sera dévoilé. Car il n’est rien de secret qui ne sera connu, et rien d’enseveli qui ne sera tiré de terre. [1]

Pour Heidegger, une préoccupation pour les formes d’attention les plus détachées, propres au mode d’être-sous-les-yeux, peut aboutir à une manière déformée et aliénée d’être au monde, où les êtres sont dépouillés de leur sens et réduits à de simples choses. Seule l’attention ancrée dans le mode d’être-à-portée-de-la-main (même si elle dérive inévitablement, occasionnellement et naturellement, vers le mode d’être-sous-les-yeux) révèle notre appartenance à un monde porteur de sens, un monde dans lequel nous sommes toujours déjà immergés avant de théoriser à son sujet. Si nous cherchions à synchroniser pleinement le gnosticisme avec la philosophie de Heidegger, nous pourrions imaginer que ce mode offre la possibilité d’un type de conscience spirituelle qui peut être considéré comme une gnose.

Le philosophe, neuroscientifique et psychiatre Iain McGilchrist a passé les dernières décennies à étudier la latéralisation des deux hémisphères du cerveau. Dans les deux ouvrages remarquables qu’il a consacrés à ce sujet, The Master and His Emissary et The Matter with Things, il s’appuie sur des milliers d’études pour montrer que chaque hémisphère a sa propre façon d’être au monde. Il a également constaté que l’hémisphère gauche tend vers une forme d’attention qui rejoint la notion d’être-sous-les-yeux de Heidegger, tandis que l’hémisphère droit rejoint celle de l’être-à-portée-de-la-main :

Le contraste est ici établi entre, d’une part, l’ego isolé, qui se tient dans une relation d’exploitation aliénée et prédatrice avec le monde qui l’entoure, sautant mystérieusement du sujet à l’objet et, inversement, se retirant avec son butin dans le cabinet de sa conscience, où il exige la certitude du savoir ; et, d’autre part, un soi entraîné et inextricablement lié au monde dans une relation, pas seulement métaphysique par nature, mais d’« être-avec » et d’intériorité, une relation de sollicitude (Sorge) et de souci, suggérant l’implication de l’ensemble de l’être expérientiel, et pas seulement des processus cognitifs — ce contraste évoque à mon avis, certaines des différences essentielles entre les mondes qui sont créés pour nous par les deux hémisphères. Mais ce n’est pas tout. Puisque le Dasein [autre terme heideggérien] consiste à « être là » dans le monde — le monde littéral, réel, concret, quotidien — être humain, c’est être immergé dans la terre et dans la matière quotidienne du monde. L’hémisphère droit s’intéresse au familier, non pas au sens de la routine inauthentique, mais au sens des choses qui font partie de « mon » monde quotidien ou de la familia, du ménage, de ceux dont je m’occupe. Il n’est pas étranger aux choses matérielles, mais, bien au contraire, il s’intéresse aux choses individuelles dans toute leur particularité concrète. C’est exactement la « sensibilité personnelle au grain et à la substance de l’existence physique, à la “choséité” et à l’essence obstinée des choses, qu’il s’agisse d’un rocher, d’un arbre ou d’une présence humaine » que l’on retrouve chez Heidegger. Là encore, l’existence est ancrée dans le corps et dans les sens. Nous n’habitons pas le corps comme dans une machine cartésienne étrange, mais nous le vivons — une distinction entre la compréhension du corps par l’hémisphère gauche et par l’hémisphère droit. En essayant de transmettre l’« altérité » d’un bâtiment particulier, son existence pure ou son essence avant tout acte de cognition par lequel il est partiellement appréhendé, Heidegger parle du fait primordial de sa présence rendue sensible dans son odeur même, plus immédiatement communiquée de cette manière que par n’importe quelle description ou inspection. Les sens sont essentiels à la « présence » de l’être, « à notre appréhension d’un être dans les choses qu’aucune dissection analytique ou compte rendu verbal ne peut isoler » [2].

Un autre élément clé du travail de McGilchrist est sa compréhension de l’hémisphère gauche comme étant arrogant, borné, myope, facilement enclin à la colère, avide et inconscient de l’étendue de son ignorance. Il le démontre en citant une myriade d’études portant sur des personnes présentant des lésions de l’hémisphère droit ou sur des personnes dont l’hémisphère droit a été temporairement désactivé de manière contrôlée.

Il est remarquable de constater à quel point la disposition de l’hémisphère gauche correspond à celle du démiurge. Les textes gnostiques décrivent systématiquement le démiurge comme ayant des traits très similaires. C’est un être jaloux, colérique, cupide et arrogant qui ignore qu’il n’est pas le vrai Dieu, un peu comme l’analogie de McGilchrist avec l’émissaire qui s’est pris pour le maître. À maintes reprises, la littérature gnostique dépeint le démiurge de cette manière. De plus, c’est un architecte, une sorte de technicien, qui construit le monde matériel dans une tentative futile d’imiter le plérôme, le terme gnostique pour désigner la réalité transcendante. Le démiurge est comme la personne qui confond la carte avec le territoire, ou qui est tellement obsédée par la théorie qu’elle en oublie le monde qui l’entoure. Tout cela correspond étroitement à la description que fait McGilchrist de la disposition de l’hémisphère gauche.

Non seulement ces parallèles sont évidents, mais un texte gnostique mentionne même explicitement la latéralisation de l’hémisphère. La Mère des livres est un texte gnostique du 8e siècle associé à une branche mystique et néoplatonicienne de l’islam chiite connue sous le nom d’ismaélisme et contient la ligne suivante :

La moitié droite du cerveau est l’esprit de sagesse, et la gauche est l’esprit d’abondance. [3]

Il est fascinant de constater à quel point cela correspond à l’analyse de McGilchrist. Il associe régulièrement la sagesse à un type d’attention plus profond et holistique, propre à l’hémisphère droit, tandis que le gauche tend à fragmenter le monde, à se préoccuper de la quantité et à vouloir insatiablement accumuler plus de biens matériels.

Il est également intéressant de noter que les personnes qui vénèrent avec le plus de dévotion un « Dieu » démiurgique de l’Ancien Testament semblent être des individus enclins au mode d’attention de l’hémisphère gauche. Comme le dit Schopenhauer [3], ce culte du démiurge

consiste simplement en un théisme absurde et révoltant. Cela revient à dire que le Κùριοζ [« Seigneur »], qui a créé le monde, désire être vénéré et adoré ; et c’est pourquoi il est avant tout jaloux, envieux de ses collègues, de tous les autres dieux. [4]

Cette critique ne concerne évidemment pas les branches plus mystiques du judaïsme, du christianisme ou de l’islam. Mais pour ceux qui traitent leur religion d’une manière hautement positiviste, littéraliste, en noir et blanc, où « Dieu » n’est essentiellement qu’un tyran céleste, il est difficile de ne pas les considérer comme habitant une perspective hémisphérique hautement gauche, et appartenant à ceux qui sont envoûtés par tout ce qui est démiurgique.

Les travaux de McGilchrist apportent donc un soutien neurologique à la vision gnostique. En cette époque d’espoirs dangereux pour des paradis vides, la valeur du gnosticisme est une perspective qui nous permet d’assumer le monde dans toute sa tragédie, sans attendre de lui qu’il soit ce qu’il ne pourra jamais être. Pourtant, nous pouvons sans aucun doute tirer de l’espoir et un sens du divin dans nos errances solitaires à la recherche de la transcendance.

Références bibliographiques

  1. Willis Barnstone et Marvin Meyer (éd.), The Gnostic Bible, Shambhala Publications, 2003, p. 5.

  2. McGilchrist, Iain. The Master and His Emissary: The Divided Brain and the Making of the Western World. Yale University Press, 2009, pp. 152-153.

  3. Willis Barnstone et Marvin Meyer (éd.), The Gnostic Bible, Shambhala Publications, 2003, p. 695.

  4. Arthur Schopenhauer, Parerga and Paralipomena, Volume I, « Fragments pour l’histoire de la philosophie », traduit par E.F.J. Payne, p. 126.Willis Barnstone et Marvin Meyer (éd.), The Gnostic Bible, Shambhala Publications, 2003, p. 5.

Texte original publié le 2025-05-30 : https://www.essentiafoundation.org/the-demiurge-in-our-brains-left-hemisphere/reading/

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1 Je préfère ne pas mettre de majuscule à « gnostique » ou « gnosticisme », conformément à l’approche stylistique de The Gnostic Bible (ed. Barnstone & Meyer). Cela évite de suggérer que le gnosticisme était une religion unifiée ou institutionnalisée.

2 Le film La Grande Aventure Lego a des thèmes remarquablement gnostiques, même s’il manque de la saveur propre au gnosticisme. Le stupide, monomaniaque et irritable Lord Business représente le démiurge, imposant de manière obsessionnelle l’ordre à un monde qu’il ne comprend pas entièrement, et utilisant de la colle pour le figer en place. Cela reflète le thème gnostique d’un créateur aveugle qui confond imitation et création, et qui impose un système rigide qui coupe les êtres de la réalité profonde. Les citoyens de Bricksburg vivent dans l’ignorance de leur véritable nature, tout comme l’âme gnostique endormie dans l’illusion du monde matériel. L’éveil d’Emmet est un moment de gnose, où il parvient à voir à travers l’artificialité du système et à reconnaître la profondeur créative qui le dépasse. Le passage final au « monde réel », où l’imagination de l’enfant se révèle être la source de la libération, évoque l’idée de réalités superposées, la transcendance se situant toujours juste au-delà de ce qui apparaît.

3 Schopenhauer critique ici spécifiquement le judaïsme, ce qui semble quelque peu injuste, étant donné l’extraordinaire profondeur de certaines formes de mysticisme juif. Cependant, je pense qu’il s’agit d’une critique acerbe de toutes les formes d’adoration des démiurges lorsqu’elles deviennent les plus dogmatiques.