La forme extérieure de l’Église chrétienne a-t-elle depuis longtemps été prise en otage par des forces obscures ?
C’est la suggestion provocatrice faite par le philosophe français Jacques Ellul, lui-même chrétien, dans son livre La subversion du christianisme, publié en 1984.
Il met en garde : « Il existe une puissance démoniaque et infernale qui cherche à anéantir la création. La mort » [1].
Il note que dans le monde moderne, une telle notion a tendance à être rejetée comme ridicule, mais ajoute : « Il faut toujours revenir à la formule selon laquelle l’ultime piège du diable, c’est de vous convaincre qu’il n’existe pas. » [2].
Et il cite la déclaration de saint Paul dans Éphésiens selon laquelle « Ce n’est pas contre la chair et le sang que vous avez à combattre, mais contre les trônes, les puissances, les dominations, contre les autorités [exousiai] contre les princes de ce monde de ténèbres, contre les esprits méchants qui siègent dans les lieux célestes » [3].

Ellul (photo) explique qu’il considère que les différentes forces obscures impliquées ne sont pas physiquement réelles en elles-mêmes.
« Elles sont certainement des puissances “dans les lieux célestes”, mais qui n’ont aucune existence que dans leur relation avec l’homme » [4].
Il expose sa conviction que, bien que le mal ait déjà été vaincu — et, pour l’éternité — par Jésus-Christ sur le plan spirituel, il persiste dans notre monde et tente d’empêcher l’amour de Dieu d’y être présent.
« Ce que les puissances vaincues peuvent toujours faire, c’est dramatiser la situation sur Terre, rendre la vie humaine intolérable, détruire la foi, la confiance réciproque des hommes, les faire souffrir, tuer l’amour, empêcher l’espérance de naître. Autrement dit, ce qui me paraît bibliquement certain, c’est que les puissances mauvaises font de la Terre un Enfer » [5].
L’une de ces forces obscures est nommée Mammon dans la Bible. Ellul affirme que Mammon a corrompu l’Église chrétienne (toutes confessions confondues) en la poussant à se concentrer sur ses finances au détriment de sa foi.
« C’était vraiment cette puissance démoniaque qui a donné à l’argent une puissance telle que tout ce qui eût dû être grâce, gratuité, facilité, devient âpre conquête, possession et obsession » [6].
« Mammon a établi sa loi dans l’Église exclusivement dans la mesure où cette Église perdait sa relation à Jésus-Christ » [7].
Il en va de même pour la force maléfique connue dans la Bible sous le nom de « prince de ce monde », selon Ellul. « Aucune expression de puissance et de domination n’est et ne peut être voulue par le Dieu de Jésus-Christ » [8].
Alors que le Christ lui-même a refusé l’offre du diable de lui donner le pouvoir sur tous les royaumes du monde — qui étaient manifestement déjà en sa possession ! —, l’Église a succombé à cette tentation.
« La subversion du christianisme a consisté à se laisser pénétrer, séduire et conduire par le prince de ce monde » [9].
Outre l’argent et le pouvoir, l’Église a également été infectée par la malveillance des mensonges, des accusations et de la division, affirme Ellul.
« Partout où il y a division, conflit, rupture, concurrence, combat, désaccord, désharmonie, divorce, exclusion, désadaptation (et il faut prendre chacun de ces mots dans toute son ampleur, et complètement au sérieux), il y a le diable » [10].
« Il n’y a pas de chef d’État inspiré par le Saint-Esprit. Il n’y a pas de capitaliste réussissant par le Saint-Esprit. Il n’y a pas de développement de la science et de la technique guidé par le Saint-Esprit » [11].
Il demande : « Comment se fait-il que le développement de la société chrétienne et de l’Église ait donné naissance à une société, à une civilisation, à une culture en tout inverses de ce que nous lisons dans la Bible ? » [12].
« Or, il n’y a pas seulement dérive, il y a contradiction radicale, essentielle, donc véritable subversion » [13].
Ellul attribue la lettre « X » à la foi chrétienne pure et originelle, celle de Jésus et de saint Paul.
Celle-ci vit toujours au cœur de l’Église, dit-il, et se renouvelle périodiquement sous différentes formes et en différents lieux.
Mais le christianisme organisé s’est très tôt égaré, lorsqu’il s’est laissé transformer en institution et en philosophie systématique plutôt qu’en révélation souvent fondée sur le paradoxe [14].
Il s’est séparé, à bien des égards, de ce qu’il considère comme l’essence de X.
« Le X est subversif dans toutes les directions, et le christianisme est devenu conservateur et antisubversif. Le X est subversif envers les pouvoirs quels qu’ils soient » [15].
Ellul insiste sur le fait que la foi X originelle était antiétatique, anti-politique et anti-idéologique [16].
Elle nous renvoie même à « un “anarchisme” (pour autant que ce mot ne désigne pas la doctrine anarchiste du XIXe siècle) » [17].
Mais une fois que le christianisme est devenu la religion officielle de l’Empire romain, il a intégré les structures qu’il rejetait à l’origine.
Sa légitimité a été renforcée par le soutien de l’État, et l’État a à son tour tiré une légitimité morale supposée du soutien de l’Église.
À mesure que de plus en plus de personnes, à Rome et au-delà, se convertissaient au christianisme, celui-ci devint victime de son propre succès.
Bien que ces personnes aient rejoint l’Église avec des intentions honnêtes, elles ont apporté avec elles les hypothèses et les perspectives issues de leurs croyances antérieures (païennes).
En plus d’absorber bon nombre de ces perspectives, l’Église a estimé qu’elle devait établir des règles et des lignes directrices sur ce que devait impliquer le fait d’être chrétien, trahissant ainsi davantage ses racines anarchiques.
J’ai trouvé intéressant de voir qu’Ellul aborde la question de la désacralisation, thème de mon dernier livre, Our Sacred World [18].
Cela faisait partie de ce qu’il appelle « le combat du christianisme contre les structures traditionnelles des sociétés » [19].
Il observe que la prédication chrétienne « détruit les anciennes croyances et religions, laissant souvent l’homme sans référence, sans tradition, sans racine » [20].
Je suis d’accord avec lui pour dire que la désacralisation chrétienne remonte à l’idée d’une divinité totalement transcendante, qui envoya toute sacralité dans le ciel, n’en laissant aucune sur Terre [21].
Ellul écrit qu’il semble que les gens ressentent un besoin de sacralité dans le monde et trouvent difficile de vivre sans elle : chaque fois que la désacralisation s’intensifie, il y a une réaction sous la forme d’un autre type de sacralité qui prend le dessus.
Les tentatives de l’Église pour désacraliser le monde païen n’eurent ainsi pour résultat que de voir ses propres institutions et pratiques devenir elles-mêmes perçues comme sacrées.
Ellul considère cela comme faisant partie de la subversion de la foi pure de X.
Il dit : « La première pensée chrétienne, puis, au-delà, la pensée juive biblique étaient non pas d’abord des religions faisant partie d’un sacré préordonné, mais bien au contraire avaient été des facteurs terriblement critiques à l’égard de tout l’univers sacré païen. On a souligné qu’il n’y avait aucune espèce de concurrence religieuse par exemple, mais bien une volonté de destruction du religieux en lui-même, et une négation concernant tout sacré » [22].
« Quand, dans l’Église, on va chercher à revenir “aux origines”, par exemple au moment de la Réforme, cela va se traduire par un violent mouvement de désacralisation. La lutte de la Réforme a été presque tout entière centrée sur la volonté de détruire le “sacré” qui avait envahi l’Église catholique » [23].
Ellul est très clair quant à l’inspiration théologique derrière cette guerre contre le sacré.
Il nous rappelle que, pour la foi juive, « Dieu est absent du monde » [24].
« Tout le monde sait que dans la Bible juive, dans le Pentateuque et les Prophètes, il y a une violente attaque contre les religions. Trop souvent on l’interprète de la façon la plus élémentaire en estimant qu’il s’agit d’un conflit entre religions. Ce n’est pas du tout la question. En réalité, le combat est mené contre le sacré. Les dieux qui sont refusés, rejetés sont les dieux de la Nature. C’est la déesse de la Lune, c’est le dieu de la reproduction, c’est le dieu du tonnerre, etc. Il s’agit alors de considérer les choses de la nature, ou les forces, comme des choses ou des forces qui n’ont strictement rien de sacré » [25].
« Le conflit est mené d’abord contre le sacré cananéen et le sacré chaldéen, en seconde ligne et plus lointain contre le sacré égyptien. Ce qui passe au premier plan, ce n’est pas le “monothéisme” contre un polythéisme (bien entendu cela en fait partie aussi !), mais c’est l’idée, le concept de création à la manière dont il est formulé dans Genèse 1 et 2. Tout est purement et simplement Création. C’est-à-dire objet, chose, qui est issu du Créateur, mais qui ne contient rien de son origine divine, qui n’a aucun mystère, qui ne comporte aucune puissance cachée. Le bois c’est du bois, et non la demeure d’un Pan, ou de déesses. L’eau, source ou océan, c’est de l’eau sans plus. La Lune est un “luminaire” pour marquer les temps… La création biblique est totalement désacralisante » [26].
Ellul, ce célèbre critique de la technocratie [27]. est bien conscient de ce à quoi allait mener cette hébraïque « lutte contre la sacralisation des forces naturelles » [28].
Il écrit : « Dieu est alors vraiment hors du monde, et ce monde est vraiment ramené à sa réalité sans mystère. Il est alors livré aux mains de l’homme qui peut l’utiliser sans se préoccuper d’offenser telle ou telle force sacrée » [29].
Le programme de désacralisation fut transmis du christianisme protestant à la vision « scientifique » lancée par l’Invisible College de l’Angleterre du XVIIe siècle comme prélude nécessaire à la révolution industrielle [30].
Ellul note ce lien avec « la science et la technique », ajoutant : « puisque les choses ne sont que des choses, rien de plus, qu’il n’y a ni divinité cachée dedans, ni puissance mystérieuse, on peut à la fois tenter de les connaître absolument et aussi les utiliser sans limite » [31].
Je dirais que notre besoin de vivre dans un monde significatif et sacré, comme le reconnaît Ellul, fait partie de notre aspiration innée à ce qui est bon et naturel.
Mais pour Ellul, la révélation chrétienne consiste à remettre en question ce qui semble naturellement juste à l’humanité, et non à le refléter.
« Ce que le Nouveau Testament entend par être chrétien est justement ce qui est le plus contraire à l’homme » [32].
Il considère comme une perversion du christianisme — « l’énorme déviation de la pensée, de la théologie chrétiennes » [33]. — le fait qu’il ait été influencé par la vision islamique selon laquelle sa foi se « conforme de façon parfaite à la Nature » [34].
Ellul condamne également le mysticisme qu’il soupçonne d’avoir été introduit dans le christianisme par l’islam, insistant, sur un ton assez sévère : « Il n’y a, je l’ai souvent écrit, aucune ascension, aucun accès possibles vers Dieu » [35].
La seule communication possible, soutient-il, est une communication descendante, impliquant la descente de Dieu pour transmettre sa Parole à l’humanité.
Je reste perplexe devant la manière dont certains chrétiens acceptent et renforcent l’auto-mythification arrogante et suprémaciste d’un peuple non chrétien.
Ellul, par exemple, insiste : « Dans la diaspora ou en Israël, le peuple élu reste le peuple élu, parce que Dieu est fidèle » [36].
Le Divin que je reconnais personnellement n’a pas de favoris, mais est fait d’amour pour toute l’humanité et, en fait, pour l’ensemble du monde vivant sacré dont nous faisons partie.
Malgré ces différences, je peux voir et sentir la lumière qui brille à travers une foi chrétienne authentique telle que celle d’Ellul.
Et je partage, d’une manière qui transcende les croyances spécifiques, sa conviction que les forces obscures qui dominent actuellement le monde et l’Église seront vaincues par la puissance du bien.
Après avoir brossé le tableau sombre avec lequel nous avons commencé cet article, il écrit : « Et pourtant, il est là. Et pourtant la croix plantée au cœur de l’histoire du monde ne peut pas être arrachée. Et pourtant Christ ressuscité est avec nous jusqu’à la fin du monde. Et pourtant le Saint-Esprit agit dans le secret, mais avec une infinie patience » [37].
Texte original publié le 1er octobre 2025 : https://winteroak.org.uk/2025/10/01/christianity-and-the-forces-of-evil/
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1 Jacques Ellul, La subversion du christianisme (Paris: La Table Ronde, 2018), p. 298.
2 p. 269.
3 Ibid.
4 p. 270.
5 p. 272.
6 p. 273.
7 p. 274.
8 p. 275.
9 p. 276.
10 p. 283.
11 p. 291.
12 p. 9.
13 Ibid.
14 p. 71
15 p. 25.
16 p. 180.
17 p. 180.
18 Paul Cudenec, Our Sacred World: Enjoyed, denied and found again, (2025) https://winteroak.org.uk/wp-content/uploads/2025/09/our-sacred-worldonline.pdf
19 p. 138.
20 Ibid.
21 p. 74.
22 p. 87.
23 Ibid.
24 p. 91.
25 p. 88.
26 p. 89.
27 https://orgrad.wordpress.com/a-z-of-thinkers/jacques-ellul/
28 p. 89.
29 p. 90.
30 Cudenec, ‘The Invisible College and the plan for our enslavement’, Our Sacred World, pp. 81-100.
31 p. 96.
32 p. 237.
33 p. 158.
34 p. 157.
35 p. 164.
36 p. 302.
37 p. 292.