Adam Jacobs
L’Histoire sans fin

L’idée que l’infini peut être approché, mais jamais pleinement atteint n’est pas une nouveauté de la physique moderne. C’est un thème qui apparaît dans presque toutes les traditions spirituelles et mystiques. Chaque culture, dans sa propre langue, a exprimé la notion que la réalité ultime dépassera à jamais la compréhension des êtres finis. Ces traditions ne présentent pas cela comme un échec, mais comme un trait essentiel de la relation entre l’humain et le divin. Ce que la cosmologie découvre par les équations et les observations, les mystiques l’expriment depuis des millénaires par la métaphore, le symbole et l’intuition contemplative.

Pourquoi nous ne saisirons jamais pleinement la nature de la réalité

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L’IA Grok et moi nous sommes disputés il y a quelques semaines. Nous parlions de « l’Univers Bloc (Block Universe) » — l’idée que le passé, le présent et le futur coexistent dans un seul bloc immuable d’espace-temps à quatre dimensions. Je m’employais à tenter de trouver des failles dans ce concept tandis que Grok insistait, avec un enthousiasme presque combatif, sur le fait que les preuves en sa faveur sont étonnamment solides. Finalement, je changeai de tactique et fis remarquer que plus la cosmologie avance, plus elle devient exotique et moins testable. À ce moment-là, le ton de Grok changea, et il produisit un tableau montrant cette tendance avec un luxe de détails stupéfiant.

Sa conclusion était que, chaque fois que nous résolvons une couche de problèmes, la suivante est plus vaste, plus étrange, et encore moins vérifiable que la précédente. Ce qui avait commencé comme des questions concrètes, telles que « Pourquoi l’univers est-il si homogène ? », s’est transformé en énigmes métaphysiques, telles que « Pourquoi nous trouvons-nous dans ce vide particulier parmi 10500 possibilités ? ».

S’approcher de l’infini

Il y a, d’une certaine manière, un réconfort à admettre que l’univers dépassera toujours nos explications. Nous, les modernes, avons tendance à considérer le mystère comme un obstacle temporaire, quelque chose qui sera finalement éliminé par la prochaine expérience, la prochaine percée ou le prochain génie. Et pourtant, après un siècle de cosmologie, le schéma qui se dégage n’est pas celui d’une conclusion, mais d’une incertitude croissante. Chaque fois qu’une couche de confusion est retirée, une couche plus profonde, plus déroutante, apparaît en dessous.

La cosmologie ressemble de plus en plus à une longue ascension d’une montagne dont le sommet recule à chaque pas. Chaque succès théorique ouvre la porte à des questions que les cadres théoriques précédents ne pouvaient même pas formuler. Comme l’a résumé Grok dans un moment d’humilité surprenante, les cent dernières années se sont déroulées comme une version cosmique du paradoxe de Zénon : un découpage infini de la distance entre notre position actuelle et la vérité recherchée, avec des progrès réels, mais une ligne d’arrivée qui s’éloigne toujours davantage.

Les exemples abondent. Nous (la science) avons abordé les problèmes de platitude et d’horizon en proposant l’inflation cosmique, pour nous retrouver aussitôt confrontés à l’inflation éternelle et au multivers. Nous avons introduit la matière noire et l’énergie noire pour expliquer la masse et l’expansion de l’univers, pour découvrir ensuite que quatre-vingt-quinze pour cent du cosmos est composé d’entités que nous ne pouvons ni voir, ni tester, ni expliquer directement. Les tentatives d’élaborer une théorie de la gravité quantique ou d’un cadre unificateur comme la théorie des cordes, ont produit des idées mathématiquement séduisantes, mais expérimentalement inaccessibles.

À un certain point, on en vient à se demander si l’univers est structuré de manière à permettre une compréhension complète de l’intérieur. L’étrangeté croissante de la cosmologie ne reflète peut-être pas un échec de la science, mais indique peut-être que nous atteignons les limites inhérentes à ce qui est connaissable depuis l’intérieur du système que nous tentons de comprendre.

Les limites du plan que nous occupons

Il est facile d’oublier que nous sommes des entités imbriquées dans la réalité même que nous tentons d’expliquer. Un poisson rouge ne peut pas cartographier l’océan Pacifique, et un être bidimensionnel vivant dans un monde de type Flatland (terre plate) ne peut pas saisir intuitivement le concept de profondeur. De même, l’intellect humain, façonné par un mode d’existence contradictoire, fragmentaire et lié au temps, est peut-être fondamentalement incapable de comprendre la totalité du cosmos qui le contient.

Cette reconnaissance n’amoindrit pas la science ; elle reconnaît plutôt que des limites sont inscrites dans l’architecture de l’être lui-même. L’univers n’est pas simplement compliqué : il s’obscurcit lui-même et se contredit intérieurement. Plus nous explorons, plus les résultats deviennent étranges, non parce que la réalité est malicieuse, mais parce que nous tentons de percevoir l’infini à travers l’étroite ouverture du fini (comme si nous buvions l’océan avec une paille). La soi-disant « crise de la cosmologie » ne représente donc pas l’effondrement de l’intégrité scientifique, mais une rencontre profonde avec les conditions limites de la cognition humaine.

Toutes les traditions le savent déjà

L’idée que l’infini peut être approché, mais jamais pleinement atteint n’est pas une nouveauté de la physique moderne. C’est un thème qui apparaît dans presque toutes les traditions spirituelles et mystiques. Chaque culture, dans sa propre langue, a exprimé la notion que la réalité ultime dépassera à jamais la compréhension des êtres finis. Ces traditions ne présentent pas cela comme un échec, mais comme un trait essentiel de la relation entre l’humain et le divin. Ce que la cosmologie découvre par les équations et les observations, les mystiques l’expriment depuis des millénaires par la métaphore, le symbole et l’intuition contemplative.

Judaïsme et Kabbale

En Kabbale, le concept d’Ein Sof désigne l’Infini, qui ne peut être directement compris, mais seulement approché à travers les émanations connues sous le nom de séfirot. Chaque mouvement vers la compréhension dévoile simplement une nouvelle couche, soulignant que le divin n’est pas simplement inconnu, mais intrinsèquement inconnaissable. L’âme avance sans fin vers Dieu sans possibilité d’arrivée finale, car l’ascension se déroule le long d’un continuum infini plutôt que vers un point d’arrivée fini.

Mysticisme chrétien

Le mysticisme chrétien exprime une intuition similaire à travers la tradition de la via negativa, ou voie apophatique. Cette approche soutient que tout ce que nous affirmons au sujet de Dieu est nécessairement incomplet, puisque le divin dépasse toujours nos concepts. Le « nuage d’inconnaissance » ne se dissipe pas par un effort mental plus intense ; au contraire, il s’approfondit à mesure que grandit l’intimité avec le mystère divin. L’impossibilité d’une compréhension complète devient la porte d’entrée d’une autre forme de connaissance, fondée sur l’humilité et l’émerveillement plutôt que sur la maîtrise intellectuelle.

Soufisme islamique

La pensée soufie islamique, particulièrement dans les écrits d’Ibn Arabi, décrit le divin comme une réalité qui se révèle et se voile perpétuellement. Chaque dévoilement de Dieu est simultanément un nouveau voile, garantissant que le chercheur ne puisse jamais se reposer dans l’illusion de la finalité. Le cœur fini peut s’agrandir sans cesse pour recevoir davantage de l’infini, mais aucune expansion ne peut épuiser la source divine. Le voyage se poursuit sans fin, animé non par un manque, mais par l’infinie richesse du Bien-Aimé.

Hindouisme

La philosophie hindoue décrit fréquemment la réalité ultime, Brahman, par l’expression neti, neti — « ni ceci ni cela ». L’implication est que toute structure conceptuelle que nous tentons d’imposer à la réalité échouera inévitablement. Chaque étiquette se dissout sous le poids de ce que Brahman est réellement. Le but de cet enseignement n’est pas de nier la possibilité d’une compréhension, mais de libérer le chercheur de l’illusion qu’une saisie conceptuelle définitive est possible.

Bouddhisme

Même le bouddhisme, qui résiste souvent à la spéculation métaphysique, enseigne que le dharmakaya, ou corps de vérité ultime, ne peut être adéquatement capturé par la formulation conceptuelle. L’illumination n’est pas l’acquisition d’une théorie finale de la réalité, mais l’abandon de l’attente qu’une telle théorie puisse exister. Ce déplacement permet au pratiquant d’habiter une relation plus fluide et plus réceptive avec ce qui est, plutôt que de tenter de l’emprisonner dans l’ambre de la certitude intellectuelle.

La science rattrape désormais le mysticisme

Ce qui est particulièrement frappant aujourd’hui, c’est que la cosmologie — longtemps considérée comme un modèle de certitude scientifique — converge de plus en plus vers des intuitions proches de celles des anciennes traditions mystiques. Au lieu de fournir une base théorique définitive, la physique moderne propose désormais des superpositions, de vastes paysages d’univers possibles, des conjectures sur les marécages théoriques, des tensions de Hubble, des ambiguïtés quantiques, et des cadres qui prolifèrent sans mécanismes empiriques clairs pour les évaluer. L’hypothèse selon laquelle l’univers est tenu d’être compréhensible n’a toujours été qu’une hypothèse. Rien dans la structure de la réalité ne garantit notre accès cognitif à ses niveaux les plus profonds.

Si Dieu, la Réalité ultime ou ce que certains appellent l’Origine toujours présente est véritablement infini, alors aucune créature finie — quelle que soit son intelligence ou son avancée technologique — ne peut faire plus que s’approcher asymptotiquement de cette infinité. Loin d’être une tragédie, cette impossibilité d’atteindre le but peut être l’un des aspects les plus vivifiants de l’existence. Un univers qui pourrait être entièrement compris serait un système clos, statique, dépourvu de mystère. Un univers qui dépasse continuellement notre emprise est dynamique, vivant et inépuisable. Il reflète, dans sa structure même, la profondeur infinie du divin.

Alors qu’en faisons-nous ?

Si nous acceptons que nous ne parvenions jamais à une compréhension finale de l’univers, alors le voyage doit devenir la destination. Nous pouvons continuer d’affiner nos théories, nos métaphores et nos prières, mais nous devons aussi cultiver l’humilité et nous reconnaître comme des êtres situés dans un mystère plutôt que comme des maîtres se tenant à l’extérieur de celui-ci. L’exigence que l’univers fournisse une réponse définitive, ou que Dieu soit conceptuellement circonscrit est un fardeau dont nous pouvons nous décharger.

Nous pouvons tendre vers la compréhension, tout en sachant que le sommet reculera toujours, non pour nous frustrer, mais pour maintenir l’aventure vivante. En adoptant cette perspective, nous pouvons apprendre à approcher l’infini avec curiosité plutôt qu’avec anxiété. Peut-être que le véritable but de la conscience n’est pas de fixer la nature de la réalité, mais d’être continuellement transformée par son insondabilité.

Texte original publié le 9 déc. 2025 : https://www.feedyourhead.blog/p/the-never-ending-story

Rabbi Adam Jacobs est un philosophe et présentateur de podcast américain. Il allie dans son travail des domaines variés, comme la philosophie, les neurosciences et la spiritualité juive.