Ellen Winner
Les raisons de voir

Aujourd’hui, des philosophes expérimentaux et des psychologues à tendance philosophique conçoivent des expériences capables d’aider à répondre à certaines des grandes questions philosophiques sur la nature de l’art et sur la manière dont nous en faisons l’expérience — des questions qui intriguent les humains depuis des siècles, telles que : pourquoi préférons-nous les œuvres d’art originales aux contrefaçons ? Comment décidons-nous de ce qui constitue un bon art ? Et le fait de s’engager dans les arts fait-il de nous de meilleurs êtres humains ?

La psychologie expérimentale apporte des réponses concrètes à certains des grands débats philosophiques sur l’art et sa signification

Les Disciples d'Emmaüs

Ce n’est pas un Vermeer. Le Christ et les disciples à Emmaüs (1937) par Han Van Meegeren. Photo gracieusement fournie par le musée Boijmans Van Beuningen/Wikipedia

De nombreuses questions philosophiques sur les arts gagneraient à bénéficier de recherches empiriques sérieuses. Un penseur qui accueillait favorablement les résultats empiriques était l’historien de l’art E. H. Gombrich (1909-2001), influencé par les découvertes de la psychologie expérimentale montrant que la perception relève de l’inférence plutôt que de la vision directe. Mais trop souvent, les philosophes se sont appuyés sur des intuitions et des pressentiments sans chercher à savoir comment les gens interagissent réellement avec les œuvres d’art. Si nous voulons comprendre les arts, il est temps de prendre la psychologie expérimentale au sérieux.

Aujourd’hui, des philosophes expérimentaux et des psychologues à tendance philosophique conçoivent des expériences capables d’aider à répondre à certaines des grandes questions philosophiques sur la nature de l’art et sur la manière dont nous en faisons l’expérience — des questions qui intriguent les humains depuis des siècles, telles que : pourquoi préférons-nous les œuvres d’art originales aux contrefaçons ? Comment décidons-nous de ce qui constitue un bon art ? Et le fait de s’engager dans les arts fait-il de nous de meilleurs êtres humains ?

Le Christ et les disciples à Emmaüs, que l’on croyait peint par Johannes Vermeer au XVIIsiècle, a été exposé pendant sept ans au musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam ; en 1937, il fut admiré par l’expert de Vermeer Abraham Bredius comme « le chef-d’œuvre de Johannes Vermeer de Delft ». Mais en 1945, Han van Meegeren avoua avoir forgé ce tableau (et bien d’autres) et, par conséquent, devrait être considéré comme un artiste aussi grand que Vermeer. Cela ne se produisit pas. La même œuvre, autrefois vénérée, fut désormais ridiculisée.

Il existe deux types de contrefaçons artistiques : les faux inventés dans le style d’un artiste reconnu, et les faux de copie, qui sont des reproductions d’œuvres existantes. Le plus souvent, des faussaires comme van Meegeren produisent des contrefaçons inventées. Les contrefaçons copiées sont moins courantes ; elles sont plus difficiles à faire passer pour authentiques, car on sait souvent où se trouve l’original. De plus, comme il est impossible de réaliser à la main une copie parfaite, on peut toujours voir — ou espérer voir — des différences entre l’original et la copie, et utiliser ces différences pour dénigrer la copie. Le critique d’art Clive Bell suggérait en 1914 que les copies exactes manquaient toujours de vie : les lignes et les formes de l’original sont le résultat des émotions présentes dans l’esprit de l’artiste, mais absentes de celui du copiste. Le philosophe Nelson Goodman soutenait en 1976 que, même si nous ne pouvons déceler aucune différence physique entre l’original et la copie, le simple fait de savoir que l’un est l’original et l’autre la copie nous indique qu’il pourrait exister des différences subtiles que nous ne percevons pas encore, mais que nous pourrions apprendre à voir plus tard. Ce savoir façonne notre expérience esthétique de ce que nous croyons être une copie directe.

L’énigme posée par la contrefaçon est la suivante : pourquoi notre perception et notre évaluation d’une œuvre d’art changent-elles simplement lorsque nous apprenons qu’il s’agit d’un faux ? Après tout, l’œuvre elle-même n’a pas changé. Les philosophes ont adopté deux positions générales sur cette question.

Selon la position formaliste, lorsque l’original et le faux sont visuellement indiscernables, ils ne diffèrent pas esthétiquement. Ainsi, Monroe Beardsley soutenait en 1959 que nous devrions former nos jugements esthétiques uniquement en prêtant attention aux propriétés perceptives de l’image qui se trouve devant nous, sans tenir compte du moment ou de la manière dont l’œuvre a été réalisée, ni de son auteur. Pourquoi alors les gens ont-ils modifié leur évaluation du tableau de Vermeer une fois que van Meegeren a avoué en être l’auteur ? Selon Alfred Lessing, écrivant en 1965, cette réaction peut être attribuée aux pressions sociales : « Considérer une œuvre d’art comme esthétiquement supérieure parce qu’elle est authentique, ou inférieure parce qu’elle est contrefaite, n’a que peu ou rien à voir avec le jugement ou la critique esthétique. C’est plutôt une forme de snobisme ». Cette conception suppose que les œuvres d’art possèdent des propriétés perceptives qui ne sont pas affectées par notre connaissance du contexte de l’œuvre.

Selon la position historiciste, ce que nous percevons dans une œuvre est influencé par ce que nous en savons. Bien que l’original et le faux soient visuellement indiscernables, ils diffèrent esthétiquement précisément en raison de ce que les formalistes nient être pertinent — nos croyances concernant l’auteur de l’œuvre, le moment et la manière dont elle a été produite. Le critique allemand Walter Benjamin soutenait dans les années 1930 que notre réponse esthétique prend en compte l’histoire de l’objet, « son existence unique en un lieu particulier ». Il pensait qu’un faux possède une histoire différente et qu’il est donc dépourvu de « l’aura » de l’original. Le philosophe et critique Arthur Danto adopta une position historiciste similaire en 1964 lorsqu’il nous invita à considérer pourquoi une boîte Brillo d’Andy Warhol, visuellement identique à une boîte Brillo dans un supermarché, est une œuvre d’art. Déterminer que la boîte du musée est une œuvre d’art « requiert quelque chose que l’œil ne peut discerner — une atmosphère de théorie artistique, une connaissance de l’histoire de l’art : un monde de l’art ». Denis Dutton affirma en 2009 que nous percevons un faux comme esthétiquement inférieur à un original parce que nous prenons en compte le type de réalisation que l’œuvre représente — le processus de l’artiste — et qu’un faux représente une réalisation d’un niveau moindre qu’un original.

Les psychologues sont entrés dans le débat afin de déterminer dans quelle mesure l’étiquette « faux » affecte notre réaction à une œuvre d’art — et, le cas échéant, pourquoi. La première question est plus facile à résoudre que la seconde. Des études montrent que le simple fait de dire aux gens qu’une œuvre est un faux (ou même d’utiliser le terme moins chargé de « copie ») les amène à lui attribuer des notes inférieures sur toute une série de critères esthétiques. Les œuvres étiquetées comme faux ou copies sont jugées moins bonnes, moins belles, moins inspirantes, moins intéressantes, de moindre valeur monétaire et même physiquement plus petites que la même image présentée à d’autres participants comme « original ». De plus, l’activation cérébrale change : alors que les aires visuelles du cerveau ne variaient pas selon que des tableaux de Rembrandt étaient qualifiés « authentiques » ou « copies », le qualificatif « authentique » entraînait une activation plus forte du cortex orbitofrontal — une région associée à la récompense et au gain monétaire.

Il est clair que les gens ne se comportent pas comme pensaient les formalistes. Qu’est-ce qui provoque la diminution de leur appréciation ? Une possibilité est que notre sentiment de l’immoralité de la contrefaçon influence inconsciemment notre réponse esthétique. Une autre est que notre connaissance de l’absence de valeur de la contrefaçon sur le marché de l’art produise le même type d’effet inconscient. Mais, si l’on pouvait dépouiller la contrefaçon de son lien avec la tromperie et le manque de valeur monétaire, serait-elle toujours dépréciée ? Et, si oui, peut-on démontrer que la position historiciste est correcte ?

Avec mon équipe de recherche, j’ai mis cette hypothèse à l’épreuve en montrant aux participants deux images dupliquées d’une œuvre d’art inconnue, placées côte à côte, en leur disant que le tableau de gauche était le premier d’une série prévue de dix œuvres identiques réalisées par un peintre. Les participants recevaient ensuite l’un de trois récits différents concernant l’auteur de l’œuvre de droite : qu’elle avait été réalisée par l’artiste, par l’assistant de l’artiste ou par un faussaire. Pour ceux à qui l’on disait qu’elle avait été réalisée par l’assistant de l’artiste, nous précisions que la copie de l’assistant portait le cachet de l’artiste et que le fait de s’entourer d’une équipe d’assistants constituait une pratique artistique courante, et donc non frauduleuse. Le prix de vente aux enchères de 53 000 dollars figurait sous toutes les images (droite et gauche), à l’exception du faux, dont le prix indiqué n’était que de 200 dollars.

Nous avons demandé aux participants d’évaluer la copie par rapport à l’original selon six dimensions :

Laquelle est la plus créative ?

Laquelle préférez-vous ?

Laquelle est la plus originale ?

Laquelle est la plus belle ?

Laquelle est la meilleure œuvre d’art ?

Laquelle est la plus susceptible d’être influente ?

Les réponses se répartissaient en deux catégories : largement évaluatives (ce que les formalistes appelaient esthétiques) — se référant à la beauté, à la qualité et à l’appréciation ; et celles qui étaient évaluatives d’un point de vue historique (ce que les historicistes appelaient historiques) — se référant à la créativité, à l’originalité et à l’influence. Nous avons estimé que les faux seraient toujours les moins valorisés des trois types de copies en raison de leur immoralité et de leur absence de valeur monétaire. La copie réalisée par l’artiste, en revanche, est comparable à un faux dépourvu de ces deux défauts. Ainsi, notre comparaison principale portait sur les réponses à la copie de l’artiste par rapport à celle de l’assistant, par rapport à l’original.

Nous avons constaté que, sur le plan de l’évaluation générale, les copies de l’artiste et de l’assistant étaient notées de manière identique — sans distinction en termes de beauté, d’appréciation ou de qualité. Ainsi, nos participants se comportaient comme des formalistes. Les études antérieures faisant état d’évaluations de beauté plus faibles pour des images étiquetées comme des faux, présentaient les œuvres une par une. Mais ici, lorsque l’original et le faux étaient présentés simultanément, les personnes étaient contraintes de reconnaître qu’il n’existait aucune différence en termes de beauté.

Même une copie d’un Vermeer par Vermeer nous donne l’impression d’entrer en communion avec Vermeer

En revanche, les notes historiques et évaluatives ont donné des résultats différents. Les participants jugeaient la copie de l’assistant moins créative, moins originale et moins influente que la copie de l’artiste — bien que les deux œuvres fussent des copies, toutes deux signées par l’artiste et dotées de la même valeur monétaire. Les participants se comportaient alors comme des historicistes, en accord avec la position de Danto selon laquelle des boîtes Brillo visuellement identiques ne sont pas artistiquement identiques.

Ces résultats nous indiquent que, lorsque les considérations morales et monétaires sont écartées, il demeure malgré tout quelque chose de problématique dans la contrefaçon. Ce n’est pas exactement ce que pensait Dutton, car, si un original représente certes un type de réalisation différent de celui d’un faux, il n’existe en réalité aucune différence de réalisation entre une copie de l’artiste et une copie de l’assistant. Ce sont toutes deux des copies, après tout. Qu’est-ce qui cloche alors ?

Je soutiens que c’est l’aura dont parlait Benjamin, et qui dépend de façon cruciale de l’identité de celui qui a réalisé l’œuvre. L’idée d’« aura » chez Benjamin est cohérente avec ce que les psychologues appellent l’essentialisme — la conception selon laquelle certains objets particuliers (par exemple, mon alliance ou mon ours en peluche d’enfance) tirent leur identité de leur histoire et possèdent une nature sous-jacente qui ne peut être directement observée, une conception développée de manière approfondie par la psychologue Susan Gelman. C’est pourquoi nous rejetons les répliques parfaites de tels objets : nous voulons l’original. Nous semblons traiter les œuvres d’art de la même manière — comme si elles contenaient l’essence de l’artiste ou son esprit. Nous préférons la copie réalisée par l’artiste à celle de l’assistant parce que seule la première contient cette essence. Cela conduit à la conclusion que le simple fait de savoir que nous regardons un tableau de Vermeer (même s’il s’agit d’une copie d’un Vermeer par Vermeer) nous donne l’impression d’entrer en communion avec Vermeer. Voulons-nous vraiment découvrir que nous étions en réalité en communion avec van Meegeren ?

Ces résultats prédisent que nous réagirons mal à ce que l’avenir nous réserve : des reproductions tridimensionnelles de tableaux pratiquement impossibles à distinguer des originaux, et des œuvres d’art générées par ordinateur. Ces œuvres ne nous permettront pas d’inférer l’esprit de l’artiste humain.

Le critique d’art américain Peter Schjeldahl l’a bien formulé lorsqu’il écrivait en 2008 :

Le spectre de la contrefaçon refroidit la réceptivité — la volonté de croire — sans laquelle l’expérience artistique ne peut avoir lieu. La confiance dans la paternité de l’œuvre est importante. Nous lisons les qualités d’une œuvre comme les décisions franches d’un esprit particulier, voulant lui permettre de prendre le contrôle de nos propres esprits, et nous sommes déçus lorsque cela n’arrive pas.

Si, comme l’écrit Schjeldahl, nous lisons dans une œuvre d’art les décisions de l’artiste, alors nous inférons un esprit derrière l’œuvre. Pouvons-nous faire cela pour l’art abstrait ? Et, si oui, cela peut-il nous aider à distinguer l’art des grands expressionnistes abstraits de celui, superficiellement similaire, des enfants et des animaux ?

La tension entre ceux qui vénèrent l’art abstrait et ceux qui le dénigrent est perceptible, même parmi les historiens de l’art les plus estimés. Dans Art and Illusion (2000), Gombrich s’est concentré sur l’art figuratif comme une grande réalisation humaine et a déprécié l’art abstrait en le considérant comme une manifestation de la personnalité de l’artiste plutôt que de son habileté. À l’inverse, l’attitude du regretté historien de l’art américain Kirk Varnedoe, conservateur en chef de la peinture et de la sculpture au Museum of Modern Art de 1988 à 2001, est éclairante. Dans Pictures of Nothing (2006), Varnedoe répond explicitement au défi lancé par Gombrich, en écrivant que l’art abstrait est une réalisation humaine majeure, créée dans un nouveau langage et chargée de signification symbolique. La « gamme déroutante de coulures, de taches, de formes informes, de blocs, de briques et de toiles vierges » que l’on voit dans les musées d’art moderne n’est pas le fruit du hasard, écrit-il. Au contraire, comme toutes les œuvres d’art, elles sont des « réceptacles d’intention humaine » et « génèrent du sens avant même d’être nommées ». Elles représentent une série de choix délibérés de l’artiste, impliquent l’invention et évoquent des significations — par exemple l’énergie, l’espace, la profondeur, la répétition, la sérénité ou la dissonance.

Des chimpanzés, des singes et des éléphants ont tous reçu de la peinture, des pinceaux et du papier pour y tracer des marques. Et leurs peintures, comme celles des enfants d’âge préscolaire, présentent une ressemblance superficielle avec les peintures expressionnistes abstraites. Qui n’a jamais entendu quelqu’un tourner en dérision l’art abstrait en affirmant qu’il ne requiert aucune compétence, avec des remarques telles que : « Mon enfant pourrait faire ça ! »

Nous voulions savoir si les gens perçoivent plus qu’ils ne le pensent dans l’art abstrait — s’ils peuvent voir l’esprit derrière l’œuvre. Nous avons créé des paires d’images qui, au premier coup d’œil, se ressemblaient de manière troublante. Chaque paire se composait d’un tableau d’un expressionniste abstrait célèbre, dont les œuvres figuraient dans au moins un manuel majeur d’histoire de l’art (par exemple, Mark Rothko, Hans Hofmann, Sam Francis, Cy Twombly, Franz Kline et d’autres), et d’un tableau réalisé soit par un enfant, soit par un animal non humain (chimpanzé, gorille, singe ou éléphant). La question que nous posions était de savoir si les gens préféreraient, et jugeraient comme meilleures, les œuvres d’artistes par rapport à celles d’enfants et d’animaux. Et, si oui, sur quelle base ?

Les gens voient plus qu’ils ne le pensent dans l’art abstrait — ils voient l’esprit derrière l’œuvre

Nous avons conçu l’étude de sorte que les participants voyaient d’abord dix paires de tableaux sans aucune indication sur l’auteur, puis vingt autres paires accompagnées d’informations sur l’auteur sous chaque image : l’une étiquetée « artiste » et l’autre « enfant », « chimpanzé », « gorille », « singe » ou « éléphant ». Parmi ces vingt paires, la moitié étaient étiquetées correctement au hasard, et l’autre moitié incorrectement (ainsi, un tableau de Hofmann pouvait être étiqueté « enfant »). Si les gens ne peuvent pas distinguer les œuvres d’artistes de celles d’enfants ou d’animaux non formés, on devrait s’attendre à ce que le hasard joue un rôle dans leurs réponses aux dix premières paires non étiquetées, ce qui se traduirait par un choix des œuvres d’artistes comme préférées ou jugées meilleures seulement dans 50 % des cas. Or, cela ne s’est pas produit. Pour les questions portant sur la préférence et sur la qualité, les participants ont sélectionné les œuvres d’artistes à un niveau supérieur à celui du hasard. Et lorsque nos répondants choisissaient une œuvre d’artiste comme meilleure ou préférée, ils expliquaient souvent leur choix en se référant à l’esprit derrière l’œuvre, affirmant qu’elle paraissait plus réfléchie, intentionnelle et planifiée. De telles explications mentalistes étaient significativement plus fréquentes après le choix de l’œuvre réelle de l’artiste (quelle que soit l’étiquette).

Nous avons répété cette expérience de différentes manières — par exemple en présentant les œuvres une par une plutôt que par paires, et en demandant laquelle était de l’artiste plutôt que de l’enfant ou de l’animal — et nous constatons que, globalement, les participants ont raison environ deux tiers du temps, un taux significativement supérieur à celui attendu par le hasard. Plus important encore, lorsque nous avons demandé aux participants d’évaluer chaque image en fonction de l’intentionnalité perçue (sans leur dire que certaines étaient réalisées par des enfants ou des animaux), nous avons constaté que celles des artistes recevaient des évaluations d’intentionnalité significativement plus élevées. Cela nous a conduits à conclure que les gens voient plus qu’ils ne le pensent dans l’art abstrait — ils perçoivent l’esprit derrière l’œuvre, et c’est ce qui les amène à distinguer les œuvres d’artistes de celles des enfants ou des animaux, et à classer les œuvres des artistes comme supérieures.

De plus, lorsque les gens se trompent, ils opèrent sur la base de l’intentionnalité perçue : les œuvres d’artistes évaluées comme faibles en intentionnalité sont identifiées à tort comme ayant été réalisées par des enfants ou des animaux ; et les œuvres d’enfants et d’animaux évaluées comme élevées en intentionnalité sont identifiées à tort comme étant l’œuvre d’artistes. Ce que cela montre, c’est que nous évaluons l’art abstrait en inférant (à tort ou à raison) l’esprit derrière l’art. De la même manière que nous évaluons un original comme supérieur à un faux parce que nous inférons l’esprit du maître original derrière l’œuvre originale.

Un autre domaine de la philosophie de l’art que les résultats de la psychologie expérimentale peuvent éclairer est la question de savoir si l’étude des arts a un effet de « transfert » en faisant de nous de meilleures personnes. Il est en effet plausible de supposer que la lecture de certaines œuvres littéraires portant sur certains types d’injustices puisse susciter en nous des sentiments d’empathie, non seulement pour les personnages, mais aussi pour des individus réels susceptibles de se trouver dans des situations analogues à celles des personnages fictifs. C’est une position souvent avancée, mais rarement étayée par des preuves.

Colson Whitehead, l’auteur de The Underground Railroad (2016), un roman puissant sur l’esclavage, rapportait qu’un inconnu lui avait dit : « Votre livre a fait de moi une personne plus empathique ». L’affirmation selon laquelle les arts narratifs nous rendent plus empathiques semble hautement plausible : nous nous projetons dans des personnages fictifs et simulons ce qu’ils vivent. Quel meilleur moyen de se glisser dans la peau d’autrui que les œuvres littéraires, où nous pouvons rencontrer une grande diversité de personnes, toutes si différentes de nous-mêmes ? En se référant aux romans de Charles Dickens et de George Eliot, Martha Nussbaum écrivait dans Cultivating Humanity (1997) : « Il est impossible de se soucier des personnages et de leur bien-être de la manière à laquelle le texte nous y invite, sans que s’éveillent en nous des intérêts politiques et moraux très définis ».

Tout le monde ne serait pas d’accord. Le critique littéraire Harold Bloom écrivait en 2000 que : « Les plaisirs de la lecture sont en effet égoïstes plutôt que sociaux. On ne peut pas améliorer directement la vie de quelqu’un d’autre en lisant mieux ou plus profondément ». Le philosophe Gregory Currie suppose que, lorsque nous dépensons notre empathie pour des personnages fictifs, notre empathie à l’égard des personnes réelles s’en trouve appauvrie. William James semble avoir eu la même idée lorsqu’en 1892 il nous invita à imaginer « les pleurs de la dame russe sur les personnages fictifs de la pièce, tandis que son cocher meurt de froid sur son siège à l’extérieur ». Cela rappelle la description faite en 2008 par Kwame Anthony Appiah de séminaristes catholiques qui viennent d’entendre une conférence sur le Bon Samaritain — puis passent en courant devant quelqu’un dans le besoin lorsqu’ils réalisent qu’ils sont en retard pour le prochain cours. Après avoir quitté le monde fictif, avons-nous payé notre dette d’empathie ?

L’Allemagne qui mena à Hitler lisait Goethe et écoutait l’« Ode à la joie » de Beethoven

Les psychologues expérimentaux ont commencé à chercher des preuves du pouvoir de la fiction à susciter l’empathie. Dans une étude, après avoir lu une histoire relatant une injustice commise contre une femme arabo-musulmane, les participants étaient moins enclins à catégoriser comme arabes des visages de race ambiguë exprimant la colère. Mais cela s’est-il traduit par un comportement plus bienveillant ? La question n’a pas été examinée. Dans une autre étude, après avoir lu un extrait de Harry Potter portant sur la stigmatisation, des enfants déclaraient des attitudes plus positives envers les enfants immigrés de leur école. Mais il faut noter que ce changement d’opinion (ou de cœur) ne s’est produit que chez les enfants qui s’identifiaient à Harry, et seulement après une discussion du texte avec leur enseignant — ce qui a peut-être été le facteur décisif. Par ailleurs, après avoir lu une histoire mettant en scène un comportement prosocial, les participants se montraient plus disposés à aider l’expérimentateur à ramasser des stylos tombés accidentellement. Mais il convient de noter que ramasser des stylos tombés est une aide à très faible coût, et que nous n’avons aucune idée de la durée d’une telle inclination à aider.

Si je me fie uniquement aux études menées jusqu’à présent, je serais obligée de me ranger du côté des sceptiques. Les preuves ne concernent qu’un transfert très proche et très immédiat : des histoires prosociales écrites par des expérimentateurs nous amènent à penser et à agir de manière plus prosociale (souvent de façon assez similaire à celle des personnages) immédiatement après la lecture et, dans un cas, également après une discussion sur les thèmes de l’histoire. Ces effets de transfert proche ne sont pas particulièrement généralisables à la littérature réelle, puisque la plupart des œuvres littéraires ne véhiculent pas de leçon morale. Et rappelons-nous que l’Allemagne, qui a conduit à Hitler était l’une des sociétés les plus lettrées, lisant Goethe et écoutant la nuit l’« Ode à la joie » de Beethoven.

Et pourtant, je ne suis pas prête à conclure qu’il n’existe aucun lien entre la lecture de certaines œuvres littéraires et le développement de l’empathie. Je plaide ici pour davantage de recherches, et de meilleure qualité, sur les effets de la littérature sur la compassion. La grande littérature nous permet d’entrer dans la vie de personnes que nous ne rencontrerions jamais dans la réalité. Je parierais que, si nous pouvions mener cette étude correctement, nous pourrions montrer que lire Dickens ne nous fait pas seulement ressentir ce que c’est que d’être un enfant sans ressources, affamé et injustement traité, mais nous rend aussi plus susceptibles d’aider des enfants se trouvant dans de telles conditions — si l’occasion d’aider se présente.

De même, quel pourrait être l’effet de la lecture des Misérables de Victor Hugo (1862) — en particulier de la scène où Jean Valjean, tout juste libéré après des années de travaux forcés pour avoir volé de la nourriture afin de nourrir l’enfant de sa sœur, vole l’argenterie de l’évêque qui l’a recueilli, et où, lorsqu’il est pris, l’évêque lui offre en plus deux chandeliers, en cadeau ? Nous voyons ici les effets cruels de l’injustice et les résultats potentiellement régénérateurs de la bonté. Cela pourrait-il rendre un juge plus enclin à la clémence dans la condamnation de certains types de crimes ? Bien sûr, il y aurait des cas de personnes qui ne réagiraient pas de cette manière. Personne ne prétendrait qu’il existe un lien nécessaire entre la lecture de Dickens et de Hugo, et la compassion pour les pauvres ainsi que l’indignation face à l’injustice. Mais lire Dickens et Hugo pourrait bien inciter certains d’entre nous à davantage de compassion, et c’est tout ce qu’il faudrait pour établir que la littérature a le pouvoir de susciter la compassion.

J’ai abordé trois questions philosophiques concernant l’art qui peuvent être examinées empiriquement : pourquoi dénigrons-nous des œuvres d’art autrefois révérées lorsqu’elles sont démasquées comme des faux ? Comment jugeons-nous la qualité dans l’art abstrait ? Et le fait d’entrer dans un monde narratif nous rend-il plus empathiques une fois que nous en sortons ? Bien sûr, toutes les affirmations philosophiques sur l’art ne peuvent pas être étudiées empiriquement. Aucune expérience ne pourrait fournir de réponses concluantes à des questions ontologiques, telles que : Qu’est-ce que l’art ? Ou qu’est-ce que la beauté ? Mais les problèmes philosophiques abordés ici sont intrinsèquement psychologiques. Lorsqu’une affirmation philosophique porte sur le fonctionnement de l’esprit, elle n’est pas à l’abri des données psychologiques, et il incombe aux philosophes d’examiner si les réponses des psychologues sont satisfaisantes.

Ellen Winner est professeure de psychologie au Boston College et chercheuse principale associée au Project Zero de la Harvard Graduate School of Education. Parmi ses ouvrages How Art Works : A Psychological Exploration (Comment fonctionne l’art : une exploration psychologique ; 2018) et le plus récent est Project Zero and Its Impact : An Enigmatically Named Little Think Tank That Endured and Grew. VOLUME 1 & 2 (2025).

Texte original publié le 15 janvier 2019 : https://aeon.co/essays/how-experimental-psychology-can-help-us-understand-art