La compétition nous pousse à nous dépasser. En nous dépassant, nous ne cessons jamais de progresser. Voilà, il me semble, l’une des raisons les plus souvent évoquées pour justifier le recours à la compétition : le progrès. Mais en y réfléchissant attentivement, la compétition est-elle vraiment promesse de progrès ? Dans ce texte, je remets en question cette affirmation et propose même qu’une autre manière de vivre — diamétralement opposée à l’esprit compétitif — serait beaucoup plus porteuse de progrès. J’en appelle à un progrès basé sur la solidarité plutôt que sur la compétition. La nécessité de passer d’une société compétitive à une société solidaire sera établie en quatre étapes. Dans un premier temps, je présente certaines caractéristiques d’une société compétitive. On constate alors que la collaboration y est très superficielle, d’où le caractère très limité des progrès dans ce genre de société. Dans la seconde partie, j’envisage la possibilité d’une société non plus compétitive, mais où la finalité est la rencontre avec l’autre : la collaboration devient alors possible. Dans la troisième partie, je m’interroge sur la possibilité de faire émerger en soi cet esprit de rencontre. C’est aussi à cette occasion qu’on réalise que cette société de la rencontre est une société solidaire. Enfin, dans la quatrième et dernière partie, je montre que le progrès découle tout naturellement de cette société solidaire.
Une société compétitive
Dans une société compétitive, on nous dit qu’il est important de gagner — aux études, au boulot, voire dans nos relations personnelles. Or, qui dit gagnant, dit aussi perdant. Une société compétitive nous encourage donc à écraser l’autre, à lui être supérieurs ; c’est seulement ainsi qu’on peut gagner. Au nom de quoi a-t-on mis en place ce système de compétition, ce « jeu » impitoyable où il faut écraser le voisin et lui être supérieur ? Nous l’avons brièvement évoqué en introduction : au nom du progrès. Ainsi, dans une société compétitive, l’humain n’est qu’un moyen au service de ce progrès. Donner à l’humain la valeur de moyen plutôt que celle d’une fin me semble déjà un mauvais départ ! Vous m’objecterez peut-être que l’humain profite de ce progrès. À cela, je réponds que l’humain profite des progrès à condition que ceux-ci placent l’humain au centre du jeu, ce qui est loin d’être assuré dans une société compétitive. Pour vous en convaincre, pensez aux soi-disant progrès technologiques qui nous rendent plus bêtes de jour en jour. En fait, à mon avis, les progrès apportés par une société compétitive sont très limités, et cela pour une raison bien simple : ce genre de société nuit à la collaboration entre les humains, et la collaboration me semble être une condition de possibilité du progrès. Vous doutez qu’une société compétitive nuise à la collaboration ? Imaginez alors que des chercheurs et des ingénieurs se rassemblent autour d’un projet quelconque, disons rendre possible un voyage sur Mars. Dans une société compétitive, comme on l’a dit, on nous a appris qu’il fallait être supérieur à tous. Ainsi, même lorsque j’aurai l’air de mettre de côté temporairement mon ego et de collaborer avec mes collègues, j’aurai toujours à l’esprit de me démarquer, d’être meilleur que les autres. Comment voulez-vous, dans ces conditions, qu’il y ait une véritable collaboration entre nous. Aussi, je verrai d’un mauvais œil le coéquipier qui se révèle plus brillant que moi. Je me sentirai comme un perdant face à lui. Un état d’esprit de perdant n’est pas très sain, cela nous rend mesquins et malveillants, vicieux et pleins de mauvaises intentions. Ainsi, encore une fois, comment voulez-vous qu’il y ait véritablement une collaboration au sein de ce groupe de gens ? Il y aura une collaboration de façade, mais une véritable collaboration, où chacun s’enrichit au contact de l’autre, il n’y en aura certainement pas.
La rencontre.
Comment collaborer, vraiment collaborer ? En ne pensant plus que la finalité de mon projet est que je puisse briller, mais en pensant plutôt que la finalité de mon projet est la rencontre avec l’autre. À ce moment, il est certain que nous allons collaborer, véritablement collaborer.
Comment aller à la rencontre de l’autre ? Cette rencontre est possible à partir d’une prise de conscience. Nous allons définir cette prise de conscience en montrant d’abord qu’elle est incompatible avec un état d’esprit compétitif.
Il est bête d’être gagnant et d’écraser l’autre — le perdant. En quoi cela est-il bête ? Ce piétinement de l’autre, de celui qu’on a fait perdre, est un piétinement de soi-même. Cela ne serait pas le cas si nous étions séparés les uns des autres. Je pourrais alors écraser les autres sans m’infliger à moi-même le même sort. Il n’en est pourtant rien : nous ne sommes pas différents des gens. Nous sommes le monde, comme disait Krishnamurti. Voilà pourquoi gagner et créer des perdants est vraiment stupide.
Je viens de dire qu’il était stupide de ma part d’écraser l’autre, étant donné que je suis cet autre. Qu’est-ce qui me fait dire que je suis mon voisin ? On le réalise en voyant que nous vivons tous essentiellement la même chose. Nous souffrons tous, nous connaissons tous quelquefois de petits moments de bonheur, nous désirons tous des choses et avons peur d’autres choses, et j’en passe. Certes, nous n’avons pas peur des mêmes choses, nous ne désirons pas les mêmes choses, mais ces différences sont superficielles, car tous nous avons peur, désirons, etc. Avec Krishnamurti, nous pouvons affirmer que chacun de nous, dans ce qui fait notre essence, est le monde, ce qui implique, comme je le disais plus tôt, que le fait d’écraser l’autre est aberrant, puisque c’est alors soi-même que l’on piétine.
Ainsi, chacun de nous est le monde. Cette prise de conscience, nous l’avons vu, est incompatible avec un état d’esprit compétitif. En fait, cette prise de conscience est bien plutôt celle qui nous pousse à la rencontre avec l’autre. En effet, si je ne me sens pas différent de vous, si je sens qu’au plus profond de nous-mêmes, nous sommes identiques, je ne peux qu’aller à votre rencontre. Voilà donc comment nous rencontrons l’autre et collaborons avec lui : en réalisant que nous partageons la même essence.
Et la solidarité dans tout cela ?
Nous avons vu qu’en nous sentant le monde, en nous disant « Je suis le monde », nous sommes poussés à rencontrer l’autre. La rencontre avec l’autre est donc causée par cette prise de conscience que je suis le monde. Mais cette même prise de conscience, celle de mon identité avec le monde, est aussi porteuse de solidarité. En effet, si je ne me sens pas différent de mon voisin, comment pourrais-je ne pas être solidaire avec lui ? Cela est impossible. Par conséquent, étant les fruits de la même cause, cet état d’esprit qui me pousse à rencontrer l’autre, à collaborer avec lui, est indissociable de l’état d’esprit solidaire. Tous deux sont corrélés.
Bien sûr, contrairement à l’attitude qui consiste à se donner la place principale, à être supérieure, il est difficile d’être solidaire (et de rencontrer l’autre). C’est qu’il est difficile de voir que chacun de nous est le monde. Qu’est-ce qui fait que nous ne le voyons pas ? C’est encore une fois à cause de notre état d’esprit compétitif. Le monde compétitif nous pousse à vouloir devenir « quelqu’un ». En voulant devenir « quelqu’un », je ne regarde pas ce que je suis et suis plutôt intéressé par ce que je pourrais devenir, et ce n’est qu’en me regardant tel que je suis que je verrai que je suis le monde.
De plus, il faut souligner que le changement de perspective proposé ne sera pas sans effet sur le genre de projets que les humains vont entreprendre. Les humains habités d’un esprit de rencontre et de solidarité ne collaboreront pas dans un projet qui consiste à asservir l’humain et à le rendre de plus en plus bête. Vous devinez sûrement à quelle technologie je fais présentement allusion. Non, la collaboration entre des humains solidaires ne prendra pas cette direction. Comme l’humain sera désormais la priorité des entrepreneurs solidaires, leurs projets viseront le bien réel des humains. Par exemple, avant de fantasmer à la possibilité d’un voyage sur Mars ou la lune, ces humains rêveront et s’appliqueront à éliminer la pauvreté sur Terre. Et ne venez pas me dire que ce problème est insoluble. Si nous avions réellement voulu le régler, nous l’aurions fait depuis longtemps.
Une autre forme de progrès
Après ce qui vient d’être dit, allez-vous souhaiter autre chose qu’une société compétitive et opter pour l’avenue solidaire ? Certains d’entre vous pourraient encore résister à cette suggestion. Votre opposition aurait a priori plein de bon sens : s’il n’y a plus de compétition, il ne sera plus nécessaire de se battre pour avoir ce que l’on veut. Je n’aurai donc plus à me démener, je ne ferai plus rien. Bien que sérieuse en apparence, cette objection appelle très facilement une réponse : le monde me motivera, voilà ma réponse. Comme j’aurai reconnu que je suis le monde, je serai porté par lui et vers lui. N’est-ce pas là quelque chose de motivant que d’œuvrer pour le monde lorsqu’on se sent soi-même le monde ? Quand notre intérêt personnel est dépassé, quand l’égo ne règne plus en maître en nous, nous sommes traversés par la plus grande force qui soit : celle du monde. Il n’y a pas de plus grande force pour agir et transformer les choses.
En conclusion, rappelons d’abord que la compétition rend impossible toute collaboration profonde et durable, car l’individu compétitif pense d’abord à être meilleur que les autres. À la place de cette société compétitive, j’ai suggéré la possibilité d’une société où les gens ne pensent pas à être meilleurs qu’autrui, mais où, au contraire, l’important est pour eux de rencontrer l’autre. Nos projets de vie, professionnels ou non, seront des occasions de rencontres et non pas des moyens de se démarquer. Ensuite, nous avons vu que la compétition, même pour le gagnant, est stupide. Le gagnant n’est pas différent des perdants qu’il crée. Il se blesse donc lui-même en créant des perdants autour de lui, ce qui, avouons-le, n’est guère intelligent. Enfin, nous avons vu que la solidarité, qui accompagne le désir de rencontrer l’autre, nous donne une grande force pour agir. C’est la plus grande force qui soit. Avec cette force, nous pourrons déplacer des montagnes et progresser comme jamais.