Demandez à n’importe quel philosophe ce qu’est le scepticisme, et vous obtiendrez autant de réponses différentes que de personnes interrogées. Certains y voient la démonstration que nous ne pouvons avoir aucune connaissance — de, disons, le monde extérieur — et d’autres vont encore plus loin en affirmant que nous ne pouvons avoir aucune croyance raisonnable. Afin de mieux comprendre les différentes formes de scepticisme, on peut distinguer quatre étapes importantes dans l’histoire de la philosophie occidentale. Ces quatre étapes commencent par la moins menaçante d’entre elles, le scepticisme pyrrhonien, et se poursuivent par les scepticismes cartésien et kantien jusqu’au moment wittgensteinien, où même notre intention d’agir est remise en question.
Pour nos esprits modernes, le scepticisme est généralement associé à la frustration et les conclusions sceptiques sont souvent considérées comme troublantes, car elles semblent faire obstacle à la certitude quant au monde et à notre place dans celui-ci. Mais, comme on le sait, ou plutôt comme on le déplore, les personnes qui, dans la Grèce antique, se qualifiaient elles-mêmes de sceptiques — ce qui signifie « enquêteurs » — en étaient plutôt satisfaites. Elles considéraient leur scepticisme comme un mode de vie, comme un moyen d’atteindre l’ataraxie ou la tranquillité. Selon elles, avoir des croyances est la cause ultime de l’anxiété, et donc le meilleur moyen d’éviter l’anxiété, d’atteindre la paix de l’esprit, est de se débarrasser complètement de ses croyances. Les sceptiques en ce sens sont souvent appelés pyrrhoniens, d’après Pyrrhon, le maître sceptique de la Grèce antique qui vécut aux IVe et IIIe siècles avant notre ère.
La plupart de ce que nous savons des sceptiques de l’Antiquité proviennent des livres écrits par Sextus Empiricus, qui vécut au IIe ou IIIe siècle de notre ère. Nous ne savons presque rien de ce personnage mystérieux, si ce n’est qu’il pratiquait la médecine et appartenait à l’école empirique de médecine, d’où son surnom « Empiricus ». Son ouvrage le plus connu est un livre intitulé Esquisses du pyrrhonisme, parfois aussi appelé Esquisses du scepticisme, qui est le compte rendu le plus complet et le plus fidèle du scepticisme pyrrhonien dont nous disposons. Mais qu’est-ce qu’un sceptique pyrrhonien ?
Au début de son ouvrage, Sextus distingue trois écoles de pensée : « Lorsque les hommes examinent un sujet, le résultat probable est soit une découverte, soit un déni de découverte et un aveu d’incompréhensibilité, soit la poursuite de l’étude ». Le premier groupe de penseurs, qu’il appelle les dogmatiques, croit avoir découvert la vérité et connaître des choses sur le monde et les êtres humains qui y vivent. Les deux penseurs les plus célèbres de cette école sont Platon et Aristote, mais les érudits soutiennent souvent que c’est l’école stoïcienne qui est la principale cible de Sextus lorsqu’il parle des dogmatiques. Le deuxième groupe est celui des académiciens ; ils s’opposent au premier groupe et croient que, pour ainsi dire, nous savons que nous ne savons rien. Le troisième groupe, auquel Sextus s’identifie, est celui des sceptiques. Contrairement aux académiciens, ces personnes ne nient rien, elles se contentent de ne pas adhérer aux croyances : elles poursuivent leurs recherches et affirment que cette recherche continue les conduit à la tranquillité. Pour elles, le scepticisme est une sorte de compétence ou, comme le décrit Sextus :
la faculté de mettre face à face les choses qui apparaissent aussi bien que celles qui sont pensées, de quelque manière que ce soit, capacité par laquelle, du fait de la force égale qu’il y a entre les objets et les raisonnements opposés, nous arrivons d’abord à la suspension de l’assentiment, et après cela à la tranquillité.
Ils proposent différents « modes » — parfois aussi appelés « arguments » ou « schémas » — grâce auxquels on peut parvenir à de telles oppositions. Le nombre de ces modes varie selon les sceptiques, et Sextus lui-même en propose quatre groupes, comprenant respectivement 10, 5, 2 et 8 modes. Un exemple, le deuxième mode de la liste des 10 modes, est celui qui consiste à « dériver [l’opposition] des différences entre les humains ».
Sextus commence par concéder aux dogmatiques que les êtres humains sont composés de deux choses : le corps et l’âme. Il poursuit en affirmant que, tant au niveau du corps que de l’âme, les êtres humains diffèrent les uns des autres — ils ont des corps différents et des âmes différentes — et il en déduit que nous devrions suspendre nos jugements sur le corps et l’âme. Il examine d’abord les différences au niveau du corps :
Nous sommes encore différents les uns des autres par nos tempéraments particuliers, quelques-uns digérant plus facilement de la chair de bœuf que des petits poissons, et quelques-uns étant tourmentés d’un dégorgement de bile, dès qu’ils ont bu du vin de Lesbos. On dit qu’il y avait une vieille femme d’Athènes, qui buvait trente drachmes (c’est-à-dire, 3 onces et trois quarts d’once) de ciguë, sans en souffrir aucun mal. Et le fameux Lysis avalait quatre drachmes d’opium (c’est une demi-once) sans en être incommodé.
Il poursuit en donnant d’autres exemples, mais ceux-ci suffisent à comprendre ce qu’il veut dire. Mais qu’en est-il des différences entre les êtres humains au niveau de leur âme ? Il fait ici référence aux différences d’opinions entre les êtres humains, et il prend les disputes sans fin entre dogmatiques sur la nature du monde comme une indication de cette différence entre les âmes.
Sextus considère cette différence dans l’acceptation et le rejet, ou dans l’appréciation ou la désapprobation, comme la preuve que nous ne sommes pas affectés de la même manière par les mêmes choses. Il poursuit :
Que si ces choses-là affectent différemment les hommes, selon la diversité qui se trouve entre eux, il faut encore conclure de là que l’on doit s’arrêter à l’Époque, et s’empêcher de donner son assentiment sur quoi que ce soit, chacun pouvant dire, eu égard à sa différence particulière, de quelle manière un objet lui paraît être, mais personne ne pouvant décider, quelle est la vertu ou la qualité véritable & naturelle de cet objet.
Étant donné que des choses différentes nous affectent différemment, il n’y a aucun moyen de savoir à quoi ressemblent les choses existantes indépendamment de toute perception humaine. Il n’y a aucun individu ou groupe de personnes qui puisse être considéré comme le juge ultime en la matière. Même lorsque la différence se situe entre un homme ordinaire et, disons, Platon, nous ne pouvons pas préférer Platon à l’homme ordinaire :
Les dogmatiques, séduits par leur amour propre, prétendent qu’on doit les préférer aux autres hommes, quand il s’agit de juger des choses. C’est là une demande absurde, s’il y en eut jamais. Car enfin, ils sont parties intéressées dans cette dispute et quand ils se jugent eux-mêmes dignes de décider, préférablement aux autres, et qu’en conséquence de cela, ils veulent juger définitivement de la vérité interne des phénomènes ; par cela qu’ils s’attribuent ce jugement, ils se conduisent à l’égard de ces apparences dont il s’agit de juger, comme si elles étaient jugées, avant même qu’ils aient commencé à en juger.
Comme il n’y a aucun moyen de trancher entre les différentes perceptions ou apparences, la meilleure chose à faire est de suspendre entièrement notre jugement. Mais nous pourrions être tentés de dire que l’apparence partagée par la majorité doit être préférée : si la majorité trouve le miel sucré ou la ciguë toxique, ne devrions-nous pas simplement leur faire confiance ? Sextus répond par la négative. Il soutient que nous ne pouvons pas privilégier la majorité, car la perception de la majorité des Grecs est souvent différente de celle de la majorité des Perses, par exemple. Nous devons éviter de porter des jugements et nous abstenir de donner notre assentiment. Nous devons être sceptiques.
Le deuxième jalon important dans l’histoire du scepticisme est le moment cartésien. Le scepticisme cartésien est une question conditionnelle (si) ou hypothétique (savoir si) concernant la réalité d’une chose. Ce que je veux dire, c’est que ce type de scepticisme, par exemple, demande s’il existe un monde extérieur ou si ce n’est qu’une illusion de ma part. Comme le dit James Conant : « Le scepticisme cartésien tient pour acquise la possibilité de l’expérience ; sa question porte sur la réalité… les choses sont-elles vraiment telles qu’elles apparaissent ? » Le cas paradigmatique de ce scepticisme cartésien se trouve dans l’ouvrage de René Descartes, Méditations métaphysiques (1641).
Il y développe un argument en trois étapes, communément appelées les trois degrés de doute. Le premier degré de doute survient lorsque je crois quelque chose sur la base de ma perception sensorielle, mais que je me rends compte ensuite que « j’ai parfois constaté que mes sens m’avaient trompé, et qu’il n’est pas sage de faire entièrement confiance à ceux qui nous ont trompés ne serait-ce qu’une seule fois ». Un exemple donné par Descartes, qui remonte au moins à Sextus dans ses Esquisses du pyrrhonisme, est celui où je vois une tour de loin et crois qu’elle est ronde, alors qu’en réalité elle est carrée. Comme les sens nous trompent parfois de cette manière, Descartes en conclut que nous ne devrions pas leur faire confiance. Mais il s’empresse d’ajouter que ce n’est que dans des situations anormales que je commets de telles erreurs. Lorsque la situation est normale, c’est-à-dire lorsque je vois la tour d’assez près, les sens sont dignes de confiance.
Le deuxième degré est son « exemple du rêve ». Il donne d’abord un exemple qu’il considère comme le meilleur candidat à la vérité, quelque chose qui est vrai si quoi que ce soit est vrai : « que je suis ici, assis près du feu, vêtu d’une robe de chambre d’hiver, tenant ce morceau de papier dans mes mains ». Mais ensuite, il écrit :
Combien de fois m’est-il arrivé de songer la nuit que j’étais en ce lieu, que j’étais habillé, que j’étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit ! Il me semble bien à présent que ce n’est point avec des yeux endormis que je regarde ce papier ; que cette tête que je branle n’est point assoupie ; que c’est avec dessein et de propos délibéré que j’étends cette main, et que je la sens : ce qui arrive dans le sommeil ne semble point si clair ni si distinct que tout ceci. Mais, en y pensant soigneusement, je me ressouviens d’avoir souvent été trompé en dormant par de semblables illusions ; et, en m’arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu’il n’y a point d’indices certains par où l’on puisse distinguer nettement la veille d’avec le sommeil, que j’en suis tout étonné ; et mon étonnement est tel qu’il est presque capable de me persuader que je dors.
Si je ne peux pas faire la différence entre être endormi et être éveillé, argue Descartes, je ne peux pas croire avec certitude que je ne dors pas à ce moment. Par conséquent, même ma meilleure candidate pour une croyance vraie est douteuse.
Mais ce n’est pas tout. Descartes dispose d’une arme plus puissante encore, qui constitue le troisième degré du doute : et s’il existait un démon malveillant, extrêmement puissant, déterminé à me tromper sur tout ce que je crois ? Dans ce cas, je ne peux être sûr que ce que je vois existe réellement ; peut-être que ce démon tout-puissant me trompe pour me faire croire que c’est le cas. Descartes conclut :
Je supposerai donc, non pas que Dieu, qui est très bon, et qui est la souveraine source de vérité, mais qu’un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant, a employé toute son industrie à me tromper ; je penserai que le ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures, les sons, et toutes les autres choses extérieures, ne sont rien que des illusions et rêveries dont il s’est servi pour tendre des pièges à ma crédulité.
Que penser de ces trois degrés de doute ? La Première Méditation propose deux arguments sceptiques différents, avec des objectifs et des portées différents. Le premier, que j’appelle le scepticisme du « voile des idées », vise à montrer que nos croyances concernant les objets extérieurs sont douteuses. C’est l’objectif des deux premiers degrés de doute. Le premier degré vise à montrer que dans notre esprit, l’intérieur prime sur l’extérieur. Autrement dit, ce dont nous avons directement conscience dans nos expériences, ce sont nos propres idées, et nous ne connaissons les objets extérieurs qu’en inférant leur existence ou leurs propriétés à partir de ces idées. Par exemple, lorsque je vois ma tasse de café sur mon bureau, ce dont j’ai directement conscience, est mon idée de ma tasse et de mon bureau, puis j’en infère leur existence — je ne perçois pas directement ces objets ni leurs propriétés. En quoi cela nous aide-t-il à parvenir à une conclusion sceptique ? Cela montre que, lorsque je me vois assis près du feu, vêtu de ma robe de chambre, ce que je perçois directement n’est pas le feu ou la robe de chambre eux-mêmes, mais seulement mon idée de ceux-ci. Le problème est que ces idées peuvent avoir de nombreuses causes différentes. C’est peut-être l’objet lui-même qui provoque l’idée dans mon esprit, ce qui conduit au cas heureux où j’ai une croyance vraie. Mais cela peut aussi être mon rêve qui provoque cette idée, ce qui conduit au cas malheureux où il n’y a pas de feu, seulement le rêve d’un feu. Telle est la conclusion sceptique.
Le sceptique pyrrhonien n’imagine même pas qu’il pourrait ne pas y avoir de monde extérieur
Il existe un deuxième argument sceptique dans la Première Méditation, souvent appelé à tort « l’argument du démon maléfique », mais que je préfère appeler « l’argument de l’auteur de mon origine ». Alors que le premier argument vise à montrer que nos croyances portant sur des propositions empiriques — par exemple, que je suis assis ici près de la cheminée — peuvent être erronées, ce deuxième argument vise à montrer que mes croyances concernant les vérités dites éternelles — telles que les propositions mathématiques nécessaires, par exemple 2 + 2 = 4 — sont également douteuses.
Il part d’une hypothèse métaphysique selon laquelle Dieu, ou plutôt un démon malveillant, pourrait créer le monde de telle manière que les vérités éternelles soient fausses, ou du moins que je ne puisse pas affirmer que Dieu n’aurait pas pu les créer autrement. Ce que cette lecture ne prend toutefois pas en compte, c’est une autre prémisse de l’argument de Descartes. Il commence cet argument par l’hypothèse qu’il existe un Dieu omnipotent qui pourrait le « tromper ». Mais il ne s’arrête pas là. Il poursuit avec une autre prémisse : il se pourrait qu’il n’y ait pas de Dieu, selon laquelle
je sois parvenu à l’état et à l’être que je possède, soit qu’ils l’attribuent à quelque destin ou fatalité, soit qu’ils le réfèrent au hasard, soit qu’ils veuillent que ce soit par une continuelle suite et liaison des choses, ou enfin par quelque autre manière ; puisque faillir et se tromper est une imperfection, d’autant moins puissant sera l’auteur qu’ils assigneront à mon origine, d’autant plus sera-t-il probable que je suis tellement imparfait que je me trompe toujours.
Son argument est un argument disjonctif dans le sens où soit j’ai un créateur puissant, soit je n’en ai pas. Si la première situation se vérifie, alors mon créateur, l’auteur de mon origine, a le pouvoir de me tromper même sur les vérités éternelles (notez qu’il ne dit pas que les vérités éternelles sont fausses, mais que je pourrais me tromper à leur sujet). Et si la seconde situation se vérifie, s’il n’y a pas de créateur puissant pour moi, alors il est plus probable que je me trompe sur les vérités éternelles. D’où sa conclusion sceptique selon laquelle je pourrais être trompé sur les vérités éternelles, et non pas qu’elles pourraient être fausses.
Le moment cartésien est plus radical que le moment pyrrhonien. Le sceptique pyrrhonien n’imagine même pas qu’il pourrait ne pas y avoir de monde extérieur, et Sextus, dans sa description de son scepticisme, tient généralement pour acquis qu’il existe. C’est le point soulevé par Myles Burnyeat dans un passage souvent cité. Les sceptiques de l’Antiquité,
aussi radicale que soit leur remise en question des croyances ordinaires, laissent intacte — et même s’appuient sur – l’idée que nous sommes trompés ou ignorants à propos de quelque chose. Il existe une réalité d’une certaine sorte qui nous confronte ; nous sommes en contact avec quelque chose, même si ce quelque chose, la réalité, n’est pas du tout ce que nous pensons qu’il est.
Les sceptiques de l’Antiquité tiennent pour acquis qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Mais le moment cartésien met précisément en doute l’existence de ce quelque chose. Si, pour le sceptique pyrrhonien, je peux me tromper en considérant que l’eau est froide, pour le cartésien, je peux même me tromper sur l’existence de l’eau, sans parler de sa froideur.
Alors que le scepticisme cartésien se demande si quelque chose est « réel », le scepticisme kantien, troisième étape importante de notre histoire, se demande « comment il est possible » que quelque chose soit le cas. Pour le dire de manière plus philosophique, le scepticisme kantien est une question de possibilité concernant quelque chose qui ne fait pas l’objet d’un doute au départ. Comme le dit Conant :
Le scepticisme kantien s’intéresse à ce que le sceptique cartésien tient pour acquis : que l’expérience possède l’unité nécessaire pour pouvoir porter sur quelque chose… Comment l’expérience est-elle (ne serait-ce que) possible ?
Le moment kantien va plus loin que le moment cartésien. Si Descartes et d’autres cartésiens doutent de l’existence d’objets extérieurs, tels que l’arbre devant ma fenêtre, ils ne vont pas jusqu’à remettre en question la pertinence de notre expérience par rapport à ces objets extérieurs, c’est-à-dire que ma perception de l’arbre ait quelque rapport avec l’arbre lui-même. C’est exactement ce que font Emmanuel Kant et les kantiens.
Que signifie remettre en question la pertinence de mon expérience par rapport aux objets externes ? Pour comprendre la force de cette question, nous devons considérer que les « expériences » et les « objets extérieurs » sont deux entités différentes. Nos expériences, et d’autres choses similaires, telles que les perceptions et les croyances, sont des éléments que nous pouvons utiliser dans des arguments — comme l’a dit un jour le philosophe américain Wilfrid Sellars, elles appartiennent à « l’espace des raisons ». Mais les objets extérieurs sont des entités physiques qui se trouvent en dehors de « l’espace des raisons » et ne peuvent être utilisées dans des arguments. Supposons que vous me demandiez pourquoi je crois que le bureau de mon cabinet de travail est brun. Ma réponse, mon argument, est que c’est parce que je vois qu’il est brun. J’utilise ma « perception » comme prémisse dans un argument. Mais je ne peux pas dire « parce que la table ». La table elle-même ne peut pas être une prémisse de mon argument, seule mon expérience de celle-ci peut l’être. Les philosophes décrivent souvent cela en disant que les expériences, les perceptions ou les croyances sont « normatives ».
Or, si mon expérience du monde est normative et relève de l’espace des raisons, mais que les objets physiques ne le sont pas, la question est la suivante : comment est-il possible que ces deux choses extrêmement différentes — ces deux entités hétérogènes — puissent avoir une relation l’une avec l’autre ? C’est la question fondamentale que pose le sceptique kantien. Comment est-il possible que quelque chose qui relève de l’espace des raisons puisse avoir une incidence, ou être en relation avec, quelque chose qui n’en relève pas ? Ce qui est important ici, c’est que ce type de questions n’implique aucun doute. Le sceptique kantien ne doute pas que notre expérience ait une incidence sur le monde extérieur. La question n’est pas de savoir s’il existe une telle relation entre le conceptuel et le non conceptuel, mais comment il est possible qu’une telle relation existe. Ce sont là des questions que le cartésien ne se pose tout simplement pas. Les cartésiens sont d’accord avec les kantiens sur le fait qu’il ne fait aucun doute que notre expérience porte sur des objets externes. La différence est que le kantien demande une explication de cette relation, tandis que le cartésien ne demande même pas d’explication d’un tel fait, car la question ne s’est jamais posée.
Peu importe le temps que je passe à étudier la question, je ne peux pas voir ni avoir aucune expérience de la « causalité » elle-même.
Prenons comme exemple la version du scepticisme kantien proposée par Kant lui-même dans sa Critique de la raison pure (1781/1787). Dans cet ouvrage monumental, Kant distingue deux facultés de l’esprit humain : la sensibilité et l’entendement. La « sensibilité » est la faculté passive ou réceptive par laquelle les objets nous sont donnés. L’« entendement » est ce par quoi nous pensons ces objets. La sensibilité nous donne ces objets par ce que Kant appelle « l’intuition », qui est une relation particulière à l’objet. Et l’entendement pense ces objets à travers des « catégories », qui sont des concepts généraux, tels que la causalité et la substance, applicables à plus d’une chose particulière. La version propre à Kant du scepticisme kantien est une question de comment-est-il-possible concernant la relation entre ces deux entités : comment est-il possible que les catégories s’appliquent aux objets qui nous sont donnés par l’intuition ?
Kant aborde cette question dans une partie de son ouvrage intitulée « De la déduction des concepts purs de l’entendement ». Il énumère 12 catégories, mais un seul exemple suffira pour l’instant : la catégorie de causalité. Ici, Kant a à l’esprit le scepticisme de David Hume concernant la causalité. Celui-ci affirmait qu’en observant ce que nous appelons normalement une relation causale — par exemple, le fait que le feu fait bouillir l’eau —, nous ne voyons en réalité que la « contiguïté » entre deux objets ou événements différents. Je ne vois que, premièrement, le feu brûler et, deuxièmement, l’eau bouillir. Peu importe le temps que je passe à étudier le phénomène, je ne peux pas voir ni avoir aucune expérience de la « causalité » elle-même.
Le problème est de nature kantienne. Il s’agit d’une question de comment-est-il-possible concernant le lien entre le concept de causalité et les objets et événements du monde extérieur. Autrement dit, pour Kant, le problème est de savoir comment une telle relation est possible. On pourrait penser ici que Kant considère comme une possibilité réelle l’absence de relation entre les catégories et les objets (ce qui a conduit de nombreux lecteurs de Kant à croire à tort qu’il était humien à cet égard). Mais il ne s’agit là que d’une possibilité apparente — quelque chose, comme il le dit, que « le sceptique souhaite le plus ». Il veut en fait montrer qu’une telle « possibilité apparente » n’existe pas du tout, qu’il ne s’agit que d’une pseudo-possibilité ou d’une illusion de possibilité. En d’autres termes, le sceptique humien pense qu’il existe un fossé entre les catégories et les objets de la perception, et le sceptique anti-humien tenterait en quelque sorte de combler ce fossé. Mais la réponse de Kant est que ce fossé n’est pas un fossé réel, mais seulement l’illusion d’un fossé. Les philosophes contemporains hésitent bien sûr à qualifier ce problème de « scepticisme », mais Kant lui-même l’appelle ainsi et qualifie le problème cartésien d’« idéalisme matériel » ou « problématique ». (Cette interprétation est assez proche — bien que non identique — de celle développée par Conant, John Haugeland et John McDowell.)
Ludwig Wittgenstein, quatrième et dernier jalon dans l’histoire du scepticisme, pose une question que même Kant ne s’est pas posée. Dans toutes les discussions de Kant, c’est notre expérience du monde qui est en question. C’est le monde qui nous affecte, et, même si Kant considère que l’esprit est actif dans ce processus, il représente toujours, dans un sens important, « le monde ». Comme les philosophes ont tendance à le formuler, la « direction de l’ajustement » va du monde à l’esprit. Mais Wittgenstein, dans ses réflexions sur le respect des règles dans son ouvrage posthume Recherches philosophiques (1953), pose une question plus profonde sur ce que nous faisons dans le monde. Il inverse la « direction de l’ajustement » du monde-vers-l’esprit en l’esprit-vers-le-monde en posant une autre question du type comment est-ce possible : comment est-il possible de suivre une règle ? Dans cette question, nous avons quelque chose qui appartient à l’espace des raisons — nos « actions » ou nos « intentions » d’agir — et quelque chose qui n’y appartient pas — l’événement physique qui se produit dans le monde. Par exemple, j’ai l’intention de boire mon café (c’est la partie qui se trouve dans l’espace des raisons) et cela provoque un mouvement physique de ma main (c’est la partie qui se trouve en dehors de l’espace des raisons). Comme Kant, Wittgenstein ne doute pas qu’il existe une relation entre ces deux éléments. Ce qui est en jeu, c’est une question du type « comment est-ce possible » : nous avons besoin d’une explication pour cette relation entre deux entités aussi hétérogènes.
Wittgenstein a initialement formulé le problème en utilisant le cas des fonctions mathématiques. Nous avons un élève qui apprend à écrire des séries de nombres, et nous lui avons appris à écrire une série de nombres de la forme « +2 » jusqu’à 1000, mais ensuite :
il écrit 1000, 1004, 1008, 1012.
Nous lui disons : « Regarde ce que tu as fait ! » — Il ne nous comprend pas. Nous disons : « Mais tu étais supposé ajouter deux ; et regarde comment tu as commencé la suite ! » — Il répond : « Mais n’est-ce pas correct ? J’ai pensé que c’est ainsi que je devais le faire. » — Ou admettons qu’il dise, en montrant la suite : « J’ai pourtant continué de la même manière ! » — Il ne nous servirait à rien de dire : « Mais ne vois-tu donc pas… ? » — et de lui donner à nouveau les explications précédentes et les exemples précédents.
En écrivant cette suite de nombres, nous suivons implicitement une fonction mathématique. Dans le cas des nombres naturels, par exemple, la fonction est « +1 ». Mais il existe d’autres fonctions qui nous donnent les mêmes résultats jusqu’à un certain point. Par exemple, lorsque la fonction consiste à suivre « +1 » si x < 1000, et à suivre « +2 » si x > 1000. Ces deux fonctions, si elles sont appliquées à un nombre inférieur à 1000, nous donnent le même résultat. La différence n’apparaît que lorsque nous dépassons 1000. Mais lorsque nous écrivons la suite pour les nombres inférieurs à 1000, nous n’avons aucun moyen de savoir laquelle de ces fonctions nous voulons utiliser. L’argument de Wittgenstein est que, pour chaque action, il existe plusieurs descriptions de cette action. Mais nous, en tant qu’agent qui accomplit cette action, ne pouvons pas être sûrs de laquelle de ces descriptions s’applique réellement à notre action. Il y a donc ici une confusion.
Descartes remet en question ce que les anciens tiennent pour acquis : l’existence d’un monde extérieur
Le philosophe américain Saul Kripke a formulé un argument détaillé sur la manière dont ce problème pourrait fonctionner — un argument qui, comme Kripke lui-même l’admet, est wittgensteinien, mais non de Wittgenstein, et qui est désormais connu dans la littérature sous le nom de « Kripkenstein ». Wittgenstein décrit ici ce qu’il appelle un « malentendu ». Cela est particulièrement évident dans le passage suivant, qui est l’un des meilleurs résumés du problème du respect des règles que l’on trouve dans l’œuvre de Wittgenstein :
Notre paradoxe était celui-ci : Une règle ne pourrait déterminer aucune manière d’agir, étant donné que toute manière d’agir peut être mise en accord avec la règle. La réponse était : Si tout peut être mis en accord avec la règle, alors tout peut aussi la contredire. Et de ce fait, il n’y aurait donc ni accord, ni contradiction.
Qu’il y ait là une méprise est montré par le simple fait que dans cette argumentation, nous alignons interprétations sur interprétations ; comme si chacune nous apaisait, du moins un moment, jusqu’à ce que nous en envisagions une autre qui se trouve derrière la précédente. Ainsi montrons-nous qu’il y a une appréhension de la règle qui n’est pas une interprétation, mais qui se manifeste dans ce que nous appelons «?suivre la règle?» et «?l’enfreindre?» selon les cas de son application.
La manière dont j’ai décrit le problème ci-dessus, qui est conforme à la lecture de Kripke, reprend le premier paragraphe de ce passage. Elle décrit un paradoxe auquel nous semblons être confrontés. Mais ce n’est pas ainsi que Wittgenstein voit la situation. Pour lui, y voir un paradoxe n’est qu’un malentendu. D’autres lecteurs ont remarqué que cette manière de lire le problème passe à côté du deuxième paragraphe de ce passage. Tout comme pour Kant, l’écart entre le conceptuel et le non conceptuel était un pseudo-écart, pour Wittgenstein, nous comprenons mal la situation si nous pensons avoir besoin d’une interprétation pour suivre une règle, par exemple pour utiliser une fonction dans l’écriture d’une suite de nombres. En suivant une règle, nous suivons simplement une règle, point final.
Chacun des jalons de l’histoire de la pensée sceptique présente une situation plus troublante que la précédente. Descartes remet en question ce que les anciens tiennent pour acquis : l’existence d’un monde extérieur. Puis il y a quelque chose, que Kant met en évidence, qui n’est jamais venue à l’esprit de Descartes : le conceptuel a une incidence sur le non-conceptuel, notre expérience a une incidence sur les objets spatio-temporels. Et Kant lui-même n’envisage jamais ce problème dans son sens le plus redoutable : que la relation entre le conceptuel et le non conceptuel puisse être problématique, même dans le cas des actions que nous accomplissons nous-mêmes, lorsque la direction de l’ajustement va de l’esprit vers le monde. C’est la dernière étape importante, le moment wittgensteinien.
Ces quatre jalons sont censés être — philosophiquement parlant — formels. Autrement dit, bien que ces étapes discutent, et soient nommées d’après, de philosophes particuliers qui ont présenté le cas paradigmatique de cette préoccupation sceptique et qu’elles portent leur nom, ce n’est pas seulement ce philosophe qui peut, ou a pu, la présenter. Le moment wittgensteinien est de nature kantienne, Kant lui-même s’engage à plusieurs reprises dans sa propre version du scepticisme cartésien, et Descartes lui-même considère que certaines de ses problématiques sceptiques trouvent leurs racines dans le scepticisme antique. Et il existe de nombreux autres philosophes qui s’intéressent à ces différentes formes de scepticisme. Cela explique également pourquoi nous pouvons qualifier ces jalons importants de « scepticismes », même si trois des quatre penseurs que nous avons mentionnés — Descartes, Kant et Wittgenstein — ne sont en aucun cas des sceptiques. Ils se contentent d’examiner ces formes de scepticisme soit pour les rejeter (dans le cas de Descartes), soit pour montrer qu’elles ne représentent qu’une possibilité apparente (dans le cas de Kant), soit pour démontrer qu’elles ne sont qu’un malentendu (dans le cas de Wittgenstein).
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Mahdi Ranaee est professeur adjoint de philosophie à l’université de Siegen, en Allemagne. Il est coéditeur, avec James O’Shea et Luz Christopher Seiberth, de Fraught with Ought : Selected Writings of Wilfrid Sellars (Oxford University Press) et coéditeur, avec Luz Christopher Seiberth, de Reading Kant with Sellars : Reconceiving Kantian Themes (Routledge). Il travaille actuellement sur deux manuscrits, « Skepticism: Cartesian and Kantian » (Scepticisme cartésien et kantien) et « Wittgenstein’s Rule-Following Skepticism » (Le scepticisme de Wittgenstein fondé sur le respect des règles).
Texte original publié le 31 janvier 2023 : https://aeon.co/essays/four-scepticisms-what-we-can-know-about-what-we-cant-know