(Revue Être Libre, Numéro 266, Janvier-Mars 1976)
Dans son livre remarquable, « La Gnose de Princeton », le professeur Raymond Ruyer dénonce les abus de la psychanalyse moderne parmi les fléaux qui dévastent l’humanité au niveau psychologique.
L’humanité traverse une période de crises s’étendant à tous les secteurs : économique, moral, religieux, social. La rapidité croissante des rythmes de l’existence, l’incapacité dans laquelle se trouvent les valeurs anciennes à répondre adéquatement aux exigences de situations entièrement neuves plongent un nombre grandissant d’êtres humains dans l’angoisse dont les violences constituent l’un des réflexes primaires.
Conscients de cette situation une foule de chercheurs, les uns de bonne foi et désintéressés, les autres, de cyniques exploiteurs mettent au point des « techniques » infiniment variées, allant depuis les fameuses dynamiques de groupes de plus en plus connues jusqu’aux techniques collectives de « retour à la primitivité » aux « mouvements régénérateurs collectifs », dont certains aboutissent aux expériences de « touchers collectifs » ainsi qu’à la sexualité de groupe, etc. etc.
Il est peut-être inutile de signaler que ces « techniques » de groupe remportent un énorme succès et sont de plus en plus à la mode.
Krishnamurti et nous-mêmes considérons qu’il s’agit là d’autant d’éléments faisant partie d’un processus de pollution psychologique qu’il importe de dénoncer.
Est-ce à dire qu’il soit nécessaire de vivre seul ou de faire abstraction du « collectif » ? Certainement pas.
« La vie est relation » dit Krishnamurti et nous ne pouvons nous connaître de façon authentique qu’en relation avec les êtres et les choses. C’est une certaine qualité d’approche et d’attention au cours de ces relations qui, seule, peut nous révéler à nous-mêmes.
Il est donc bien clair que nous dénonçons tout processus d’isolement, d’exclusion.
La question que nous posons est la suivante : pourquoi faut-il absolument superposer à la société existante, au groupe existant, un groupe spécial ?
Pourquoi créer, de propos délibéré, un groupe particulier qui permettrait de mettre en lumière le processus des relations qui forment les bases mêmes de notre existence ?
Pourquoi ?
Parce que nous sommes incapables d’établir en nous, une approche correcte de toutes les circonstances concrètes du quotidien depuis le moment où nous nous levons le matin jusqu’au soir.
La vie est là. Les relations sont là. La vie est relation, physiquement, biologiquement, psychologiquement. Un « existant » totalement isolé, indépendant n’a jamais existé, jamais vécu.
Aucun être animé, aucun objet inanimé n’est isolé, indépendant.
Parce que nous sommes incapables d’établir des relations correctes dans le contexte de la vie quotidienne, tel qu’il est, avec ses conflits, ses résistances, ses agressions, ses plaisirs, nous nous imaginons que dans un contexte différent, créé artificiellement nous allons mieux nous connaître nous-mêmes et nous libérer de nos conditionnements.
Car il est évident que dans le groupe, choisi, crée de propos délibéré en vue de nous révéler à nous-mêmes, ou de nous libérer, ou de développer notre capacité relationnelle, nous sommes en pleine situation artificielle. Inconsciemment, nous attendons quelque chose d’exceptionnel. Dans la parole ou dans le geste on force la dose et pour peu que l’on ait en soi une composante exhibitionniste on frôle la démence ou le spectacle de très mauvais goût.
Nous avons assisté à certaines de ces réunions où l’on expérimente les techniques de groupe « hautement révélatrices » sous la direction d’un Maître, docte psychologue donnant le signal des exercices en se mettant très sérieusement à quatre pattes en aboyant et en mordant ses élèves suivis d’une trentaine de ceux-ci tandis que d’autres hurlaient et se tordaient au sol en proie à des convulsions rappelant la crise d’épilepsie.
Toutes les « dynamiques de groupe » n’en arrivent pas à ce point, évidemment.
Mais les plus sérieuses d’entre elles, ou celles qui se présentent comme telles, sont-elles absolument nécessaires ?
Si le lecteur de ces lignes en est convaincu, qu’il fasse ses expériences. Nul n’a le droit d’empêcher qui que ce soit de faire quoi que ce soit.
Nous déclarons très simplement que dans le jeu de la vie, nous devons jouer les cartes que nous avons en mains. Point n’est nécessaire d’en inventer ou d’en créer artificiellement d’autres.
Ces cartes que nous avons en mains sont là, présentes à tout instant dans la vie quotidienne.
Ce sont nos réactions émotionnelles, mentales et physiques en relation avec les êtres et les choses.
Le « groupe » naturel est là, ici maintenant.
C’est le facteur qui nous apporte la lettre le matin, le voisin que l’on rencontre sur le trottoir ou dans le métro, l’employé ou le chef de bureau ou le patron, les compagnons de travail, la femme, le mari, les enfants, ceux que l’on croit aimer chez soi ou en dehors nos amis et ceux que nous appelons nos ennemis, ceux qui nous aiment et ceux qui nous haïssent.
Mais parce que nous sommes incapables de réaliser une attitude intérieure d’approche au cours de ces circonstances nous recherchons un cadre, un milieu, tout un ensemble d’éléments spécialement choisis.
Parce que nous sommes incapables, dans le jeu de la vie, d’utiliser les cartes que nous avons en mains nous cherchons à en inventer d’autres.
Ainsi que l’enseignent Krishnamurti et les Maîtres du Ch’an, toutes les fois que nous attendons quelque chose d’authentique dans la vie intérieure en créant une situation privilégiée, artificielle, nous sommes inconsciemment victimes des conditionnements imposés par notre choix et les secrètes attentes de notre mental.
Telles sont par ailleurs les raisons pour lesquelles toutes les méditations de groupe risquent d’égarer les méditants en leur apportant des expériences conditionnées à la fois par le train d’ondes mentales du groupe et les attentes secrètes des méditants.
Robert Linssen.