Dans le galimatias, régnant, surtout en philosophie, les auteurs s’envoient à la figure le terme d’idéologie. Tout le monde en parle dans les livres à la mode (la mode est brève, elle dure ce que durent les roses), dans la presse, à la radio.
Nos lecteurs de La Voix du Nord doivent savoir que le mot idéologie a été créé à la fin du XVIIe siècle, par Destutt de Tracy dans un ouvrage publié en 1796, Mémoire sur la faculté de penser. Dans la pensée de cet auteur, l’idéologie est une science qui a pour objet les idées, une science qui étudie les idées, les faits de conscience, les représentations, de même que la cosmologie est une science qui a pour objet le cosmos, c’est-à-dire l’Univers, l’anthropologie une science qui a pour objet l’antrôpos, c’est-à-dire l’homme, la biologie une science qui a pour objet les êtres vivants, et ainsi de suite. La paléontologie est une science qui a pour objet les êtres vivants du passé.
C’est peut-être Napoléon Bonaparte qui a tordu ou renversé ou faussé le sens de ce terme : à ses yeux, une idéologie est une doctrine creuse, qui n’a pas de fondement dans le réel. Cette manière de comprendre le terme idéologie est bien entendu un contresens.
Marx et son ami Engels ont repris ce contresens. A leurs yeux une idéologie est une doctrine, une théorie, un ensemble d’idées qui n’a pas de fondement dans la réalité objective, c’est-à-dire dans la réalité matérielle. Donc, dans le langage marxiste, une idéologie est une doctrine fausse. Demandez à un vieux marxiste si le marxisme est une idéologie, il vous répondra que non, puisque le marxisme est la science de la nature et de l’histoire. Une science, dans le langage marxiste, n’est pas une idéologie, puisqu’elle a un fondement expérimental.
Depuis, tout le monde ou presque se sert de ce terme idéologie à contresens. Pour éviter, dans la mesure du possible, le galimatias, lorsqu’on veut parler d’une doctrine, le plus simple serait d’utiliser le mot doctrine, sans aller chercher le terme forgé par Destutt de Tracy dans une tout autre intention et acception.
La question est maintenant de savoir ce que vaut une doctrine, telle doctrine. Voilà une question saine, légitime, nécessaire. Nous sommes tous nés quelque part : soit dans un milieu bouddhiste, soit dans un milieu taoïste, soit dans un milieu marxiste, soit dans un milieu musulman, soit dans un milieu juif, soit dans un milieu chrétien, et si c’est le cas nous pouvons être nés dans l’une des multiples sectes chrétiennes qui s’opposent et se rejettent mutuellement ; nous pouvons aussi être nés dans un milieu agnostique, sceptique, dans une famille de libres penseurs. J’en oublie certainement, mais je n’ai pas prétendu faire une partition intégrale des diverses familles de pensée humaine.
Une chose est sûre et certaine, c’est que tout le monde ne peut pas avoir raison en même temps et du même point de vue. Si, par exemple, le bouddhisme est vrai, qui enseigne le caractère illusoire de toutes choses y compris de l’âme humaine, alors le marxisme n’est pas vrai, puisqu’il enseigne la réalité objective de l’Univers physique avant l’homme, indépendamment de l’homme. Quelqu’un se trompe quelque part.
Le sceptique, l’agnostique va triompher, en s’écriant : Voilà, nous vous l’avions bien dit, c’est nous qui avions raison. L’humanité se partage en une multitude de familles de pensée. Chacun d’entre elles affirme quelque chose. Toutes se trompent. Nous, les agnostiques, nous n’affirmons rien, et donc nous sommes sûrs de ne pas nous tromper. Nous regardons en souriant, avec amusement et compassion, ces batailles d’idées, et nous n’y prenons pas part. Nous seuls sommes vraiment intelligents. Tous les autres sont des naïfs, des enfants. Nous ne professons aucune idéologie, et donc nous ne sommes jamais mis en défaut.
Si vous interrogez votre ami prétendu ou supposé agnostique, qui est si content de lui — faites l’expérience —, vous verrez que le plus souvent il accepte le fait de l’existence du monde : il n’est donc pas idéaliste. Si c’est un savant qui professe ce point de vue, vous verrez qu’il admet la méthode expérimentale, en quoi il se met en opposition avec toutes les doctrines du monde qui n’acceptent pas la méthode expérimentale parce qu’elles n’acceptent pas la réalité objective de l’Univers et de la nature avant l’homme, indépendamment de l’homme. Si vous poussez l’analyse, si vous poussez l’interrogatoire amicalement et adroitement, vous ferez aisément, et dans nombre de cas, avouer à votre ami agnostique qu’il est par exemple athée. S’il l’avoue, il s’est mis en contradiction avec lui-même, car professer l’athéisme d’une manière résolue c’est professer quelque chose au sujet de l’Univers et de la nature. Comme nous avons eu l’occasion plusieurs fois de le noter ici, professer l’athéisme c’est forcément, à moins d’inconséquence, professer que l’Univers est l’Être et qu’il n’y en a pas d’autre. Professer l’athéisme, c’est faire de l’ontologie, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans s’en douter.
C’est dire qu’il n’est pas du tout facile d’échapper à la faute qui consiste, selon l’agnostique, à professer quelque chose, et donc à tenir quelque doctrine pour vraie. Nous en sommes tous là, nous pensons tous que quelque chose est vrai. Donc, ni les uns ni les autres nous ne sommes agnostiques. Nous ne sommes agnostiques que sur certains points à propos desquels nous doutons, nous n’avons pas pris de décision, nous n’avons pas encore conclu.
Le terme d’idéologie employé à contresens pour dire une doctrine, est employé aujourd’hui comme une injure : en somme, les idéologies, ce sont les doctrines professées par les autres. Ce que je pense moi, ou le groupe auquel j’appartiens, ce n’est pas une idéologie, c’est la vérité.
Nous aurions intérêt, les uns et les autres, à faire l’examen critique de nos convictions. C’est très simple, il suffit de se demander sur quoi elles reposent, quel est le donné incontestable qui les fonde. Cela demande beaucoup de courage, un certain héroïsme même, mais c’est extrêmement sain.
Les neurophysiologistes nous ont appris que nous perdons chacun d’entre nous quelques centaines de milliers de neurones chaque jour. Notre cerveau comporte au départ entre douze ou quatorze milliards de neurones. Certains avancent le chiffre de cent milliards. Mais lorsque nous atteignons l’âge de cent ans, cette perte quotidienne de neurones n’est pas sans avoir produit des ravages dans notre nouveau cerveau, néocortex par opposition au vieux cerveau reptilien. Toute la question est donc de savoir comment se servir au mieux des neurones qui nous restent. La meilleure méthode pour utiliser les neurones qui nous restent, la partie du cerveau qui nous reste, c’est encore de faire de l’exercice, exactement comme le sportif. Or, pour l’intelligence, pour la pensée, le meilleur exercice qui soit c’est de mettre en question nos convictions héritées de papa et de maman, d’aller voir sur quoi elles sont fondées, si elles sont fondées, justifiées, en somme d’examiner les fondements ou les fondations de notre assentiment. Lorsque nous aurons trouvé le rocher, nous saurons que notre assentiment est bien fondé et que nous pouvons construire notre maison dessus.
Une idée bien française, c’est que les idées reçues de papa ou de maman, les idées reçues de son milieu, on se les garde. On n’en change pas. Il est honteux d’en changer. On respecte toutes les opinions, même contraires à celles que l’on professe, mais on garde les siennes. C’est une question de dignité.
Ce point de vue fort ancré dans notre terroir français est certes attendrissant, mais il faut bien reconnaître que du point de vue philosophique, c’est-à-dire du point de vue de la recherche de la vérité, il ne vaut rien. Ce n’est pas parce qu’on est né dans un milieu, dans une famille de pensée, que pour autant cette famille de pensée a raison. Être né quelque part ne prouve rien, ni pour ni contre la doctrine que l’on professe. Il faut chercher d’autres arguments, il faut chercher un autre fondement à la vérité des idées que l’on professe.
Extrait de La Voix du Nord, 11 février 1981.