Ioan Culiano
Éros — magie et manipulation des masses

(Revue 3e Millénaire. Ancienne série. No 18. Janvier/Février 1985) C’est en analysant l’imaginaire et la théorie de la magie à la Renaissance que l’on peut comprendre les sciences de cette époque (médecine, alchimie, mnémotechnique) . La magie apparaît alors comme un ancêtre à un phénomène que nous croyons récent, la psychologie des masses et par […]

(Revue 3e Millénaire. Ancienne série. No 18. Janvier/Février 1985)

C’est en analysant l’imaginaire et la théorie de la magie à la Renaissance que l’on peut comprendre les sciences de cette époque (médecine, alchimie, mnémotechnique) . La magie apparaît alors comme un ancêtre à un phénomène que nous croyons récent, la psychologie des masses et par conséquent leur manipulation. Le processus a été annihilé par la censure de l’imaginaire introduite par la Réforme qui du même coup a détruit la magie. Plusieurs questions nous viennent à l’esprit à la lecture de ce texte : est-il vrai que la science répond plutôt aux caprices d’un hasard éventuel ? Peut-on affirmer, aujourd’hui, que la magie n’est rien d’autre qu’une manipulation consciente de fantasmes ? Est-ce que la sociologie n’est qu’un prolongement de la magie renaissante ? Ces questions naissent de la lecture même de l’étude de Ioan Culiano (1950-1991), professeur, maître-assistant d’histoire des religions à l’Université de Groningen aux Pays-Bas. Ioan Culiano, disciple de Mircea Eliade, a également publié un livre « Expérience de l’extase » aux Éditions Payot. Le texte que nous publions ici est inspiré par un autre livre de Culiano : « Éros et Magie à la Renaissance, 1484 », publié par les Éditions Flammarion. Il fut assassiné en 1991…

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Superstition vulgaire ? « Schizophrénie institutionnalisée » ? Science rudimentaire ? Voici quelques-uns des interrogatifs que l’on continue de se poser sur l’essence de la magie. En réalité, dès que la question est formulée, il y a aussi la réponse : pour les scientifiques comme Jack Bronowski, la magie est tout cela et bien d’autre : la folie dépassée et presque oubliée d’un âge infantile du monde.

Toutes les époques ont leurs préjugés : il faut que, dans leur croissance, elles contestent cette partie du passé par rapport à laquelle elles se définissent par contraste. L’affirmation de la science moderne avait besoin d’un tel « nihilisme de formation » au moment où, enfant fragile, elle s’apprêtait à sortir de l’amnios des anciens postulats aristotéliciens, stoïciens, etc., qui l’avait enveloppée jusqu’au XVIIe siècle. Il est inutile et, en quelque sorte, risible de lancer encore un défi contestateur à la magie de la Renaissance, lui opposant les réalisations de la science et de la technique moderne. La magie en tant qu’ancêtre rudimentaire, maladroit, grotesque des sciences exactes a été depuis longtemps vaincue. Il est temps, maintenant, de se débarrasser de la rhétorique contestatrice qui infeste encore tous les ouvrages même les plus sérieux d’histoire de la science, pour essayer de comprendre vraiment ce que la magie était ou voulait être, ce qui lui correspond aujourd’hui, dans notre monde moderne, bref, le seul terrain historique sur lequel la recherche des filiations est possible.

L’œuvre provocatrice de Paul Feyerabend [1] nous permet, malgré quelques-unes de ses affirmations les plus tranchantes, d’établir les principes d’une nouvelle histoire des sciences. Loin d’assister à une évolution rationnelle, à un progrès guidé par les lois triomphales d’une histoire hégélienne, il faudra s’habituer à l’idée que la science répond plutôt aux caprices d’un hasard « essentiel », tout comme l’évolution des espèces a lieu par mutations (c’est-à-dire par dégénérescence d’une espèce consolidée) qui survivent dans les conditions du changement (brusque) d’une niche écologique donnée [2]. Sciences et technologie modernes n’ont pas eu, au début, le statut d’une « espèce » nouvelle. Elles n’ont représenté qu’une mutation à l’intérieur d’une ancienne espèce, dominée par les lois de l’aristotélisme, du platonisme et du stoïcisme. Il est évident que, dans notre climat, une mutation génétique (assez fréquente, d’ailleurs) qui produit une mouche aptère n’entraîne pas la destruction de l’espèce douée d’ailes. Au contraire, c’est la mouche sans ailes qui sera détruite dans la sélection naturelle, faute de disposer d’un instrument de déplacement rapide qui lui permette d’échapper à ses ennemis naturels. Au contraire, dans une île venteuse de l’archipel des Galapagos, il n’y a que les mouches aptères qui ont été retenues par la sélection naturelle, les mouches « normales » ayant été détruites par un agent adverse : le vent. De même, dans les grands tourbillons politiques et idéologiques du XVIe et du XVIIe siècle, l’ancienne « science », dont la magie était le représentant le plus prestigieux, fut extirpée par l’agent adverse qui s’appelait Réforme, pour donner lieu à une mutation fragile, une mouche aptère : la science moderne [3].

Nous n’avons pas l’intention d’analyser ici ce processus étonnant qui marqua la transformation de la science. Les recherches récentes le confirment [4], et il s’agit seulement d’illustrer l’histoire de ce phénomène d’importance cruciale qui marqua l’essor d’une nouvelle époque du monde : une époque puritaine au plan moral, capitaliste au plan économique, évolutionniste du plan philosophique, contestataire au plan idéologique, réformiste au plan politique, scientiste et techniciste au plan pratique.

Les principes et le fonctionnement de la magie

Ce qui nous intéresse ici en premier lieu, c’est rétablir une image correcte de la magie, c’est-à-dire déceler, à partir des textes originels, l’essence, les principes et le fonctionnement de la magie à l’intérieur de ce qu’était la science de la Renaissance. Cela nous permettra également de découvrir quelles sont les opérations et les institutions qui lui répondent dans l’Occident moderne.

Il y a toute une histoire de la magie de la Basse Antiquité, du Moyen Age arabe, du Bas Moyen Age occidental, une histoire où la continuité joue un rôle de premier plan, tout en n’excluant pas l’innovation, la recherche, la falsification et même les créations géniales comme la théorie des radiations stellaires de l’arabe Al-Kindî. A la Renaissance, la multiplicité apparente des ouvrages savants et surtout populaires ne doit pas cacher l’unité d’une tradition théorique stable, qui part de Marsile Ficin (1433-1499) pour arriver à celui qui fut, sans aucun doute, le « magicien » le plus subtil et le plus pénétrant de l’époque : Giordano Bruno (1548-1600).

Troisième traité du volume De vita (Florence 1489) [5], De vita coelitùs comparanda représente le compendium de magie le plus fameux à la Renaissance. On ne peut pas toutefois le considérer séparément, sans tenir compte d’un autre écrit de Marsile Ficin, son De amore [6] qui, sous la forme d’un commentaire libre du Banquet de Platon expose ces idées sur l’éros qui furent si chères aux lettrés français du XVIe siècle [7].

Pour Ficin, dans une tradition qui remonte à la médecine de l’Antiquité, l’éros est une opération fantastique, par quoi il faut entendre une opération ayant pour terrain de manifestation la fantaisie humaine. Or, qu’est-ce que la fantaisie ? Il ne s’agit point d’une propriété assez embarrassante du cerveau de l’homme et de l’animal, mais d’un corps subtil qui enveloppe l’âme rationnelle dans sa descente dans le corps physique. D’origine médicale, aristotélicienne et stoïcienne, cette théorie défendue par Ficin prétend que l’Homme est composé d’âme, de corps et d’esprit, qui a la forme d’un corpuscule ténu, lumineux, élastique, transparent lorsqu’il est « propre », presqu’immatériel, protégeant l’âme du contact direct avec le corps physique. En même temps, cet esprit est une exhalaison subtile du sang, il a son siège dans le cœur et pénètre tout au long du corps à travers les artères et les nerfs. Physiologie naïve, sans doute, mais douée de corollaires d’une importance capitale. En effet, le rôle de l’esprit-fantaisie est de servir de récepteur aux messages des cinq sens, de les transformer en fantasmes, de les transporter au cerveau, où ils sont pris en charge par la raison analytique et par la mémoire. La propriété fondamentale de la raison analytique est, dans toute la tradition aristotélicienne, de ne pas être capable de saisir un Message qui n’est pas transposé en fantasmes. Or, le rôle du corps subtil (esprit) est justement celui de changer en fantasmes les courants pneumatiques qui lui parviennent, par les canaux des sens, du monde environnant. Sous le nom de sens interne ou sens commun, le siège de l’esprit, qui est le cœur, s’appelle également fantaisie et a le rôle de synthétiser les informations qui lui parviennent du côté des sens externes.

Dans cette perspective, l’éros est une opération fantastique naturelle qui a lieu lorsque le fantasme de l’objet aimé pénètre à travers les yeux jusqu’au cœur-synthétiseur fantastique de l’amoureux, s’y installant et commençant là-bas une existence inquiétante, monstrueuse, qui se caractérise par une sorte de vampirisme consistant à phagocyter toutes les autres cogitations ou perceptions du sujet. Possédé intérieurement par le fantasme de l’objet, le sujet est désormais dépourvu de sa sujétité et se transforme en une coquille désindividualisée qui recèle à son intérieur l’essence de l’autre, de l’aimé(e). Possession spirituelle, fantastique, l’éros est une manifestation naturelle de la magie. Attendons de voir pourquoi.

Le principe aristotélicien selon lequel l’intellect n’appréhende que les fantasmes, entraîne automatiquement la précédence du fantasme sur le langage articulé. Une des conséquences les plus importantes de la priorité de l’image sur le langage est l’idée que la mémoire humaine ne peut emmagasiner que des séquences de fantasmes, non pas des séquences de mots ou de concepts abstraits. Le célèbre Art de la mémoire, qui fait la transition entre l’éros et la magie, est basé sur ce principe [8]. Par des opérations dont il est difficile d’entrevoir la complexité, mais dont les résultats pratiques étaient sensationnels [9], l’Art de la mémoire se proposait de superposer des séquences de mots sur des séquences d’images, de manière que, les dernières s’imprimant dans la mémoire, les premiers eux aussi pouvaient en être évoqués à volonté. L’Art de la mémoire représente ainsi une première étape dans la manipulation consciente des fantasmes.

A son tour, la magie ficinienne part du présupposé que l’âme rationnelle de l’homme, partie de l’Âme du tout, a bien des choses à révéler à l’intelligence humaine. Mais, pour que son langage parvienne à la raison analytique, il faut d’abord qu’il soit transformé en fantasmes par le synthétiseur cardiaque. Opération inverse et équivalente à la perception, cette contemplation ne peut se réaliser que dans les conditions optimales d’une transparence totale de la fantaisie ou du corps spirituel humain. Or, ce qui obnubile l’esprit ce sont les souillures d’ordre moral (les vices), mais aussi d’ordre matériel, provenant soit de la négligence du sujet, soit d’une disposition maladive, soit de mauvaises influences astrales. Pour contempler, il faut être pur. Pour être pur, il faut se purger, il faut, c’est-à-dire, trouver les moyens pour rendre à sa propre fantaisie une transparence et une élasticité optimales. Enfin — théorie, cette fois-ci, d’origine néo-platonicienne [10] — le corps spirituel qui enveloppe l’âme descend avec celle-ci des hauteurs célestes, s’arrêtant sur son trajet dans toutes les sphères planétaires (il y en a sept), où il assume des propriétés ou qualités planétaires essentielles. Or, parmi les planètes il y a trois bénéfiques (Soleil, Jupiter, Vénus), deux maléfiques (Saturne, Mars), et deux planètes (Mercure, Lune) dont l’influence peut être tantôt bonne, tantôt mauvaise.

Puisque l’esprit est lui-même d’essence stellaire (théorie d’Aristote) et apparenté aux planètes du fait de son passage par les sphères planétaires lors de l’incarnation, il sera donc possible d’agir sur ce corps ténu en employant des objets qui renferment en eux-mêmes des qualités, des effluves astraux. Or, l’astrologie de l’Antiquité, toujours valable au Moyen Age et à la Renaissance, avait élaboré des séries d’objets appartenant aux quatre règnes (minéral, végétal, animal, humain) renfermant en eux-mêmes les qualités d’une planète. Pour ne donner qu’un exemple, fort incomplet, prenons le Soleil : il y a un métal solaire (l’or), une pierre précieuse solaire (le chrysolite), une plante solaire (l’héliotrope), un animal solaire (le lion), etc. Tous ces objets renferment donc des qualités solaires que le pneuma humain peut s’approprier par simple contact. En s’entourant d’objets solaires l’on devient en quelque sorte solaire, c’est-à-dire que l’esprit lui-même se solarise. Pour purifier l’esprit, il faut, par dessus tout, lui imprimer les qualités des trois planètes bénéfiques (appelés aussi « Les Trois Grâces »). Mais, pour le purger et le rendre fort et élastique, il faut également cultiver les endroits fleuris et parfumés dans un climat doux, fuir les présences mondaines, s’entourer d’objets luisants, manger du sucre et boire du bon vin substances, celles-ci, qui renferment beaucoup d’esprit.

Celle-ci est la magie ficinienne, que nous avons appelée intrasubjective puisqu’elle ne s’occupe que de l’amélioration des conditions spirituelles du sujet lui-même. Il va sans dire que la magie intrasubjective n’est qu’une forme de la magie intersubjective, celle-ci mettant en jeu un opérateur (agent) et un sujet (patient). Dans le cas des purgations pneumatiques (spirituelles) ficiniennes, l’opérateur est son propre patient. Mais, puisque le monde lui-même est plein d’âme ou d’esprit (principe stoïcien), il est également possible d’exercer une magie extrasubjective, visant à influencer les objets « inanimés ». Enfin, toutes ces formes de magie, contrairement à ce qu’affirment les spécialistes les plus éminents [11], sont transitives, puisqu’elles visent à transférer des propriétés d’un sujet sur soi-même, sur un autre sujet ou sur un objet, en vertu de la continuité pneumatique de toutes les choses de ce monde.

La magie n’est rien d’autre qu’une manipulation consciente de fantasmes dans le but d’influencer d’autres agrégats spirituels du même type ou d’un type divers. En tant qu’opération spirituelle naturelle, inconsciente, involontaire, échappant au contrôle d’un opérateur, l’éros représente le degré zéro de la magie.

En vertu du principe de la continuité du pneuma, la magie affirme que toute production de fantasmes se transmet, par interaction spirituelle, d’un émetteur à un récepteur. Il est facile d’envisager une magie qui prend son départ dans la manipulation consciente de fantasmes, se faisant fort de les transmettre d’un synthétiseur fantastique émetteur à un synthétiseur récepteur. Or, dans ce cas, il ne saurait y avoir de meilleure manipulation des fantasmes que celle qu’enseigne l’Art de la mémoire.

Un des plus grands — sinon le plus grand — parmi les Artistes de la mémoire au XVIe siècle était le campanais Giordano Bruno, originaire de Nola (près de Naples), qui avait appris l’Art là où il avait été le mieux enseigné pendant le Bas Moyen Age : dans un cloître. Bruno était capable de prodiges mnémotechniques qui avaient suscité l’enthousiasme de la Cour de France et lui avaient valu une pension provisoire. C’est peu avant d’être emprisonné à Venise qu’il écrivit une œuvre manuscrite dont on a ignoré, jusqu’ici, la signification et la valeur [12]. Pour la première fois dans l’histoire de la magie, Bruno combinait éros, mnémotechnique et magie dans une synthèse unique en son genre, dont l’importance pour la pensée occidentale aurait dépassé de loin celle du vulgaire Prince de Machiavel, eût-on pu connaître et déchiffrer cet écrit redécouvert à la fin du XIXe siècle par des éditeurs qui, à vrai dire, admiraient en Bruno l’adversaire de l’église et le martyre de 1600, peu se préoccupant de son vrai horizon intellectuel et de son vrai message [13]. A relire aujourd’hui le traité De vinculis in genere, « Sur les liens en général », on s’étonne de la hardiesse de la pensée de Bruno, une pensée qui anticipe sur la psychologie des masses et la psycho-sociologie appliquée, ainsi que sur d’autres nombreuses. activités modernes dont on aura à s’occuper ci-dessous.

En grand mnémotechnicien, « peintre de l’esprit », Bruno avait l’habitude de contrôler sa fantaisie, de ne lui faire produire que les fantasmes désirés par lui-même, ce qui équivalait également à un contrôle fort poussé de ses propres émotions et pulsions. Cet état de conscience totale, Bruno le recommandait à tout pratiquant de l’Art de la mémoire, afin qu’il ne devienne pas la victime des fantasmes suscités par soi-même dans son propre appareil fantastique. Or, nous avons vu que . la possession fantastique était une maladie non dépourvue de gravité : il était donc important de s’en préserver, en gardant une lucidité parfaite sur le but dans lequel les fantasmes étaient volontairement et consciemment suscités. Dans le cas de la mnémotechnique, le but était d’apprendre par cœur des textes et des notions importantes. Dans le cas de la magie érotique escogitée par Bruno, il s’agissait de manipuler l’affectivité d’un sujet individuel ou collectif.

En effet, il y a une relation importante entre l’éros qui est une opération fantastique, mais aussi la fantaisie qui répond facilement aux stimuli érotiques : c’est pourquoi, en effet, Bruno et d’autres artistes de la mémoire recommandent au pratiquant un état d’excitation apte à rendre les fantasmes plus vifs et plus captivants, de façon qu’ils s’impriment plus facilement dans l’esprit.

Il faudrait ouvrir une parenthèse vraiment longue pour expliquer qu’il faut chercher ici la raison principale du déclin de la mnémotechnique. En effet, les réformés ont tôt fait de l’accuser d’immoralité et d’idolâtrie, ce qui entraîna, aux temps mêmes de Bruno, sa condamnation définitive. Elle allait disparaître complètement au XVIIIe siècle, après avoir produit, au XVIIe, des œuvres bizarres et décadentes. Son apogée elle l’avait atteint au XVIe, peut-être dans l’œuvre même de Bruno, personnage dans lequel on continue de voir encore un des apôtres du « progrès », alors qu’il n’était qu’un retardataire du Moyen Age et de la Renaissance en pleine Réforme.

Tout est manipulable

On ne tardera pas à comprendre pourquoi, de tous côtés des barricades idéologiques du XVIe siècle, Bruno ne pouvait être qu’un dangereux intrus. En effet, avec une lucidité inégalable à son époque, Bruno trace, dans De vinculis, une distinction nette entre la théologie (y compris l’éthique) et la « pensée laïque » (civilis speculatio) dont il se pose en représentant. Pour la théologie, il y a une religion vraie et des croyances fausses, il y a un bien et un mal qui sont, en grande mesure, de nature idéologique. Il ne peut être question de manipulation des individus et des masses, mais seulement de mission et de conversion à la vérité unique. Au contraire, pour Bruno il n’y a qu’un seul principe valable : tout est manipulable, il n’y a personne qui puisse échapper aux rapports intersubjectifs, qu’il s’agisse d’un manipulateur ou d’un manipulé. La théologie elle-même, la foi chrétienne et toute autre religion ne sont que des convictions de masse instaurées à l’aide d’opérations magiques. Pour qu’une opération réussisse, il faut que l’agent et le patient soient persuadés en mesure égale de son efficacité. La foi est donc la condition préalable de la magie. Évidemment, plus l’on est ignorant et plus il sera facile d’être persuadé par les fantasmes mis en marche par la théologie et la médecine. Pour Bruno, toute religion est manipulation des masses. Employant des techniques efficaces, les fondateurs de religions ont su exercer une influence durable sur l’imagination des masses ignorantes, canaliser leurs émotions, se servir d’elles en provoquant des sentiments d’abnégation et d’autosacrifice qu’elles n’auraient pas autrement manifestés.

En général, il est bien plus facile de manipuler les masses qu’un seul individu. Les techniques de masse sont générales, celles qu’on applique à un individu particulier doivent tenir compte de tous ses penchants et phobies, de ce qui excite son intérêt et de ce qui le laisse froid, bref, de tous ses « points faibles », réduisibles aux « faiblesses érotiques », par où il peut être manipulé.

L’opérateur de Bruno a trois hypostases : magicien, médecin, prophète. Les deux dernières sont des applications de la première à un domaine restreint la guérison et, respectivement, l’instauration ou la réforme d’une religion. Le médecin, qui agit par transfert, est un psychanalyste avant la lettre. Sa sphère d’action confine à l’illicite et au surhumain. Ayant établi que le médecin-magicien de Bruno continue aujourd’hui son existence dans la personne de l’analyste, on aurait tendance à affirmer que les deux autres professions — celle de magicien-manipulateur et celle de prophète — ont disparu aujourd’hui. Il est toutefois plus probable qu’elles se soient camouflées sous des apparences sobres et légales. Le magicien s’occupe aujourd’hui de relations publiques, de propagande, de prospections de marché, d’enquêtes sociologiques, de publicité, d’information, contre-information et désinformation, de censure, d’opérations d’espionnage et même de cryptographie, cette science faisant partie, au XVIe siècle, de la magie proprement dite. Cette figure-clé de la société actuelle représente un prolongement naturel du manipulateur brunien, dont elle continue de suivre les principes, ayant soin de leur donner une formule technique et impersonnelle.

C’est tout à fait à tort que les historiens ont conclu à la disparition de la magie dès l’avènement de la « science quantitative ». Celle-ci n’a remplacé qu’une seule partie de la magie, en prolongeant, d’ailleurs, ses rêves et ses buts par les moyens de la technologie. L’électricité, les transports rapides, la radio et la télévision, l’avion et l’ordinateur ne faisaient que réaliser ces promesses que la magie avait formulées d’abord et qui tenaient de l’arsenal de ses procédés surnaturels : produire la lumière, se déplacer à l’instant d’un point de l’espace à l’autre, communiquer avec des régions éloignées, voler dans les airs, disposer d’une mémoire infaillible. La technologie n’est qu’une magie démocratique, permettant à tout le monde de jouir de ces facultés spéciales que le magicien se vantait de posséder.

Par contre, rien n’a remplacé la magie sur son terrain propre, celui des relations intersubjectives. Dans la mesure où elles ont toujours un côté opérationnel, la sociologie, la psychosociologie et la psychologie appliquée représentent, de nos jours, les prolongements directs de la magie renaissante.

Que pouvait-on espérer obtenir par la connaissance des relations intersubjectives selon Bruno ?

Une société homogène, idéologiquement saine et gouvernable. Le manipulateur total de Bruno se charge de distribuer aux sujets une éducation et une religion convenables. Contrôle et sélection sont les piliers de l’ordre. Il ne faut pas être doué d’imagination pour comprendre que la fonction du manipulateur brunien a été prise par l’État à son compte et que ce « magicien intégral » de notre époque est chargé de produire les instruments idéologiques nécessaires en vue d’obtenir une société uniforme. Toute éducation crée des attentes que l’État lui-même n’est pas en mesure de combler. Pour les frustrés, l’État se charge de créer des centrales idéologiques productrices d’attentes alternatives. Culture et contre-culture ont une même racine. Elles relèvent de la fonction de manipulation intégrale de l’État, qui ne saurait se réaliser sans l’apparence d’une dialectique capable de rejoindre toutes les couches de la population.

Les historiens des sciences ont décrété prématurément la disparition de la magie et son remplacement par les « sciences quantitatives ». Leur erreur a été de vouloir comparer deux disciplines — magie et science — qui n’ont pas le même terrain d’action. Dès que l’on établit que le domaine propre de la magie étaient les relations intersubjectives, on en conclut facilement non pas à la disparition, mais, au contraire, à un progrès continu de la magie, culminant aujourd’hui dans plusieurs sciences psychologiques et sociologiques, ainsi que dans l’ampleur, impossible à l’époque de Bruno, de la fonction du magicien, endossée aujourd’hui par l’État.

La science va son cours, la magie reste, et ne saurait disparaître qu’avec la disparition des sujets eux-mêmes.

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1 Je considère l’œuvre de Feyerabend comme fort importante pour le monde actuel (cf. Hans Peter DUERR (éd:) Versuchungen. Aufsatze zur Philosophie Paul Feyerabends, 2 vol., Frankfurt 1980), nonobstant ses provocations infantiles et son manque total de perspective historique – manque que, d’ailleurs, il reproche étrangement à ses adversaires ! Feyerabend reste, néanmoins, le pilier sur lequel l’avenir pourra construire une nouvelle histoire de la science.

2 Voir mon essai Religion et accroissement du pouvoir, dans G. Romanato, M.G. Lombardo, I. P. Culianu, Religion e Potere, Turin 1981.

3 Voir mon Éros et Magie à la Renaissance, Paris, Flammarion, 1984.

4 Cf. mon Magia spirituale e magia demonica nel Rinascimento, dans Rivista di Storia e Letteratura Religiosa 17/1981, 359-408 ; Éros et Magie, op.cit. ; La magie de Giordano Bruno, dans Studi e Materiali di Storia delle Religioni 1983.

5 Voir la réimpression anastatique de l’édition de Venise 1498, à l’œuvre de Martin Plessner et Félix Klein-Franke et mon c.-r. dans Aevum 54/1980, 2.

6 Diverses éditions latines, françaises, italiennes ; la plus récente édition italienne a paru à Milan en 1973.

7 Voir J. Festugière, La philosophie de l’amour de Marsile Ficin et son influence sur la littérature française au XVIe siècle, Paris 1941.

8 Cf. F.A. Yates, L’Art de la Mémoire, tr. fr., Paris 1976.

9 Cf. les témoignages chez Yates, passim.

10 Cf. mon livre Psychanodia I, Leiden 1983.

11 Cf. D.P. Walker, Spiritual and Demonic Magic from Ficino to Campanella, Londres 1958.

12 Voir mon La magie de G. B., art. cit.

13 Voir mon Éros et Magie, ch. IV.