(Extrait de la revue des deux mondes. Janvier 1971)
Lourmarin, 8 heures, 4-1-1960 [1]
Se sentir debout dans le vent léger et le soleil qui commence à poindre à l’orée de cette froide journée de janvier me donne une plénitude qui me remplit de joie mêlée à une secrète angoisse. L’autre jour, j’ai dû préciser à un journaliste qu’il y a dans mon œuvre et peut-être aussi dans mon cœur un soleil invincible. Je le goûte d’autant plus dans cette terre de Provence qu’on y rencontre une certaine transparence de l’air que seuls certains tableaux de Tal Coat ont su rendre. J’aime la lumière qui, à force d’épaisseur, coagule l’univers et ses formes dans un éblouissement obscur.
Dans une minute, nous partons en auto pour Paris. J’ai renoncé à prendre mon train à Avignon où pourtant ma place était retenue. Il faut faire plaisir à ses amis. Je crains pourtant que Michel [2] ne pousse trop la voiture. Il est passionné de vitesse. Ce n’est pas mon cas. J’aime regarder le paysage, cela me repose, mais ce n’est possible que si on ne va pas trop vite.
Nous voilà sur la route. La vitesse me détachera du monde ambiant et me permettra de penser librement. Malraux m’a longtemps parlé de ce processus à propos de son raid en avion au-dessus des déserts d’Arabie à la recherche du royaume de la reine de Saba. Le paysage de Lourmarin qui se déroule devant moi est proche de la campagne grecque. C’est ce qui m’a conduit à y vivre. La Grèce nous enseigne, la Grèce à laquelle il faut toujours revenir. J’ai trouvé en elle un sens complet de l’humain. Si les Grecs ont fermé l’idée du désespoir et de la tragédie, c’est toujours à travers la beauté et ce qu’elle a d’oppressant. C’est la tragédie qui culmine. C’est une conception de la vie qui fait sa part à tout, au corps comme à l’esprit, à la beauté comme à la rigueur. Pascal n’a-t-il pas écrit « l’erreur vient de l’exclusion » et Leibniz « ne méprisez presque rien ». A la limite de l’intelligence, on sait de science certaine qu’il y a du vrai dans toute théorie et qu’aucune expérience de l’humanité, même si elle se nomme Socrate et Empédocle, Pascal et Sade, n’est, à priori, signifiante. L’expérience de Nietzsche ajoutée à la nôtre, comme celle de Pascal à celle de Darwin, Calliclès à Platon, restitue tout le registre humain et nous rend notre patrie.
J’ai toujours été préoccupé du passage de l’hellénisme au christianisme au point d’y consacrer mon seul travail universitaire [3] alors que pourtant j’étais tenté par un essai sur la mort et l’absurde chez Chestov. Le XXe siècle sans ses idéologies est plus grec et païen que chrétien et russe. Simone Weil pensait que le christianisme n’était qu’une branche d’une vérité plus haute. Je crois qu’il faut le dépasser par l’hellénisme.
L’hellénisme c’est aussi la mer, la mer dont j’ai toujours la nostalgie et à laquelle je veux consacrer un ouvrage. La mer qui surgissait au coin de chaque rue à Alger. Alger, c’est la passion sans frein et l’abandon à la volupté d’aimer. C’était la Méditerranée avec son tragique solaire qui n’est pas celui des brumes. Pourtant, certains soirs, sur la mer, aux pieds des montagnes, la nuit tombe sur la courbe parfaite d’une petite baie et des eaux silencieuses monte une plénitude d’angoisse. Cette angoisse qui est le fond de notre vie comme le dit le Gisors de Malraux. Mais la liberté est un don de la mer. Si je devais mourir ignoré du monde, dans le fond d’une prison froide, la mer au dernier moment emplirait ma cellule, viendrait me soulever au-dessus de moi-même et m’aider à mourir sans haine. « Je trouve un symbole de ma prédilection pour la mer dans mon premier reportage qui fut consacré à une tempête dans la baie et le port d’Alger et me conduisit à interviewer sur l’incident une vingtaine de capitaines. »
La nature, c’est aussi la beauté et l’amour. On aime un paysage comme on aime une femme. J’ai dépeint une femme, Janine, qui trompait son mari avec les espaces de la nuit auxquels elle ouvrait les yeux et son corps. « Alors, avec une douceur insupportable, écrivais-je, l’eau de la nuit commença d’emplir Janine, submergea le fond, monta peu à peu du centre obscur de son être et déborda en flots interrompus jusqu’à sa bouche pleine de gémissements. L’instant d’après, le ciel entier s’étendait au-dessus d’elle renversée sur la terre froide. »
Il n’est rien dans l’univers de plus auguste que la beauté, contrairement à Ivan Karamazof qui y voyait une chose terrible et affreuse, là où le diable entre en lutte avec Dieu. Pour les musulmans, Iblis, le diable, se sert de la beauté pour détourner l’homme de Dieu. A ce sujet, je songe à un récit de Dwinger qui m’a toujours frappé. Pendant la révolution russe, dans un train de l’arrière, Dwinger et un camarade entrent dans un compartiment où se trouve un grand capitaine aux yeux enfiévrés. Devant lui quelqu’un allongé sur la banquette, forme recouverte d’un manteau. La nuit vient. La lune éclaire le compartiment. « Ouvrez les yeux, frères, vous allez voir quelque chose, vous l’aurez bien gagné. » Il tire le manteau doucement, une jeune femme nue d’une beauté si grande et si régulière que je n’en ai jamais vu de pareille que sur les tableaux et les gravures. Regardez, dit l’officier. Cela vous donnera de nouvelles forces. Et vous saurez pourquoi nous combattons. Car nous combattons aussi pour la beauté, n’est-ce pas. Seulement personne ne le dit [4]. La beauté, aujourd’hui, ne peut servir aucun parti, elle ne sert que la douleur ou la joie des hommes. La beauté, c’est Hélène « Âme sereine comme le calme des mers, beauté qui ornait la plus riche parure, doux yeux qui perçaient à l’égal d’un trait, fleur d’amour fatale au cœur », comme nous le commentait Mathieu en Cagne au lycée Bugeaud. Il y a peut-être une transcendance vivante dont la beauté fait la promesse, qui peut faire aimer et préférer à tout autre ce monde mortel et limité. J’ai vécu aussi sans mesure la beauté. Il n’y a pas de limites pour aimer et que m’importe de mal étreindre si je peux tout embrasser. Certes, l’homme ne se réalise que dans l’amour parce qu’il y trouve sous une forme fulgurante l’image de sa condition sans avenir. Le type en est l’Heatcliff d’Emly Brontë. Quand l’amour dégénère en sensualité, il ne mène à rien. La sexualité n’est pas immorale, mais seulement infructueuse. Tant que l’homme n’a pas dominé le désir il n’a rien dominé. Seule la chasteté est liée au progrès personnel.
Une autre leçon de la nature — elle est inépuisable — c’est l’origine de la notion de justice tel que l’ont conçue les premiers penseurs grecs. La justice, c’est un reflet dans l’homme de l’harmonie du monde. Le vieil Héraclite écrivait : « Le soleil ne dépassera jamais ses mesures. Sinon les Erinyes, ministres de la Justice, se trouveraient sur son chemin. » Aussi ai-je choisi la justice pour être fidèle à la terre. Elle est une idée et une chaleur de l’âme. Elle est à la fois harmonie et silence. Cela m’a conduit à mettre au centre de ma vie l’admirable silence de ma mère — « une mère, c’est l’humanité » disait Max Jacob, et mon effort a été de retrouver une justice et un amour qui équilibre ce silence.
L’injustice, combien de fois je l’ai rencontrée et combien de fois j’ai lutté contre elle. J’ai débuté comme journaliste à Alger. Pour moi, cela a été une grande école de vérité. C’est en ne refusant rien de ce qui a été pensé et vécu, c’est en faisant l’aveu du doute et de la certitude, en consignant l’erreur qui, en politique comme dans toutes les choses humaines, suit la conviction comme son ombre, qu’on reste fidèle à son métier d’homme. Aussi longtemps que, serait-ce dans un seul esprit, la vérité sera acceptée pour ce qu’elle est et telle qu’elle est, il y aura place pour l’espoir. J’ai cherché cette vérité dans l’affaire El Okby, puis l’affaire Hodent [5]. A propos des conditions inhumaines dans lesquelles étaient transportés au bagne les forçats de la Martinière. Il ne s’agissait pas de pitié, mais de tout autre chose. Il n’y a pas pour moi de spectre plus abject que celui d’hommes ramenés au-dessous de la condition d’homme. Puis il y a eu le mensonge répété de l’assimilation toujours proposée, jamais réalisée, comme l’injustice évidente de la répartition agraire plus les expropriations injustes — et de la distribution du revenu. Enfin, la souffrance psychologique, causée par l’attitude méprisante du colonisateur a conduit à cette guerre fratricide. Et maintenant, ces gens pour qui j’ai combattu jusqu’à me faire expulser d’Algérie comme mes compatriotes qui, eux aussi, sont au sens fort du terme des indigènes, ont refusé mon appel pour une trêve civile. A Stockholm, un jeune Kabyle m’a reproché de n’avoir pas pris parti en faveur du F.L.N. J’ai répondu : « Je suis pour la justice, mais s’il me faut choisir entre la justice et ma mère, je choisis ma mère. » Lorsque je parle de ma mère, et dis que je prendrai parti contre la justice je n’ai pas de mal à le faire : la mère et la justice étant parfaitement d’accord. Je confonds ma mère et l’Algérie dans un même amour. Tous deux composent mon passé. Il ne faut pas oublier que cette Algérie, ce sont les Européens qui l’ont peu à peu construite, non pas contre les habitants, mais avec certains d’entre eux. Comme je l’ai écrit à Aziz Kessaus, « vous et moi nous nous ressemblons tant, de même culture, partageant le même espoir. Fraternels depuis si longtemps, unis par l’amour que nous portons à notre terre, nous savons que nous ne sommes pas des ennemis et que nous pourrions vivre heureux ensemble, sur cette terre qui est la nôtre. Ils ne veulent pas éviter l’irréparable, ce qu’aucune cause ne justifie : la mort de l’innocent. Il en est de même pour la peine de mort car si la nature ne condamne pas à mort l’homme, qu’au moins l’homme ne le fasse pas. Je ne puis m’empêcher de penser au dernier ouvrage de Tolstoï que l’on trouva inachevé sur sa table de travail « Au monde, il n’y a pas de coupable ». Pour moi, l’homme est coupable, mais il l’est de ne pas avoir su tirer tout de lui-même et de ce monde extérieur qui peut toujours sauver de tout.
Que serait la justice sans la chance du bonheur ? L’homme est fait pour le bonheur qui est le simple accord entre un être et l’existence qu’il mène. Et quel accord plus légitime pour unir l’homme à la vie sinon la double conscience de son désir de durée et de son désir de mort, comme le disait le vieux Freud. Mais le bonheur est la plus grande des conquêtes : celle qu’on fait contre le destin qui nous est imposé. Il n’y a pas d’ordre sans justice et l’ordre idéal des peuples réside dans leur bonheur. Les obstacles au bonheur sont nombreux. Il y a entre autre la maladie. Pressentir la mort à la simple vue d’un mouchoir rempli de sang, c’est être replongé dans le temps d’une façon vertigineuse. Cette maladie, sans doute, ajoutait d’autres entraves et les plus dures, à celles qui étaient déjà les miennes. Elle favorisait finalement cette liberté du cœur, cette légère distance à l’égard des intérêts humains qui m’a toujours préservé du ressentiment. J’en ai joui sans limite ni remords. Si la constante justification des hommes est la douleur, la maladie est un courant qui a sa règle, son ascèse, ses silences et ses inspirations. L’idéal serait de lui prendre sa force mais aussi d’en refuser les faiblesses. Il y a aussi la pauvreté que je n’ai pas apprise dans Marx mais dans la misère. Le bonheur demande une disposition à laquelle la pauvreté prépare moins que la mort silencieuse. Quinze mille francs par mois, la vie d’atelier et Tristan n’a plus rien à dire à Iseut. Simone Weil a bien expérimenté et décrit cette terrible dégradation consécutive à la condition ouvrière. Pourtant, s’il y a une solitude dans la pauvreté, c’est une solitude qui rend son prix à chaque chose. A un certain degré de richesse, le ciel lui-même et la nuit pleine d’étoiles semblent des biens naturels. Mais au bas de l’échelle le ciel reprend tout son sens : une grâce sans prix. En un mot, un point extrême de pauvreté rejoint toujours le luxe et la richesse du monde. La pauvreté n’a pas été un malheur pour moi, elle a toujours été équilibrée par les richesses de la lumière. Il semble que, pour corriger une indifférence naturelle, j’ai été placé à mi-distance de la lumière et du soleil. La misère m’empêche de croire que tout est bien sous le soleil et dans l’histoire. Hegel a détruit définitivement toute transcendance verticale et surtout celle des principes. Il instaure, sans doute, dans le devenir du monde, l’immanence de l’esprit. Mais cette immanence n’est pas fixe, elle n’a rien de commun avec le panthéisme ancien. L’esprit est, et n’est pas dans le monde ; il s’y fait et il y sera. La valeur est donc rapportée à la fin de l’histoire. Jusque-là, point de critères propres à fonder un jugement de valeur. Il faut agir et vivre en fonction de l’avenir. Les hégéliens et les marxistes ont un alibi, la responsabilité envers l’histoire dispense de la responsabilité envers les êtres humains. Il est vrai que nous ne pouvons échapper à l’histoire puisque nous y sommes plongés jusqu’au cou, mais on peut prétendre à lutter dans l’histoire pour préserver cette part de l’homme qui ne lui appartient pas.
Mais le monde est ambivalent. S’il est justice, harmonie, beauté, il est aussi absurde. Comment naît cet aspect ? Si le souci fondamental de l’homme est le besoin d’unité, si le monde ou Dieu ne peuvent satisfaire, c’est à l’homme de se fabriquer une unité, soit en se détournant du monde, soit à l’intérieur du monde. L’absurde, c’est l’épaisseur et l’étrangeté du monde, c’est le péché sans Dieu. Il ne peut y avoir d’absurde hors de ce monde et c’est à ce critérium élémentaire que je juge que la notion d’absurde est essentielle et qu’elle peut figurer parmi mes premières vérités. Plus précisément, l’absurde naît de la confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde. Ainsi se retrouvent restituées une morale et une ascèse qui restent à préciser. Le monde absurde ne reçoit qu’une justification esthétique.
C’est l’art qui nous apprend que l’homme ne se résume ni à l’histoire ni à l’absurde et qu’il trouve ainsi une raison d’être dans l’ordre de la nature. La création artistique est la défense de l’homme. Dire oui au monde, le répéter, c’est à la fin recréer le monde et soi-même. C’est devenir le grand artiste, le créateur. Créer, c’est donner un sens à son destin, un sens à la souffrance en disant qu’elle est inadmissible. La beauté surgit à cet instant des décombres de l’injustice et du mal.
D’où chercher la fabrique des mondes artificiels ? Les matches du dimanche dans un stade plein à craquer et le théâtre que j’ai aimé avec une passion sans égale sont les seuls endroits du monde où je me sens innocent, ai-je fait dire à Clémence (héros de la Chute). Qu’est-ce que le théâtre ? Un royaume de nulle part avec ses lois, ses traditions, ses ordonnances, d’autant plus strictes qu’elles fonctionnent en vase clos : au seuil de l’entrée des artistes, le monde s’arrête. La convention du théâtre, c’est que le cœur ne s’exprime et ne se fait comprendre que par les gestes et dans le corps et par la croix qui est autant de l’âme que du corps. C’est un univers qui m’enchante. On peut le haïr ou l’ignorer. On peut rire de ses travers et de ses excès, mais ne nous y trompons pas. Si les églises et les dictatures ont de tout temps censuré le théâtre c’est que son innocence les défiait ; c’est aussi parce que la vérité n’éclate jamais mieux que sous la défroque et le masque. C’est le théâtre qui m’a révélé mon don de créateur en Algérie avec la troupe de l’Equipe et Révolte dans les Asturies.
Plus tard avec Caligula et mes adaptations de Malraux, Calderon, Faulkner et Dostoïevski. J’aime jouer et peut-être, si ma santé avait été meilleure, aurais-je été comédien. C’est cette terrible santé qui m’a arraché aux joies du sport, à ce football que, comme tout Algérien, j’ai tant aimé. Comme je l’ai dit un jour à Chariot, j’aurais désiré devenir footballeur professionnel !
Il y a enfin, à côté du mal physique, le mal moral, l’un symbolisant quelquefois l’autre comme je l’ai montré dans la Peste à travers Tarrou. Ceux qui sont meilleurs que d’autres ne peuvent s’empêcher aujourd’hui de tuer ou de laisser tuer parce que c’est dans la logique où ils vivent. Nous ne pouvons faire un geste au monde sans risquer de faire mourir. J’ai donc eu honte et j’ai appris que nous étions tous dans la peste. J’en ai perdu la paix. Ce que je cherche maintenant, c’est ce qui peut soulager les hommes et sinon les sauver, du moins leur faire le moins de mal possible. Le seul problème concret que je connaisse c’est d’être un saint sans Dieu, comme Kaliayev (un des personnages des Justes) j’aime ceux qui vivent aujourd’hui sur la même terre que moi. C’est pour eux que je lutte et je consens à mourir.
Pour une cité lointaine dont je ne suis pas sûr je n’irai pas frapper le visage de mes frères. Je n’irai pas ajouter à l’injustice vivante pour une justice morte. Contrairement à Grenier et aux chrétiens, je crois qu’il faut se révolter pour aboutir au bonheur terrestre, pour abolir l’injustice et cela dans l’immédiat et non dans le lointain.
J’ai été ainsi amené à la révolte.
Qu’est-ce qu’un homme révolté ? C’est un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui dès son premier mouvement. La révolte la plus négative — par exemple celle de l’esclave qui se rebelle contre un ordre de son maître — contient forcément un élément positif. Si je refuse d’accomplir tel acte à quoi on prétend m’obliger, c’est qu’en moi réside une volonté plus ou moins confuse du contraire, c’est qu’il y a dans l’homme quelque chose à quoi l’homme peut s’identifier, fût-ce pour un temps. Par conséquent, je me révolte, donc je suis. Cependant, mille exemples nous démontrent que la révolte ne naît pas seulement d’une oppression personnellement subie, mais au moins aussi souvent du spectacle de l’oppression des autres : l’individu révolté a donc le pouvoir de s’identifier à un autre. Dans l’expérience absurde, la souffrance est individuelle comme je l’ai montré dans L’Étranger et Caligula. A partir du mouvement de révolte, elle a conscience d’être collective, elle est l’aventure de tous.
« J’ai un si fort désir de voir diminuer la somme des malheurs et de l’amertume qui empoisonne les hommes. Pour cela, j’exalte ma lucidité au milieu de ce qui la nie. J’exalte l’homme devant ce qui l’écrase et ma liberté, ma révolte et ma passion se rejoignent alors dans cette tension, cette clairvoyance et cette répétition démesurée. Cela à longueur de vie c’est créer son âme. Et vivre n’est rien d’autre que ce long et torturant accouchement. Quand l’âme est prête, créée par nous et la douleur, voici la mort. Aussi faut-il nous contenter. Sentir ses liens avec une terre, son amour pour quelques hommes ! Voici déjà beaucoup de certitude pour cette vie d’homme. Aussi, la vraie générosité envers l’avenir est de tout donner au présent… »
Le lundi 4 janvier 1960 à 13 h 55 sur la route de Sens à Paris, au lieu-dit Villeblerin, un paysan en vélomoteur fut dépassé par une voiture Facel-Vega qui roulait à vive allure, la route étant parfaitement droite. Quelque cent mètres plus loin, l’homme entendit un bruit terrible. « Eclatement de pneu, rupture de direction. » Il vit la voiture déraper, heurter un platane, et rebondir sur le suivant — le dernier de la rangée — contre lequel elle s’arrêta, coupée en deux. Dans le champ voisin, on découvrit trois corps, deux femmes légèrement blessées, et le conducteur, Michel Gallimard, qui devait mourir quelques jours plus tard. Entre les tôles fracassées, dans la carrosserie, gisait le quatrième passager. Il avait été tué sur le coup. Il reposait à demi engagé, les yeux exorbités, « un peu de sang suintant sur la nuque. » Quand on fouilla ses poches, une des premières choses qu’on trouva fut un billet de train inutilisé. La carte d’identité indiquait : Albert Camus, écrivain, né le 7 novembre 1913 à Mondovi, département de Constantine.
L.-J. DELPECH
Extrait du site de la revue des deux mondes
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1 Le monologue Intérieur est une forme bien connue d’expression datant du XIXe siècle et dont la théorie a été faite par E. Dujardin dans son livre « Le monologue intérieur », Messein 1931, et mise en œuvre dans son roman « Les lauriers sont coupés », Messein 1887.
Elle a été appliquée par Camus dans « La Chute ». Notre étude se présente comme un montage de textes empruntés aux Œuvres complètes de Camus, aux Carnets, édition de la Pléiade, à Camus par lui-même de Morvan-Lebesque, au Camus de J.-C. Brisville, à l’Albert Camus, par Jean-Grenier, enfin à des souvenirs de conversation avec Camus et ses amis : E. Chariot, P. Mathieu, J. Grenier, J. Brune, etc.
2 Michel Gallimard.
3 Un diplôme d’études supérieures soutenu en 1936, portant sur les rapports de l’hellénisme et du christianisme, d’après Plotin et saint Augustin et intitulé « métaphysique chrétienne et néo-platonisme ».
4 Carnets de Camus, janvier 1942 – mars 1951, Gallimard 1964, p. 213, cf. E. Dwinger : Entre les rouges et les blancs (1919-1920), traduction française, Payot 1931, p. 17.
5 Dans Alger-Républicain, Camus prouva qu’un malheureux commis de ferme était innocent du vol dont l’accusait un colon. Il démontra aussi l’innocence d’un musulman El Okby, inculpé d’assassinat par ordre du Pouvoir et pour des raisons politiques.