(Revue Etre Libre. Numéros 149-151, Mai-Juillet 1958)
Jamais dans l’histoire de l’humanité un besoin aussi urgent de valeurs spirituelles n’a existé. Nous avons réalisé de nombreuses choses étonnantes au cours de ce siècle et du siècle passé concernant le bien-être humain.
Mais nous avons oublié que notre bonheur dépend principalement de notre sagesse spirituelle et de notre discipline.
De toutes les valeurs spirituelles que nous pouvons concevoir et souhaiter s’installer parmi nous aujourd’hui, aucune n’est plus impérieusement nécessaire que l’amour.
C’est l’amour qui crée la vie. La vie ne peut se suffire à elle-même sans l’amour. Ma conviction intime est que l’atmosphère suffocante de haine et de crainte des temps présents résulte de la disparition de l’esprit d’amour et de bonté et de l’absence de fraternité universelle. Il n’est pas besoin de dire que cette atmosphère suffocante résulte de la non-réalisation de la vérité que la communauté humaine est un réseau complexe et vaste de dépendance mutuelle.
Le concept moral de l’individualisme avec tous ses corollaires est très beau, mais nous devons nous rappeler qu’il possède ses limitations. Nous devons nous souvenir que l’individu est non-existant lorsqu’il est isolé des autres individus et lorsqu’il est coupé du groupe auquel il appartient, que ce groupe soit biologique, politique ou cosmologique.
Mathématiquement parlant, le nombre un ne peut jamais être seul, il ne peut jamais être lui-même à moins qu’il ne soit relié aux autre nombres qui sont infini. L’existence d’un simple nombre par lui-même est impensable. Moralement ou spirituellement, ceci signifie que l’existence de chaque individu, qu’il soit conscient ou non du fait, doit quelque chose à un réseau extraordinairement étendu de relations affectives, qui n’englobe pas seulement chacun d’entre nous, mais enveloppe tout ce qui existe.
Ce monde est une grande famille, et nous, chacun d’entre nous, sommes ses membres. Je ne sais l’importance dont la géographie peut influencer la pensée humaine, mais le fait est que c’est en Extrême-Orient qu’un système de pensée s’est développé au 17e siècle, système qui est actuellement connu sous le nom d’Ecole de Philosophie Kegon. Le Kegon est basé sur l’idée de l’interfusion ou interpénétration, sur l’interrelation ou sur la non-séparativité.
Lorsque cette philosophie de l’interdépendance des choses est correctement comprise, l’amour commence à être réalisé, car l’amour est la reconnaissance des autres et implique le fait que nous reconnaissons les autres dans toutes les formes de la vie. Faire à autrui ce que vous aimeriez que l’on vous fasse à vous-même constitue la clé de l’amour. Et ceci se développe naturellement dans la réalisation des relations mutuelles.
L’idée des relations mutuelles et de l’interdépendance exclut la notion de puissance, car la puissance est un apport extérieur à la structure des relations mutuelles. L’usage de la puissance est toujours apte à devenir arbitraire, despotique et injuste. Ce qui nous trouble dans l’époque actuelle n’est rien d’autre que l’affirmation exagérée du concept de puissance par ceux qui n’ont été capables de voir dans leur propre nature et qui, par conséquent, ne peuvent utiliser la puissance pour le bien de tous.
L’amour n’est pas un impératif qui nous est donné par un agent extérieur, car ceci implique un sens de puissance.
L’individualisme excessif est le creuset où le sentiment de puissance est développé et nourri, parce que cet individualisme est égocentrique. Il s’affirme avec arrogance et violence et tente de dominer autrui. L’Amour au contraire se développe au cours des relations d’interdépendance mutuelle et est éloigné de l’exaltation de soi. Quoique la puissance soit superficiellement forte et irrésistible, c’est l’amour qui est créatif, parce qu’il se trouve à la source de l’existence. L’amour n’a besoin d’aucun agent extérieur pour s’exercer lui-même. L’amour est la vie et la vie est amour.
Etant un réseau infiniment complexe de relations, la vie ne peut être elle-même que si elle est supportée par l’amour. Souhaitant s’exprimer dans des formes, l’amour s’exprime dans tous les modes de l’être. Les formes sont nécessairement individualistes et l’intellect a tendance à regarder les formes comme la réalité finale. Le concept de puissance se développe de ce processus. Lorsque l’intellect se développe et poursuit sa propre course, intoxiqué par les succès qu’il a réalisé dans le champ des activités humaines utilitaires, sa puissance se développe de toutes parts.
L’amour est une affirmation créatrice. Il n’est jamais destructeur, car contrairement à la puissance il est don de soi et embrasse tout dans son élan. L’amour entre dans ses objets et devient un avec eux, tandis que la puissance étant spécifiquement dualiste et discriminative, brise l’objet et s’y oppose ou le conquiert et le met dans une dépendance d’esclave.
La puissance utilise la science et tout ce qui lui appartient. Aussi longtemps que la science reste analytique et ne peut dépasser l’étude des formes infiniment variées de la différenciation et leurs mesures, elle n’est jamais créative. Ce qui est créatif dans la science, c’est son esprit de recherche qui est inspiré par l’amour et non par la puissance.
Là où il y a coopération entre la puissance et la science, l’aboutissement est le désastre et la destruction.
La notion de puissance se développe grâce à notre interprétation dualiste de la réalité. Lorsque le dualisme néglige de reconnaître la présence d’un principe d’intégration demeurant au delà de lui-même son penchant naturel vers la destruction s’affirme.
L’un des plus tristes exemples de l’abus de la puissance est illustré par l’attitude de l’occident vers la Nature. Les occidentaux parient de la conquête de la Nature, mais jamais d’une communion avec la nature. Ils font l’ascension d’une montagne et ils déclarent que la montagne est conquise. Ils réussissent à lancer certains types de projectiles dans les cieux et ils proclament avoir conquis l’air. Malheureusement, un concept d’hostilité pénètre les moindres recoins de l’humanité et les gens parient uniquement de « contrôle », de conquêtes, etc.
La notion de puissance exclut le sentiment de coopération, de gratitude et toute espèce de facteurs de relations.
Quels que soient les bénéfices de l’évolution scientifique, de la technique et de l’industrialisation en général, nous sommes incapables d’y participer universellement parce que la puissance nous entraîne à monopoliser ces progrès au lieu de les distribuer de façon égale à tous nos contemporains.
La puissance est toujours arrogante, exclusive, tandis que l’amour est humilité et comprend toutes choses. La puissance représente la destruction de soi. L’amour au contraire est entièrement créatif.
C’est Simone Weil qui a défini la puissance comme une force qui transforme une personne en une chose. Je voudrais définir l’amour comme une force qui transforme une chose en une personne. L’amour paraît donc comme une chose radicalement opposée à la puissance, et l’amour et la puissance peuvent être considérés comme s’excluant mutuellement.
Ceci est exact jusqu’à un certain point. Mais la vérité ultime est que l’amour n’est pas opposé à la puissance. L’amour appartient à un ordre plus élevé que la puissance et c’est seulement la puissance qui s’imagine elle-même être opposée à l’amour. Dans la Vérité, l’Amour embrasse et enveloppe toutes choses. L’amour est un solvant universel. Il est un facteur infiniment créatif et plein de ressources. Comme la puissance est toujours dualiste et par conséquent rigide, destructrice, elle se retourne contre elle-même et se détruit elle-même.
L’amour est la vie. Il est par conséquent créatif. Tout ce qu’il touche est ravivé et porté vers un nouvel épanouissement. Lorsque vous aimez un animal, il se développe plus intelligemment. Lorsque vous aimez une plante, vous devinez ses moindres besoins. L’amour n’est jamais aveugle. Il est la source d’une lumière infinie.
Pour conclure, mourons à nos idéaux de puissance et renaissons selon la créativité de l’amour éternel englobant et comprenant toutes choses. Nous devons travailler à l’amélioration du bien-être de l’humanité et de la Sagesse.