Pierre Brunel
Antonin Artaud et la quête du sacré

Il serait sans doute exagéré de placer sous le signe de René Guénon l’ouvrage le plus célèbre et le plus important d’Artaud, c’est-à-dire le volume intitulé Le Théâtre et son Double, volume publié par Gallimard en 1938, mais regroupant des essais plus anciens, s’échelonnant de 1931 (La Mise en scène et la métaphysique) à 1936 (Le Théâtre de la Cruauté, Un Athlétisme affectif). On trouve pourtant une allusion explicite à Guénon dans la conférence de 1931 : voulant substituer aux « idées mortes » de la psychologie (ou plutôt d’une certaine psycho­logie héritée d’une tradition théâtrale qu’il juge périmée) les perspec­tives plus hautes de la métaphysique, Artaud prend soin de proposer, de ce terme, une définition qui lui rende son sens plein…

(Extrait de L’Univers de la Parapsychologie et de l’Ésotérisme, Tome 2, éditions Martinsart, 1976)

La critique littéraire use et abuse de toute chose. Historiens et struc­turalistes, psychologues et sémiologues : des intempérants, et parfois des intolérants. En ce domaine, le recours de la glose à la gnose ne fait pas exception. Et comme les psychiatres sans talent et sans clients vont chercher leurs patients dans les pages des vieux livres, les mania­ques de la kabbale ou du tarot s’en donnent à cœur joie. Dante en a fait la triste expérience, Rimbaud aussi, ce « Voyant » qui, selon André Rolland de Renéville, aurait grâce à ses lectures retrouvé la doctrine secrète des grands initiés, pythagoriciens, gnostiques, mystiques de toute obédience : « discours fuligineux, déclare Étiemble, contre l’intelligence et pour les disciplines ésotériques » [1].

Curieusement Antonin Artaud, qui fut dans les circonstances que l’on sait, la proie des psychiatres avant de devenir celle des psychocri­tiques, est resté à l’abri de l’agression kabbalistique. Et pourtant il s’y prêtait. Il suffit de consulter les programmes du Théâtre de la Cruauté pour constater qu’il se proposait de mettre en scène un extrait du Zohar (« L’Histoire de Rabbi-Siméon qui a la violence et la force toujours présente d’un incendie » IV, 119 [2]). Il se réfère explicitement à la Kabbale et au Grand Arcane de la Création pour fixer sa théorie des souffles qui doit rendre son sens et sa dignité au métier d’acteur (Un Athlétisme affectif, IV, 157). Héliogabale ou l’Anarchiste couronné est dédié « aux mânes d’Apollonius de Tyane » (VII, 11), ce philosophe néo-pythagoricien qui tenta de concilier la doctrine des brahmanes avec celle de son maître et auquel, dès janvier 1932, Artaud se proposait de consacrer un essai (V, 71) ; à Apollonius de Tyane, se trouvent joints « tout ce qui peut rester d’Illuminés védiques dans ce monde qui s’en va ». Les nouvelles révélations de l’Être, publiées quinze jours avant le fatal départ pour l’Irlande, en 1937, s’ouvrent sur une déclaration d’intention :

« Je vais donc dire ce que j’ai vu et ce qui est.

Et pour le dire, comme les Astrologues ne savent plus lire, je me baserai sur les Tarots » (VII, 153).

On pourrait multiplier références et professions de foi. Assurément, Antonin Artaud a sa place, comme Gérard de Nerval, dans une telle Encyclopédie consacrée a l’univers de la parapsychologie et de l’éso­térisme : par ses lectures et par sa création propre, par l’ensemble de ce qu’il faut bien appeler ses « curiosités », il est entré dans cet univers.

Données et lacunes

La question n’a malheureusement pas été étudiée sérieusement. On est surpris, affligé même, de constater que M. Jean Biès, auteur d’une abondante thèse de doctorat sur Littérature française et pensée hindoue des origines à 1950 (éd. Klincksieck, 1974, 682 pages), ne consacre à Artaud que quatre pages, vague paraphrase du recueil Le Théâtre et son Double sans aucune référence ou a peu près aux allusions précises ou imprécises qu’a faites Artaud à cette pensée, sans aucun rappel du lien historique qui a existé entre Artaud et l’équipe du Grand Jeu ou encore entre Artaud et cet hindouisant majeur que fut René Guénon (1886-1951), directeur (sous le nom de Palingénius) de la revue La Gnose et remarquable en effet par ses palingénésies puisqu’il passa sa vie à quitter une association pour s’affilier à une autre jusqu’au jour où il partit pour l’Égypte et devint Abd el Wahed Yahia. Il y aurait une étude à écrire sur Artaud et Guénon, et une thèse sur Artaud et l’ésotérisme.

À défaut de cette thèse, ou de ces thèses, on trouvera dans le numéro spécial de La Tour de Feu consacré à Antonin Artaud (no 112, décembre 1971) un article bref mais assez bien informé de Serge Hutin sur « Artaud et les doctrines ésotériques » (pp. 113-116). Il note en particulier l’abondance et la constance des lectures ésotériques de notre auteur. Dès sa jeunesse, si l’on en croit du moins le témoignage d’Otto Hahn [3], il s’est penché sur les écrits d’Eliphas Lévi, sur les reli­gions orientales et sur la Kabbale. Dès 1925, il recommande au Dr et à Mme Toulouse la lecture d’Orient et Occident (I, supplément, 47), l’ouvrage où René Guénon montrait que l’Orient seul avait conservé intégralement « la véritable intellectualité » et soulignait la supériorité de la « connaissance métaphysique », « seule absolument illimitée, (…), parce qu’elle est de l’ordre universel » [4]. Les articles qu’il consacre à l’ouvrage de François Lexa sur La Magie dans l’ancienne Égypte (Nouvelle Revue française, 1er mars 1933, II, 272-273) ou, sous une forme critique cette fois, à l’Histoire des religions de Denis Saurat (Comoedia, 22 mars 1934, II, 280-284) prouve, outre son intérêt pour ces matières, la force en lui d’une « sensation d’affolement et de vertige, qui fait rapidement place à une certitude insensée ». Comme Guénon, et contrairement à Saurat, il place la métaphysique infiniment au-dessus de la psychologie et condamne toute tentative de rationalisation des mythes, des cultes et des rites : « On n’explique pas le sublime, la poésie, la métaphysique, Dieu, par la psychologie, qui en est la réduction et la négation même, et parce qu’il est absurde, irrationnel, illogique d’expliquer l’Infini par le fini. » (II, 281).

Veut-on d’autres données, inévitablement éparses, car on ne saurait ici en faire la somme ? Le premier appendice d’Héliogabale, consacré au schisme d’Irshu, se réfère à l’Histoire philosophique du genre humain de Fabre d’Olivet et découvre l’origine double des choses : « Le monde, loin de descendre d’un seul principe est le produit d’une duité combinée » (VII, 139-140). Chez les Indiens Tarahumaras du Mexique, cette race initiée parce qu’étant près des forces de la nature elle participe de ses secrets, il croit à son tour subir une véritable initiation. Initiation qui procède bien souvent par transposition de données livresques sur une expérience vécue, ou qu’il croit vivre : les Tarahumaras « ont capté les secrets dans leur idée des Nombres-Principes aussi bien que Pytha­gore l’a fait » (IX, 85) et il retrouve chez eux aussi bien le mythe de l’Atlantide que la croix de la tradition rosicrucienne, « symbole mille et mille fois répété, non seulement en pleine nature, mais sur les portes des maisons faites d’une seule planche, mais sur les murs à l’ombre des toits » (IX, 122-124). Dans les Lettres de Rodez, il insiste surtout sur l’expérience, sur le vécu : « J’ai passé ma vie, écrit-il le 6 octobre 1945 à Henri Parisot (le traducteur de Lewis Carroll), depuis trente ans à repérer à travers le monde toutes les sectes qui agissent sur les cons­ciences des gens, et je crois que je les connais toutes. Il y en a en Afgha­nistan, au Turkestan, au Tibet, chez les bonzes des lamaseries, il y en a chez les musulmans des Indes, mais les plus redoutables sont celles de ceux qui encore ne s’avouent pas initiés, mais travaillent tout de même jour et nuit dans l’occulte, prenant leur appui dans le mystère du corps humain » (IX, 200).

Cette fréquentation devrait être l’indice suffisant d’une continuité. Pourtant les critiques et commentateurs d’Artaud se plaisent à parler de brisure. L’un d’eux, et non le moindre, Maurice Blanchot, a cru devoir distinguer deux périodes dans la carrière d’Artaud, un peu comme une tradition tenace distingue trois périodes, et donc trois manières, dans la production de Beethoven. La première, représentée entre autres par la Correspondance avec Jacques Rivière, L’Ombilic des Limbes, Le Pèse-Nerfs, L’Art et la Mort, constituerait « la méditation la plus riche et la plus subtile sur l’essence de la pensée », sur l’expérience de la poésie comme manque et comme douleur. La seconde, qui commence avec Héliogabale et culmine avec le Voyage au pays des Tarahumaras, serait consacrée à la recherche de « l’esprit sacré » [5]. Mais c’est oublier que tout se trouve fixé dès le commencement, la confiance faite aux stupéfiants (I, 80-84) et plus tard au peyotl, la volonté de frapper sur l’enclume des forces (I, 173) et le recours à la mystagogie (I, 202). L’ouvrage majeur, Le Théâtre et son Double, ce faux art dramatique, assurant la transition entre ces deux prétendues périodes, dira mieux que tout autre la continuité de la quête.

« Le Théâtre et son Double »

Il serait sans doute exagéré de placer sous le signe de René Guénon l’ouvrage le plus célèbre et le plus important d’Artaud, c’est-à-dire le volume intitulé Le Théâtre et son Double, volume publié par Gallimard en 1938, mais regroupant des essais plus anciens, s’échelonnant de 1931 (La Mise en scène et la métaphysique) à 1936 (Le Théâtre de la Cruauté, Un Athlétisme affectif). On trouve pourtant une allusion explicite à Guénon dans la conférence de 1931 : voulant substituer aux « idées mortes » de la psychologie (ou plutôt d’une certaine psycho­logie héritée d’une tradition théâtrale qu’il juge périmée) les perspec­tives plus hautes de la métaphysique, Artaud prend soin de proposer, de ce terme, une définition qui lui rende son sens plein. « Beaucoup, précise-t-il, seront tentés de me dire que s’il y a au monde une idée inhumaine, une idée inefficace et morte et qui ne dit que peu de chose, même à l’esprit, c’est bien celle de la métaphysique ». Cela tient, comme dit René Guénon, « à notre façon purement occidentale, à notre façon anti-poétique et tronquée de considérer les principes (en dehors de l’état spirituel énergique et massif qui leur correspond) » (IV, 54). Si l’on veut bien ajouter que, quelques semaines plus tard, il annonce à Jean Paulhan son projet d’écrire pour la N.R.F. un « essai important sur René Guénon » (lettre du 26 janvier 1932, V, 71), on est amené à penser que certaines préoccupations leur sont communes.

Préoccupation essentielle : le sentiment d’un déclin de l’Occident, déjà dénoncé en 1918 par Oswald Spengler, ou, pour parler comme Guénon, d’une « crise du monde moderne ». Antonin Artaud a le senti­ment de vivre dans « une période angoissante et catastrophique » (IV, 101), « au milieu de cette progression croissante mais généralisée qui entraîne tout un monde, tout notre monde occidental vers sa chute et vers son évanouissement » (V,13). Dans ces conditions, la « question du théâtre » est inséparable de cette « sorte de décadence générale qui prend nos idées, nos mœurs, et les valeurs de toutes sortes sur lesquelles nous nous appuyons ». Tout se passe comme si, pour changer le monde, il fallait d’abord changer le théâtre et pour cela « rend (re) le théâtre à lui-même » (V, 16). Retrouver, comme il l’écrit en tête de l’essai intitulé Le Théâtre de la Cruauté, « une idée du théâtre qui s’est perdue ».

« Une idée », et n’allons point croire qu’il s’agit là d’un de ces concepts desséchés que met en équation je ne sais quelle mathématique intel­lectuelle. Il faut rendre à ce mot, chez Antonin Artaud, le sens plein qu’il a chez Platon (auquel il se réfère d’ailleurs plusieurs fois), un sens que je dirai plutôt « nouménal », en me référant à Kant, et pour la clarté de l’exposé. Artaud nous en propose immédiatement une traduction qui lui est propre et qui apparaît déjà dans le titre de son livre : un « double ». Là encore, pour mesurer l’importance de cette notion, ou mieux pour sentir l’importance de cette présence, il faut se débarrasser d’une mythologie vaguement héritée du romantisme ou d’une psycha­nalyse à la manière d’Otto Rank. Tout n’est pas réglé pour autant et on hésite, comme Alain Virmaux [6], devant trois sortes d’interprétation, schizophrénique, poétique et occultiste, sans se rallier complètement a aucune. Reconnaissons tout de même que la dernière, même si elle ne suffit pas, mérite « quelque crédit », et même mieux que cela.

Mais, au risque de jouer sur les mots, je dirai que la référence occultiste se trouve parfois, souvent, occultée par ce qu’il y a de poétique dans la période d’Artaud et par l’impossibilité où il se trouve de renoncer à l’une ou l’autre des significations d’un même terme. Est-ce le fait ou non d’une prétendue « obsession dualiste », toujours est-il que, pour lui, cette vie phénoménale est doublée par une autre vie, « une autre réalité dangereuse et typique, où les Principes, comme les dauphins, quand ils ont montré leur tête s’empressent de rentrer dans l’obscurité des eaux» (IV, 59).

Cette réalité transcendante échappe à la perception ; elle devrait donc aussi échapper à la représentation, qui rencontre ici de singulières limites. En donnant à son théâtre nouveau, qu’il conçoit bien comme un nouveau théâtre, le nom de Théâtre de la Cruauté, Artaud semble faire fi de ces limites et placer délibérément son entreprise sous le signe du paradoxe. Car la cruauté n’est pas, comme on serait tenté de le croire, une orgie de sadisme et de sang répandu. Le mot doit être pris « dans un sens large » (IV, 120) ou plutôt dans un sens élargi : il désigne le réseau des forces qui sont à l’œuvre dans le cosmos et dans ce micro­cosme qu’est la créature humaine. Le retour du terme est frappant dans un texte comme Le Théâtre de la Cruauté, qui invite à un retour aux « forces », aux « forces vives », aux « forces de l’ancienne magie », aux « forces externes » que manifestera « le lyrisme de l’acteur » (IV, 102­104). Ce réseau de forces, Artaud le désigne parfois du terme polynésien mana (IV, 16, 281) dont notre « sacré » est l’équivalent un peu usé tant la tradition dévote en a atténué l’ambivalence. Il arrive qu’il donne à ces forces des noms apparemment plus précis, en réalité plus flous, et peu satisfaisants pour lui : le Devenir (première lettre sur le langage, IV, 130 ; mais il a refusé que le Théâtre de la Cruauté s’appelât Théâtre du Devenir), le Destin, « nom conventionnel », dit-il qu’on donne à ces « forces errantes » qui nous dominent et « auxquelles nous ferions bien de prendre garde » (IV, 90).

Le texte majeur pourrait bien être ici les trois Lettres sur la Cruauté, où la référence au gnosticisme est explicite. Elles sont autant de réponses a des objections suscitées par le premier Manifeste du Théâtre de la Cruauté. Les deux premières (13 septembre, 14 novembre 1932) sont adressées à Jean Paulhan, le directeur de la N.R.F. ; la troisième (16 novembre 1932) à André Rolland de Renéville, dont le goût pour l’ésotérisme n’était alors un mystère pour personne (j’ai déjà dit ce qu’il fallait penser de son Rimbaud le Voyant), d’où la coloration particulière de cette troisième lettre et en général de la correspondance entre Artaud et Rolland de Renéville. Toutes tentent de défendre le projet d’un Théâtre de la Cruauté et, pour cela, de donner une définition aussi suggestive et aussi rigoureuse que possible du terme contesté « Cruauté ». Passons sur la première lettre, la plus logicienne des trois, où Artaud procède par énoncé du genre prochain (le sadisme, le sang) et des différences spécifiques pour aboutir à une « cruauté pure » où s’exerce « une sorte de déterminisme supérieur auquel le bourreau supplicateur est soumis lui-même, et qu’il doit être le cas échéant déterminé à supporter » (IV, 121). La seconde, faisant appel, comme le dit Derrida, aux « images productrices sans lesquelles il n’y aurait pas de théâtre » [7], élève la cruauté à la hauteur d’un drame cosmique et cosmologique. « J’emploie le mot de cruauté, écrit Artaud, dans le sens d’appétit de vie, de rigueur cosmique et de nécessité implacable, dans le sens gnostique de tourbillon de vie qui dévore les ténèbres, dans le sens de cette douleur hors de la nécessité inéluctable de laquelle la vie ne saurait s’exercer » (IV, 122). Au risque de faire mentir Derrida qui prétend que « le théâtre de la Cruauté chasse Dieu de la scène » [8], on est bien obligé de constater qu’Artaud met ici Dieu en scène, même si ce Dieu est « caché » (comment pourrait-il en être autrement puis­qu’il s’agit de manifester l’occulte ?). Ce Dieu lui-même ne saurait être que double puisque, « quand il crée », il « obéit à la nécessité cruelle de la création qui lui est imposée à lui-même » : démiurge soumis aux exigences d’un Dieu transcendant. On sait que le gnosticisme distingue en effet très souvent entre un dieu transcendant et un dieu créateur, démiurge inférieur qui évite au premier le contact avec la matière impure, démiurge parfois considéré comme mauvais et assimilé au Dieu de l’Ancien Testament. Artaud ne va d’ailleurs pas jusqu’à porter un tel jugement sur ce démiurge. Mais les notions de bien et de mal reviennent avec insistance dans les deux dernières lettres sur la Cruauté. La précaution s’impose de ne point les entendre au sens moral ou même au sens religieux. La définition gnostique est assurément plus perti­nente, le mal étant « l’existence de la matière elle-même, en tant que création parodique, ordonnance truquée des semences premières » ou, mieux encore, « tout ce qui accroît l’entropie du monde » [9]. Ce sentiment de l’entropie correspond en tout cas à cette dégénérescence du monde moderne qui préoccupe tant Artaud.

On aimerait pouvoir préciser la référence explicite au gnosticisme que fait Artaud dans cette seconde lettre sur la Cruauté. On reconnaît bien l’opposition du bien et du mal, de la lumière et des ténèbres. Mais, contrairement à la cosmologie de Basilide par exemple, les ténè­bres sont ici progressivement « dévor(ées) » par le « tourbillon de vie », le mal, quoique « permanent », sera « réduit à la longue ». Tout s’éclaire, me semble-t-il, si l’on rapproche ces données d’un texte un peu posté­rieur, une autre lettre à Jean Paulhan, datée du 4 février 1937, et relative cette fois aux Tarahumaras. Au cours de son voyage au Mexique, raconte Artaud, il a cru remarquer sur le manteau d’un enfant Tarahu­mara « un triangle rouge, la pointe dressée en haut » puis « une larme, une énorme larme brodée qui en tenait toute la hauteur; elle avait la pointe en haut et faisait un crochet vers la gauche ». C’est alors que se produit l’illumination : « Je haussai immédiatement les épaules devant l’image qu’elle m’évoquait ; je fis justement un effort pour refouler mon imagination toujours prompte ; pourtant l’image qui se présenta à moi à cette minute je ne peux pas dire que je n’y ai pas pensé ; et cette imagination je vais la redire quitte à vous faire hausser les épaules comme je les ai moi-même haussées ; j’avais pensé au Fiat lux de Dieu, et à la forme que Robert Fludd, dans son Théâtre de l’Éternelle Sapience, impose au mouvement originel de la Création ; cette larme, cette vessie recourbée, c’est ainsi qu’il figure la lumière qui, sortie du vide, se recourbe petit à petit et encercle les ténèbres qu’elle va remplacer » (IX, 1 26).

Artaud avait-il une connaissance directe du « Chercheur », de l’ardent apologiste des Rose-Croix, avait-il lu l’Utriusque Cosmi majoris et minoris Historia (1619) ? ou connaissait-il de seconde ou de troisième main, par des ouvrages sur l’occultisme et les kabbalistes où il a été souvent reproduit, ce schéma qui a hanté son imagination ? La seconde hypothèse est la plus plausible.

Avec la troisième lettre sur la cruauté on change de décor et on change de sources. Du tourbillon demeure l’image du cercle qui pourrait renvoyer à la secte des Ophites si tout, dans cet hymne à la « pan-cruauté » comparable par son ton même au fameux Sermon de Bénarès, n’attestait l’influence de la pensée hindoue. Le démiurge de la gnose cède ici la place à Brahma qui, « sortant de son repos et se distendant jusqu’à l’être, (,..) souffre d’une souffrance qui rend des harmoniques de joie peut-être, mais qui à l’extrémité ultime de la courbe ne s’exprime plus que par un affreux broiement » (IV, 123). L’intermédiaire pourrait bien être ici René Guénon qui, dans son Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues (1921) présentait Brahma comme l’un des trois dieux de la Triade hindoue, l’un des trois aspects de la personnalité divine (Içvara) : à côté de Visnu, principe animateur et conservateur des êtres manifestés, de Çiva, leur principe transformateur, Brahma est le principe producteur, celui qui assure le passage du non-manifesté au manifesté (on serait tenté de dire le passage de la cruauté au théâtre !). Le cercle qui est ici décrit n’est plus seulement un lieu dans l’espace, mais un cycle temporel, et ceci même si Artaud, trahi ou servi par le langage, l’exprime en termes spatiaux : « La mort est cruauté, la résurrection est cruauté, la transfiguration est cruauté, puisqu’en tous sens et dans un monde circulaire et clos il n’y a pas de place pour la vraie mort, qu’une ascension est un déchi­rement, que l’espace clos est nourri de vies, et que chaque vie plus forte passe à travers les autres, donc les mange dans un massacre qui est une transfiguration et un bien » (IV, 123-124).

On reconnaît évidemment, à travers un optimisme paradoxalement cruel, le cycle des renaissances.

On est frappé par le caractère extrême du déterminisme, de la rigueur qui constitue la cruauté. C’est là, on le sait, un trait gnostique : Clément d’Alexandrie reprochait aux partisans de Basilide de croire que nous sommes tirés comme des marionnettes par des forces naturelles, en sorte qu’il n’y a plus ni volontaire ni involontaire (Stromates, II, 3,12,1). Théâtre, ou plutôt guignol tragique, théâtre de la cruauté… Mais il convient d’ajouter que ces forces transcendantes sont également imma­nentes à l’homme, et qu’en tout cas elles habitent l’homme. Extérieure, la cruauté est aussi intérieure : elle est l’essence même de mon existence, elle est indissociable de ma pensée. Comme l’a fait observer Jacques Derrida, « l’espace clos » décrit par Artaud et reconstitué de « la représentation originaire », de « l’archimanifestation de la force et de la vie » est en fait « espace produit du dedans de soi » [10].

La conscience et le souffle

Cette constatation revêt une grande importance. Elle permet d’abord d’aboutir à une nouvelle équivalence, celle de la cruauté et de la cons­cience. « Pas de cruauté sans conscience, sans une sorte de conscience appliquée », écrit Artaud dans la première lettre sur la Cruauté, et le mot sur lequel s’achevait cette lettre ouvre la seconde : « La cruauté n’est pas surajoutée à ma pensée ; elle y a toujours vécu : mais il me fallait en prendre conscience » (IV, 121-122). C’est retrouver l’expé­rience ancienne, l’expérience véritablement originelle et originaire d’Artaud, celle qu’exprimaient les lettres à Jacques Rivière : le sentiment de l’échappement à soi. C’est aussi poser comme fondement nouveau du Théâtre une lucidité qui a échappé à tout le théâtre contemporain enlisé dans les spectacles de « distraction » (IV, 102), et il faut entendre le mot dans un sens voisin du divertissement pascalien. « Il s’agit, précise Artaud, d’en finir avec cette espèce d’ignorance hagarde au milieu de laquelle tout le théâtre contemporain avance, comme au milieu d’une ombre, où il ne cesse pas de trébucher » (IV, 155-156). Le gnostique connaît bien cette exigence et cette variante du combat de l’ombre et des ténèbres. Il veut passer d’une ombre de conscience à une conscience superlative [11], suivant une progression qui va dans le sens même de la progression désirée et vécue par Artaud tout commence par une « impulsion irraisonnée » qui est déjà une cruauté ; à cette cruauté la conscience ajoute une cruauté nouvelle.

Cette conscience, on la prête habituellement à l’auteur qui, délivré de son œuvre, peut désormais la contempler d’un regard critique ou qui, à la manière de Lautréamont, cet autre expert en cruauté, la commente au fur et à mesure qu’elle se déroule, au fur et à mesure qu’elle s’inscrit, à la faveur de parenthèses ironiques. Artaud, l’homme-théâtre, qui est toujours « témoin, (…) le seul témoin de (lui-)même » (I, 107), qui « (s)e connaî(t) parce qu'(il s’)assiste, parce qu'(il) assiste à Antonin Artaud » (I, 118), vit constamment cet état vertigineux d’une conscience qui a conscience d’elle-même, « amère, sombre et sonore citerne, disait Valéry, sonnant dans l’âme un glas toujours futur ». Cette cons­cience cruelle est conscience d’une cruauté, d’une dépossession essen­tielle ou, pour reprendre l’expression si suggestive de Derrida, d’un « dérobement » : « Si ma parole n’est pas mon souffle, si ma lettre n’est pas ma parole, c’est que déjà mon souffle n’était plus mon corps, que mon corps n’était plus mon geste, que mon geste n’était plus ma vie. Il faut restaurer dans le théâtre l’intégrité de la chair déchirée par toutes ces différences » [12]. Création donc qui ne pourra aboutir, et le sait dès le point de départ. Création dont le sens même est qu’elle ne peut aboutir. Comment s’étonner, dans ces conditions, si Artaud se déclare insatisfait de ses réalisations (les représentations des Cenci, en 1935, ne sont au projet de Théâtre de la Cruauté que ce que peut être au « fracas d’une chute d’eau » ou au « déclenchement d’une tempête naturelle » leur reflet dans un enregistrement (V, 46) et même de ses textes théoriques : le Premier Manifeste du Théâtre de la Cruauté, cette « chose ratée », n’a fait que lui permettre de « perc(er) à jour », une fois de plus, « l’étrange gêne de son esprit » (lettre du 17 septembre 1932 à Rolland de René-ville, V, 165).

Le Théâtre de la Cruauté se proposait aussi d’être cruel à l’égard du spectateur, c’est-à-dire de lui faire subir une « curation cruelle », une « thérapeutique de l’âme » (IV, 102) qui doit être le moderne avatar de la catharsis aristotélicienne. À la comparaison classique entre dramaturgie et chirurgie, qu’il employait au temps du Théâtre Alfred-Jarry (II, 22), Artaud ajoute maintenant la comparaison avec la psychanalyse et la psychiatrie : « Je propose d’en revenir au théâtre à cette idée élémentaire magique, reprise par la psychanalyse moderne, qui consiste, pour obtenir la guérison d’un malade, à lui faire prendre l’attitude extérieure de l’état auquel on voudrait le ramener » (IV, 96). Mais ce texte lui-même indique ce qui est plus important et que la chirurgie et que la psychanalyse et que la dramaturgie, la magie qui constitue leur modèle commun et la référence obligée. L’homme de théâtre, ce magicien, ce sorcier, doit bien être un medicine-man et la représentation, comme toute cérémonie rituelle, est pratiquée « dans un but médical » et doit « être bénéfique » [13]. On reconnaît toujours la même ambition : s’adresser dans l’homme au double de l’homme. L’entreprise est difficile, et pleine de risques. Artaud, qui espérait devancer la violence en l’exerçant (qu’on relise ce qu’il écrivait en 1936, l’année du Front Populaire : « Quels que soient les conflits qui hantent la tête d’une époque, je défie bien un spectateur à qui des scènes violentes auront passé leur sang, qui aura senti en lui le passage d’une action supérieure, qui aura vu en éclair dans des faits extraordinaires et essentiels de sa pensée, la violence et le sang ayant été mis au service de la violence de la pensée, je le défie de se livrer au dehors à des idées de guerre, d’émeute et d’assassinats hasardeux » (IV, 98-99) sera bien obligé de constater dix ans plus tard qu’il a échoué, quand entendant « des voix qui ne sont plus du monde des idées », et sentant « une friture de viande brûlée », il reconnaît la supériorité du « four crématoire » sur tout Théâtre de la Cruauté (Préambule des Œuvres complètes, I, 14). Non, le Théâtre de la Cruauté n’est plus, à cette date, « le symbole d’un vide absent », il est « l’affirmation (d’une terrible) et d’ailleurs inéluctable nécessité » (XIII, 110), la découverte du cauche­mar de l’Histoire.

Cruel pour l’auteur, cruel pour le spectateur, le théâtre se devait aussi d’être cruel pour l’acteur. Et Artaud, acteur lui-même, a voulu en faire l’expérience. C’est à cet aspect de la cruauté qu’est consacré le texte le plus ésotérique du Théâtre et son Double, texte intitulé Un Athlé­tisme affectif (IV, 154-164), texte dont le complément indispensable, Le Théâtre de Séraphin (IV, 175-182) n’a paru qu’en 1948. Suivant un processus qui lui est cher, Artaud veut amener à la conscience l’acteur, cet « empirique grossier », ce « rebouteux qu’un instinct mal diffusé guide »; il veut rendre la lumière à cet illuminé qui paradoxalement est aveugle : « L’acteur doué trouve dans son instinct de quoi capter et faire rayonner certaines forces ; mais ces forces, qui ont leur trajet matériel d’organes et dans les organes, on l’étonnerait fort si on lui révélait qu’elles existent car il n’a jamais pensé qu’elles aient pu un jour exister. » L’image du double intervient encore ici : à l’organisme physique correspond « un organisme affectif analogue, et qui est paral­lèle à l’autre, qui est comme le double de l’autre bien qu’il n’agisse pas sur le même plan »; « les mouvements musculaires de l’effort sont comme l’effigie d’un autre effort en double, et qui dans les mouvements du jeu dramatique se localisent sur les mêmes points ».

À ce propos, Artaud élabore la théorie des souffles en se référant explicitement à la Kabbale. On sait en effet quelle est l’importance de ce phénomène et comment à un mouvement d’expiration, correspondant à l’« émanation », a pu s’associer, dans la théorie d’Isaac Luria, le mou­vement d’inspiration correspondant à une contraction [14]. Le premier est à l’origine de la série masculine (mâle-expansif-positif), le second à l’origine de la série féminine (femelle-attractif-négatif). Entre les deux se situe une série indifférenciée (androgyne-équilibré-neutre). Ces « trois temps » qui se retrouvent dans « tout souffle » correspondent eux-mêmes aux « trois principes » qui, selon le Grand Arcane, sont « à la base de toute création » (IV, 157). Les connaître, les associer, en jouer (comme un virtuose joue de son instrument) tel est le secret du métier de l’acteur qui prend à son tour une dimension métaphysique tout en ressortissant aux pratiques de la magie.

Une remarque alors s’impose, et cette remarque pourrait bien prendre la valeur d’un correctif. J’ai parlé plus haut de dualisme, et même, avec Alain Virmaux, d’une « obsession dualiste » chez Antonin Artaud. De fait il y a chez lui un résidu de platonisme, et ce résidu de platonisme existe aussi chez tel kabbaliste (je songe à La Science de l’Âme d’Eleazar de Worms, avec des archétypes demuth qui rappellent invin­ciblement les « idées » platoniciennes. Autre exemple : la distinction, dans le Zohar, des deux mondes qui se rattachent à Dieu, le monde caché (l’En-Sof) et celui des attributs). Mais avec la théorie des souffles et d’une manière générale avec l’émanentisme, la distinction entre matière et esprit tend à s’abolir : la matière est « l’esprit devenu visible » (Zohar, I, 74 a) ou l’empreinte de l’esprit. On peut même parler d’un « monisme de la Kabbale », surtout chez les Kabbalistes de tendances panthéistes. D’où chez Artaud, dans un texte comme Un Athlétisme affectif, un dépassement du dualisme permettant par exemple la réduction physiologique de l’âme à « un écheveau de vibrations » et la croyance « en une matérialité fluidique de l’âme », croyance « indispen­sable au métier de l’acteur » (IV, 157).

On aurait tort de croire à une solution de continuité entre les autres textes du Théâtre et son Double et Un Athlétisme affectif. L’intention reste la même : retrouver une idée du théâtre qui s’est perdue, c’est-à-dire l’idée d’un théâtre sacré qui, par le jeu des formes ou par leur écla­tement, permette d’entrer en contact avec le mana, avec les forces dont le réseau constitue la cruauté. Ailleurs Artaud comptait sur le langage hiéroglyphique des objets et des gestes (Second Manifeste du Théâtre de la Cruauté, IV, 149) ; ici il veut « avec l’hiéroglyphe d’un souffle retrouver une idée du théâtre sacré » (IV, 163 ; la même formule clôt Le Théâtre de Séraphin, IV, 182). Dans tous les cas il s’agit de décrypter et de mettre en œuvre ce hiéroglyphe qu’est l’homme, donc l’auteur, donc l’acteur, donc le spectateur, s’il est vrai que parmi tant de « signes » qui « constituent de véritables hiéroglyphes, l’homme, dans la mesure où il contribue à les former, n’est qu’une forme comme une autre, à laquelle, du fait de sa nature double, il ajoute pourtant un prestige sin­gulier » (IV, 48). Au lieu d’une solution de continuité (une rupture, un dualisme) une continuité se rétablit entre l’homme et les signes, mais aussi entre l’homme et la force (quel que soit le nom qu’on lui donne) qui préside à la création. L’auteur répète l’acte du démiurge qui le double, et le théâtre va dans le sens d’une « création continue » ou continuée (IV, 122). La Genèse apparaît comme le modèle archétypal de la création dramaturgique ou, comme Artaud l’écrira encore le 24 février 1948 à Paule Thévenin, « le théâtre c’est en réalité la genèse de la création » (XIII, 147).

Le long débat

Cette alchimie de l’être n’est-elle pas, en définitive, une alchimie du théâtre ? Ne tend-elle pas vers ce « théâtre pur » dont semble avoir rêvé Antonin Artaud comme d’autres ont rêvé de poésie pure ? Et ce sacré à la recherche duquel il est parti n’est-il pas la poésie, le mana poétique, une manière d’ersatz? On en débattra longtemps et, après avoir consi­déré Le Théâtre et son Double comme un traité de dramaturgie (avec des disciples imaginaires), on en fera, avec Maurice Blanchot, un « art poétique », en oubliant ce qui est le plus important de tout : qu’il est, comme l’œuvre entière d’Artaud, lieu de contradictions, et que ces contradictions font la force de cet équilibre fragile, le tissu d’un texte où s’ouvre la béance d’un blanc ou d’un cri. Qu’il est partout et toujours source de débat, de tous débats.

La constitution d’un dossier médical d’Artaud, ses cures, son inter­nement à Rodez, tout cet appareil du langage de la non-folie pour cons­tituer sa folie, amènent à poser en particulier une question qu’il a été contraint de poser lui-même, de se poser à lui-même. La question, pré­cisément, de sa folie. Dans l’une des Lettres de Rodez, il écrit que s’il est « depuis huit ans interné », s’il a été « mis en camisole, empoisonné, et endormi à l’électricité… c’est pour avoir voulu trouver la matière fondamentale de l’âme et la dégager en fluides fonciers » (IX, 193). On a supplicié comme les alchimistes d’autrefois cet alchimiste d’un nouveau genre et qui s’était présenté comme tel. On a pris peur de ses formules, et de ses secrets, et de la canne de saint Patrick. On l’a accusé de folie, comme jadis Gérard de Nerval, « afin de jeter le discrédit sur certaines révélations capitales qu’il s’apprêtait à faire » (XIII, 14). Et, bien sûr, pour établir, pour punir sa folie, on a eu recours à la folie. Pour mettre fin à ses envoûtements, « des envoûtements ont (eu) lieu, jour après jour dans tout Paris, pour (l’)empêcher de sarcler (s)on âme, d’en reprendre l’orifice enfoui » (IX, 193). Et on l’a peut-être alors rendu fou, comme on a rendu fou Nerval en le frappant à la tête, comme la société a « suicidé » Van Gogh (XIII, 14) : « En dehors des petits envoû­tements des sorciers de campagne, il y a les grandes passes d’envoû­tements globaux auxquels toute la conscience alertée passe périodi­quement » (XIII, 17).

Quel parti prendre dans ce débat ? Celui des spécialistes ou celui des hagiographes ? Celui des aliénistes ou celui d’Artaud lui-même ? En prenant bien garde de ne pas confondre la folie et le goût de l’occultisme, on notera surtout avec Serge Hutin que le débat au sujet de l’occultisme est engagé chez Artaud lui-même, par Artaud lui-même. Comme l’écrit Hutin, « ce qui est caractéristique chez Artaud, ce qui le distinguerait d’emblée d’un Gérard de Nerval par exemple (qui s’était engagé à fond dans la voie initiatique), c’est un double mouvement : d’attirance et de fascination, certes, d’une part ; mais, de l’autre, une très profonde méfiance vis-à-vis de tous les mouvements spirituels (y compris du côté des sociétés secrètes initiatiques) qui risqueraient d’enchaîner la liberté du poète créateur » [15]. Il faut, disait Artaud lui-même dans une lettre au docteur Ferdière, rester « son propre Animateur ».

Le fait que jusqu’à son séjour au Mexique, en 1936, il n’ait jamais adhéré à aucun mouvement initiatique ni société secrète est déjà révélateur. Bien sûr, il y eut l’expérience du peyotl, la découverte des Tarahumaras, le pas franchi. Mais en parlant de cette expérience, beau­coup plus tard, dans une conférence prononcée à Paris le 13 janvier 1947 (« Et c’est au Mexique… »), il précisait qu’il n’avait « jamais cherché le supra-normal », qu’il n’était pas allé au peyotl « pour entrer, mais pour sortir ». Il était, comme devait le dire André Breton, « passé de l’autre côté » [16].

Dernier débat : Artaud est-il allé jusqu’au gnosticisme extrême dans une intention de dérision et pour « abouti(r) à certaines condamna­tions en poussant jusqu’au bout (…) la logique interne d’un courant spirituel des premiers siècles de notre ère, qui le fascinait spécia­lement » [17] ? La chose est incertaine, et même douteuse. On est obligé de reconnaître encore une fois que tout est faussé si on l’envisage à la lumière du principe de non-contradiction. Comme les gnostiques, il condamne la matière, la chair, la sexualité, et va jusqu’à écrire dans une lettre de Rodez datée du 18 octobre 1943 que « l’érotisme est une opération des ténèbres et (qu’)en la commettant nous faisons monter les ténèbres dans la lumière de la vie ». Mais il est aussi celui qui souligne, qui chante à sa manière dans ses derniers textes, « la focalisé de la fécalité »; il est celui qui voit dans « le désir d’Éros » une « cruauté », donc l’une de ces grandes forces qui tissent le sacré (IV, 123). Plus importante encore, cette lutte que, depuis le début, il a engagée contre la matérialité de la pensée et qui a pourtant abouti à une apologie de la matérialisation au théâtre. Derrida, dans un article célèbre, a montré comment la représentation selon Artaud tendait vers ses propres limites, comment sa quête prospective conduisait à l’ana­phore qui précède une naissance. Un débat. Oui, Artaud s’est débattu entre « le manifesté » et le « non-manifesté » en espérant les concilier et atteindre ainsi ce « septième état qui est au-dessus des souffles et qui par la porte de la Guna supérieure, l’état de Sattwa », les joint (IV, 159). La pureté était à ce prix, au prix de cette impureté. Et c’est en cela qu’il s’est lui-même considéré comme « ce poète à jamais qui s’est sacrifié dans la Kabbale du soi à la conception immaculée des choses » (IX, 146).

PIERRE BRUNEL

Pierre_BrunelPierre Brunel, né le 17 juillet 1939 est un universitaire et critique littéraire français spécialisé dans la littérature comparée.
Ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de lettres classiques, il a préparé deux thèses sur Paul Claudel (doctorat d’État, 1970).
Professeur à l’Université Paris IV-Sorbonne depuis 1970, il y a dirigé le département de littérature française et comparée de 1982 à 1989, et il est l’actuel directeur des cours de civilisation française de la Sorbonne.
Il a fondé le Centre de recherche en littérature comparée (CRLC) en 1981 et le dirige depuis cette date. Il est le président du Collège de littérature comparée (CLC) qu’il a fondé en 1995.
Il a dirigé 120 thèses de doctorat de littérature comparée. Ses efforts en faveur de cette discipline, ses nombreux travaux et son rayonnement international lui ont valu d’être élu en juillet 1995 membre de l’Institut universitaire de France à la chaire de littérature comparée et renouvelé dans cette chaire en 2000.
Membre de l’Association internationale de littérature comparée (AILC), il entretient des relations avec les comparatistes du monde entier. Il est docteur honoris causa de l’Université de Bâle et membre de l’Academia Europaea, dont le siège est à Londres.
Il a fondé et dirige plusieurs collections : « Recherches actuelles en littérature comparée » aux Presses de l’Université de Paris-Sorbonne en 1985, « La Salamandre » à l’Imprimerie nationale en 1989 (une cinquantaine de volumes parus), et « Musique et musiciens » avec Xavier Darcos aux Presses universitaires de France en 1999.
Il participe au Groupe d’Études balzaciennes, a préfacé et annoté plusieurs ouvrages de Balzac[3] et dirigé un colloque sur cet auteur à Paris4-Sorbonne (« Balzac: temps et mémoire »)
Nommé en 2001 vice-président du conseil d’administration de Paris IV, il a pris sa retraite en avril 2008.

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1 Étiemble, Le Mythe de Rimbaud, Genèse du mythe, Gallimard, 1968, p.182.

2 Les références bibliographiques renvoient à l’édition des œuvres complètes, Gallimard, en treize volumes. Le chiffre romain indique le tome, le chiffre arabe la page.

3 Psychiatre allemand.

4 René Guénon, Orient et Occident, rééd. Vega, 1964, pp. 215-216.

5 Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Gallimard, 1969, pp. 432-438.

6 Alain Virmaux, Antonin Artaud et le théâtre, Seghers, 1970, p. 51.

7 Jacques Derrida, L’Écriture et la Différence, Seuil, 1967, p. 349.

8 Ibid., p. 345.

9 Jacques Lacarrière, Les Gnostiques, coll. Idées/Gallimard.

10 L’Écriture et la Différence, p. 349.

11 Voir J. Lacarrière, op. cit., pp. 11, 44.

12 L’Écriture et la Différence, p. 267.

13 A. M. Hocart, Le Mythe sorcier et autres essais, Petite Bibliothèque Payot, n° 220, p. 173.

14 Henri Serouya, La Kabbale, P.U.F., coll. « Que sais-je », n° 1105, 1972, p. 99.

15 « Artaud et les doctrines ésotériques », article cité, p. 114.

16 « André Breton parle d’Artaud », dans La Tour de feu, numéro cité, p. 5.

17 Serge Hutin, article cité, p. 114.