(Revue 3e Millénaire. Ancienne série. No 14. 1984)
Le but : opérer une transformation du corps et du mental par une prise de conscience afin d’atteindre à l’état de vacuité. A ce stade, l’on se rapproche de sa vraie nature qui n’est ni le corps ni le psychisme.
La peau, les muscles, les nerfs, les organes, l’ensemble corporel et peut-être même psychique, se traduisent par des sensations. Tout semble se réduire à ces dernières, si bien que l’on peut dire que le corps n’est rien d’autre que sensation. Nous pouvons observer celles-ci, non pas les muscles, les organes, etc.
Que nous révèle-t-il ce regard porté sur les sensations ? Que voit-on ? D’abord l’on s’aperçoit que notre faculté de perception est comme voilée ou obscurcie par de nombreux facteurs surgissant constamment du passé : pensées, émotions, souvenirs, bref par les mécanismes du moi. Il s’agit là de l’obstacle principal sur la voie de la découverte de soi en profondeur, et le premier travail consiste à regarder, à comprendre puis à transcender les activités mentales. Le regard va alors se dévoiler. En se rendant de plus en plus subtil, il va pénétrer à travers cette couche mentale de pensées et d’images pour aboutir à une deuxième couche, celle des sensations, qui constituent le langage propre du corps.
Au départ l’on va rencontrer toute une gamme de sensations « grossières », tels la pesanteur, l’inertie, l’engourdissement, la grosse ardeur, l’opacité, etc. Si l’on aiguise sa perception, celle-ci découvrira ensuite tout un réseau de petites tensions, de désirs, de résistances et de contractions. Une prise de conscience appropriée finira par dissoudre ce réseau, et grâce à un effort de clarification de sa vision, l’élève découvre de multiples sensations de plus en plus fines : des courants, des picotements, des vibrations, des secousses, et ainsi de suite. Lorsque son observation devient totalement silencieuse et immobile, le pratiquant se rend compte que les sensations ne sont pas fixes et rigides, mais changeantes et qu’elles apparaissent et disparaissent. Certaines sensations apparaissent lentement, s’intensifient, plafonnent, diminuent puis disparaissent. C’est le cas des chatouillements, par exemple. D’autres sensations apparaissent et disparaissent très rapidement. Tout cela est vrai d’une sensation à une autre, mais aussi au sein d’une seule et même sensation, comme la chaleur ou la douleur.
L’étape suivante de cette démarche amène l’élève à s’apercevoir que derrière ces fines sensations se trouve un état de vide. C’est tout au moins l’impression que l’on a : là où les sensations s’arrêtent, un état de vacuité se manifeste. L’épreuve à ce moment-là est de ne pas fuire cette vacuité, ni la repousser, mais de s’y laisser vivre jusqu’à devenir cet état soi-même, car selon les textes du yoga, c’est grâce à la vacuité que le Soi peut se réaliser en nous.
Il découle de ce qui vient d’être dit que la recherche au niveau de la relaxation ne peut pas être confondue avec une accentuation de la pesanteur, qui est contraire au sommeil yogique (pleinement conscient) dont il s’agit ici. Il existe de bonnes raisons pour cela. Dans l’ensemble l’être humain est déjà trop lourd, et son problème est de transcender la pesanteur et non pas de la renforcer. La lourdeur appartient au domaine du moi et à la périphérie de la personnalité, tandis que la nature du Soi est celle d’une parfaite légèreté. Mettre l’accent sur la pesanteur reviendrait à augmenter l’apparente séparation entre la personnalité et le Soi. Au contraire, en rendant le corps et l’esprit de plus en plus Légers, la relaxation aide l’élève à se rapprocher de sa véritable nature laquelle n’est ni le corps, ni le psychisme.
Il ne s’agit pas là d’un refus du corps et du mental, mais plutôt de leur transformation. Cela s’opère grâce à une suite de prises de conscience qui permettent la transmutation de la pesanteur en légèreté, de l’opacité en clarté, des tensions en transparence, des résistances en une sensation spatiale, etc. C’est ainsi que le corps et l’esprit parviennent à l’état de vacuité.
Quels sont les principaux facteurs qui favorisent cette démarche ? Premièrement, la prise de conscience globale ou totale de soi produit sur les sensations un peu le même effet que le soleil produit sur la brume. De même que la brume se dissipe couche après couche lorsque le soleil brille dessus, de la même façon les sensations du corps et du psychisme sont raréfiées par une attention complète à soi. Cette raréfaction des sensations modifie la relation qui existe entre l’attention et les sensations ; celles-ci ont tendance à se mélanger, à fusionner, et il se produit une osmose entre elles. C’est l’aboutissement de cette relation qui ne présente plus aucun signe de division, ni de rapport de force. La finalité du processus consiste à expérimenter le corps en tant que pure conscience, d’où dans certains textes la mention de pouvoirs comme celui de se rendre invisible, ou tout au moins invisible pour soi-même.
Deuxièmement, la recherche ci-dessus est le résultat d’une suite de somations, grâce auxquelles le corps et l’esprit deviennent de plus en plus légers, clairs, transparents et spatialisés. En effet, les sensations passent de la pesanteur à la légèreté, de la légèreté à la clarté, etc., parce que la prise de conscience elle-même se rend légère, claire, etc. Les caractéristiques ou les qualités de l’attention se transmettent alors au corps et au mental, tout comme tout ce qui se trouve au fond de l’être humain tend à se traduire dans le corps, puis dans la société.
Il serait peut-être bon de rappeler le processus habituel d’une somation. Les premiers signes de cette dernière se voient dans l’état respiratoire. Lors d’une modification dans le psychisme, le souffle est modifié en conséquence, et devient plus rapide, bloqué, plus lent, etc. Or l’appareil respiratoire est physiologiquement lié avec les systèmes circulatoire, nerveux et glandulaire. Ainsi les modifications respiratoires parviennent à se localiser dans le cerveau et dans le sang, d’où elles atteignent les cellules lesquelles, à leur tour, constituent les divers tissus corporels. C’est pour cela que l’on peut lire le type psychique dans la physionomie du corps, et qu’il existe une psychologie propre aux personnes grosses, maigres, longilignes, trapues, etc.
Le processus de somation, parvenu au corps, tend à se poursuivre dans les structures sociales. Ces dernières ne sont rien d’autre qu’une extension dans l’espace de ce que sont les hommes à l’intérieur d’eux-mêmes. Ainsi l’on comprend à quel point nous sommes tous responsables pour ce qui se passe dans le monde, puisque le monde est nous-mêmes.
Voici deux exemples pour illustrer ce qui vient d’être dit la voiture : son pare-brise, ses essuie-glaces, son arrivée d’essence, son moteur, son pot d’échappement et ses roues ne sont rien d’autre qu’une extension de nos yeux, nos cils, notre bouche, nos intestins, notre anus et nos pieds. Tout comme nous agissons grâce aux aliments mis dans la bouche, puis transformés dans l’intestin et ensuite rejetés par l’anus, de même la voiture fonctionne grâce à un procédé semblable.
Le cinéma : le film est une projection pure et simple de ce qui se passe dans notre propre tête. La fascination que nous éprouvons pour nos propres processus mentaux nous la retrouvons dans la salle de cinéma, et les deux aspects du même processus sont en dehors de la réalité.
Troisièmement, l’attitude d’observation silencieuse obtenue par la pratique de la relaxation a pour effet la soustraction de l’énergie des parties encombrantes de la personnalité qui restaient à transformer. L’énergie, qui auparavant alimentait la pesanteur, les contractions, etc., se retire du jeu pour intégrer l’attention spectatrice, de telle sorte que le jeu, n’ayant plus de complice et n’étant plus alimenté, cesse de lui-même d’exister. Alors la transcendance peut avoir lieu, et les transformations se faire.
L’utilité d’une prise de conscience globale
Elle permet d’éviter surtout les inconvénients d’une trop grande fixation de la conscience dans une partie quelconque du corps, notamment la tête, la poitrine et le ventre. Lorsque la conscience se fixe de façon exagérée dans la tête, cela peut provoquer des tensions cérébrales, des maux de tête, et en tous cas une hypertrophie de la pensée. L’hypertrophie de la pensée produit tous les problèmes que nous lui attribuons, dont la névrose lorsque l’accentuation devient trop importante.
Quand la conscience se fige trop dans la poitrine, cela peut accentuer l’émotivité, les boules qui se forment dans cette partie du corps, etc. Lorsque l’hypertrophie de l’émotion devient trop importante, la pensée perd sa base objective pour fonctionner-sainement, la raison décline et la personne se perd dans la faiblesse et dans la sentimentalité. Cela aussi aboutit à la névrose.
Si c’est dans le ventre que la conscience se cristallise, il peut découler une accentuation de la colère, de la violence et de la destructivité. La personne se laisse facilement emporter par les pulsions qui échappent complètement au raffinement du sentiment et à la noblesse de la raison. Il y a danger de névrose chaque fois qu’un aspect de l’être humain prédomine fortement sur les autres aspects.
Ainsi l’on ne peut attribuer de supériorité à aucune des facultés mentales par rapport aux autres : raisonner ne peut être considéré comme étant supérieur au sentir, ni le sentir à l’action. Accentuer l’une ou l’autre amène forcément à un déséquilibre. Aussi lorsqu’on fonctionne avec un seul aspect de soi, l’on reste inévitablement prisonnier du passé, puisque ces trois facultés ont leur racine dans les expériences déjà vécues. Enfin le morcellement intérieur finit par se « somatiser » dans les systèmes sociaux, créant ainsi les conflits que nous constatons. Le yoga, en préconisant une prise de conscience globale et une manière non divisée de regarder, aide à éviter ces divers problèmes.
Les effets de la raréfaction des sensations
Le premier effet de la décondensation des sensations est une meilleure circulation des énergies dans le corps. Lorsque celui-ci s’endurcit, se sclérose, s’alourdit, les courants énergétiques ralentissent, d’où la maladie et la mort. L’on peut définir la maladie comme un ralentissement du flux du prana dans les nadis (canaux subtils). L’on peut aussi avoir la sensation que le corps se dilate, résultat de l’élargissement du champ de l’attention, de la dilatation des nerfs et des artères. Cette dilatation produit souvent des modifications dans ce que l’on appelle le schéma corporel. Celui-ci se dégage, s’ouvre et se dilate à son tour, libérant la conscience des strictes limites corporelles et lui conférant une amplitude et une étendue bienfaisantes.
On peut dire que d’autres effets sont en rapport avec l’évolution future de l’humanité, dans le sens où nous sommes actuellement arrivés, si l’on veut, au sommet du développement matériel et physique, où nous avons plus ou moins maîtrisé le domaine matériel, et que maintenant nous avons la tâche d’aller plus loin, au-delà du matériel vers une perception d’un monde plus subtil. Pendant cet itinéraire il se peut que l’homme débouche sur l’expérience de son corps énergétique, qu’il rencontre les forces qui animent le domaine végétal, et ce genre de découvertes est favorisé par la raréfaction et la dilatation des sensations, de même que par la prise de conscience des énergies qui circulent dans le corps.
DU MÊME AUTEUR(1984)
Un siècle de rêves (poèmes), Ed. Saint-Germain-des-Prés.
Yoga et Ésotérisme, l’Épi.
Le Yoga du sommeil éveillé, l’ÉPI.
Les techniques d’approfondissement du yoga, l’ÉPI.
Le Yoga de la kundalini (traduction), l’ÉPI.
Les bas hurlements (théâtre), Ed. José Millas-Martin.
Techniques mentales du yoga, l’ÉPI.
Le Yoga de la femme enceinte, l’ÉPI.