André Niel
Au delà des Sagesses d'Orient et d'Occident: Krishnamurti et la Synthèse de l'Avenir

Quelle sorte de rapports nos religions nous ont-elles permis d’établir avec l’Infini, l’Eternel ? Les rapports imaginaires qui unissent l’inférieur à son supérieur : rapports de frayeur, échanges de menaces et de sacrifices, rapports de bourreau à victime. Mais comment le sentiment de mon rapport à l’Infini n’influerait-il pas sur la nature de mes rapports avec mon semblable ? En définitive, l’individu n’est-il pas, pour un autre individu, le symbole même de l’Insondable, de l’Illimité ? Il n’est pas possible qu’un homme ait des rapports satisfaisants avec son prochain s’il n’en a pas d’harmonieux avec l’Absolu.

(Revue Synthèses. Numéros 119-120, Avril-Mai 1956)

Conférence prononcée à Paris, pour l’Association France-Inde, le 26 mars 1955 par André NIEL.

I. – ORIENT ET OCCIDENT

Le grand indianiste Heinrich Zimmer affirme, au début de son livre sur Les Philosophies de l’Inde [1], que nous autres Occidentaux, arrivons aujourd’hui seulement au carrefour spirituel que les penseurs de l’Inde ont atteint quelque sept cents ans avant notre ère. Ce n’est qu’aujourd’hui, en effet, que se pose pour nous le problème de nos rapports concrets avec l’Infini, l’Absolu, l’Éternel. Nous commençons de nous apercevoir que la question fondamentale de nos rapports concrets avec l’Infini conditionne toutes les autres graves questions qui nous préoccupent. Problèmes intérieurs et sociaux, moraux et économiques, métaphysiques et politiques, se révèlent peu à peu comme les divers aspects d’un problème central unique : le problème des rapports concrets de chacun de nous avec la Réalité sans limites, la Totalité, l’Infini. Les philosophes existentialistes insistent sur le fait que l’homme est, avant tout, une « existence dans-le-monde ». Ils ont raison de ne pas séparer l’homme et le monde. Mais ils oublient de préciser que le monde dont nous faisons partie est lui-même un monde-dans-l’infini. De sorte qu’essentiellement chacun de nous est un être-au-monde-dans-l’Infini. A cette situation, nul ne saurait échapper. C’est ce qui explique que l’Occident se soit efforcé, lui aussi, à résoudre la question des rapports de l’homme avec l’Infini. Malheureusement, cette solution, il l’a toujours cherchée sur le plan des idées a priori, des idées toutes faites — mythes, préjugés, croyances — autrement dit, sans tenir compte de la nature réelle de cet Infini avec lequel nous avons, en fin de compte, à établir sur le plan concret de la vie des rapports normaux et harmonieux. Nos religions, nos philosophies ont été en général des tentatives — souvent brillantes — pour lancer le pont d’une intuition compréhensive entre l’homme et la Réalité, l’homme et la Vérité. Mais ces tentatives ont échoué, parce qu’elles avaient pour ressort non pas la saine curiosité, ni la saine volonté de vivre, mais seulement de vagues mobiles sentimentaux, intéressés, subjectifs. Jamais nous n’avions encore accepté de considérer l’Infini, l’Absolu, comme un Etre réel, concret, indépendant de nos désirs, de nos peurs, de nos requêtes. C’était pourtant par là qu’il eût fallu commencer : reconnaître, dans son caractère objectif, la réalité de l’Absolu.

Mais nous avons préféré lui donner tout de suite un nom, une forme, une couleur : évidemment ceux de nos préférences, de nos intérêts, de nos partis-pris ! Aussi n’avons-nous jamais prêté le nom d’Absolu, d’Infini, d’Éternel, qu’à une réalité sans consistance : celle de nos rêves. Or, qu’est-ce qui se passe quand on cherche à entrer en rapports avec un être imaginaire ? Aucun rapport n’a lieu, aucun échange ne se produit. Quelle sorte de rapports nos religions nous ont-elles permis d’établir avec l’Infini, l’Eternel ? Les rapports imaginaires qui unissent l’inférieur à son supérieur : rapports de frayeur, échanges de menaces et de sacrifices, rapports de bourreau à victime. Mais comment le sentiment de mon rapport à l’Infini n’influerait-il pas sur la nature de mes rapports avec mon semblable ? En définitive, l’individu n’est-il pas, pour un autre individu, le symbole même de l’Insondable, de l’Illimité ? Il n’est pas possible qu’un homme ait des rapports satisfaisants avec son prochain s’il n’en a pas d’harmonieux avec l’Absolu. Cette dernière carence est la cause des guerres. On ne peut pas plus prétendre que de vrais échanges unissent les hommes dans la guerre, qu’on ne peut parler de vrais rapports entre l’homme et l’Infini au sein de nos religions. Mêmes réserves à faire à l’égard de ce que nous appelons « amour ». On vient d’assister à la publication de deux énormes volumes : l’un sur Le comportement sexuel de l’Homme, et l’autre sur Le comportement sexuel de la Femme [2]. Ces deux gros ouvrages sont significatifs de l’isolement moral des deux sexes. Les rapports sont, ici, ceux qui existent entre l’individu et une sorte d’éblouissement physique, qu’incessamment on cherche à atteindre, à posséder, mais ce ne sont pas des rapports librement créateurs entre personnes humaines. D’où la tension qui domine ces échanges, les soucis et les reproches d’incompréhension, de jalousie et d’infidélité. Quant à notre art moderne, qu’est-ce qui en caractérise les excès, sinon la prétention de l’artiste à nous relier aux profondeurs du monde sensible par le seul truchement de signes mystérieux, d’indications purement subjectives ? Mais par la voie de ce langage hermétique ne s’épanche aucune émotion véritable. L’œuvre d’art à caractère authentique résulte d’une synthèse d’images, ou de paroles, animée par la flamme de compréhension dont l’artiste a éclairé lui-même certains objets ou certains êtres réels appartenant au monde réel. Il n’y a rien de valable, en art, en science, comme dans les sentiments humains, que ce qui permet à l’activité positivement réformatrice et organisatrice de l’individu — matérielle ou spirituelle — d’avancer dans le champ infini et indéfiniment multiple de l’existence concrète. Si ce progrès est possible, c’est qu’au départ l’individu a été mis sur la route profonde qui délivre en action, dans le Tout, l’intuition humaine compréhensive de l’harmonie essentielle de ce Tout. Or, on peut bien dire qu’aucune Métaphysique, aucune Morale, aucune Politique, n’avaient encore jamais abouti, en Occident, à une telle œuvre de plénitude. Aujourd’hui cependant, nous nous avisons dans ces domaines de l’existence du Total, ou de l’Infini, en tant qu’objet réel; c’est pourquoi une transformation et un progrès vont, sans doute, devenir possibles.

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Il est vrai que l’Inde, au contraire de l’Occident, a entrevu très tôt — dès le VIIème siècle avant J.C. — le caractère concret de l’Absolu, de l’Infini. C’est dans les Oupanishads que, pour la première fois clans l’histoire spirituelle de l’humanité, la notion de sacrifice, en tant que moyen de satisfaire à des dieux plus ou moins cruels et égoïstes, est dépassée. Le sacrifice est une méthode primitive par laquelle l’humanité inévoluée a longtemps essayé d’entrer en rapports avec des dieux imaginés sur le modèle de chefs intéressés et cruels. A cette ancienne conception, les Oupanishads tendent à substituer l’usage de la connaissance. Seule, pour eux, la connaissance est capable de nous relier à l’Absolu, qu’ils appellent indifféremment âtman ou brahman. L’âtman est l’Etre dans son aspect intérieur, ou psychologique. Le brahman est l’Etre dans son aspect extérieur, ou objectif : le monde, la nature, l’univers. L’absolu principe des choses est ici défini, pour la première fois, comme une Réalité concrète, indépendante de toute personnification, de toute symbolisation, détachée de toute croyance a priori concernant sa nature, son origine, sa fin. De plus, le problème des rapports de l’homme avec cet infini est clairement posé : il n’y a pour l’homme ni équilibre ni bonheur en dehors de son harmonisation à cet Absolu. Or, cette harmonisation ne peut être obtenue que par la voie de connaissance : la découverte de son vrai rapport à l’Absolu libère l’homme, simultanément, du souci de la mort et de l’angoisse du bien et du mal. Nous ne voulons pas dire que, de ce problème, tel qu’il a été posé par elle une fois pour toutes, l’Inde ait trouvé la réponse définitive. Nous reviendrons tout à l’heure à cette question. Mais ce qui est certain, c’est que le fait d’avoir posé ainsi tout de suite le vrai problème a influencé considérablement la culture indienne. D’une part, il n’était plus possible que l’adoration d’un certain nom ou symbole privilégié vînt, pour ainsi dire, bloquer la conscience dans des Religions ou des Philosophies exclusives. L’Absolu étant reconnu dans sa réalité concrète, c’est ce caractère concret qui, avant tout, émeut, et tend par là à unir les hommes dans une même curiosité, une même recherche de connaissance. A la réalité même de l’Infini est attribué un intérêt sans commune mesure avec les représentations hâtives que l’on peut s’en former. D’autre part, une telle conception, pour ainsi dire ouverte de l’absolu, orientait l’homme vers une sagesse aussi profonde qu’active et dynamique; véritable sagesse de l’infini scellant dans une action souple et vivante le rapport essentiel de fraternité qui unit l’homme à l’Absolu. Sagesse sans âge, sans nom, sans dogmatisme. La sagesse la plus réaliste qui soit, parce qu’elle tend à opérer l’intégration parfaite de l’individu concret au cadre sans fin de l’existence. Enfin, de cette ambiance de réalisme spirituel a résulté pour l’Inde une culture remarquablement homogène. La Religion et la Philosophie, ayant le même objectif, unissent leurs recherches. Cette unité caractérise, aujourd’hui encore, l’œuvre d’un Aurobindo. Science, éthique, gymnastique et spiritualité inspirent par ailleurs simultanément les techniques du yoga. De la même manière, éthique et religion ont été de pair dans l’action d’un Gandhi.

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C’est un fait qu’en Occident la recherche spirituelle a été beaucoup moins homogène. Tandis que les religions, les philosophies, les idéologies politiques poursuivent leurs efforts, sur le plan théorique, dans des directions opposées, la prolifération, sur le plan de l’action pratique, des sectes, des mouvements, des partis, ajoute encore à la confusion. D’où cela provient-il ? — Comme on ne s’avise pas du caractère concret, réel, indépendant, de l’Absolu, on lui impose immédiatement un nom, une figure, significatifs de telle croyance ancienne ou récente. Comme ces croyances défendent des intérêts, des passions, c’est l’Absolu qu’on mobilise pour représenter ces intérêts et ces passions. Chaque Nation, chaque Religion, chaque Classe sociale et même chaque individu en arrivent ainsi à avoir leur absolu personnel. Quand ce désordre cristallise en positions adverses bien campées et décidées à la lutte, alors, bientôt, une révolution ou une guerre éclatent. L’Occident n’a jamais cessé d’être un champ de bataille d’idées exclusives et de forces jalouses, en conflit pour l’imposition d’une certaine image arbitraire de l’Un. De ce désordre a même résulté une curieuse conséquence philosophique. Devant cette confusion, devant tant de malheurs et d’erreurs, on en conclut qu’aucune harmonie n’est possible pour l’homme, ni dans ses rapports avec lui-même, ni dans ses rapports avec l’absolu. C’est la conclusion des philosophes existentialistes. Dans leur système, l’homme est naturellement ennemi de lui-même, et l’Absolu, étant pour eux la Totalité déchirée aux pôles adverses de l’essence et de l’existence, est lui-aussi cassé en deux. II est significatif que cette conclusion sinistre soit exactement à l’opposé de l’intuition unitaire des Oupanishads : l’homme rendu harmonieux au monde dans le sein d’un être unique grâce à la perception-connaissance de cette unité fondamentale. L’homme moderne d’Occident conclut par une formulation terrible, mais logique, une série d’erreurs innombrables. L’Occidental a, toutefois, inventé un espoir qui tend à atténuer ce pessimisme radical, l’espoir d’une sagesse : la sagesse du fini, la « sagesse de la mesure », ou « méditerranéenne », comme l’appelle Albert Camus, à la fin de son Homme Révolté [3]. L’homme doit se résigner à la solitude, à l’impuissance, à la chute dans le néant qui suit la mort, à la misère métaphysique. Dans cette résignation stoïque résiderait sa noblesse. Malheureusement, cette sagesse du fini n’est qu’une évasion. Elle n’apporte aucun remède aux difficultés de plus en plus tragiques où l’humanité se débat. Même ses vertus analgésiques sont devenues inopérantes. C’est d’une sagesse de l’illimité que nous avons besoin, qui réconcilie l’homme tant avec son infinité intérieure qu’avec l’Infini objectif. C’est d’un tel besoin que l’Occident prend aujourd’hui conscience, en même temps qu’il aperçoit le danger où l’entraîne la poursuite des Mythes, ou des Mystiques, qui le divisent. Cette nouvelle conscience est même en train d’opérer en lui un profond retournement. En quelque sorte, il perd la foi dans son pessimisme et dans son nihilisme, il doute du pouvoir bénéfique de sa vision séparatrice du monde. Il a vécu jusqu’à l’extrême le dégoût d’exister, et ressenti jusqu’au fond le désespoir de vivre; mais la Vie, en lui, refuse à la fin de désespérer d’elle-même, et ne lui laisse pour dégoût que celui des Fables qui l’ont privé jusqu’à maintenant du commerce du Réel. Autrement dit, l’homme moderne d’Occident s’aperçoit qu’il lui va falloir enfin s’atteler au vrai problème des rapports du Moi au Non-moi, au lieu de courir après des ombres.

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Cette conversion peut s’opérer d’autant plus rapidement que l’Occident s’est déjà montré capable d’une telle libération à caractère réaliste : quand il a rejeté, il y a, lui aussi, quelque vingt-cinq siècles, l’enseignement traditionnel des fables cosmologiques pour affirmer l’unité du monde phénoménal, principe sur lequel, de nos jours encore, repose la science. C’est, en effet, aux Grecs que nous devons faire remonter la naissance de l’esprit positif, ou scientifique. Avec les philosophes ioniens — c’est-à-dire au sixième siècle avant notre ère — l’ensemble de la réalité physique, le monde des phénomènes, est reconnu implicitement comme totalité concrète. On ne croit plus que le secret des origines du monde soit enfermé dans les récits mythologiques; on n’admet plus que des esprits, ou des dieux, aient le pouvoir de diriger les événements naturels. On découvre que ceux-ci obéissent à des lois cosmiques universelles. Les choses sont, enfin, prises pour ce qu’elles sont : les éléments d’une Réalité parfaitement intégrée et harmonieuse à elle-même. On ne peut même nier qu’un tel acte libérateur ait été, sur le plan matériel, exactement analogue à celui qui, à peu près au même moment, tendait à libérer l’Inde, sur le plan spirituel, des images de la Transcendance et du goût du sacrifice. Ici, c’est l’Absolu dans sa forme psychologique qui est découvert en tant qu’objet; là, c’est le Réel dans son aspect phénoménal qui est reconnu comme fondement indivisible de la vérité. On sait comment, dans le cadre de l’esprit positif « méditerranéen », le progrès technique s’est peu à peu tracé une voie triomphale. C’est, pour sa part, sur la base d’un tel épanouissement que l’Occident s’est édifié une culture et un mode de vie homogènes. Sur le plan de l’action pratique, l’Occident a réalisé l’unité que l’Inde a connue sur le plan spirituel. L’Orient ni l’Occident n’ont, en conséquence, rien à envier l’un à l’autre. Ils ont été l’un et l’autre le champ d’expériences et de réussites capitales dans l’évolution psychobiologique de l’humanité. Il n’est même pas possible de considérer aujourd’hui sans émotion ce phénomène extraordinaire : l’esprit humain s’affranchissant de ses rêves, accomplissant un pas décisif vers la Réalité, à peu près au même moment, au sein de deux civilisations inconnues l’une à l’autre, dans des domaines qu’aujourd’hui encore nous croyons sans rapports entre eux : le matériel et le spirituel. C’est comme deux grands fleuves qui auraient jailli presque simultanément à des distances énormes l’un de l’autre. Le premier, sorti de la source grecque, va garder jusqu’à nos jours un cours torrentueux et brutal. L’autre, sorti de la source indienne, a pris tout de suite l’aspect d’une mer étale, cherchant pour ainsi dire à absorber en soi l’image de l’Infini. II a donc fallu près de trente siècles avant que ces deux voies libératrices opèrent leur conjonction dans l’homme, sous la forme d’une conscience nouvelle et unique passionnément éprise du Réel. De cette conscience nouvelle, l’humanité moderne est aujourd’hui dépositaire, Sous les divergences du passé, à travers les malentendus du présent, peu à peu s’affirme dans une intuition redevenue unique l’élan réaliste qui donna autrefois naissance séparément aux libérations métaphysique et matérielle d’Orient et d’Occident. C’est finalement le niveau de sa connaissance de l’Un qui marque le point où l’homme en est arrivé de son évolution spirituelle. Voici un tableau rapide de cette évolution, à la fois résumée dans son passé et prolongée pour l’avenir dans ses perspectives probables.

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Malgré son impuissance à fonder une harmonie spirituelle, l’Occident a certainement contribué indirectement au progrès spirituel lui-même. II a, en effet, permis à l’espèce d’alléger considérablement le poids des charges et des misères matérielles qui interdisent à la pensée libre de germer et de grandir. L’humanité de demain peut continuer dans cette voie avec les mêmes méthodes de prospection et de vérification. Ses rêves cosmologiques ne la reprendront plus. Le Réel pur, l’Absolu, l’Un fondamental, l’Essence des choses, la Totalité inconditionnelle est découverte pour toujours sur le plan phénoménal. Des rapports constants avec cette Réalité, se traduisant par des inventions pratiques toujours nouvelles, sont le signe d’un contact et d’un échange créateurs capables, en principe, de durer indéfiniment. Malheureusement, en fait, un obstacle se dresse, qui interdit à l’homme d’Occident de voir actuellement dans ces perspectives l’image certaine de son avenir. C’est l’obstacle des rêves idéologiques qui l’empêchent encore d’établir des rapports concrets avec l’Absolu sous sa forme métaphysique : d’où le désordre religieux, moral et politique. Sur ce même obstacle va buter aujourd’hui la force torrentueuse du progrès matériel, qui se retourne alors contre l’homme tout entier avec l’impétuosité d’un cataclysme. C’est sûrement parce que nous voudrions trouver à ce danger une parade immédiate qu’un bilan trop hâtif de l’apport indien, ou oriental, commence par nous décevoir.

Il est certain que l’éclair des Oupanishads — l’Absolu reconnu comme présence concrète — s’est vite trouvé plus ou moins étouffé dans la brume des mysticismes. Trop vite, hélas cette présence concrète s’est estompée en transcendance. Des techniques, méditatives ou ascétiques, sont alors apparues, qui ont promis la vision de cette Transcendance. On en est revenu à l’idée de sacrifice, aux vertus d’obéissance et d’adoration, où le contact avec la Réalité est à nouveau perdu. Sans doute, parmi toutes ces erreurs, des efforts authentiques ont probablement eu lieu, dans le but de relier l’individu à autre chose qu’à des mondes imaginaires : notamment parmi les techniques du yoga. Mais de telles techniques n’ont jamais dépassé le stade de l’empirisme, ou bien sont allées à nouveau s’enfermer dans l’ésotérisme. Le yogi est un solitaire dont l’exemple et l’enseignement produisent d’autres solitaires. Pas de principes solides de connaissance accessibles à tous, rendant l’humanité capable de se hausser universellement à la pratique certaine des vérités psychologiques et métaphysiques fondamentales. Mais au lieu de condamner, il est préférable de comprendre : En premier lieu, si la détermination du vrai problème, du véritable objet de la connaissance spirituelle, n’a pas été suivi ici d’une évolution rapide du comportement adaptatif, c’est qu’on est dans un domaine où le concret n’est plus le sensible, comme c’est le cas sur le plan matériel, d’où la difficulté d’une vérification instrumentale. Ainsi nous expliquons-nous qu’ait été si longtemps victorieuse, en ce domaine, la résistance des Images, des Mythes, des Croyances a priori. En second lieu, l’Absolu étant ici une réalité concrète psychologique, son caractère objectif reste instable tant que la conscience n’a pas atteint le point de vue intérieur d’un parfait désintéressement. Toutes les approches intéressées sont interdites. Sans doute, la connaissance du caractère concret de l’Absolu dissout-elle immédiatement toutes les images a priori qu’on s’était formé de cet Absolu. Mais pour parvenir à la certitude collective de ce caractère, une profonde sensibilisation, une réelle maturation, de la conscience est nécessaire.

Autre source de difficultés : les fruits que rapporte une telle connaissance sont également, pour commencer, uniquement psychologiques : ce sont des fruits intérieurs. La confirmation des faits ne sera possible qu’à partir du moment où un nombre suffisant d’hommes reliés, ou intégrés, ou unifiés, seront capables de constituer un noyau d’humanité harmonieuse aussi bien à l’Absolu qu’à elle-même.

Pour toutes ces raisons, l’humanité devait sûrement attendre un stade déjà avancé de son évolution avant de pouvoir utiliser efficacement l’intuition orientale du caractère concret de l’Infini. Imaginons qu’un peuple ou une race se fussent consacrés, depuis plusieurs millénaires, pour des raisons mystérieuses, informulées à eux-mêmes, à la découverte de gisements d’uranium; ce n’est qu’aujourd’hui que les résultats de ces recherches pourraient être mis à profit pour le bien-être général. Or, quelque chose de semblable est arrivée à la culture indienne dans le domaine spirituel. Aujourd’hui seulement, l’effort de cette culture parvient à son terme. Le problème fondamental mis à jour par les Oupanishads — celui des rapports concrets de l’homme avec l’Un — ne pouvait trouver sa solution que dans une société à la fois plus évoluée et plus dense. Cette société est la nôtre. Cependant a lieu un curieux phénomène : en même temps qu’elle s’universalise, l’intuition fondamentale du caractère concret de l’Absolu tend à perdre son caractère proprement indien, pour être revécue par l’homme tout entier, indépendamment d’une civilisation particulière.

Mais n’est-ce pas exactement ce qui arrive aujourd’hui à l’intuition unitaire du monde physique, intensément vécue et revécue par l’Occident depuis vingt-cinq siècles ? Cette intuition dynamique n’est-elle pas aujourd’hui retrouvée et mise à profit en tous les points de la planète par les savants de toutes les races ?

En réalité, nous assistons à une gigantesque CONJONCTION EVOLUTIVE. Alors que l’esprit positif, d’origine occidentale, est en train de gagner toute la terre à la certitude de l’unité matérielle du monde, la REVELATION DE L’ABSOLU, d’origine orientale et indienne, commence, simultanément, d’opérer dans les consciences une conversion profonde du sens social et métaphysique. Les deux fleuves, d’allures si diverses, dont nous avons parlé tout à l’heure, sont sur le point de mélanger leurs eaux. On peut prévoir que celles du torrent occidental vont donner au cours extatique de la recherche spirituelle indienne une vigueur toute positive, cependant que l’esprit occidental va trouver dans la connaissance directe de l’Etre la certitude généreuse où se dissoudront l’ancien parti-pris : ceux du Mien et du Tien, de la Race et de la Classe, de la Nation et de la Religion. Ce qui prouve que cette conjonction n’est pas du domaine des simples conjectures, c’est que, dans le cadre actuel de l’activité universelle de l’espèce a commencé de s’opérer une synthèse de l’élan matériel et de l’élan spirituel qui va s’étendre de plus en plus à tous les domaines. Un exemple significatif de cette synthèse nous est donné aujourd’hui par l’application, en Inde même, des méthodes occidentales d’expérimentation et de contrôle aux objectifs de la recherche spirituelle spécifiquement orientale. Cependant que des hommes de science occidentaux — des médecins, des psychologues — s’appliquent à définir expérimentalement les résultats concrets obtenus par certains exercices de méditation, des Instituts scientifiques du yoga sont créés par le gouvernement indien; et les découvertes les plus récentes de la linguistique sont utilisées dans les Universités et les Ashrams pour la critique objective des textes fondamentaux des Védas et des Oupanishads. Une recherche s’annonce, dominée par l’imprégnation réciproque du scientifique et du spirituel. Cet échange et cette fusion sont l’annonce d’une nouvelle culture. Nous avons vu comment deux principes de réalité avaient fourni leur caractère homogène, respectivement, aux deux grandes cultures d’Orient et d’Occident; principe de réalité et d’unité du monde physique; principe de réalité et d’unité de l’Absolu, ou essence de l’Etre. Or, une grande culture de synthèse est en voie de naître, homogène à la fois à ces deux principes. Dans le cadre de cette culture, on peut prévoir que l’individu, aidé par une éducation et un milieu favorables, s’unira spontanément à la totalité, grâce à la découverte de son propre équilibre fondamental, identique à l’harmonie de l’Etre. Dans cet équilibre est le véritable art de vivre : la sagesse de l’infini, celle d’une action constamment reliée à l’Universel, au tout de l’Existence.

II. – KRISHNAMURTI

Les représentants de cette humanité nouvelle, harmonisée définitivement à l’équilibre et au destin de l’Univers — et qu’on vient de voir en marche dès aujourd’hui, dans une synthèse naissante des cultures d’Orient et d’Occident — vont certainement se multiplier. Leurs messages, d’abord, paraîtront isolés; mais peu à peu sera décelée, sous cette diversité, la certitude unique qui deviendra alors collectivement irrésistible. Parmi les hommes d’aujourd’hui qui témoignent de cette ascension d’une nouvelle culture, nous devons compter Krishnamurti. Son message confirme ce que nous venons de dire sur la nécessité actuelle, pour l’intuition indienne primitive d’un Absolu concret, de s’universaliser dans un aspect dépouillé de toute couleur historique particulière. Sans doute, Krishnamurti est indien par la naissance. Il est fils de parents brahmanes. Mais il a fait ses études en Europe. Et il s’exprime aujourd’hui en anglais. De plus, nous allons voir que, si l’intuition initiale qui gouverne son enseignement garde une allure indienne, son expression prend peu à peu l’allure d’un édifice de pensée cohérent, d’allure occidentale. L’étude des grandes lignes de ce message exceptionnel va nous permettre de comprendre en quoi il répond aux caractères propres à l’étape spirituelle que nous traversons. Le message de Krishnamurti enferme certaines affirmations essentielles autour desquelles viennent cristalliser sans cesse les nouveaux apports de son enseignement. La plus importante de ces affirmations est la suivante : L’HOMME EST LA REALITE ELLE-MEME. On appelle ordinairement « réalité » les réalités de la vie, c’est-à-dire la vie telle qu’elle est, avec ses brutalités et ses injustices. Mais le sens donné à ce mot par Krishnamurti est tout à fait différent. La Réalité est ici l’Univers tout entier, à la fois dans ses apparences visibles et dans ses profondeurs : la loi ultime de l’être des choses. « Pourquoi cet Univers a-t-il été créé ? Pourquoi quelque chose existe-t-il ? » sont des questions que nous formulons habituellement à l’égard de cette immense Réalité. Mais Krishnamurti ne pense pas qu’elles puissent être légitimement posées. En effet, il est impossible et contradictoire de penser que la Réalité, le Tout, ait une cause première — puisqu’en dehors du tout, il ne peut rien exister ! La Totalité existe donc comme une donnée primordiale, un étant sans cause ni fin, dont le devenir n’a ni origine, ni but [4]. Dans le cadre de cette Réalité, le plus humble des êtres n’a pas besoin d’être justifié par son rattachement à une cause particulière, étant donné qu’il appartient dans son essence à l’essence du Tout injustifiable. A fortiori, l’homme, l’individu [5]. « Comment l’homme a-t-il été créé ? Comment fut formé le premier organisme vivant ? » De telles questions ne peuvent concerner l’essence de ces réalités — qui fait que chacune d’entre elles participe du Tout sans cause — mais seulement être posées dans une intention pratique. Les savants, notamment, ont le droit et même le devoir de se poser ces questions d’origine, qui pourront sans doute un jour être résolues. Mais la Métaphysique devient une impasse quand elle aborde la connaissance du Tout, ou de l’Etre, par une question de ce genre [6]. Le Tout et l’Être sont la nature entière dans son étant et son devenir éternels, et nous jouons aujourd’hui, en tant qu’hommes, ce jeu éternel de l’être-devenir, sans qu’il soit possible de rompre cette infinie Réalité afin d’attribuer une Cause première à quoi ou à qui que ce soit. A l’idée traditionnelle de « causalité », la science moderne a substitué celle de « fonction », c’est-à-dire l’étude des rapports entre les phénomènes. C’est une transformation analogue que Krishnamurti nous demande d’accomplir en Métaphysique. L’étude de nos rapports avec les êtres et avec l’Être dans le cadre des lois universelles de la Réalité sans cause doit être substituée à la recherche des Causes [7].

Ce n’est un mystère pour personne que la question sur l’existence, posée relativement à nous-mêmes, ou à tout ce qui est, éveille l’angoisse dans la conscience. Cette angoisse est le signe d’une mauvaise position intérieure. La « difficulté d’être » qui se découvre de plus en plus chez l’homme moderne est le symptôme d’un défaut radical et dangereux d’harmonie de l’individu avec l’Être sans cause [8]. Or, aucune réponse à aucune question sur le pourquoi essentiel des choses n’établira jamais cette harmonie. L’Etre est dans l’instant, et n’a ni pourquoi ni fin absolus que le développement sans cause de l’état universel de Réalité. Si la question sur l’être du Moi : « Pourquoi est-ce que j’existe ? » provoque un dédoublement de la personne, c’est qu’elle implique l’illusion d’une séparation radicale du Moi d’avec l’Etre sans cause. Mais il n’y a de Cause particulière à rien de ce qui existe, parce que tout est, par essence, réel de la réalité injustifiable de l’Etre total. L’homme est cet Etre total exactement dans la mesure où il est quelque chose de réel [9]. La Matière, la Vie, notre Espèce, l’Individu sont sortis de l’Etre fondamental sans rien changer à la nature injustifiable de cet Etre, et rien ne changerait à cette nature si tout ce qui existe venait à disparaître. Que je subsiste moi-même pour l’éternité, ou que je disparaisse immédiatement à jamais, ne change rien au Tout ni à moi-même, dans mon essence injustifiable qui m’harmonise à ce Tout.

Notre naissance ni notre mort ne changent rien à ce qui Est fondamentalement en dehors de toute naissance et de toute mort, c’est-à-dire au Réel, que nous sommes nous-mêmes sans le savoir, tant que nous ne le vivons pas dans une profonde et naturelle certitude [10]. C’est l’appartenance de chacun à la Réalité qui lui donne son prix inestimable en valeur d’être. L’individu, quelque soit son rang ou son ouverture à la Vérité, est incomparable et irremplaçable : son poids est le poids de la Vie même, et sa chair est faite de la substance essentielle de l’Infini. Si la disparition d’un être humain ne change rien au Tout, cela ne veut donc pas dire qu’il est négligeable, au contraire : c’est parce qu’il est en quelque sorte ce Tout lui-même. Dans l’amour de la vie, dans la sérénité devant la mort vibre le même message de l’existence de tout, cet épanouissement intégral et éternel de l’Etre-devenir [11] sans cause. Religions, Philosophies, Métaphysiques, se sont vainement acharnées jusqu’à aujourd’hui à résoudre des problèmes inexistants, comme celui de la création du monde et de la survie individuelle. Les réponses qu’elles proposent à ces vaines questions ne font rien qu’exprimer notre tendance malheureuse à nous disjoindre du Tout, en tant que système homogène de relations harmonieuses et en nombre infini entre les êtres. Quand l’homme découvre qu’il est la Réalité, et que cette vérité n’a de valeur qu’en tant qu’expression de la nature des choses — non en tant que réponse à aucune question d’ordre religieux ou métaphysique — alors, il prend une juste connaissance de la cause du Tout en tant que phénomène des phénomènes; et l’absence de toute possibilité d’une justification causale relativement à ce qui touche l’essence des êtres, du plus humble au plus éternel, lui est révélée. Alors, par sa libération des faux problèmes, il lui est permis d’agir comme un libre représentant de la Totalité : il devient le Tout à sa manière d’homme et, par là, s’harmonise en action et en pensée à la Réalité entière, envisagée dans les innombrables aspects de son être-devenir [12]. L’homme est la Réalité elle-même : cette énonciation vient se substituer à toutes les questions posées par les Religions et les Philosophies sur la cause séparée du Tout [13], et non leur répondre. Et elle s’y substitue non à la suite d’une victoire intentionnellement sur elles remportée, mais du fait même de la défaillance des modes de pensées dont elles sont solidaires. L’homme est l’Absolu sans cause : cette constatation met l’individu lui-même en tant qu’Absolu à la place laissée vide depuis toujours par la question métaphysique de la « Cause Première ». « Mais, de quoi est fait cet Absolu, ou cette Réalité ? Qu’est-ce qui peut nous servir à la déterminer, à la définir ? » A cette nouvelle question, toujours renaissante chez le sceptique et l’indécis, une réponse sans fin et indéfiniment juste pourrait être apportée : celle de l’action continûment positive de l’homme mû par l’évidence de son identité sans faille à l’essence première et dernière des choses. La Réalité n’est rien d’autre que cet homme, que ne distrait plus de la vérité le souci métaphysique de la cause séparée de l’Etre [14]. La Réalité est nous, dans le moment présent et toujours nouveau de notre conscience originelle, c’est-à-dire réduite à sa qualité humaine la plus nue et la plus pure. Elle n’est ni le Néant, ni l’Etre dans leur contradiction, puisqu’elle n’est pas quelque chose qu’on puisse opposer à autre chose. Elle n’a pas de nom qui puisse nous faire nous accrocher à elle comme à un symbole exclusif de connaissance. En quelque sorte, ma faculté simple de connaître parvient naturellement à la connaissance du Réel, si mon désir de connaître celui-ci n’intervient pas. Mais je dois être conscient de cette absence de désir, afin de me maintenir en état de liberté [15]. Autrement dit, je comprends l’Etre de mon seul être simple, mais parfaitement conscient de son non-attachement à rien qui se puisse comprendre ou révérer comme l’incarnation d’une Cause ou d’une Réalité « supérieures ». Quand j’ai la connaissance la plus claire, mais aussi la plus nue de ma conscience, rien ne me sépare plus de la Réalité. Celle-ci n’est donc rien que la condition humaine réduite à son plus pur fonctionnement de chose profondément connaissante de la connaissance même. La Réalité est ce qui fait que je ne me pose plus la question majeure sur l’Etre, étant donné que le caractère immédiat du rapport qui m’unit à lui suffit à m’enseigner sa nature. La Réalité entre réellement et explicitement en existence dans le fait pur de mon être : quand celui-ci ne se rattache plus à aucune valeur d’existence susceptible de le distraire, par son caractère exclusif, de son rapport essentiel au Tout.

Cette Réalité n’est pas Dieu dans son opposition à l’homme, ni l’homme dans son opposition à Dieu. L’homme qui est n’est ni homme ni dieu, il est le Réel : l’immédiateté de l’étant sans-cause-ni-fin, où il n’est aucune place pour l’opposition d’un Créateur et d’une créature. L’orgueil, ni l’humilité ne le haussent ni ne l’abaissent vers rien; cet homme est de niveau avec toute réalité rendue à la majesté originelle et finale du Tout injustifiable. Il n’y a pas d’extase en Dieu ni autre chose qui donne la clé de l’Absolu. L’Absolu, ou la Réalité, est l’état de connaissance lui-même libéré du désir contradictoire de connaître l’Absolu [16]. Ce pur état de connaissance ne donne donc pas à proprement parler la connaissance de l’Absolu. Celui-ci, ou Dieu, ne peut pas être connu par un acte de curiosité perceptive ou comparative. Dieu est notre conscience quand nous sommes sans idée préconçue sur ce que nous sommes, sur notre durée possible, sur l’origine, la fin et les limites de notre être, sur la possibilité ou l’impossibilité de connaître Dieu. Parce que nous sommes la Réalité, en chacun de nous couve une amitié naturelle pour tous les êtres et nous tendons du fond de nous-mêmes à affirmer cette amitié dans une action où elle s’accomplisse et se perfectionne toujours davantage [17].

Deuxième affirmation de Krishnamurti concernant les rapports de l’homme avec le Tout fini-infini, différencié-indifférencié : LA RÉALITE NE PEUT ÉTRE ATTEINTE.

Cette affirmation est la plus susceptible de nous centrer au cœur de ce qui est, c’est-à-dire au centre de nous-mêmes, et de nous faire vivre immédiatement la Réalité. Elle vient à l’appui de la précédente, car si l’homme est la Réalité (1ère affirmation), quelle autre route que celle de l’identité peut y conduire, autrement dit quel autre chemin que l’absence de chemin ? Comprendre que le Tout, l’Absolu, ne peut être atteint a pour conséquence de nous mettre dans l’état de non-vouloir, de non-désir, relativement au Réel, aussi bien qu’à l’égard de quelque condition suprême que ce soit, de nature transcendante.

Malheureusement, VOULOIR la Réalité, l’Unité, le Transcendant, l’Absolu, le Bien, est le défaut majeur de notre espèce. Ce vice psychologique grève l’action de l’homme d’un souci inextinguible de réussite, qui empêche la compréhension et déchaîne la violence [18]. Tous nos conflits, toutes nos passions, nos égoïsmes, notre volonté de puissance, nos jalousies, notre désir de vaincre et le désir de nous fondre en Dieu, l’attrait de la volupté et de la pureté, celui de l’orgueil et de l’humilité, la séduction du vice et de la vertu, les guerres entre classes sociales, entre voisins de palier, ou la guerre de chacun contre lui-même ont leur ressort initial dans cette volonté : le vouloir-être, le vouloir-du-Suprême, le désir du Juste et du Parfait. Mais, hélas ! pour qui VEUT ainsi le Suprême, le Fondamental, le Bien essentiel, l’état de simplicité est franchi, l’état originel d’union avec le Tout est abandonné, et l’état de séparation-contradiction se déclare. Comme pour l’aviateur qui a franchi le mur du son, un ordre de conditions nouvelles apparaît. Dans cette ambiance nouvelle, toute action morale, toute pensée métaphysique est désormais conditionnée par l’opposition imaginaire d’un Réel et d’un non-Réel de pur artifice. Le vrai et le faux qui s’y combattent développent leur conflit dans le vide, comme deux fantômes sans substance. Les éternelles victimes, les éternels défaits, ce sont les hommes qui se méprisent ou se tuent pour l’amour de ces fantômes.

La vérité de la vie n’importe plus. On s’agite sur un plan de catégories fictives où les valeurs « bonne » et « mauvaise » n’ont plus aucun rapport avec la santé, la force et la beauté des êtres réels. Le désir de faire triompher l’Un et le Beau sous la forme d’un Mirage rend absolument ignorant des conditions concrètes du beau et de l’un. La vraie beauté et le vrai bien n’ont aucun rapport avec l’inimitié d’une essence du Beau et d’une essence du Laid, d’un Dieu-du-Bien et d’un Dieu-du-Mal ! L’inimitié n’a jamais fait le bien ni le beau. Le bien est la non-inimitié [19]. Il est, intérieurement, la certitude que la séparation entre les êtres n’est pas radicale, et qu’elle n’entame pas l’unité profonde de l’Etre. Plus particulièrement, le bien moral est la notion fondamentale et vécue en laquelle s’opère la fusion des concepts de Réalité et d’Humanité. De la même manière que chaque individu est tout le Réel, il est l’Homme tout entier [20]. L’Humain est déposé dans l’individu sous sa forme la plus parfaite, comme un ressort profond d’harmonie morale et sociale. Dès lors que celle-ci n’est plus désirée, le ressort de l’harmonie se détend dans l’individu, et celui-ci ne sait plus agir que conformément à la loi humaine totale qui est, en même temps, sur le plan métaphysique, religieux et cosmique, la loi naturelle de l’accord indéfini de l’Etre avec soi-même.
Mais comment faire pour ne plus désirer rien du désir essentiel d’Absolu, qui porte à faire violence au soi-disant non-Absolu? C’est afin de nous aider à ne plus désirer sur le mode essentiel, à ne plus rechercher aucune transcendance, que Krishnamurti conseille le remède de la « connaissance de soi » [21].

D’où cette troisième affirmation capitale de son enseignement : LA CONNAISSANCE DE SOI LIBERE.

Cette affirmation a un caractère principalement psychologique. Elle est destinée à attirer l’attention de notre pure conscience sur les sentiments et les habitudes par lesquels nous dérangeons en nous et autour de nous l’épanouissement du Réel; car seule cette « attention » est capable de nous transformer [22]. Les sciences psychologiques se pencheront sûrement un jour sur le cas extraordinaire de notre espèce, la seule qui, à une certaine étape de son évolution, se soit donné pour but au mépris de sa conservation d’accéder dans un monde irréel. En effet, bien avant que l’esprit universel ne devienne sensible à ce genre d’évidences : l’homme est la Réalité, la Réalité ne peut être atteinte, de longues recherches sur la nature et l’origine de l’illusion séparatrice-oppositionnelle auront dû commencer par frayer la route libératrice ! Or, au lieu d’inciter à ce lent travail,

Krishnamurti affirme : « la conscience de soi libère ». Il espère ainsi pouvoir rendre pour quelques-uns le dénouement plus rapide. D’un pas toute la distance est franchie. Les épaisses ténèbres intérieures sont immédiatement traversées d’un rayon implacable [23]. Pas de connaissances à acquérir, d’approches à mûrir, de forages analytiques : la connaissance de soi est la technique rapide qui met en rapport immédiat l’individu avec la plénitude de l’être en lui [24]. Donc, connaissance, et non possession ou identification. Par la perception intégrale de nous-mêmes, nous quittons le plan du désir. Mais comment cela est-il possible ?

***

De notre Moi ordinaire n’avons-nous pas fait un objet de désir ? II a beau être Protée : à chacune de ses formes nouvelles correspond un nouvel aspect du désir. On le veut toujours plus parfait, satisfait, absolu, illimité; ainsi du Moi politique, économique ou religieux, du Moi familial, professionnel, national, ou simplement vaniteux et égoïste. Tous les désirs ont leur traduction dans un certain appel-du-Moi. Comment le fait de remonter à la source de tous les désirs débarrasse le Moi de son aspect illusoire; comment il s’emplit par là de la matière même du Réel, et se trouve alors dissous comme germe de Transcendance : c’est ce que comprend quiconque a laissé glisser sous ses pieds le chemin sans effort de la connaissance de soi [25]. Que pouvons-nous connaître, sinon ce qui est ? Et comment connaître, sinon à partir d’un cœur sans préjugé ? Ainsi en est-il de la connaissance de soi. Elle va droit au moi réel : le-moi-dans-l’Etre, celui qui occupe l’instant fini-éternel. Or, ce moi est le frère du non-moi, qui est-en-réalité dans le même instant que lui, le moi. La connaissance de soi libère le moi réel dans sa fraternité avec le non-moi, le Tout, l’Infini.

C’est pourquoi il n’y a plus de désir : l’assiette du moi réel est découverte, sa coexistence en fraternité avec le non-moi et, simultanément, avec l’Absolu, Comme le refus, la peur du non- moi ont disparu, le désir-du-Moi s’est éteint. Et parce qu’il n’y a plus de désir-du-Moi, il n’y a plus de désir d’aucune sorte tout désir enfermant le désir implicite d’un être illusoire, exclusif, du Moi. Mais la vieille conscience a peur de cette coexistence du moi et du non-moi — l’Autre, les Autres, le Monde, Dieu — car la vieille conscience est la conscience insatisfaite d’un Moi fini, limité à l’image-illusion de Lui-même. Pour se guérir de cette insatisfaction, la conscience voudrait rendre infini son Moi borné. C’est pourquoi le Moi irréel est aussi, constamment, un Moi-en-extension, un Moi qui cherche à se satisfaire d’une image de lui toujours plus grande [26], d’où cet aspect agressif du désir-du-Moi, qui est en même temps désir de destruction du non-Moi, ou d’absorption en lui. Dans ce dernier cas, c’est la personne elle-même qui désire son propre anéantissement au profit d’un Moi transcendant, comme la Patrie, un Dieu, ou le Soi [27]. Mais l’Etre pur n’est pas le Moi, ni le non-Moi. Il est le moi-non-moi, la dualité fraternelle des êtres séparés, dont il réalise constamment, en toute spontanéité, le jeu des rapports créatifs. L’Etre pur est l’être pensant, l’individu, dans la mesure où il vit librement le jeu harmonieux des images du moi et du non-moi : sans choisir dans l’un ou l’autre [28] la définition de son essence ou la préfiguration de son avenir. La « connaissance de soi » est une attitude de non-choix relativement à aucune valeur essentielle ou suprême de vie, attitude d’autant plus ferme qu’elle connaît son point d’attache profond : le sujet pur de pensée détaché du substrat d’un « penseur » enfermé dans le vain projet d’étendre son Moi à l’infini.

La pensée qui réalise dans une seule image harmonieuse l’objet du moi-non-moi (éprouvé-représenté dans une seule gerbe de concepts) réalise aussi la « connaissance de soi », c’est-à-dire la connaissance sans rupture du Réel, par laquelle l’individu devient capable de vivre sans désir le fonctionnement originel des choses. Dans cette absence de désir d’absolu, la pensée se connaît elle-même comme pensée harmonieuse à l’absolu, la collaboratrice inspirée de l’Etre lui-même [29]. Le moi réel et constitué, identique à l’individu se connaissant dans son rapport d’unité fraternelle au non-moi : l’Autre, les Autres, la Vie, l’Infini, la Mort, Dieu. Quand le chemin de ronde de la connaissance de soi a été parcouru, tout l’horizon de la Terre est dégagé; sa ligne précise n’est plus tant, pour nous, une frontière qui sépare des mondes opposés — le Ciel, la Terre — que la limite ardente où s’engage le plus sincère et le plus créatif des dialogues entre l’Homme et l’Infini.

Remarquons l’absence de toute pratique méditative ou sacrificielle, de toute allusion à une voie mystérieusement libératrice ou réunificatrice. L’effort est tout entier d’expression lucide, et l’abord intensément direct. Quant au problème posé, celui des rapports de l’homme à l’Absolu concret, il est bien celui qu’à défini l’Inde il y a 27 siècles, dans certains textes privilégiés des Oupanishads. Mais, cette fois, la solution à ce problème nous arrive complètement purifiée de l’erreur de Transcendance, jusqu’à présent rajoutée, après coup, à chaque message libérateur. De toute évidence, l’effort de Krishnamurti s’inscrit, sous nos yeux, dans le grand mouvement collectif de recherches métaphysiques dont nous avons parlé, où tous les hommes de toutes les races tendent aujourd’hui à se rejoindre, par une conscience unique de leur rapport fondamental à l’Etre. Mais, surtout, ce message témoigne avec une particulière vigueur du caractère universel que les principes de ce mouvement sont appelés à prendre dans l’avenir. Ni particulièrement oriental, ni particulièrement occidental, Krishnamurti est en avance d’un ou deux siècles sur notre époque, où se prépare seulement la fusion humaine et civilisatrice qu’il réalise quant à lui parfaitement dans son expression, singulièrement libre de toute limitation nationale ou raciale. Ce message restera comme un apport capital aux efforts actuels de notre espèce, envisagée comme entité unique, pour trouver son équilibre cosmique définitif. En effet, celui-ci ne pourra résulter que d’une prise collective de conscience, par l’homme, de sa nature indéfiniment créative et dynamique, constructive et évolutive, dans le cadre originel de son rapport d’unité à l’Etre immuable.

Août 1955

[1] Paris, Payot 1953; p. 9.
[2] Les fameux rapports du Dr. Kinsey.
[3] Paris ; Gallimard, 1951.
[4] « Le Réel n’a pas de cause, et une pensée qui a une cause ne peut prendre contact avec lui. » Krishnamurti parle; Paris, éd. du Mont-Blanc 1949: P. 193.
[5] « Vous êtes le centre de toute existence objective et subjective… En vous sont le commencement et la fin, la vie tout entière. » Krishnamurti (Ojai 1944) Paris, éd. J. Vigneau; pp. 46 et 64.
[6] « C’est le désir de justifier ou de comparer qui empêche la pleine compréhension de l’être dans son ensemble. » Krishnamurti parle; ouv. cité, p. 115.
[7] « Sans relations, nous ne « sommes pas » ; « être », c’est être en rapport avec quelque chose, des possessions, des personnes, des idées… La vie n’est que rapports, et ne pas comprendre la vraie nature de nos rapports, c’est transformer nos vies en une lutte perpétuelle pour transformer ce qui « est » en ce que nous désirons. » Paris 1950, pp. 93 et 94; éd. Le Cercle du Livre. Paris 1952.
[8] « Etre, c’est avoir des rapports avec l’Univers, mais vous pouvez bloquer, fausser ces rapports et, devenant ainsi toujours plus isolé et plus égocentrique, aller vers un déséquilibre mental. » Ojai 1944; p. 64.
[9] « Rechercher la certitude, c’est la trouver, mais elle n’est pas le Réel… La paix profonde, seule est le Réel. » Ojai 1944: pp. 36 et 17.
[10] «L’extase du Réel, cette joie inexprimable, cette dévotion intense, cette compréhension profonde n’appartient qu’à l’être sans effort. » Krishnamurti parle, p. 173.
[11] « Ce qui est se meut constamment, subit une constante transformation. » Inde 1948-1950; éd. Touzot p. 8; Paris 1953.
[12] « La délivrance complète est un état de création constante et consciente. » Carlo Suarès : Krishnamurti, Adyar 1947. P. 159.
[13] « On établit un autre monde et ce monde-ci… L’homme crée une division entre la matière et l’esprit… Pour l’homme libéré (de l’illusion séparatrice), toutes les choses sont réelles… Le croyant et l’incroyant, l’homme de l’esprit et l’homme de la matière sont tous les deux pris par l’illusion. » Krishnamurti, par Carlo Suarès; éd. Adyar 5947. pp. 267-268.
[14] « C’est lorsque l’esprit atteint le vide créateur et non lorsqu’il ordonne par affirmation, qu’il y a réalité. » Ojai 1944; p. 21.
[15] « Le désir de sécurité engendre la pensée conditionnée… L’auto-lucidité et la connaissance de soi qui engendrent le penser dévoilent l’immobilité créatrice de la Réalité. » Ojai 1944; p. 36.
[16] « Le moi qui est l’avidité, donc la cause de l’ignorance et des conflits, peut-il connaître l’illumination ? Ce n’est que dans la liberté et non dans l’esclavage de l’avidité qu’il peut y avoir illumination. » Krishnamurti parle; p. 106.
[17] « Pourquoi l’individu devrait-il se mettre en état d’opposition avec le monde ? Ce n’est que lorsqu’il ne se considérera plus comme un individu, mais comme une partie du tout, qu’il connaîtra (la liberté). » Ojai 1944; p. i t.
[18] « (La cause de la guerre est l’avidité)… Au nom de notre pays ou de notre idéologie nous pouvons assassiner et nous devenons des héros. » Krishnamurti parle; p. 56.
[19] « Le mal ne peut être dominé par un autre mal, par un autre désir qui s’oppose à lui. » Krishnamurti parle; p. 197.
[20] « Lorsque je parle de l’individu, je ne l’établis pas en opposition à la masse. Au contraire, je veux éliminer cet antagonisme…, qui crée des conflits, de la misère. Si nous pouvons comprendre comment l’individu est une partie du tout… nous nous libérons nous-mêmes de notre désir de rivaliser, d’opprimer. » Ojai 1944; P. 7.
[21] « Lorsque l’avide fait un effort en vue de n’être plus avide, cet effort est censé être vertueux… (mais) n’est-on pas toujours avide lorsqu’on essaie de ne l’être pas ? On ne peut comprendre le véritable effort que lorsqu’on perçoit clairement le processus du devenir… C’est dans l’étude de soi que sont les bases sur lesquelles s’établit la structure de la réalité. » Krishnamurti parle; p. 66. Ojai 1944; P. 33.
[22] « Soyez conscient de votre conflit, de la façon dont vous niez, justifiez.., dont vous essayez de devenir… Là se trouve l’immobilité de la compréhension qui seule engendre les transformations radicales. » Krishnamurti parle; p. 37.
[23] « Vous devez être votre propre psychologue, vous percevoir tel que vous êtes… L’important est de devenir conscient de chaque pensée-sentiment, car la connaissance de soi en jaillit. » Ojai 1944; PP. 34 et 53.
[24] « Comprenez la structure de votre être et non seulement d’une de ses parties… Le calme et la sagesse ne viennent que de la perception de soi, de la connaissance de soi… tant que nous ne percevons pas, par une expérience large et profonde, la valeur éternelle, nous ne trouverons aucune solution à notre problème; toute autre réponse que celle du Réel ne fera qu’ajouter au fardeau de notre douleur. » Krishnamurti parle; pp. 25 et 62.
[25] « Tant que se perpétue l’avidité du Moi, il y a une tension psychologique dangereuse… la tension de la peur, de l’ambition, de la haine (qui) est destructrice… Pour dépasser cette tension, il faut exercer une lucidité qui n’opère pas de choix. » Krishnamurti parle; pp. 113,120, 121.
[26] « Comment surgit en nous ce douloureux conflit entre le moi et le non-moi ? N’est-il pas créé par notre soif de devenir ? Cette soif qui s’exprime dans la sensualité ou la recherche de la gloire et de l’immoralité ?… Avec une impartialité bienveillante, cette soif doit être comprise dans son essence et ainsi dépassée. » Ojai 1944, P. 14.
[27] « Étant intérieurement pauvres, nous désirons nous identifier avec ce qui est grand… la Nation, le maitre spirituel, une Idéologie etc… La forme de l’identification varie suivant les circonstances. » Krishnamurti parle; p. 157.
[28] « Le monde s’éveillera grâce à chaque individu qui pourra s’affranchir de l’état d’esclavage dû à la division, au désir de puissance… (Mais) si vous aimez, vous servez. Proclamer qu’on veut venir en aide est un cri de la vanité. Pour aider votre prochain, vous devez vous connaître (d’abord), car vous êtes le prochain. » Ojai 1944; PP. 56-57.
[29] « Si vous comprenez ce qui fait la limitation, le partiel, et que vous le dépassez, vous serez capable de savoir le tout, l’illimité. Commencez par vous comprendre, par là d’incommensurables richesses seront découvertes… En me comprenant, je comprendrai mas rapports avec mes semblables, avec le monde, car en moi, ainsi qu’en chacun de nous, se trouve le tout. » Ojai 1944; p. 27.