Katia Barbérian
Baudelaire

Qu’y a-t-il dans la parole de Baude­laire qui nous concerne tant que nous sommes pris, dans notre essence même, au cœur de cette parole ? Quelle magie du verbe, de cette poésie dont il ne suffit pas de faire l’analyse littéraire, parce que la création est beaucoup plus que la simple littéralité? C’est en ce sens, précisé­ment, que le « mythe » de Baudelaire peut nous intéresser : image du poète « maudit », de la solitude, des abîmes, de la mort… Mais à quoi renvoie ceci qui n’est qu’une image et qui, comme toute image, relève de l’apparence ?

(Extrait de L’Univers de la Parapsychologie et de l’Ésotérisme, Tome 2, éditions Martinsart, 1976)

Charles Baudelaire fait partie de ces écrivains dont l’inscription litté­raire est telle que tout leur être devient mythe. Il y a un mythe Baude­laire, comme il y a un mythe Rimbaud, un mythe Lautréamont (encore que dans ce dernier cas, nous le verrons, c’est plutôt l’absence de vie qui le transforme en mythe). Mais si le mythe s’impose, c’est qu’il existe à partir de quelque chose qui ne se dit peut-être pas immédia­tement, qui ne se livre pas dans la facilité. Mythe, parce que l’écriture est, comme le dit Nietzsche, de leur sang, parce que l’écriture se laisse traverser par une voix qui nous redonne à « plus qu’eux-mêmes »; dès lors, cette élévation d’un homme à la hauteur du mythe nous oblige à poser la question du pourquoi. Qu’y a-t-il dans la parole de Baude­laire qui nous concerne tant que nous sommes pris, dans notre essence même, au cœur de cette parole ? Quelle magie du verbe, de cette poésie dont il ne suffit pas de faire l’analyse littéraire, parce que la création est beaucoup plus que la simple littéralité? C’est en ce sens, précisé­ment, que le « mythe » de Baudelaire peut nous intéresser : image du poète « maudit », de la solitude, des abîmes, de la mort… Mais à quoi renvoie ceci qui n’est qu’une image et qui, comme toute image, relève de l’apparence ?

Nous essaierons donc de traverser le mythe, d’en retenir les traits essentiels et de pénétrer ainsi l’univers baudelairien. Il conviendra, en premier lieu, de nous attarder sur la vie de l’homme : cette vie qui fut brève, et marquée d’épisodes douloureux ; essayer aussi de comprendre les divers déterminismes qui ont joué. Baudelaire est inscrit dans une culture, il a reçu certaines influences, plus ou moins évidentes, et l’œuvre s’organise à partir de là.

Notre investigation sera dès lors une investigation de l’œuvre elle-même : des Fleurs du Mal aux Petits Poèmes en prose, ou aux Critiques littéraires, l’écriture baudelairienne obéit à une nécessité, le langage met en jeu sa propre métaphysique.

Quelle est donc cette métaphysique, quel chemin suit Baudelaire pour construire sa cosmologie ? Il semble que certains axes fondamen­taux puissent être dégagés.

Le premier serait pour nous le thème de la dualité ; au centre des préoccupations baudelairiennes, le conflit des opposés : bien-mal, esprit-corps, vie-mort, etc. L’énoncé même des Fleurs du Mal suffit à nous montrer l’essentialité de ce rapport. Par là même, Baudelaire se rattache à une tradition ésotérique dont nous nous efforcerons de souligner la trace.

À partir de cette prééminence de la dualité, il est nécessaire d’intro­duire une figure caractéristique : celle du tombeau comme lieu médian. On a beaucoup parlé de la tombe, obsédante à bien des égards, dans l’œuvre de Baudelaire. Mais pourquoi cette insistance, sinon parce qu’elle est un lieu chargé de sens, un médium.

Il reste à envisager, en rapport avec la dualité et la figure du tombeau, ce que Baudelaire lui-même nomme « correspondances ». Il y a ici un platonisme baudelairien, qui seul peut expliquer certains passages. Celui qui déchiffre les correspondances, n’est-ce pas l’artiste ? N’a-t-il pas un accès à l’ordre du monde, et une manière de créer qui l’apparente au divin, au démiurge ? Par là même, nous ne serons pas étonnés de retrouver cette voyance créatrice, celle d’un Blake ou d’un Edgar Poe (pour citer l’une des influences les plus marquantes de Baudelaire). Et tel est bien l’ésotérisme de l’art, ici de la littérature : il donne accès à une surnature, parce qu’il est reconnaissance des signes inscrits dans la matière.

Paradoxalement, nous terminerons l’itinéraire baudelairien par une analyse du voyage. Le thème du voyage est lui aussi fondamental dans la lecture baudelairienne : recherche constante d’un ailleurs, d’un autre monde, d’une innocence par-delà le Bien et le Mal. En ce sens, la structure « voyage » est privilégiée dans son univers.

La vie réelle

Nous ne possédons pas, sur la jeunesse de Baudelaire, des documents nombreux et précis. Il y a, bien sûr, les lettres qu’adressait le collégien à sa famille, les témoignages de ceux qui l’entourèrent, les traces de cette enfance qu’on peut retrouver dans la poésie même. Mais c’est peu… Revenons donc sur la matérialité des faits.

Charles-Pierre Baudelaire naît le 9 avril 1821 à Paris. Son père, Joseph-François Baudelaire, né en 1759, a épousé en secondes noces Caroline Dufays, de vingt-quatre ans sa cadette. Il mourra en 1827, alors que Caroline Dufays survivra à son fils. Il faut signaler ici le goût de Joseph-François Baudelaire pour l’art (il fut lui-même peintre amateur) ; il était également lié avec Condorcet et Cabanis. Charles avait six ans à sa mort et, un an plus tard, Mme Baudelaire se remariait avec le chef de bataillon Jacques Aupick. Arrêtons-nous un instant sur la personne de Mme Aupick : le rapport de Baudelaire à sa mère n’est pas sans ambiguïté, elle ne l’a certainement pas compris, elle qui n’entendait rien à la poésie, à la littérature, aux arts. « Il y a eu dans mon enfance une époque d’amour passionné pour toi ; écoute et lis sans peur. Je ne t’ai jamais tant dit. […] Je me souviens des quais qui étaient si tristes le soir […] j’étais toujours vivant en toi ; tu étais uniquement à moi. Tu étais à la fois une idole et un camarade. » Ainsi écrivait Baudelaire à sa mère, le 6 mai 1861. Faut-il voir à la lumière de ce passage le déroulement de la vie du poète, après le mariage de 1828 ? Aupick est nommé à Lyon en 1832, et met son beau-fils à la pension Delorme, « sale, mal tenue et en désordre »; en octobre 1833, Baude­laire entre comme interne au Collège royal de Lyon. Il parlera plus tard de « l’atroce éducation » que son beau-père a voulu lui faire donner. Là encore, ambiguïté du rapport Baudelaire-Aupick : la haine de Bau­delaire fut assez tardive, elle ne date pas du remariage de sa mère. Les Aupick reviennent à Paris en 1836, et Charles entre au Lycée Louis-le-Grand ; il en sera renvoyé en 1839. La vie parisienne de Baudelaire, ses liaisons peu avouables (cf. épisode de Sarah, petite prostituée du quartier Latin), conduisent Aupick à faire embarquer Charles sur un paquebot de la Compagnie de la mer du Sud ; mais Baudelaire n’ira pas jusqu’aux Indes, il s’arrêtera à l’île Maurice et rentrera en France en 1842.

Notons ici la rencontre la plus marquante de la vie de Baudelaire, dans la mesure où elle est l’expression même de cette dualité dont nous parlions ; Baudelaire s’est épris de Jeanne Duval, mulâtresse aperçue en compagnie de Nadar. D’elle, nous ne savons pas grand-chose ; les portraits sont contradictoires, et comment ne pas s’étonner ici de la coïncidence entre cette ambiguïté, et celle qui est au cœur de l’œuvre poétique ? Il est certain qu’elle est une figure centrale de l’écri­ture baudelairienne.

En 1842, Baudelaire est mis en possession de la fortune qui lui vient de son père ; il s’installe alors dans l’île Saint-Louis, et mène une vie insouciante de riche dandy cultivant ses goûts de luxe. Il contracte des dettes en achetant meubles et toiles de maîtres. La famille s’alarme, une fois de plus, et engage une procédure en vue de la dation d’un conseil judiciaire. Le tribunal civil désigne à cet effet Narcisse-Désiré Ancelle, notaire à Neuilly. Le poète subira cette déchéance toute sa vie ; là encore, son rapport à l’argent sera douloureux ; les lettres à Mme Aupick en portent témoignage. Baudelaire se voit condamné « à une double existence, contradictoire, une existence honorée d’un côté, odieuse et méprisée de l’autre ». Toujours cette dualité au niveau du quotidien même. Baudelaire tente de se suicider en juin 1845; assez vite rétabli, il séjourne ensuite quelque temps chez ses parents. Nous avons noté, à travers ce rappel de l’enfance et de la jeunesse baudelairiennes, les points marquants de sa vie : rapport à sa mère, rencontre de Jeanne Duval, difficulté de gestion matérielle.

Dans tous ces points, la dualité apparaît comme la malédiction propre de Baudelaire.

Il conviendrait d’ajouter les épisodes politiques de la vie de Bau­delaire, son engagement révolutionnaire de 1848 ; il reviendra à des sentiments aristocratiques après le Coup d’État. « Le 2 décembre m’a physiquement dépolitiqué », écrit-il en 1852. On trouve trace de cette fièvre révolutionnaire dans quelques textes des Fleurs du Mal, et dans ses écrits critiques. Il est certain que le niveau politique n’a pas une importance extrême chez Baudelaire, comme il en témoignera lui-même.

Passent également dans la vie de Baudelaire des femmes qui joueront un rôle plus ou moins marquant : la comédienne Marie Daubrun, la Présidente Mme Sabatier, qui inspireront l’une et l’autre d’admirables poèmes. Nous n’avons retenu, de la vie de Baudelaire, que les évé­nements et les rencontres qui peuvent nous aider à déchiffrer le lan­gage du poète ; il n’est pas question de prétendre interpréter une œuvre à la lumière d’une psychologie, ou réciproquement de tracer le visage de l’homme à partir de ses textes. Mais pour nous, dans les poèmes de Baudelaire comme dans ceux de Blake ou de Rimbaud, ce qui est en jeu, c’est le rapport du langage et de ce qui l’anime inti­mement, c’est la situation de ce langage dans une tradition qui l’éclaire à certains égards. Notre vie de Baudelaire est donc présentée ici comme l’un des horizons de référence possibles, sans plus ; en elle parlent, pour peu qu’on y soit attentif, des questions qui sont fondamentales, principielles. Mais allons, laissons là M. Baudelaire, revenons aux textes, à la matière des mots qui, en son temps, fit scandale. Pourquoi la malédiction d’une œuvre et d’un auteur ? Baudelaire mourra à qua­rante-six ans, le 31 août 1867 ; lui, le célébrant à la parole fascinante, mourra aphasique, retourné à la nuit du discours au seuil du tombeau. Ultime mythologie ; la parole manque, dernière épreuve de celui dont le langage fut lieu de noces… comme si la profération de l’être devait un jour redevenir silence.

Élaboration et structure de l’œuvre

Quand on évoque, par des références littéraires classiques, Baude­laire, on pense avant tout aux Fleurs du Mal, et le mythe dont nous parlions initialement s’inaugure autour du titre. L’ouvrage est effec­tivement totalement révélateur de la poésie et de la pensée baudelai­riennes. Il sera, en ce sens, le point d’appui de nos recherches.

Il semble que Baudelaire ait composé les plus anciennes pièces du recueil autour de sa vingtième année, à l’époque du voyage aux Mas­careignes ; et Les Nouvelles Fleurs du Mal paraîtront au moment où il vient de perdre l’usage de la parole. Ainsi Baudelaire a travaillé à cet ouvrage pendant un quart de siècle, c’est-à-dire pendant toute sa vie littéraire.

En 1845, Baudelaire manifeste publiquement le désir de publier un recueil de vers. Il est alors question d’intituler celui-ci : Les Lesbiennes (à mettre en rapport avec la mode littéraire de l’époque, par exemple La Fragoletta de Latouche, La Fille aux Yeux d’Or de Balzac, Mademoi­selle de Maupin de Théophile Gautier) ; à la fin de 1848, ce titre sera remplacé par un autre : Les Limbes. Comment comprendre ce nouveau titre ? Sans aucun doute, en référence à cette région voisine de l’enfer que Dante visite en compagnie de Virgile au quatrième chant de l’Enfer. Nous pouvons trouver une confirmation de cette hypothèse : en avril 1851, onze poèmes sont publiés sous ce titre dans le Messager de l’Assemblée : il s’agit des trois Spleen, L’Idéal, La Mort des Artistes, La Mort des Amants, et des Hiboux.

En 1855, le titre des Limbes est abandonné, et fait place aux Fleurs du Mal; d’autres poèmes se sont joints aux autres ; si nous avons souligné le titre initial, c’est qu’il témoigne en effet de la tonalité de ces textes, du mysticisme baudelairien, de cette exploration d’un univers pour en conquérir l’Idée, la forme.

On peut dire que les grandes lignes du recueil sont établies.

En 1857, le manuscrit des Fleurs du Mal est remis à Poulet-Malassis; Les Fleurs du Mal sont mises en vente en juin 1857. L’ouvrage sera saisi peu de temps après, et Baudelaire sera contraint de retirer six pièces.

En 1861, la seconde édition des Fleurs du Mal est enregistrée dans le « Journal de la Librairie ».

À partir de 1857, la plupart des grandes œuvres du poète sont en chantier. Baudelaire rêve de s’installer à Honfleur auprès de sa mère. C’est là qu’en 1859 il compose le plus long poème des Fleurs, le Voyage (dans la seconde édition). Il poursuit, par ailleurs, sa tâche de traduc­tion : la découverte d’Edgar Poe, en 1847, a été capitale, non pas tant comme influence que comme reconnaissance (nous reviendrons sur ce point ultérieurement).

En 1860 paraîtront Les Paradis Artificiels chez Poulet-Malassis; celui-ci devait également publier les Opinions littéraires et les Curio­sités esthétiques mais sa situation financière est désastreuse ; il fait faillite en 1862.

Baudelaire a donc une activité critique, et nous connaissons ses Salons de 1846 et de 1859 : ils sont d’une richesse inépuisable, tant par ce qu’ils révèlent des artistes comme Delacroix ou Corot, que par ce qu’ils révèlent de l’esthétique baudelairienne elle-même. En même temps, Baudelaire compose ses Poèmes en prose. Dans la Dédicace, il se place sous l’invocation d’Aloysius Bertrand, auteur du fameux Gaspard de la Nuit « … l’idée m’est venue de tenter quelque chose d’analogue, et d’appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d’une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu’il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne ». Ces poèmes sont en fait très divers, et Baudelaire s’était proposé de les distribuer en diverses classes : choses parisiennes, symboles et moralités, onéirocritie

Apparaissent ainsi les préoccupations de l’art baudelairien. « Dans certains états de l’âme presque surnaturels, la profondeur de la vie se révèle tout entière dans le spectacle, si ordinaire qu’il soit, qu’on a sous les yeux. Il en devient le symbole. » Les Poèmes en prose sont traversés des mêmes thèmes que Les Fleurs du Mal. Citons par exemple la fin de L’Invitation au Voyage. « Ces trésors, ces meubles, ce luxe, cet ordre, ces parfums, ces fleurs miraculeuses, c’est toi… Tu les conduis doucement vers la mer qui est, l’Infini, tout en réfléchissant les profon­deurs du ciel dans la limpidité de ta belle âme… »

Élaboration d’une œuvre, au cours d’une vie littéraire fort brève : et cependant, la force de la création baudelairienne nous fascine ; il s’agit bien, comme le voulait l’auteur, d’un art de l’envoûtement, d’une sorcellerie évocatoire qui conduit vers l’infini toujours présent au sein des poèmes. L’art n’est pas seulement un luxe de l’imagination : il est une atteinte de l’ordre par la traversée de tous les opposés. Telle sera notre lecture.

La dualité

L’expérience fondatrice des Fleurs du Mal, c’est la dualité. Arrêtons-nous un instant sur l’expression elle-même : elle met en rapport deux opposés, non pas deux opposés de même nature (le mal est un concept, les fleurs sont une matière), mais deux termes qu’il faut interroger dans leur relation ; on dirait que Baudelaire fait surgir du mal, une chair palpitante et fascinante, comme si, précisément, l’éclosion du mal était beauté. N’allons pas plus loin dans ce renversement; il relève de l’hermétisme, et nous y reviendrons ultérieurement.

L’adresse au lecteur des Fleurs du Mal apparaît dans la lumière de la dualité. L’âme descend, lentement, dans une sorte de jouissance, vers les ténèbres.

« Chaque jour vers l’Enfer nous descendons d’un pas,

Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.

Ainsi qu’un débauché pauvre qui baise et mange

Le sein martyrisé d’une antique catin,

Nous volons au passage un plaisir clandestin

Que nous pressons bien fort comme une vieille orange. »

Cette dualité est en elle-même une curieuse alchimie, dont le dénouement apparaîtra plus tard. Soulignons ici l’allusion alchimique faite par Baudelaire :

« Sur l’oreiller du mal c’est Satan Trismégiste

Qui berce longuement notre esprit enchanté,

Et le riche métal de notre volonté

Est tout vaporisé par ce savant chimiste. »

Il est clair que nous commençons par la mise en rapport des opposés, et que cette expérience de la scission ne cessera pas. Elle sera vécue parfois comme une exaltation du mal (et en ce sens, il y aura chez Lautréamont un écho privilégié de Baudelaire), parfois comme un arrachement à la matière, synonyme de pesanteur et d’enlisement. Est-ce à dire que ce dualisme présenté comme opposition de deux valeurs – Bien-Mal – est en fait l’antinomie irréductible et originelle de l’Esprit et de la Matière ? Répondre affirmativement, c’est inscrire la poésie de Baudelaire dans le vécu du poète : comme s’il était lui-même le lieu d’un déchirement tragique, fasciné par les abîmes de la chair, jusqu’à l’extrême de sa décomposition, mais désireux d’une forme au-delà du sensible. Rappelons l’un des titres partiels des Fleurs du Mal : Spleen et Idéal.

Dès le poème Bénédiction, Baudelaire présente le poète comme maudit : « Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes Crispe ses poings vers Dieu… » Il rencontre la cruauté, forme du mal, comme contre-partie de cet état privilégié :

… « Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies,

Sauront jusqu’à son cœur se frayer un chemin.

……………………………………………….

Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite,

J’arracherai ce cœur tout rouge de son sein,

Et, pour rassasier ma bête favorite,

Je le lui jetterai par terre avec dédain ! »

Nous trouverions cette même dualité, qui paraît s’attacher au poète comme son destin même, dans L’Albatros :

« Le Poète est semblable au prince des nuées

Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;

Exilé sur le sol au milieu des huées,

Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. »

On peut dès lors s’interroger sur la manière dont le poète vit la dualité : est-il saisi d’une sorte de vertige devant la fascination qu’exercent sur lui l’abîme, le crime, la nuit ? Ce vertige demeurera ambigu : il glisse vers l’enfer dans une sorte de jouissance déchirante, mais par ailleurs la souffrance est son lot.

« Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance

Comme un divin remède à nos impuretés

Et comme la meilleure et la plus pure essence

Qui prépare les forts aux saintes voluptés !…

……………………………………………

Je sais que la douleur est la noblesse unique

Où ne mordront jamais la Terre et les Enfers » …

Nous pouvons en ce sens relier l’expérience de la dualité, par la souffrance, à un thème chrétien : celui du péché originel. Le conflit des opposés est l’envers d’une perte : celle de l’unité, ou de l’innocence inaugurale. Un changement est survenu à la source même de la vie. On a parlé, à propos de Baudelaire, de « jansénisme aggravé » : et il est vrai que l’influence du péché originel explique la dualité, ou duplicité, oui se découvre en tout homme. Ainsi s’effectue ce glisse­ment vers le monde inférieur, que l’homme suit dans la conscience de sa chute, degré par degré. Il y a là quelque chose d’irrémédiable, parce qu’inscrit au commencement du temps ; rappelons d’ailleurs le titre de ce poème L’Irrémédiable :

… « Parti de l’azur et tombé

Dans un Styx bourbeux et plombé

Où nul œil du ciel ne pénètre ; »

Il convient de relier la conscience du déchirement, de la scission au cœur de l’être même, à la temporalité. La dualité existe parce que le péché originel est perte de l’éternité et installation dans le temps. La matière, c’est à la fois le mal, et le temps ; le devenir ne saurait être qu’une décomposition, et nous savons bien, en particulier à travers le thème de l’ennui, que la durée baudelairienne est douloureuse, qu’elle est enlisement traversé parfois de signes témoignant d’un autre monde. Là aussi, ambiguïté de la notion du temps chez Baude­laire : il est à la fois le signe d’un devenir sans fin, mais aussi, et surtout, une fausse éternité, le déploiement a perte de vue d’un même paysage humain. C’est l’érosion, mais une érosion qui n’en finira pas d’être ce qu’elle est. Il n’y a pas de fin aux transformations, aux glissements, aux pertes de soi dans la lourdeur des chairs. Le temps est donc fardeau paralysant, et c’est en ce sens qu’on trouve chez Baudelaire « le vœu infâme et dégoûtant, mais sincère », de toujours dormir.

Le temps, perte de l’éternité, perte de l’innocence, introduit la scission de l’essence et de l’apparence. Nous avons vu l’influence chrétienne sur la pensée baudelairienne : mais cette influence s’accompagne d’un platonisme qui nous paraît, contrairement à l’opinion de divers commentateurs, évident. C’est en termes platoniciens que Baudelaire pense le rapport de l’âme et du corps, ou encore de l’idée et du sensible. Le texte le plus significatif a cet égard est L’Irrémédiable (cf. plus haut).

« Une Idée, une Forme, un Être

Parti de l’azur et tombé

Dans un Styx bourbeux et plombé (…)

…………………………………………………

Un navire pris dans le pôle,

Comme en un piège de cristal,

Cherchant par quel détroit fatal

Il est tombé dans cette geôle ; »

Il y a là le vocabulaire platonicien de l’âme « tombée » dans un corps-prison, tradition ésotérique affirmant par là même une indé­pendance du spirituel qu’il s’agit de reconquérir au terme du voyage. En même temps, et c’est cela qui confirme le platonisme baudelairien, la « matière est tissée d’Idéal », elle existe dans sa participation à un monde éidétique. Nous en trouverions la trace dans le poème intitulé Une Charogne ; il se clôt ainsi :

« Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine

Qui vous mangera de baisers,

Que j’ai gardé la forme et l’essence divine

De mes amours décomposées ! »

Il y a Idée de toute chose ; comment ne pas rappeler ce dialogue où Socrate est interrogé sur ce dont il y a Idée : « Y a-t-il une idée du pou, une idée du cheveu ? — Oui, car ce qui fait que toute chose est, c’est l’Idée, elle est le fondement de l’Être, et toute méditation de la Matière conduit à son dévoilement ».

Nous n’en sommes encore qu’à la douleur de la scission :

dualité Bien-Mal,

Éternité-Temps,

Esprit- Matière,

Idée-Sensible,

Essence-Apparence,

et il faut approfondir, avec Baudelaire, l’abîme de la séparation et du multiple.

Le tombeau comme lien médian

Le platonisme de Baudelaire se lit pour nous à travers la dénon­ciation obsédante de la dualité. Le corps est une tombe. Il est alors important de découvrir cette figure du tombeau comme figure domi­nante de l’écriture baudelairienne. La tombe, c’est à la fois le corps, mais c’est aussi ce vers quoi le corps est entraîné comme sa destination dernière. Il est certain que la poésie de Baudelaire est poésie du gouffre, du puits, de la profondeur vertigineuse ; et, en ce sens, nous devons relier Baudelaire à ce qui l’a littérairement influencé. On trouve un écho des romans noirs du XVIIIe siècle, de toute une imagerie fan­tastique qui répond à la fascination du poète. Il y a une exploration de ce qui grouille dans la matière putréfiée, d’un univers obscur et cepen­dant animé de forces irrésistibles. Nous connaissons l’impact du livre d’Aloysius Bertrand, Gaspard de la Nuit; il est d’autres influences, antérieures, et dont nous ne préciserons pas les particularités : le seul point important, c’est qu’elles sont à l’origine d’un univers ténébreux, où la mort est présente comme apothéose de tous les maléfices cos­miques.

Il suffirait, dans un premier moment, de relever deux « titres » des Fleurs du Mal : Le Vampire, Le Possédé, pour évoquer le monde du roman noir dont nous parlions. Il y a là un tableau ténébreux, dont des gravures de l’époque pourraient être l’illustration :

« Le soleil s’est couvert d’un crêpe. Comme lui,

O Lune de ma vie ! Emmitoufle-toi d’ombre ;

Dors ou fume à ton gré ; sois muette, sois sombre,

Et plonge tout entière au gouffre de l’Ennui ;

………………………………………………………….

Sois ce que tu voudras, nuit noire, rouge aurore;

Il n’est pas une fibre en tout mon corps tremblant

Qui ne crie : O mon cher Belzébuth, je t’adore ! » (Le Possédé)

Nombreux sont les poèmes qui concernent le caveau, la mort sous son aspect le plus matériel, la décomposition.

« Dans les caveaux d’insondable tristesse

Où le Destin m’a déjà relégué ; »… (Les Ténèbres)

Il faut ici introduire le personnage qui fut le plus marquant dans la vie de Baudelaire : Edgar Allan Poe. Cette marque, nous l’avons déjà signalé, ne relève pas de la pure et simple influence littéraire ; en Poe, Baudelaire a reconnu son semblable, leurs univers étaient de même nature, ouverts à l’étrange, à l’horrible, à la cruauté, au monstrueux. Baudelaire a connu l’œuvre de Poe, vraisemblablement, en 1847. Et l’œuvre de traduction qu’il entreprit ensuite fut une recréation de ce qui lui était déjà familier. On peut parler d’identification. « La première fois que j’ai ouvert un livre de lui, j’ai vu, avec épouvante et ravissement, non seulement des sujets rêvés par moi, mais aussi des phrases pen­sées par moi, écrites par lui vingt ans auparavant. » Mystère de cette rencontre du double : Baudelaire en est saisi, et il y a là, à notre sens, matière à réflexion. Dans la préface aux Nouvelles Histoires extraordi­naires, Baudelaire écrit ceci : « C’est à la fois par la poésie et à travers la poésie, par et à travers la musique, que l’âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau. » L’univers de Poe est effectivement un univers sépulcral, et ceci nous ramène à ce thème privilégié du tom­beau comme lieu médian. Dans une tradition ésotérique, on peut dire que la tombe symbolise le passage, le moyen terme entre deux univers; la transformation qui s’y effectue est transmutation. Mais là encore, il faut insister sur l’ambiguïté du lieu : il est à la fois cette attente d’un ailleurs, cette alchimie obscure dont nous pressentons les opérations, et la prison « où n’entre jamais un rayon rose et gai », hors d’atteinte. Cette obsession de la tombe est donc produite à partir de la même expérience de dualité ; la tombe est lieu de méditation sur le rapport de l’essence et de l’apparence, de l’éternité et du temps. Elle est symbole, c’est-à-dire possibilité d’une jonction de deux univers ; mais la jonction nous est encore interdite, car nous pensons la tombe comme ce « puits profond, symbolique Géhenne, où trône la débauche, immonde et sombre reine. Un escalier sans fin tourne dans ses parois : le chemin qu’on y fait ne se fait pas deux fois ; l’amour tombe étouffé dans l’air qui s’en exhale… »

Il y a là ce premier accès à la tombe, comme pur et simple lieu de la chute. Mais, et c’est là la médiumnité de la tombe, un thème s’impose, dans l’œuvre de Baudelaire comme dans celle de Poe : celui du mort vivant. La pensée perdue dans la tombe. Et cette permanence est souvent pensée comme une torture :

« Et dites-moi s’il est encore quelque torture

Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts ? »

Ainsi ce fragment évoquant une figurine d’Ernest Christophe :

  • Elle pleure, insensé, parce qu’elle a vécu !

    Et parce qu’elle vit ! Mais ce qu’elle déplore

    Surtout, ce qui la fait frémir jusqu’aux genoux

    C’est que demain, hélas, il faudra vivre encore !

    Demain ! après-demain ! et toujours comme nous ! »

Il y a donc là une appréhension de l’immortalité de l’âme par sa phase d’ombre : le poids de la vie est tel que le poète saisit la survie comme une éternisation de la souffrance. La tombe symbolise effectivement cette éternisation : il faudra arriver à se libérer de la tombe elle-même, refuser d’être pour jamais l’ange déchu qui est celui de la dualité. Nous comprenons bien le sens de cette méditation constante de la mort : elle est énigme, mais énigme déchiffrable pour qui la regarde en face. La regarder en face, c’est présenter Une Charogne, et aller jusqu’au bout du tableau dans toute son horreur.

  • Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse,

    Au fond d’un monument construit en marbre noir,

    Et lorsque tu n’auras pour alcôve et manoir

    Qu’un caveau pluvieux et qu’une fosse creuse ;

Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse

Et tes flancs qu’assouplit un charmant nonchaloir,

Empêchera ton cœur de battre et de vouloir,

Et tes pieds de courir leur course aventureuse, »…

(Remords Posthume)

La méditation de la mort a partie liée avec le corps de l’amour, avec le corps de Jeanne, ce corps qui est lui aussi tombe et vertige infini. Et la dualité résiste, malgré la certitude d’une permanence des formes. La Beauté, dont l’autre nom est le Bien, se donne comme fascination du Mal ; il faut traverser la tombe pour exister ailleurs que dans la déchirure.

Les « Correspondances »

Nous avons inscrit précédemment un Baudelaire platonicien : telle est en effet la trame intime de la poésie baudelairienne. Il nous paraît nécessaire, dans cette perspective, de donner une lecture du poème, Correspondances, bien que (ou justement, parce que) il soit l’un des plus célèbres.

  • La Nature est un temple où de vivants piliers

    Laissent parfois sortir de confuses paroles ;

    L’homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l’observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent

Dans une ténébreuse et profonde unité,

Vaste comme la nuit et comme la clarté,

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,

Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,

Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l’expansion des choses infinies,

Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,

Qui chantent les transports de l’esprit et des sens. »

Il paraît difficile, à la lecture de ce poème, de nier le platonisme bau­delairien. La dualité que vit l’individu, dans sa chair même, renvoie à une métaphysique ; il appartient au poète de déchiffrer les symboles, donc de mettre en relation les deux niveaux de la réalité. On a l’impression, en approchant de ce texte, que Baudelaire nous présente la nature comme un oracle : elle est ce temple dans lequel parle le dieu, mais qui sera capable d’interpréter le discours divin ? La plupart passent, inattentifs au principe, au fondement ; ils vivent la matière sans la savoir reliée à autre chose qu’elle. Ici est introduite la « ténébreuse et profonde unité » dont nous savions bien qu’elle était l’horizon de cette exploration. Il existe un lien entre l’infini et le fini, bien pressenti à travers la sensualité même.

Il convient de relier ce poème à L’Invitation au Voyage : le platonisme baudelairien, s’il est constant, apparaît plus clairement dans certains textes (cf. également Élévation, La Vie antérieure, La Beauté, L’Idéal, l’Hymne à la Beauté, L ‘Aube spirituelle).

« Là, tout n’est qu’ordre et beauté,

Luxe, calme et volupté.

…………………………………..

Tout y parlerait

À l’âme en secret

Sa douce langue natale. »

Le platonisme baudelairien se lit également à travers une certaine idée de la beauté comme ordre ; et par là même, nous retrouverions un pythagorisme baudelairien. Il doit y avoir un ordre dans la diversité, une architecture divine existe : c’est en ce sens qu’il faut penser aux textes esthétiques de Baudelaire, à son goût pour Delacroix. Baudelaire a l’intuition de ce dynamisme numéral qui ne cesse de se manifester dans le moindre mouvement. « Le nombre est une traduction de l’espace », dit-il. Mais au-delà de l’espace sensible, lieu d’apparition des objets dans leur diversité, il faut revenir à une harmonie lisible, pour qui sait lire, dans ces correspondances sensuelles de parfums, de couleurs et de sons : correspondance horizontale, pourrions-nous dire, par rapport à une autre correspondance, verticale, et qui en est l’origine. C’est ainsi que nous approchons peu à peu de cette idée, plus ou moins explicitée jusqu’à présent, de la force idéale qui a présidé à l’agencement du tout ; en d’autres termes, nous entrevoyons une unité, parce que la matière laisse pressentir, en elle-même, cette unité. Rappelons le poème L’Aube spirituelle :

« Quand chez les débauchés l’aube blanche et vermeille

Entre en société de l’Idéal rongeur,

Par l’opération d’un mystère vengeur

Dans la brute assoupie un ange se réveille.

Des Cieux Spirituels l’inaccessible azur,

Pour l’homme terrassé qui rêve encore et souffre.

S’ouvre et s’enfonce avec l’attirance du gouffre. »

Il y a donc « correspondance », c’est-à-dire réponse d’un monde à l’autre, réponse d’une vie à l’autre. Cette correspondance est encore un mystère : elle est ce qui ne se découvre qu’au terme des explorations les plus contradictoires. Baudelaire parlait « d’opérer une création par la logique des contraires ». Nous retrouvons ici cette alchimie qui ouvrait Les Fleurs du Mal ; la correspondance de l’idée et de la matière n’est pas statique ; elle est un mouvement sans cesse remis en question parce que l’homme est ce qu’il est. Ses pressentiments d’unité sont parfois d’éphémères vertiges, il ne déchiffre les signes que pour mieux les oublier. Ainsi, nous revenons sur la dualité, elle nous accompagne sans cesse, parce qu’elle est l’itinéraire du poète, parce qu’elle resurgit encore comme dualité dans la saisie même de l’unité.

Il est une correspondance dont peut-être l’importance n’a pas été suffisamment soulignée : c’est celle de la vie et de la mort. La difficulté est en un sens de comprendre que la correspondance apparaît souvent chez Baudelaire comme renversement, possibilité d’échange (Dieu-Satan ; Bien-Mal ; Beauté-Laideur, etc…). Mais cette correspondance des contraires est un thème ésotérique, que nous trouvons dans le monde des gnostiques et des occultistes.

« Tête à tête sombre et limpide

Qu’un cœur devenu son miroir !

Puits de vérité, clair et noir,

Où tremble une étoile livide. »

Il faudra passer de la notion des contraires entendus comme contra­dictoires à une notion des contraires comme identité. Mais ce sera le terme du voyage… Il est clair, en tout cas, que la méditation baude­lairienne de la mort s’inscrit dans cette correspondance de la vie et de mort. Il y a d’ailleurs un double accès à cette correspondance : d’une part, la mort pourrait apparaître comme l’extrême de l’horreur de la vie (elle est grouillement maléfique de l’inconnu ou de l’insoutenable), d’autre part la mort doit être une immortalité de l’âme, une permanence de l’être qui assure que toute dualité sera résorbée dans le rassemble­ment unitaire La mort, c’est la nuit révélatrice d’une véritable clarté. Trame platonicienne de l’univers baudelairien, donc : il est une harmo­nie dont nous ne connaissons que le reflet.

L’art ou la magie

L’itinéraire baudelairien nous a conduit jusqu’à ce pressentiment de l’unité, qui est déchirement des apparences, reconquête d’un ordre au-delà de la diversité. Nous ne prétendons pas qu’il y ait repos dans une éternité sans faille, effacement de la dualité dans une plénitude donnée. Baudelaire atteint sa propre forme par l’écriture, et l’écriture n’est jamais qu’un laissez-passer. Il convient donc de revenir sur la conception baudelairienne de l’art. Qu’en est-il de cette magie parti­culière qui est celle du poète ou du peintre ? Quel démiurge apparaît sous les traits du poète ?

Nous avons commenté, au début de notre analyse, l’adresse Au Lecteur qui présente clairement « l’état de poésie » comme privilégié dans l’exploration des extrêmes. La poésie est alchimie, certes ; et le premier poème des Fleurs du Mal est intitulé Bénédiction : la bonté du dire… Quelle grâce, alors, est celle du poème ?

« Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,

Le Poète apparaît en ce monde ennuyé (…)

…………………………………………………
Pourtant, sous la tutelle invisible d’un Ange,

L’Enfant déshérité s’enivre de soleil, (…)

Vers le Ciel, où son œil voit un trône splendide,

Le Poète serein lève ses bras pieux,

Et les vastes éclairs de son esprit lucide

Lui dérobent l’aspect des peuples furieux : […]

Je sais que vous gardez une place au Poète

Dans les rangs bienheureux des saintes Légions,

Et que vous l’invitez à l’éternelle fête

Des Trônes, des Vertus, des Dominations. »…

C’est marquer clairement l’origine divine du don poétique ; et comment ne pas, ici encore, faire le lien entre la description du poète dans Bénédiction et dans L’Albatros, avec la présentation platonicienne du philosophe au Livre VII de La République ? Le prisonnier qui commence l’ascension vers le soleil du bien, et se libère du monde fictif de la caverne, sera à son retour l’objet des railleries, des haines de tous. Comme L’Albatros « maladroit et honteux », incapable de s’habituer à la pesanteur terrestre, le poète voyant ne distinguera pas les faits et les choses comme les autres. Cette voyance lui vient de la contempla­tion du bien : désormais, il verra toute chose à la lumière de l’idée.

Mais cette bénédiction a l’apparence d’une malédiction : et telle est bien la déchirure de la vie baudelairienne… à tel point que le poète arrive parfois à vivre la malédiction comme telle, donc à se laisser engloutir par l’opacité créée par les autres.

Nous parlions précédemment d’alchimie ; on trouve explicitement dans les poèmes baudelairiens des termes alchimiques. Mais essayons de dépasser le vocabulaire lui-même : relier poésie et alchimie, c’est affirmer que le poète fait matériellement œuvre de création, que la fusion des contraires engendre un cosmos, un or pur. Et le poète est le seul pour qui la coïncidence des contraires apparaîtra :

« Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme,

O Beauté ? Ton regard, infernal et divin,

Verse confusément le bienfait et le crime,

Et l’on peut pour cela te comparer au vin. […]

Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres ? […]

Tu sèmes au hasard la joie et les désastres, […]

Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques ;

De tes bijoux l’Horreur n’est pas le moins charmant, […]

De Satan ou de Dieu, qu’importe ? »… (Hymne à la Beauté)

Il faut dire, alors, que la contemplation obstinée d’un univers téné­breux doit réaliser l’alchimie des contraires. Telle serait l’éclosion de ces Fleurs du Mal : l’or des alchimistes. Le verbe dont la voix poétique est réceptacle est verbe créateur, logos qui engendre l’univers. On peut noter la connaissance que Baudelaire eut de Swedenborg, et retrouver quelques traces de cet ésotérisme dans l’œuvre elle-même.

Il y a une grâce poétique : elle est en un sens proche, pour Baude­laire, de la grâce chrétienne, et cependant il ne faut pas négliger l’aspect grec de sa pensée (notamment dans sa conception de la nécessité et l’harmonie). Cette grâce poétique est une grâce du regard ; et nous pouvons ici rapprocher Baudelaire et William Blake ; il est un univers de l’imagination fantastique qui leur est commun. Des multiples visages du sensible surgira la forme essentielle. À cet égard, relati­vement à la puissance de la pensée, citons une phrase de Baudelaire: … « J’ai pensé bien souvent que les bêtes malfaisantes et dégoûtantes n’étaient peut-être que la vivification, corporification, éclosion à la vie matérielle, des mauvaises pensées de l’homme. » La magie poétique, c’est donc la puissance même de la pensée, qui peut être magie noire ou magie blanche : à un certain moment, elles ne font qu’un. Mais cette magie du verbe est aussi, et surtout, la capacité de retrouver un état perdu, une innocence qui fut celle de la nature, donc de l’origine. D’où le retour fréquent de l’ange dans les poèmes baudelairiens : il y a une angélisation par la poésie, comme il y a chez Swedenborg une angé­lisation par la prière. L’homme déchiré par la dualité est lavé de ses souillures. « Je préfère considérer cette condition anormale de l’esprit comme une véritable grâce, comme un miroir magique où l’homme est invité à se voir en beau, c’est-à-dire tel qu’il devrait et pourrait être : une espèce d’excitation angélique. »

L’état poétique est donc tendu entre bénédiction et malédiction, comme il l’est entre nature et surnature ; il y a une surnaturalisation, chez Baudelaire, chez Delacroix ou chez Poe. La perception de la réalité devient perception éidétique : il n’est pas sans importance que Baudelaire ait écrit Les Paradis Artificiels, en leur donnant comme sous-titre Du vin et du haschich comparés comme moyens de multi­plication de l’individualité. L’expérience de l’être est expérience du rapport de mon être à l’être en tant qu’être : il y a là un devenir cosmique de l’individu, que Baudelaire et ses amis ont pu chercher à travers la drogue. L’expérience mystique et l’expérience hallucinogène sont proches, nous le savons. L’expérience poétique est une expérience mystique, Baudelaire le montre clairement à plusieurs reprises. En ce sens, le titre du poème consacré aux grands peintres visionnaires est significatif : Les Phares; ils sont à la fois le regard qui traverse l’appa­rence pour ne laisser être que l’essentiel, et la clarté qui peut nous donner la voyance.

« C’est un cri répété par mille sentinelles,

Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;

C’est un phare allumé sur mille citadelles,

Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !

Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage

Que nous puissions donner de notre dignité

Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge

Et vient mourir au bord de votre éternité ! »

Le voyage

Nous terminerons cet itinéraire baudelairien sous le signe du voyage : est-ce à dire qu’il n’y a précisément pas de fin, que le port n’est effec­tivement que le lieu des départs, infiniment, et que la seule éternité est celle de l’éternel recommencement ? Il est vrai que le thème du voyage caractérise à bien des titres Baudelaire. Mais nous voudrions très précisément le relier à ce qui semble en être le fondement : l’idée de vie antérieure. En ce sens, nous relèverons deux textes : Élévation et La Vie antérieure.

Le premier de ces poèmes décrit le voyage mystique de l’âme, ceci dans un contexte que nous avons déterminé comme platonicien.

« Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,

Des montagnes, des bois, des nuages, des mers

Par delà le soleil, par delà les éthers

Par delà les confins des sphères étoilées,

Mon esprit tu te meus avec agilité […]

………………………………………………….

Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;

Va te purifier dans l’air supérieur,

Et bois, comme une pure et divine liqueur,

Le feu clair qui remplit les espaces limpides […]

………………………………………………….

[Heureux] Celui dont les pensers, comme des alouettes,

Vers les dieux le matin prennent un libre essor,

Qui plane sur la vie, et comprend sans effort

Le langage des fleurs et des choses muettes ! »

Voyage de l’âme vers une patrie qui était la sienne, avant qu’elle ne soit emprisonnée dans un corps. Ainsi peut-elle déchiffrer « le langage des fleurs et des choses muettes » : les hiéroglyphes sont accessibles à l’âme, parce qu’elle est de même nature qu’eux. En ce sens, le voyage est toujours, chez Baudelaire, un retour aux sources : par ce voyage, l’âme se révèle être sagesse et savoir, clairvoyante par essence.

Plus explicite encore est le titre du second poème La Vie antérieure :

« J’ai longtemps habité sous de vastes portiques

Que les soleils marins teignaient de mille feux,

Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,

Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.

Les houles, en roulant les images des cieux,

Mêlaient d’une façon solennelle et mystique

Les tout-puissants accords de leur riche musique

Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.

C’est là que j’ai vécu dans les voluptés calmes,

Au milieu de l’azur, des vagues, des splendeurs […] »

Image d’un ordre accessible à l’âme, conception d’une harmonie engendrée par un principe architectural : tel est bien le sens de ces réminiscences. Le voyage est, semble-t-il, une exploration de la mémoire, de ce dont l’âme était porteuse, dans l’oubli quotidien de l’idée.

C’est à partir du même horizon que nous lisions L’Invitation au Voyage: réminiscence et retour que nous trouvons dans le poème en prose du Spleen de Paris qui porte le même titre.

« … Et quand, fatigués par la houle et gorgés des produits de l’Orient, ils rentrent au port natal, ce sont encore mes pensées enrichies qui reviennent de l’Infini vers toi. »

Cette traversée de la dualité nous conduit ici au dévoilement d’une surnature par la grâce de la poésie. Celui qui s’est perdu dans le mal, dans la pourriture, dans les ténèbres, celui-là émerge à une nouvelle identité; L’Invitation au Voyage est donc invitation à une nouvelle lecture de la réalité : invitation vers un ailleurs qui est la mesure de l’ici, invitation vers une étrangeté qui nous est cependant pays natal. Les Fleurs du Mal apparaissent, d’abord dans l’identité de tous les opposés, ensuite dans une Élévation au-dessus de tous les dualismes. En ce sens, on peut parler de mysticisme baudelairien : le mystère d’une unicité retrouvée à travers la malédiction d’un discours qu’on a voulu trouver obscène ou immoral ; le mythe du poète maudit est au cœur de l’œuvre elle-même. Mais au-delà du mythe restait à dévoiler la rareté d’une parole exacte, exacte parce qu’elle se mesure à l’idée.

KATIA BARBERIAN