Robert Linssen
Bouddhisme et christianisme

Tout effort d’unification, d’apaisement est certes louable et des rencontres interreligieuses semblables à celles qui se sont tenues à Paris sont du plus haut intérêt par le climat de haute spiritualité qui s’en dégage. Mais là où les choses se gâtent, c’est au moment où, sous prétexte d’œcuménisme, des orateurs travestissent la pureté première d’enseignements et tentent de démontrer publiquement les prétendues similitudes entre le bouddhisme et la pensée chrétienne.

(Revue Être Libre, Numéro 259, Janvier-Mars 1974)

Un incident significatif s’est produit lors d’un congrès interreligieux qui s’est tenu à Paris les 1er et 2e mars 1974. Il a opposé l’écrivain bouddhiste Paul Arnold et le Père Boue représentant la pensée catholique.

Nous n’avons pu assister à la dernière réunion de ces échanges qui furent nombreux et très intéressants et nous le regrettons vivement.

Une regrettable confusion s’est établie dans beaucoup d’esprits. Elle prend une telle ampleur qu’il est nécessaire de bien préciser les points de vue. Cette précision est faite non dans le but de cloisonner les modes de pensée, ni de les opposer. L’époque des luttes philosophiques et religieuses est entièrement dépassée.

Tout effort d’unification, d’apaisement est certes louable et des rencontres interreligieuses semblables à celles qui se sont tenues à Paris sont du plus haut intérêt par le climat de haute spiritualité qui s’en dégage.

Mais là où les choses se gâtent, c’est au moment où, sous prétexte d’œcuménisme, des orateurs travestissent la pureté première d’enseignements et tentent de démontrer publiquement les prétendues similitudes entre le bouddhisme et la pensée chrétienne.

Notre passion louable de synthèse et d’union ne devrait jamais mettre en veilleuse un certain sens d’objectivité et nous conduire à travestir, déformer ou trahir les vérités essentielles de quelque religion que ce soit.

C’est tout ignorer des bases essentielles de l’expérience bouddhique originelle que d’affirmer qu’elles sont semblables ou compatibles à celles des religions judéo-chrétiennes.

Ainsi que l’a souligné très justement Paul Arnold, le fait que des moines Zen et des prêtres catholiques pratiquent ensemble le Zazen, dans la même posture, dans le même silence n’a aucune signification spirituelle profonde.

Des âmes sincères mais au fond très superficielles peuvent s’émouvoir de voir, assis dans une même posture et simultanément des prêtres catholiques et des « soi-disant prêtres ou méditants Zen » mais il s’agit d’une vaste duperie et d’une farce monumentale.

Pour qu’il y ait communion spirituelle, il ne suffit pas d’adopter une posture identique de Zazen, en restant l’observateur de ses pensées.

Nombreux sont les « zennistes » qui nous ont confié leur étonnement sinon leur amertume devant cette « salade ». Et ici nous leur disons qu’ils n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes et être plus vigilants.

Le « Satori » où expérience fondamentale du Zen consiste en la « vision de la soi-nature » et l’obéissance à la nature profonde des choses.

Par rapport à la « soi-nature », le corps, les émotions et les pensées ne sont que des instruments et le « moi » est inexistant.

Tout en ne niant pas l’aide partielle du Zazen, les maîtres de la Voie Abrupte mettent l’accent sur la priorité de l’absence d’ego, sur la découverte des énergies premières responsables du mirage mental.

Mais presque personne ne veut le comprendre et l’admettre.

L’immense majorité du monde, y compris un grand nombre de sympathisants du zen, eux-mêmes sont inconsciemment pris au piège des apparences superficielles, de l’importance excessive accordée aux postures, à tout ce qui est visible, physiquement palpable. En fait, il y a là une grande superficialité, un lamentable « pachydermisme psychologique et spirituel » aboutissant aux situations dont nous sommes les témoins.

Tout le monde réclame de « la pratique ». Une fois de plus, nous ne nions pas la pratique extérieure : hygiène alimentaire, respiratoire, exercices de yoga mais à titre secondaire. Mais la pratique essentielle, personne ne veut la voir en face, immédiatement dans son caractère de priorité absolue : la saisie immédiate et globale de la totalité des énergies participant à notre constitution, et ce, non seulement au niveau physique mais au niveau spirituel.

Et cette saisie au niveau spirituel implique sans aucune compromission possible l’élimination absolue de tout a priori mental, de toute croyance, de tout dogme, de toute adhésion à l’idée illusoire d’une âme personnelle immortelle, d’un Dieu personnel extérieur, de toute idée de « sauveur », de « salut ».

Lorsque toute identification à ces clichés mentaux désuets est dissoute à ce moment il est possible d’affronter le silence interstitiel entre les pensées et de se rendre disponible à la Nature suprême des choses. Sans ce travail essentiel, réalisé dans une non-attente totale, la pratique du Zazen ne devient plus qu’une habitude, une grimace extérieure.

Or, il semble que nous en soyons très éloignés.

En réponse à l’évocation de certaines incompatibilités entre le Bouddhisme et la pensée chrétienne, le Père Boue n’a rien trouvé de mieux que d’affirmer que le bouddhisme était semblable au christianisme, que les moines japonais qu’il avait rencontré enseignaient l’existence d’un Dieu personnel et d’autres énormités de cet ordre.

Que nous sommes heureux d’avoir proclamé dans tous nos ouvrages, écrits à la requête de Maîtres Zen authentiques, que la plupart des formes actuelles du Zen japonais ne sont souvent que des travestissements sinon des trahisons déformées des enseignements fondamentaux du Ch’an.

Il n’est pas impossible que dans le climat actuel du Japon, des moines, mal informés ou non, par désir de propagande, font état d’un Dieu personnel, d’une âme individuelle immortelle et de balivernes qui doivent certainement remporter un vif succès.

Pour l’efficacité de leur propagande, par ignorance ou par ruse des moines japonais tentent de christianiser le Zen.

Cela fait évidemment le bonheur de certains catholiques qui n’hésitent pas à écrire sur le « Catholicisme Zen… »

Si tout cela paraît sympathique à certains secouons les dans leur lent endormissement pour leur proclamer que tout cela est faux et n’est que trahison.

Tant pis pour ceux à qui ce langage déplait. Nous n’avons aucun intérêt, ni matériel, ni spirituel à défendre et en ceci réside notre force.

Rappelons encore quelques différences essentielles entre le bouddhisme et la plupart des formes du christianisme actuel.

Il n’y a dans le bouddhisme aucun Dieu personnel contrairement aux enseignements de base des religions judéo-chrétiennes.

Il n’y a dans le bouddhisme aucune âme individuelle ; immortelle. Même pour ceux qui admettent la réincarnation, les agrégats psychiques individuels sont dissous au terme des incarnations successives.

Il n’y a dans le bouddhisme aucune dualité entre le Créateur et les créatures. Il n’y a d’ailleurs pas de « créateur divin » mais un Principe cosmique impersonnel de création.

Il n’y a dans le bouddhisme aucun commencement, aucune fin dans les Univers. Il n’y a ni buts, ni intentions contrairement aux enseignements de base des religions judéo-chrétiennes.

Il n’y a dans le bouddhisme aucun intermédiaire entre l’homme et le Principe cosmique (qui n’est aucunement une « personne »).

Il n’y a donc, ni « sauveurs », ni sacrements, ni rémission de péchés.

Les postures de méditation, les rites et cérémonies diverses, les arts martiaux eux-mêmes sont des éléments sur lesquels l’importance n’a été mise en relief qu’au cours des temps.

La pratique véritable du Zen ne consiste que très accessoirement à celle du Zazen. Le Soto zen insiste plus particulièrement sur l’importance du Zazen.

Les maîtres du Ch’an, et notamment Shen-Houei (668-760) et les représentants de la « Voie Abrupte » ont formulé à cet égard des réserves précises qui sont exposées dans la plupart de nos ouvrages.

Le niveau psychosomatique (corps et psychisme), quoique constitué en profondeur par le niveau spirituel et ne formant qu’un avec ce dernier, n’est pas le niveau spirituel.

Le Zazen, tel qu’il est pratiqué actuellement apporte une quiétude au niveau psychosomatique. Il peut apporter aux personnes précédemment agitées, inquiètes, une certaine quiétude, un calme nerveux mais il s’agit là d’éléments très superficiels. Quoique non négligeables, ces éléments n’atteignent en rien les profondeurs du processus du « moi » et de la conscience personnelle dont les vices de fonctionnement sont à l’origine de toutes nos servitudes.

La pratique réelle est à ce niveau et nulle part ailleurs.

* * *

Ne croyons pas qu’il s’agit ici d’une polémique tendant à opposer les « religions judéo-chrétiennes » aux religions orientales. Seules, les édulcorations, les confusions et déformations de plus en plus répandues par de nombreux interprètes sont à l’origine de cette mise au point.

Nous avons l’intime conviction qu’un Bouddha, un Christ, un Plotin, un Sri Bhagavan Maharshi (celui décédé en 1950), un Krishnamurti, un Sam Tchen Kham Pâ, etc. ont réalisé la même expérience fondamentale mais nous ne savons plus rien de la pureté de leurs premiers enseignements.

Mais il semble en tous cas que des déviations considérables se soient amplifiées au cours des siècles.

La plupart des religions actuelles sont non seulement différentes mais souvent opposées aux enseignements des maîtres.

Ainsi que l’écrivait fréquemment notre ancien ami et collaborateur D.T. Suzuki, la notion familière en Occident de « fondateur de religion » est absolument impensable dans le Zen.

C’est à partir de l’ignorance, de l’égoïsme et de la faiblesse des hommes que se sont élaborées toutes les déviations des enseignements originels. L’égoïsme humain est unique sous des formes innombrables.

Quoique théoriquement séduisante, l’idée d’une synthèse ou d’une union des religions actuellement existantes n’aboutirait qu’à la mise en évidence de la communauté de l’égoïsme et des faiblesses respectives que leur ont suggéré l’ignorance des hommes de tous les temps.

Certes, une religion universelle existe : c’est la religion naturelle, vivante, qui, en dehors et au delà de toutes les systématisations et codifications rigides des religions actuelles, délivre l’être humain de l’illusion de sa conscience personnelle, de son égoïsme et lui permet de découvrir sa véritable nature. L’Eveil intérieur est l’Etat suprêmement naturel.

La clé de cette réalisation réside dans une attitude d’attention et d’approche intérieure au cours de nos relations vivantes du quotidien, en toutes circonstances.

Telles sont les bases essentiellement pratiques des enseignements des Eveillés qui nous ont instruit.

Robert Linssen

« Ne mets pas de têtes au dessus de la tienne ». (Hui-Neng)
« La méditation est une action continue, du matin à la nuit : c’est une observation sans observateur » (J. Krishnamurti)