XXX
Sur le chemin, carnet d'un chercheur

(Revue Être. No 1. 3e année. 1975) I Primauté de l’expérience pour l’individu engagé dans la recherche. Éclaircissement de la vision, mutation dans la saisie des choses. Se transformer : changer ce que l’on est : la petite mort. Bien peu y consentent. Ils préfèrent perfectionner leur esprit. Bricoleurs. Esthètes. Collectionneurs. Pensée qui ne sauve […]

(Revue Être. No 1. 3e année. 1975)

I

Primauté de l’expérience pour l’individu engagé dans la recherche. Éclaircissement de la vision, mutation dans la saisie des choses.

Se transformer : changer ce que l’on est : la petite mort. Bien peu y consentent. Ils préfèrent perfectionner leur esprit. Bricoleurs. Esthètes. Collectionneurs.

Pensée qui ne sauve pas : remaniement de concepts (rumination) ou divertissement mental (spéculation, érudition). Aucune forme mentale, du reste, n’est enceinte de libération.

Plaisir de l’intellect : cinéma.

La pensée qui sauve est comme le grain qui meurt. Digéré par la terre, il engendre une pousse verte, brillante et neuve, directe émanation du sol. De même, la pensée qui fructifie en élucidation est-elle confiée à l’esprit; digérée par le subconscient, elle émerge — après quelle durée ? — en point de vue neuf, inattendu, candide, contradicteur de nos complications.

En cette épreuve, art et philosophie de l’Occident pourrissent. La semence mentale indéfiniment féconde consiste en enseignements longuement mûris par l’Inde et par ses satellites (Tch’an !)

Appris et récités : discours d’un magnétophone. Lentement lus, ardemment interrogés, oubliés…

Quiconque vit en pays traditionnels (leur carte est la moderne peau de chagrin) ou suit un maitre de la tradition a moins besoin de cette étude, pour tout autre indispensable.

Mieux qu’une dialectique : la poésie. Mieux que la poésie : le silence.

L’aphorisme est un moindre mal, il vise à suggérer, non à décrire.

II

Flot de l’expérience. Déferlement des objets, des pensées. Mouvement ou seul le changement perdure.

Le moi ? Y est-il une autre permanence ? Y a-t-il un sujet qui contemple les objets ? Je l’ai cherché, jamais trouvé. Ainsi de tous les autres.

L’objectif photographique forme du monde, profond, infini, une petite image plane. Elle ne se révèle que s’il existe en son foyer, soit pellicule, soit verre dépoli. Ce plan de convergence est le moi : seulement un croisement d’immatériels rayons.

Le champ de l’objectif, l’objectif, la pellicule et les lois de l’optique sont parties intégrantes d’une même totalité hors de laquelle il n’est rien de sensible. Le moi y est effet de perspective.

Ni spectateur, ni spectacle, ni vision : la réalité ignore les plans. Je ne vois pas le monde, il n’y a pas de conscience (a moins qu’on ne postule une conscience sans objet). Consentons à désigner la réalité comme non duelle : nous ajoutons seulement un vocable à ceux qui, déjà trop nombreux, encombrent notre entendement.

Childe Harold : « Je ne vis pas en moi-même, mais suis partie de tout ce qui m’entoure ». Diffusion poétique d’un moi délicieux. Vasishtha (1000 ans plus tôt) : « Tout ce qui est dans les trois mondes fait partie de moi ». Simple constatation de la non-différence. Elle ne dénote pas l’identité qui signifierait un monisme, encore moins le dualisme, d’un contemplateur.

Le JE est ambigu. Du point de vue pratique, celui des phénomènes, de la psychologie, JE suis à la fois ce foyer d’une mu1tiple image, une conscience réceptrice, l’environnement organique qui l’alimente en spectacles. Déjà trois composantes hétérogènes ! Dans la non-différence JE… (aucune phrase ne se présente).

Éviter, dans notre réflexion, les notions de JE, de moi, de conscience, de spectateur, de spectacle… Utiles pour formuler cette pensée qui nous ensemence (prudemment évitées par le bouddhisme); dangereuses en ce qu’elles prêtent à l’illusion d’une compréhension intuitive (le vêtement pris pour l’homme).

III

À chaque instant de sa vie, le chercheur — immergé dans la vérité empirique — ne peut faire autrement que d’apercevoir les objets, de se ressentir comme sujet. Il sait ce qui précède, mais il n’en peut mais…

Deux classes de fonctions aperçues dans une saisie simplifiée du psychisme : reconnaître et localiser les choses (ceci est un arbre… il y a douleur dans cette dent); les évaluer émotivement (cet arbre est beau; que cette souffrance est pénible !).

Reconnaître : faire partie du monde selon notre capacité humaine. Évaluer : réaction de l’individu, message ininterrompu qui statue sur plaisir, douleur, indifférence.

Le « reconnaître » est fondamental : invisible (système nerveux central). À côté des messages sensoriels qui traduisent un monde externe, flots des affects, fond de l’humeur (saveur de l’état orga­nique global). L’expérience consiste en confusion de ces trois flots. Elle est accompagnée, en contrepoint, de 1′ »évaluer ».

« Évaluer », continuel jugement de valeur sur les êtres et sur notre individu; classer le donné reconnu.

Le psychisme : fonction organique mystérieuse, infiniment nuancée, non pas une réalité.

Que « l’évaluer » oublie de se produire : plus de focalisation sur un moi, plus de tri, de hiérarchie établie en permanence parmi les composantes de l’expérience. Liberté.

Alors, disparition de la différenciation. Le « reconnaître » sait toujours « ceci est un arbre, ceci est un homme ». Nulle évaluation ne vient plus quant à cet arbre, quant à cet homme.

Vie libérée, félicité. En perdant l' »évaluer » rien n’a disparu qu’une contracture, à tout prendre pénible.

Pour qui n’évalue pas : monde calme, harmonique…

… plus d’options (Sin Sin Ming) …

… l’anxiété n’est plus là. Qui serait donc anxieux et pour qui ? au sujet de quoi ?

Félicite. Disponibilité sans limites.

Apercevoir qu’elle est inséparable d’être et de conscience. Illusoire de les séparer : pourquoi vouloir les dénommer ?

Quel assombrissement si l' »évaluation » inopportune vient à se manifester ! Le sans-dimensions se rétrécit aussitôt aux préoccupa­tions d’un (micro-) organisme.

(à suivre)

Sur le chemin carnet d’un chercheur

(Revue Être. No 2. 3e année. 1975)

(suite)

IV

Méditation : champ d’expérience en conditions privilégiées, hors des stimulations externes à notre corps.

En bannir ces contemplations qui restent encoconnées d’une obscure et douteuse satisfaction (substituts, pas si anodins, du L.S.D.).

« Sans objet » : la seule voie sûre (non-voie). Quelques méthodes externes pour s’y mieux disposer. La méditation sans objet, par elle-même, ne s’apprend que par soi-même.

Assis à méditer : plus d’objets. Réduits à nous-mêmes. Confrontés à nos illusions.

Intensité d’un regard constamment rénové.

Ne rien chercher : voir impartialement. Soigneuse et continuelle canalisation du psychisme. Détente complète, stabilité mais pas d’accent sur le repos.

Le « reconnaître » inhérent à la houle mentale la voit dès lors comme forme toujours mouvante d’un inexprimable. Cet inexpri­mable ne peut être reconnu.

Ni désir, ni pensée : un tel état reste inimaginable tant que la méditation n’a pas fait expérimenter qu’il est, de toutes les situations vitales, de loin le préférable. Combien étrangères à nous-même nous apparaissent alors les émersions occasionnelles du moi ! Auto­matisme inutile, acharné à nous troubler.

Évacuation spontanée des pensées, des affects : le terrain mental se purifie de lui-même au feu de l’investigation. C’est ici le (non-) début de la (non-) voie.

Désorientation passagère devant ce qui n’est pas à confronter. Pur néant ? Réalité. Le néant serait une absence.

Lent est le passage, progressive la simplification du psychisme jusqu’à ce qu’il se soit débarrassé de son prurit. Quel air pur respire-t-on dans le vide ! Perspective d’être – enfin – un humain dans le sens plein (illimité) du terme.

Exemple des maîtres. Modèles en ce moment, selon notre cœur.

Au début, certains objets (le vaste paysage, la forêt…, le quatuor de Mozart…) nous semblent être beaux en eux-mêmes. Puis, l’on reconnaît qu’ils dévoilent, en la colorant, une unique félicité, autrement voilée par la brume mentale. Dépolarisés de ce rôle, ils sont vus ensuite sans nulle préférence : simples couleurs de cette félicité. Laquelle emplit enfin le champ, non sans une trace d’émer­veillement, de reconnaissance.

Intermédiaire entre l’immobilité méditative et la vie courante : marcher dans un cadre naturel, l’esprit muet et attentif. La félicité du Réel dévoile son immanence dès que l’on oublie la souffrance.

Oubli…, le fleuve du Léthé est tout proche. Savoir le traverser jusqu’à l’autre rive, « lointaine et proche » à la fois.

Négliger le jugement, la tendance à se différencier en différen­ciant. Difficile impersonnalité, épuration au début, facilité à vivre ensuite.

L’entraînement se transmute en spontanéité !

V

Ni passé, ni futur : ceci annule le présent, l’instant en tant que fugacité, le moment en tant que point d’insertion dramatique dans la durée. Hors du temps…

Silence intérieur, joie mentale, contentement hors de la tension du désir : norme idéale de la vie courante.

S’y consacrer.