Jean-Pierre Garou
Universalité d'une forme

(Les carnets du Yoga. No 185. Février 1997) En 1909, à Munich, le peintre Wassily Kandinsky s’apprête à basculer dans l’abstraction. Mais il hésite. Si le « vide » le fascine depuis toujours, il craint que, sans références au réel, le tableau ne finisse par ressembler aux motifs sur une « cravate » ou un […]

(Les carnets du Yoga. No 185. Février 1997)

En 1909, à Munich, le peintre Wassily Kandinsky s’apprête à basculer dans l’abstraction. Mais il hésite. Si le « vide » le fascine depuis toujours, il craint que, sans références au réel, le tableau ne finisse par ressembler aux motifs sur une « cravate » ou un « tapis » — ces comparaisons sont de lui. Comment traduire la vie intérieure sans sombrer dans le néant, la « gratuité », si l’œuvre ne ressemble plus à rien, se réduit à une couleur ici, une autre là ?

Ses réponses, Kandinsky va les trouver dans l’Inde et le Tibet. Vertige d’un artiste, au bord du pari le plus élevé peut-être du XXe siècle, qui va chercher ses pistes sur les cimes himalayennes où la pensée a échappé à la pesanteur des apparences. Les historiens de l’art ont négligé cette influence. Pourtant, c’est bien une avancée en deux temps qui scande l’art moderne : l’Océanie et l’Afrique propulsent Matisse et Picasso, les fauves et les cubistes ; l’Inde et le Tibet emportent Kandinsky, Mondrian, Malevitch, Klee, dans l’abstraction.

Mais qui ouvre la voie au premier abstrait de l’histoire de l’art ? Helena P. Blavatsky, née à Dniepropetrovsk, en 1831. L’Europe institutionnelle n’a pas conservé son souvenir. Ne s’attribuait-elle pas des pouvoirs extranormaux ?

Gandhi, le libérateur de l’Inde, rend personnellement hommage dans ses Mémoires au « Sphinx russe », comme on la surnommait. C’est sous ses conseils qu’étudiant à Londres, il lit, dans le texte original, la Bhagavad-gîta, ce grand poème national qui contient en essence toute la pensée religieuse et philosophique de l’Inde. Mme Blavatsky vient de publier un ouvrage, la Clef de la théosophie : « Ce livre, écrit Gandhi, me délivra de la notion que les missionnaires m’avaient inculquée sur l’hindouisme et selon laquelle il n’était que superstitions populaires [1]. »

Helena P. Blavatsky a bien des défauts, sauf celui d’avoir écrit sur l’Inde sans s’y être rendue. Elle est sur place à trois reprises, en 1855, vers 1876, en 1879, tente même de s’approcher du Tibet, terre fermée alors. Ce ne sont pas des voyages faciles ; l’Inde est partie intégrante de l’Empire britannique ; et les autorités n’apprécient pas d’entendre Blavatsky encourager les indigènes à préserver « leur vieille religion et à n’en rien abandonner sans preuve de son indignité ».

Dans une note rédigée en 1875, elle écrit déjà : « Il faut faire connaître en Europe et en Amérique la sagesse de l’Inde, sa philosophie et ses réalisations ; les Anglais doivent être amenés à respecter les indigènes de l’Inde et du Tibet davantage qu’ils ne le font [2]. » Elle cherche à jeter un pont entre l’Occident et l’Orient.

Le cercle des couleurs de Kandinsky

Kandinsky, lui, découvre Blavatsky vers 1909 — son ouvrage sur la théosophie est paru en Allemagne en 1907. Il écrit : « Le nombre augmente de ceux qui ont perdu tout espoir dans les méthodes de la science matérialiste pour toutes les questions qui ont trait à la « non-matière » ou à une matière qui n’est pas accessible aux sens. Et comme dans l’art qui se tourne vers les primitifs, ces hommes cherchent une aide dans les périodes presque oubliées et leurs méthodes. Ces méthodes sont cependant encore vivantes chez certains peuples (… ). A ces peuples appartiennent par exemple ceux des Indes (… ). Mme H. P. Blavatsky a certainement été la première à établir, après des années de séjour aux Indes, un lien solide entre ces « sauvages » et notre culture [3]. » Kandinsky emprunte directement au texte de Blavatsky.

Il sait maintenant qu’il avait tort. Un tableau peut quitter le monde figuratif à condition de s’adresser au mental du spectateur, pas seulement à son regard. L’œil est une fenêtre qui ouvre sur un réseau nerveux allant jusqu’au cerveau. Les couleurs, chez ces « peuples » dont parle Blavatsky [4], visent des zones enfouies de l’esprit, elles s’adressent à l’intuition, non pas celle de nos « philosophes du mouvant », Bergson et Croce, pour qui l’intuition est un signe avant-coureur, un présage que la logique finira par entériner. L’Inde et ses peuples parlent d’une autre intuition, bien au-delà de la raison, hors du monde sensoriel, une intuition qui seule peut donner accès à la vraie connaissance.

Kandinsky, russe d’origine mais plus « oriental » que « slave », comme ses contemporains l’ont souligné [5], et qui se considérait lui-même comme la réincarnation d’un « sage chinois », crée alors un étonnant « cercle de couleurs » qu’il décompose en trois paires : jaune-bleu, rouge-vert, orangé-violet ; deux pôles : le blanc et le noir, encadrent ce disque ; c’est, déclare-t-il, « la vie des couleurs simples entre la naissance et la mort ».

La « parenté profonde entre le cercle des couleurs tel qu’il le définit et la notion du mandala » n’échappe pas à Philippe Sers, spécialiste de Kandinsky. A quoi s’adressent les couleurs et les symboles dans un mandala tibétain sinon, en effet, au mental de celui qui contemple ?

Et Kandinsky poursuit : « Si on laisse le bleu agir sur l’âme (…) il attire l’homme vers l’infini et éveille en lui la nostalgie du pur et de l’ultime suprasensible » ; « le vert absolu est la couleur la plus reposante qui soit (…) ; elle ne réclame rien, n’attire rien » ; « le blanc agit également sur notre âme (psyché) comme un grand silence, absolu en nous ».

Peindre un tableau va donc revenir à gérer ces états colorés, en vue, c’est bien le but, « d’affiner l’âme humaine ». Ni Kandinsky, ni Mondrian, ni Malevitch, ni Klee ne croiront jamais aux vertus du matérialisme historique, qui monte alors. Au contraire, ils dénoncent le machinisme, la déshumanisation des temps modernes où l’individu n’est plus qu’un maillon, ils condamneront dès l’origine les systèmes totalitaires, en Allemagne, en U.R.S.S. En 1911, à Amsterdam, Mondrian emprunte le même chemin. Il adhère à la Société de théosophie, dévore lui aussi les ouvrages de Blavatsky et médite en posture de bouddha. Il gardera toute sa vie près de lui une photo de la théosophe. Ses propres tableaux abstraits s’inspirent de la géométrie ésotérique dont rend compte son initiatrice. A Moscou, c’est Malevitch — le créateur du Carré noir sur fond blanc, nouveau pas, de géant, sur la voie de l’abstraction — qui lui la revue Vestnik Teosofii, organe moscovite de la théosophie. Ses tableaux « suprématistes » lui valent d’être arrêté par le K.G.B. Il vise pour sa part à toucher l’être profond derrière les apparences et, parlant de la « conscience intuitive [6] », il lance cette phrase fondamentale : « Quelle absurde doctrine que de croire que nos yeux sauraient voir ! » Quelle convergence de gestes et de pensées chez les futurs abstraits ! C’est Klee maintenant, qui, à Berne cette fois, note dans son journal : « A des moments de clarté, il m’arrive de survoler douze ans d’évolution intérieure de mon propre moi. D’abord le moi contracturé, le moi affublé de grandes œillères (moi égocentrique), puis la disparition des œillères et du moi, et maintenant peu à peu un moi sans œillère (moi divin). »

Matisse : la peinture comme « calmant cérébral »

Pourtant Kandinsky, pas plus que Mondrian, Malevitch ou Klee, n’a été initié aux arcanes du mandala proprement dit, à son labyrinthe qui, correctement parcouru, vise à dépouiller « l’ego » de son trop-plein, à traverser les apparences, à atteindre l’Être absolu — l’essence, la connaissance — qui luit en son centre. Et encore moins le peintre français Henri Matisse qui, dès 1908, attribue aux couleurs le pouvoir d’agir comme un « calmant cérébral ». Apollinaire verra d’ailleurs en Kandinsky un « disciple » de Matisse. Matisse qui, un jour de 1948, a ce mot étrange devant Picasso alors que celui-ci s’étonne de le voir décorer la chapelle de Vence : « Je ne sais pas si j’ai ou non la foi. Peut-être suis-je plutôt bouddhiste [7] ! »

Les leçons de l’Inde, ses visions libérées du réel, par contre, les animent désormais. Pour tous, ce que « disent » les couleurs échappe aux mots, l’œuvre se pénètre peu à peu, c’est un projet « moral » — plus seulement esthétique —, une surface agissante, un support de méditation. « Une escroquerie sur le plan artistique, déclare Kandinsky, est suivie d’une longue série de conséquences fâcheuses. » Comment ne pas songer aux maîtres tibétains, pour qui la moindre erreur dans l’exécution d’un mandala — un trait manquant, un cercle tremblant, une couleur imparfaite — peut menacer la vie non seulement de l’exécutant mais aussi de celui qui regarde ?

1916. Sur les bords du lac de Zurich, le psychiatre Carl Gustav Jung a rompu avec Freud. Il est en crise. Sa main erre sur un carnet. Le crayon, invariablement, retourne au centre de la feuille. Il vient de faire remonter le « mandala » à la surface de sa conscience même si ce n’est qu’en 1928, après avoir pris connaissance de ces disques centrés et axés venus de l’Inde, qu’il appellera ses propres dessins, des « mandalas européens » [8].

S’il s’est séparé de Freud, c’est à cause de la « raison » dont décidément les créateurs se méfient en ce début de siècle ; Freud considère que la psychanalyse est strictement au service de celle-ci. Jung, au contraire, soupçonne d’autres lois détectables dans la peinture, la poésie, les grands mythes religieux de l’humanité. Il ne craint pas l’inconscient, siège aussi de richesses spirituelles.

En tout cas, il n’oubliera plus le « mandala », sachant désormais en identifier les déclinaisons, source de guérison, de « recentrage », dans « les dessins de ses patients ».

Quand le grand orientaliste et tibétologue italien, Giuseppe Tucci, atteint le Tibet en 1935, il rend hommage à Jung. Étudiant le mandala, sur place, il rapporte que ce cercle est bien un « psycho-diagramme » [9]. Chacune de ses couleurs renvoie à des composantes de la personnalité, aux poisons obstruant la voie : le blanc à l’ignorance, le jaune à l’orgueil, le rouge à la concupiscence, le vert à la jalousie ; enfin le bleu-noir à la colère. Oui, cette figure est un support d’instruction, de méditation. Il aide le disciple, conduit par un « guru », à débusquer, dans les détours de sa conscience, ces « passions obscurcissantes » qu’il convient de chasser. Les couleurs sont des repères, une signalisation, une grammaire soigneusement choisie, afin, note encore Tucci, de refonder sa personnalité, mais dans un plan plus élevé et après qu’un premier travail de « désintégration », d’analyse, a été accompli.

Le temps progresse, et ses audaces ! John Blofeld, comme d’autres jeunes gens de la génération des années soixante, marche dans les pas des sages indiens. Il se fait initier au bouddhisme, goûte à tous les paradis qu’offrent ces terres et écrit que l’usage de la mescaline, chère à la littérature du XXe siècle, Malcolm Lowry et Henri Michaux en tête, génère, « dans les coins reculés de la conscience non seulement des symboles abstraits concordant de très près avec des mandalas tibétains, mais aussi des êtres en lesquels on peut reconnaître des équivalents des déités du mandala [10] » ! Et ceux qui ont connu Blofeld soulignent la rigueur de cet initié.

De complexes techniques de visualisation

On croit rêver si on se rappelle que les mandalas les plus anciens que l’histoire a conservés datent du VIe siècle de notre ère ! Ainsi peut-on voir au Metropolitan Museum de New York une empreinte sainte composée d’un centre où figure Shakyamuni, le fondateur du bouddhisme, entouré de huit bodhisativas ou « saints » ; l’empreinte daterait effectivement du VIe siècle [11].

Un cœur où siège un bouddha et, autour, huit pétales portant chacun une déité : voilà bien l’image que reproduisent tous les mandalas d’aujourd’hui.

Les croyances tibétaine et indienne, elles, font remonter l’invention de cette figure bien plus loin, au VIe siècle avant Jésus-Christ, à Shakyammi lui-même, le Bouddha historique. Ce serait un an après avoir atteint l’Éveil que ce dernier aurait conçu, notamment, ce mandala dédié au Maître du temps, à Kalachakra. Il imagina de dessiner un parcours de couleurs qui retracerait sa propre progression hors du monde des phénomènes et vers l’état d’Éveil.

Le Tibet est la terre d’élection du mandala. Le bouddhisme tibétain accorde une place majeure aux techniques de visualisation grâce auxquelles un symbole coloré peut s’imprimer dans le mental du pratiquant et en modifier le cours, voire la nature. « Une image ou un symbole qui n’agit pas est au mieux un tableau décoratif », écrit le lama Anagarika Govinda. Kandinsky revient avec sa morale artistique : un tableau est « mauvais » si ses conséquences spirituelles, ses « vibrations » sont négatives ou simplement sans effet. Quant à ces symboles, ajoute le lama Govinda, ils ne sont en rien des expressions arbitraires, mais « des formes spontanées d’expression surgies des plus profondes régions de l’esprit humain » [12]. Les « archétypes » jungiens…

Importé d’Inde, le « Mandala de Kalachakra », ou « Roue du temps », a toujours fait l’objet d’un culte important au Tibet où on le réalise notamment avec des poudres colorées, œuvre éphémère qu’on disperse sur le corps des pratiquants ou dans l’eau d’une rivière, d’un fleuve. « Je crois, oui, qu’on peut interpréter ce mandala comme étant nécessaire au XXe siècle », fait remarquer, dans sa maison de la banlieue parisienne où il a trouvé refuge depuis les années soixante, Dagpo Rimpotché, un grand érudit tibétain et ancien professeur à l’Institut des langues orientales de Paris. L’actuel Dalaï Lama, le quatorzième de la lignée fondée au XVe siècle, porte un soin tout particulier à ce mandala de Kalachakra. A dix-neuf ans, en 1954, jeune chef spirituel des Tibétains depuis 1940, il donne à Lhassa sa première initiation du Kalachakra devant dix mille personnes ; en effet, depuis l’origine, le Kalachakra s’enseigne non pas à un disciple seul mais à un groupe d’au moins vingt-cinq personnes. Tenzin Gyarso renouvelle ce geste en 1957 alors que son pays est occupé par la Chine communiste ; il quittera le Tibet en 1959. En exil à Dharamsala, bourgade du nord de l’Inde, il fait bâtir, sur les hauteurs de ce site, un temple dédié à Shakyamuni et un autre, en hommage à Kalachakra. En 1971, reprenant son enseignement, il rêve : « J’ai su que désormais j’allais donner cet enseignement de nombreuses fois. Je crois que dans mes vies précédentes j’ai eu un lien particulier avec le Kalachakra. »

Il ajoutera : « L’initiation du Kalachakra est l’une des plus importantes du bouddhisme car elle prend tout en compte : le corps et l’esprit humain, l’aspect extérieur total — cosmique et astrologique. » À nouveau, le temps oscille, ses paroles semblent faire écho à celles des initiés — Klee appelait « initié » un peintre abstrait — du monde occidental en révolte contre le machinisme, tandis qu’il poursuit : « A l’heure actuelle, le monde ne pêche pas par un manque de développement technologique ni industriel. Ce dont nous manquons, c’est d’une base pour construire une harmonie et une joie mentale et spirituelle. »

Sans doute, l’occupation aujourd’hui par la Chine communiste de leur propre pays a-t-elle plus encore convaincu les Tibétains de la nécessité d’intervenir dans le monde troublé. Leurs oracles avaient depuis longtemps annoncé ces temps barbares et prédit qu’il faudrait faire appel au Kalachakra.

Les peintures médicinales navajas

Éternel, universel : il faut noter encore la parenté de ce disque tibétain avec d’autres peintures de sable, sur d’autres continents, comme par exemple les « peintures médicinales » navajos, elles aussi chargées de sauver, guérir, elles aussi marquées d’un rythme quaternaire et d’un centre. Ce « mandala navajo » est, encore comme son frère tibétain, répandu sur le patient, voire sur la terre. La réalisation de cette « peinture » se fait aussi sans modèle mais, cette fois, sans instrument ; il faut avoir vu un medicine man navajo prendre dans le creux de sa paume une poudre colorée et la laisser filtrer entre le pouce et l’index pour former un cercle. Il existe des peintures de jour — elles doivent être terminées avant le coucher du soleil —, des peintures de nuit, réalisées à l’intérieur des maisons. Un mot, ikeah — « ce qui vient des esprits » —, désigne ces œuvres. Et, là aussi, il est dit qu’un simple regard sur la « peinture de sable » peut aider à apaiser : « L’œil est l’instrument par lequel la guérison aura lieu », nous déclarait Joe Ben Junior, un artiste navajo contemporain, fidèle à sa tradition. A nouveau, la « beauté » est là pour agir, sauver, elle n’est plus destinée uniquement au musée, au marché. En Australie, les Aborigènes, à l’aide de pigments naturels, de duvets d’oiseau, réalisent à même le sol du désert des installations éphémères qui peuvent atteindre un hectare de surface ; une figure géométrique domine là-bas aussi, venue du fond des âges : un enroulement de cercles concentriques. Ces créations, renouvelées périodiquement, assurent la survie des espèces et de la flore. Personne n’est oublié ; une simple mouche près d’un immense lac salé — le lac Eyre — du centre de l’Australie a son rite annuel [13].

Le fil du mandala n’en finit pas de se dérouler. A Barcelone, le Dalaï Lama donnait, en décembre 1994, son deuxième enseignement en Europe. Était-il présomptueux de sa part d’évoquer alors l’usage possible de cette figure dans des domaines jusqu’ici gérés par la raison scientifique ? de suggérer que le mandala peut aider lorsqu’il y a « déficience du système immunitaire » ?

Le pratiquant du Kalachkra, dans les étapes supérieures, « visualise », imagine ses énergies, ses souffles vitaux, mâles et femelles, mais pour les regrouper comme une armée. Kalachakra possède trois cous, trois canaux : rouge, blanc et celui du centre, bleu, où tout doit s’ assembler.

En Occident, depuis peu, la médecine sollicite l’imaginaire du patient, l’incite à recourir à des techniques de visualisation, à imaginer son propre système immunitaire pour en reprendre le contrôle. Un spécialiste comme le radiologue américain Carl Simonton, au. Texas, est même allé jusqu’à suggérer que le cancer était la traduction dans le système cellulaire de la défaite du mental [14]. L’accès à la conscience suprême semble parfois reposer sur une « rampe de lancement » formée par ce corps aux énergies réunies. Au bout de son parcours dans le mandala, le pratiquant tibétain paraît bien se propulser, quitter son enveloppe corporelle, échapper au monde phénoménal dominé par les poisons, il devient « forme vide » — mais au sens où l’infini est vide —, il s’engendre lui-même, s’autogénère, il est Bouddha!

Prise en charge de soi, des autres, du monde, le mandala est à tout instant cette pratique d’« autogestion ». Et pourtant, il garde son parfum élitaire, il ne s’accommode pas, dans le quotidien, d’un labeur dégradant, épuisant, qui détourne l’être humain de sa voie, la conquête de la conscience. On comprend que Simone Weil, philosophe de la condition ouvrière, Albert Camus, écrivain de la complétude, René Daumal, poète des cimes et du « Mont analogue », aient pu ressentir pour la pensée des Indes une attirance profonde.

Cette influence du Tibet sur eux, comme sur les maîtres de l’abstraction, demeure secrète, ignorée.

Mais la « Roue du temps » progresse en silence.

Jean-Pierre GAROU

« Tibet, la Roue du Temps » : extrait de « Tibet, la Roue du Temps. Pratique du mandala » Actes Sud. 1995.

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1 Gandhi’s Autobiography: The Story of My Experiments with Truth, Public Affairs Press, Washington D.C., 1948.

2 Nous empruntons à l’ouvrage de Noël-Richard Nafatre, Helena P. Blavatsky ou la Réponse du Sphinx, 1991.

3 Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art, préface de Philippe Sets, Folio Essais, Paris, 1989.

4 Le tome VI de la Doctrine secrète, autre ouvrage d’Helena P. Blavatsky, comporte de nombreuses références à la symbolique des couleurs. L’œuvre de Blavatsky est traduite en français aux éditions Adyar.

5 Suzanne Markos-Ney notamment a souligné combien Kandinsky était un « oriental » déjà dans sa manière de parler, par métaphores ; in Nina Kandinsky, Kandinsky et moi, Parsifal Ediciones, 1990.

6 Cf. Jean-Pierre Baron, L’Œil pense, essai sur les arts primitifs contemporains, Éditions Balland, Paris, 1993.

7 Henri Matisse, Écrits et propos sur l’art, textes, notes et index établis par Dominique Fourcade, Éditions Hermann, Paris, 1972.

8 Jung a toujours pris soin de noter que le « mandala européen » n’atteint pas la perfection, l’harmonie, du « mandala oriental ». Par ailleurs, il jugeait l’entreprise d’Helena Blavatsky trop suiviste à l’égard de l’Orient, le risque étant de devenir un « pitoyable imitateur ».

9 Giuseppe Tucci, Théorie et pratique du mandala, Éditions Fayard, Paris, 1974.

10 John Blofeld, Le Bouddhisme tantrique du Tibet, Éditions du Seuil, collection Pointe Sagesse, Paris, 1976.

11 Cf. Gilles Béguin, Mandala, diagrammes ésotériques du Népal et du Tibet au musée Guimet, Éditions Findakly, Paris, 1993.

12 Anagarika Govinda, Les Fondements de la mystique tibétaine, Éditions Albin Michel, Paris, 1960.

13 Confrontés à cette diversité, les premiers ethnologues en doutèrent ; cette responsabilisation quasi « millimétrique » collait trop mal à l’idée qu’ils se faisaient des « primitifs » ; à propos de ce rite même de survie australien et des règles morales qu’il implique, Freud notamment ne cache pas son scepticisme dans Totem et Tabou, ouvrage particulièrement acerbe à l’endroit des « naturels ». Il faudra la génération des chercheurs des années cinquante pour que cette vérité soit admise par le communauté scientifique occidentale. Cf. A.P. Elkin, Les Aborigènes d’Australie, Éditions Gallimard, Paris, 1967.

14 Cf. Sylvie Crossmann/Édouard Fenwick, Californie, le nouvel âge, Éditions du Seuil, collection Points Actuels, Paris, 1983.