(Revue Synthèses. No 130 Mars 1957)
Qui parmi nous, à certaines heures, n’a pas éprouvé la tentation de cultiver en soi-même la délectation morose ? Qui parmi nous jamais n’a jamais souffert de ses « démons familiers », de cette peur panique envahit, submerge et détruit toute paix intérieure, toute joie de vivre ?
Et puisque les mots eux-mêmes sont pleins d’embûches, il me faut d’abord définir ce que j’entends par « démon familier ».
Ce n’est évidemment pas celui qu’on désigne dans les catéchismes, ni celui que l’on concrétise communément par « mauvaise conscience ». Je me propose de traduire ici l’essence de « démon familier » et de tenter d’indiquer les moyens de le dominer.
Chez les uns cette inquiétude, cette agitation d’esprit est sous-jacente, permanente presque. Elle n’attend qu’une occasion pour se déclencher, pour apparaître dans la vie consciente. Elle guette sa proie et toute occasion est bonne pour l’assaillir. A d’autres elle n’est apparue que fortuitement, à l’occasion d’échecs ou d’événements graves.
Être possédé d’un démon, est la marque du génie.
Chez le créateur, cette souffrance a un sens puisque la grâce de la création lui est accordée.
« Car seul, a dit Stephan Zweig, celui dont l’âme est déchirée connaît la soif de la perfection, seul celui qui est traqué atteint l’infini. »
Le commun des mortels subit aussi, quoique plus accidentellement, des assauts de cette espèce. Les émotions de ceux qui n’entendent pas à exprimer clairement ce qu’ils éprouvent, s’atrophient. Et parfois cependant, pour être silencieuse, la peine de l’homme simple n’en sera pas moins profonde. Les mots sont les reflets de la réalité; il n’y a guère de réalité sans mot.
Comment décrire cette angoisse, cette inquiétude qui nous pousse d’un extrême à l’autre, qui consume et illumine, en même temps ? Comment dépeindre le désespoir, la plus noire mélancolie, le feu intérieur qui dévore et s’étend sur tout l’être ? Parfois l’adversité, la maladie suscitent cet état d’âme mais il se trouve aussi que l’infortune soit purement imaginaire.
Il n’y a point — on le sait — de démarcation précise entre la santé et la maladie de l’esprit. La souffrance imaginaire peut faire des ravages aussi profonds que l’infortune réelle. Tout blesse l’homme vulnérable, susceptible, en proie au démon. Tout lui est objet de tristesse et d’affliction : une phrase qu’il interprète, un regard qui fuit, une intonation de voix. Sa sensibilité morbide l’éloigne de toute société mais l’isolement et l’abandon l’accablent.
L’homme en proie au démon est toujours un exalté, un passionné qui manque de mesure, de sagesse, d’équilibre, en un mot d’art de vivre.
« Il n’est bien ni avec soi-même, ni avec les autres. » L’agitation et la confusion ont de plus en plus prise sur lui. Frédéric Nietzsche, Dostoïevski, Van Gogh avaient du sang de démoniaque. Ils n’ont jamais trouvé de communication ni de point de contact avec le monde. Ils furent des solitaires. Kleist, l’écrivain allemand, avoue que durant toute sa vie, a résonné en lui l’appel de la mort. Depuis sa jeunesse l’idée du suicide l’a hanté. Il était cependant étranger « au pathos et à l’attitude ». Le véritable tragique n’est jamais théâtral.
C’est le romantisme qui vit le premier triomphe de la névrose avec Werther, René, Adolphe ou « L’Enfant du Siècle ».
Une des caractéristiques de notre époque c’est l’agitation, la vitesse, le manque de temps. Nervosité, névrose et hystérie en sont les conséquences. Les êtres hypersensibles, rêveurs, imaginatifs, c’est-à-dire les artistes, offrent une proie facile au démon.
Le visage du démon est différent de l’un à l’autre. Ce qu’un homme pense ou sent, ses représentations, ses jugements en un mot sa vie intérieure n’est connue que de lui-même. Il nous est impossible d’y pénétrer. On ne peut les tirer que de ses confidences, de ses attitudes et de son comportement extérieur.
Une volonté invincible permet de dompter ce démon. Goethe l’a maîtrisé. Jeune, avec une âme d’airain, il est allé au-devant de l’orage. Au seuil de la vieillesse, prudemment, il s’est écarté des périls. Victor Hugo, lui aussi, exigeait que l’on se « débarbouillât » de sa tristesse. Discipliné devant les grands chagrins, il refusait de les épancher et d’en faire un spectacle.
Plus près de nous, Émile Verhaeren a su vaincre lui encore le démon qui le traquait. Il était profondément accroché dans sa chair, dans son cerveau et dans ses nerfs.
Être dominé par un démon ai-je dit, est souvent marque du génie. Le dominer est signe de caractère. L’exemple de Verhaeren témoigne d’une volonté de fer, d’un ressort d’acier qui lui a permis ce redressement moral.
Dévoré par lui-même, rongé par toutes les amertumes de la douleur, il traverse une crise morale et physique. Tout son organisme est ruiné. Il subit une dépression nerveuse, est souvent atteint de maux d’estomac. On connaît les répercussions du moral sur le physique et l’on ne saurait dire si les douleurs stomacales avaient provoqué l’état neurasthénique ou si la dépression avait provoqué ses malaises. Cette lassitude paralyse sa volonté. Il a trouvé le courage d’écrire l’histoire de son âme en pleine crise. Il fuit dans le monde pour retrouver le goût de vivre.
Deux événements vont le ramener à la joie de vivre : son amour pour Marthe Massin et aussi, dans une certaine mesure, sa prise de conscience sociale. Mais c’est surtout par la volonté que triomphe notre plus grand poète national.
Jadis, Verhaeren avait cherché dans une délectation morose à créer la douleur en soi.
Hier, individualiste effréné, pour qui le monde extérieur n’existait point, aujourd’hui il prend contact avec la misère d’autrui. Son optimisme et sa ferveur s’exaltent.
Verhaeren est devenu l’apôtre du travail, de l’effort, de l’enthousiasme, de la joie de vivre. Tout comme Einstein, il a fini par connaître une joie tumultueuse, en communion avec un univers harmonieux. La longue et tragique épreuve lui fut salutaire. Elle en fit un homme dans le sens le plus noble du mot, le grandit, et détermine dans son œuvre un tournant capital.
Comment reconnaître le poète qui n’avait vu dans le monde que des monstruosités, qui avait méprisé, maudit l’homme ? Sa destinée, comme son œuvre, ressemblent à une lutte constante et à une victoire perpétuelle.
Sa tendresse était devenue universelle. Pour lui, l’admiration d’autrui était génératrice de joie.
Ce que Verhaeren, Goethe et Victor Hugo ont pu accomplir, chacun de nous en est capable. Il faut une thérapeutique pour triompher de son désarroi. L’homme doit se faire lui-même.
Pour obtenir d’un être qu’il ait foi et qu’il lutte, il faut lui faire comprendre que ses sentiments, ses émotions, ses souffrances sont aussi valables que celles des autres hommes ; qu’être triste, c’est presque toujours penser à soi-même, que mettre sa conscience dans l’opinion d’autrui au lieu de la chercher en soi est source de conflits et de douleurs.
Grâce à la découverte que vient de faire le biologiste anglais, M.V. Bond, d’un produit qui vainc la peur, cet impondérable qui depuis l’existence du monde pèse si lourdement sur son destin, se trouvera éliminé. Reste à savoir comment les choses tourneront quand les hommes n’auront plus peur. L’angoisse est paralysante mais donne aussi le sens des responsabilités.
Tout notre enseignement universitaire tend à développer chez les jeunes, les facultés intellectuelles au préjudice de leurs facultés morales. Et pourtant ce sont ces dernières qui importent pour l’individu et la société.
Les hommes intelligents et bien doués sont légions. Mais combien ont du caractère, de la loyauté, de la dignité ? Combien ne sont pas de farouches égoïstes ?
La joie de vivre c’est aimer d’un amour émerveillé la vie, le monde, et tout ce qu’il y a dedans.
Ceux-là seuls découvriront le bonheur qui sauront lui préférer autre chose.