Credo de scientifique : Science et foi

D’une certaine manière, la démarche scientifique en général, et mathématique en particulier, nous apprend surtout ce que Dieu n’est pas. Elle permet d’éviter tout un ensemble d’idolâtries qui fait partie du patrimoine de l’humanité. La science a, comme vertu, non pas de tuer Dieu, mais de décaper son image, de faire en sorte que la partie idolâtre s’amenuise peu à peu.

(Revue Science et Avenir. Numéro Spécial No 42. Dieu et la science. Sans date, probablement milieu des années 1980)

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Concilier un travail de chercheur avec les exigences de sa foi n’est pas toujours facile. Pourtant, des chercheurs croyants existent… nous en avons rencontré. Et demandé à trois d’entre eux : un physicien, le professeur Louis Leprince-Ringuet (1901-2000) de l’Académie française ; un biolo­giste, le professeur Pierre P. Grassé (1895-1985) de l’Académie des Sciences ; et un mathématicien, le professeur André Lichnerowicz (1915-1998) de l’Académie des Sciences, d’expliquer comment ils parvenaient à « marier » Dieu et la Science.

« La pensée scientifique permet une foi plus authentique » par Louis Leprince-Ringuet

Peut-on avoir une foi religieuse dans notre monde marqué par la science et par la technologie ? Cette grande interrogation se pose à beaucoup de nos concitoyens — non seulement aux scientifiques, mais à tous ceux qui vivent dans l’environnement des sciences et des techni­ques, car la science a transformé la vie des hommes et leur système de valeurs. C’est une interrogation à laquelle il faut répon­dre avec prudence car elle est, en grande partie, très personnelle.

Il est nécessaire, tout d’abord, de préci­ser quelques-unes des données fondamen­tales de l’éthique scientifique. La science s’est développée grâce à une méthode très stricte, indépendante des conceptions philosophiques ou religieuses, la méthode ra­tionnelle. C’est essentiellement dans les pays européens que cette méthode a pros­péré au cours des derniers siècles : effecti­vement, aucune science ne s’est développée, au cours de ces derniers siècles, ni en Asie, ni en Afrique, ni en Amérique : seule l’Amérique du Nord a prolongé l’action européenne grâce, précisément, aux Euro­péens qui ont émigré vers le nouveau conti­nent.

L’éthique scientifique est très exigeante. L’on doit posséder deux qualités essentiel­les : l’esprit d’accueil et l’esprit de remise en question. Le scientifique doit accueillir les résultats des expériences, même s’ils ne correspondent pas à ses prévisions. Il doit également procéder à de fréquentes remi­ses en question des traditions ou même des « dogmes » scientifiques du moment. On l’a bien vu pour la relativité d’Einstein, pour la mécanique ondulatoire de Louis de Broglie, la mécanique quantique d’Heisenberg, etc. Il faut naturellement aussi au scientifique une imagination créatrice, non seulement pour envisager des appareils nouveaux et les réaliser (avec une précision d’horloger suisse) mais également pour rapprocher des résultats expérimentaux en vue de syn­thèses.

La méthode scientifique est universelle : la façon d’appréhender les problèmes, de les traiter, de discuter des résultats est la même, que l’on soit chinois, suédois, cali­fornien ou sud-africain. Il y a donc là un dénominateur commun universel : tous les scientifiques le ressentent et en sont fiers ; c’est une des grandeurs de la science que de permettre ce rapprochement entre tous les hommes. On ne peut pas dire que la science soit matérialiste. Elle a une grandeur, une spiritualité. Et les résultats obtenus doivent pouvoir être vérifiés dans tous les pays du monde par d’autres expériences suivant la même méthode fondamentale.

Le développement scientifique a en­traîné un développement technologique et industriel fabuleux : nous vivons dans un univers qui serait incompréhensible à ceux de nos parents disparus depuis quarante ans. Nous avons gagné beaucoup grâce à la science.

Plus de famines, plus d’épidémies chez nous, la femme libérée des rudes tâches ménagères d’antan, la disparition presque complète de la mortalité infantile, la longé­vité considérablement accrue et, dans le domaine de la connaissance et de la culture, des possibilités insoupçonnées. En re­vanche, les progrès scientifiques et technologiques de ces dernières décennies ont construit un monde inhumain — le monde du béton est très froid, on détruit l’environnement, on pousse à la vie grégaire, à la banalisation de tout et surtout au gigan­tisme qui se perçoit dans les grandes villes, dans les grandes administrations, dans les grandes usines : tout devient alors impersonnel. Une trop grande ville n’a plus de sens, elle meurt dans son développement de métastases et de thromboses. Et puis la principale source d’inquiétude est le risque d’une guerre nucléaire, que l’on ressent comme une épée de Damoclès, avec les SS 20 soviétiques capables de détruire toute notre Europe occidentale. Toutes ces inquiétudes, le caractère impersonnel du gigantisme et de la vie grégaire entraînent des attitudes parfois désespérées, très souvent violentes, provoquent le terrorisme. Ainsi, notre monde nous apporte quantité de facilités, trop même probablement, mais, en compensation si l’on peut dire, provoque chez nous des inquiétudes nou­velles qui n’étaient pas perçues il y a seule­ment vingt ans.

Tout ce dont il vient d’être question, à savoir la méthode rationnelle, l’éthique scientifique, l’évolution de la vie moderne et de la mentalité des hommes en fonction des progrès techniques, correspond à l’exis­tence d’un pôle, le pôle scientifique. Il est puissant dans un pays comme le nôtre, mais il est presque inexistant dans certains pays d’Afrique où la méthode rationnelle est inconnue, où le développement scientifi­que est quasi nul. Ce pôle scientifique est très fondamental : il ne faut pas le sous-estimer.

Mais notre existence comporte un autre pôle, celui de la réflexion, celui des choix, et pour cela la science ne nous apporte rien, au moins en première approximation. C’est toute notre personnalité qui intervient lors­que nous choisissons une femme, un mari, un ami, un livre, un voyage, un parti politi­que, un syndicat ou encore lorsque nous réagissons devant un tableau ou en écou­tant une musique. Tous ces choix font intervenir l’ensemble de notre personnalité, avec toute sa complexité, toute sa richesse ils ne sont pas faits à la suite d’un raisonne­ment rationnel. Parmi ces choix, nous pou­vons nous poser des questions fondamenta­les : la vie a-t-elle un sens ? Faut-il aimer notre prochain ou le haïr ? La douleur peut-elle avoir une signification ? La mala­die peut-elle servir à autre chose qu’à dé­molir les êtres humains ? Y a-t-il une va­leur à la prière ? Tout ceci est important mais ne comporte pas une réponse scientifi­que. Quand on va se marier, on ne fait pas une analyse complètement scientifique et rationnelle du partenaire (ou de l’adver­saire), et cela fort heureusement. Toutes nos personnalités sont différentes et même nos cellules sont marquées par la personna­lité de chacun : on le sait maintenant grâce au développement de la biologie.

Mais on pourrait dire : ces choix ne se fondent pas librement ; vous êtes, en fait, conditionnés sans le savoir, mais les progrès de la science sont rapides et l’on connaîtra nos conditionnements plus tard lorsqu’on aura bien reconnu le fonctionnement du cerveau et du système nerveux. Est-ce scientifique de dire cela — d’affirmer que la science expliquera finalement tous les gestes et tous les choix que nous faisons ? Je ne le crois pas du tout. Dans la physique des particules fondamentales, en 1935, après la découverte du neutron, on savait que les noyaux étaient constitués de pro­tons et de neutrons, on connaissait les élec­trons, les grains de lumière appelés pho­tons, et même on avait introduit une petite particule, le neutrino. Fermi disait alors que l’on connaissait presque tout et que ce serait bientôt la fin de la physique des particules. Or, actuellement, on a découvert des centaines de particules et d’anti­particules, des mésons, des leptons, des baryons, des hypérons, des résonances de matière et d’antimatière. On ne sait même pas comment les classer. On peut dire ceci : la connaissance s’accroît constamment, mais plus on connaît, plus la nature se révèle compliquée. Ce sera certainement la même chose pour la biologie : les découver­tes sur le système nerveux, les cellules du cerveau, les neurones, sont remarquables, mais on se trouvera dans vingt ans devant un paysage imprévu, un événement plus complexe.

D’ailleurs, la notion de liberté est essen­tielle à l’homme. Nous ne savons pas ce qu’est la liberté ; nous ne savons pas non plus dans quelles conditions elle est plus ou moins déterminée, mais nous avons si fort conscience d’être libres que nous rejetons violemment tous les systèmes sociaux ou politiques qui spolient l’homme de cette liberté, de cette dignité fondamentale, pour le rabaisser au rang d’un outil. Il y a de la liberté dans le monde. Si faible que soit sa dose, c’est elle qui compte, c’est elle qui donne un prix à l’existence de l’homme.

Revenons aux choix personnels et aux interrogations que nous pouvons nous poser sur le sens de la vie, de la maladie, de la mort, sur notre attitude devant les autres hommes, sur la prière. Là s’introduit déjà une notion religieuse. C’est là que l’on peut entrer dans un univers de foi, c’est-à-dire adhérer à un système d’explication globale, à condition que ce système respecte non seulement les résultats de la science, mais son esprit et l’ensemble de tout ce que le pôle scientifique a mis en lumière. Quelle est d’ailleurs l’attitude des scientifiques de­vant ces choix ? Elle n’est pas définie par la science, et il semble que les scientifiques aient une grande liberté de choix : l’expé­rience le montre. S’ils sont marqués davan­tage peut-être par le pôle scientifique, ils sont partagés devant les problèmes qui correspondent à une explication de la vie. Mais nous pouvons aller plus loin et cher­cher quelles sont les difficultés qui se posent pour un scientifique croyant. Il y en a, et je voudrais en signaler quelques-unes qui me paraissent caractéristiques. De façon générale, la pensée scientifique apporte, selon mon expérience, un balayage, une sorte de lessivage de l’extérieur pour la foi, et lui permet finalement de se présenter plus authentique.

Une des difficultés correspond à l’atti­tude de remise en question de la science. Voici ce que dit Jean Rostand : « Je suis incapable de tenir compte d’une révélation prétendue faite à nos aïeux dans les temps reculés de notre histoire. Si respectable que soit ce genre de tradition, je ne puis accep­ter d’y voir des certitudes de départ. Impos­sible de croire à une vérité qui serait der­rière nous. La seule vérité à laquelle je crois, acquise par la science et la libre réflexion, en est une qui se découvre lente­ment, graduellement, péniblement, et qui, imperceptiblement, s’augmente chaque jour. La vérité doit être aujourd’hui plus qu’hier, et demain plus qu’aujourd’hui. Elle est un appel de l’avenir. » Tous les scientifiques approuvent cette attitude. C’est pour cela que je n’admettrais pas une vérité qui nous arriverait de loin et de l’extérieur, sans qu’il nous soit demandé de participer. Je pense que nous avons notre part dans l’élaboration de la création. Saint Paul le disait bien : « Le Christ sera avec nous jusqu’à la fin des siècles. » Je ressens cette proposition très puissante. Elle rejette une religion qui serait parfaitement stati­que.

Un second problème est celui du mira­cle. Un miracle comporte deux phénomè­nes bien différents : un signe de Dieu et un phénomène matériel perceptible qui ne semble pas être en accord avec les lois habituelles. C’est le phénomène perceptible qui est important pour un scientifique : on cite l’exemple d’un saint qui se soulève de terre ; c’est le phénomène de lévitation. Ou bien, une personne qui continue à vivre très longtemps sans s’alimenter, ce qui est contraire aux lois de la thermodynamique. L’attitude du scientifique est bien simple. Si un phénomène est reproductible, alors il faut le reproduire pour en déduire une certitude. Mais ce n’est pas le cas en géné­ral. S’il n’est pas reproductible, alors il faut une description suffisamment convaincante du phénomène, et le scientifique doit en tenir compte. Mais nous devons être très exigeants sur l’authenticité des récits qui ne sont pas toujours assez sûrs pour nous permettre de cataloguer le phénomène.

Autre difficulté : la Création. Que signi­fie « Dieu créa le ciel et la Terre » ? Pour un scientifique, cette formule n’apporte pas grande lumière. L’astronomie nous fait connaître un nombre incroyable d’objets célestes de toute sorte, par millions, y compris les trous noirs, qui excitent l’imagina­tion, y compris les étoiles de neutrons, les pulsars, y compris les quasars, etc. Nous savons à peu près — c’est, une hypothèse plausible en tout cas — qu’il y a environ quinze millions d’années une sorte d’explo­sion, une détente d’une énergie très concen­trée, s’est produite avec création de parti­cules, d’anti-particules, de rayonnements variés qui auraient finalement donné notre Univers. C’est le « big bang ». C’est une hypothèse qui est très étudiée actuelle­ment, la température du vide interstellaire donnant une information sur cette détente. Mais pourquoi cette énergie se trouvait-elle là ?

Un scientifique ne peut répondre à cette question. Alors, quand on, dit « Dieu créa le ciel et la Terre », cela revient finalement à situer la destinée de l’Univers dans le cadre d’un programme. Le scientifique ne conçoit pas de programme sans programmeur mais n’est pas capable de s’en faire une image. En revanche, la Création du monde par Dieu apporte au croyant le réconfort d’une assurance et la certitude d’une finalité di­vine.

Pour moi, je suis très respectueux de tout ce qui est scientifique, avec un réel esprit de remise en question. Ce qui m’inté­resse, c’est moins ce qui s’est passé il y a deux mille ans que le message spirituel qui a éclairé le monde au cours des siècles, qui nous illumine toujours davantage et qui me semble encore plus essentiel à notre épo­que. Notre temps de confort, de matéria­lisme, d’égoïsme, d’absence de risque, d’inconditionnalisme, de violence, de recherche du profit, a besoin de la lumière de l’Évangile, d’une foi en quelque chose de grand, en un dépassement. Il y a une quête dans ce sens-là. Elle se développe dans la jeu­nesse actuelle qui aspire à trouver un sens à la vie. On a pu perdre le sens du sacré pendant la période de croissance exponen­tielle où l’on était matraqué vers un confort toujours plus grand, mais on s’aperçoit que la facilité ne correspond pas au bonheur. Il y a une telle grandeur dans le message du Christ, une telle sagesse révolutionnaire dans l’amour des autres auquel conduit le Christ, une telle force pour briser les cara­paces d’égoïsmes, de lâcheté qui nous en­tourent à longueur de journée ! Il y a une telle grandeur dans la prière, dans la com­munion des vivants et des morts, dans la possibilité pour chacun de nous, même au milieu des difficultés, même immobile sur un lit d’hôpital, d’intervenir spirituellement en faveur des autres — il y a une telle vie dans l’attitude chrétienne d’espérance de­vant les épreuves qui jalonnent notre vie, auxquelles personne n’échappera quel que soit le régime, quelles que soient les struc­tures politiques ou sociales. Il y a un tel stimulant pour la recherche, pour la science, pour la participation à la création du monde, pour les progrès intellectuels et spirituels qui permettent d’aller vers plus de vérité. Il y a dans le message évangéli­que un tel pôle de dépassement, de joie, d’audace, un tel sens à la vie que ce mes­sage porte pour moi un sceau de vérité.

Ce qui est illuminé, transfiguré à mes yeux par l’Évangile, c’est la vie avec tout ce qu’elle recèle de complexe, d’évolutif, de mouvant, de bon, de mauvais, de médiocre, d’égoïste, mais aussi avec ses ardeurs et ses espoirs. Dans notre civilisation technique inquiétante, mais aussi exaltante, il faut que l’homme ait un regard particulier vers les choses, et vers les êtres humains, vers ses frères. Ce n’est pas la science, ni la technique, ni le gigantisme qui procure ce regard — ce regard qui adoucira les contacts, abaissera les barrières, les frontiè­res — ce regard chaleureux qui fera fondre les résistances et les réticences, qui donnera cette admirable facilité de communiquer avec l’autre, de le comprendre, de se faire comprendre, qui permettra aux sentiments de s’épanouir — ce regard d’amour qui peut saisir la profondeur des êtres. Notre univers technique, même organisé au mieux, même transformé en une machine parfaite répar­tissant équitablement tous les biens maté­riels, deviendrait de plus en plus un gigan­tesque organisme de production grégaire, de pensée grégaire, une sorte de monstre parfait répandant une odeur doucereuse d’antiseptique stérilisant. Il ne faut pas le renier malgré le vertige et l’inquiétude qu’il peut inspirer. C’est à nous de le construire, mais il nous faut beaucoup de dépassement pour rendre humaine cette machine, pour que notre univers ressemble plus à un para­dis qu’à un enfer.

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« Dieu est la plus grande découverte faite par l’Humanité » par Pierre P. Grassé

Dieu et la Science, sujet souvent traité, mais mal traité. En dépit de tout ce qui a été dit, il reste d’ac­tualité et tient en nos cœurs une place grandissante, tant l’inquiétude s’accroît dans notre monde désespéré. Des philosophes ont proclamé la mort de Dieu ; la voix tonnante de Nietszche, qui fut l’une des premières à l’annoncer, se fait encore entendre ; Sartre l’a répété et a fondé sa philosophie sur ce qu’il croit être une certitude : Dieu est mort.

En apparence, la crise que traverse l’Église semble donner raison à ces pen­seurs. Gardons-nous de confondre l’Église avec son clergé ; celui-ci est déchiré, oublie ou trahit sa mission. La masse des fidèles reste plus que jamais et mieux que jamais attachée à son Dieu. Le prêtre est utile ; mais le croyant peut se passer de lui.

Assurément, Dieu est la plus grande découverte faite par l’Humanité. Il se peut qu’elle soit plus une révélation qu’une dé­couverte et qu’elle sublimise une pulsion émanant du plus profond de notre nature. Grâce à sa méditation, l’Homme a pris conscience de son moi, s’interroge sur sa nature et sur la place qui lui revient dans le monde matériel.

Toute religion exige ces préliminaires. La découverte de Dieu a marqué l’achève­ment de l’hominisation et l’a retiré de l’ani­malité. Elle a suscité la vocation de l’Homme et précisé sa finalité qui est de comprendre le Macrocosme.

La découverte de Dieu et de son infinie puissance donnait son sens à l’Homme et apaisait l’inquiétude métaphysique dont les meilleurs subissent la lancinante pression.

L’athéisme ne relève pas de l’humain ; il ramène l’Homo sapiens à la condition de la bête ; il lui enlève volontairement plusieurs de ses attributs, dont la soif de se compren­dre, de connaître le Macroscome, et du pourquoi de l’existant n’est pas le moindre. Il va contre la loi naturelle de l’évolu­tion ; il abêtit l’Homme mais ne peut le ramener à son état animal, à tout jamais perdu. L’évolution est irréversible.

Le monde vivant ne se comprend pas si le principe de la continuité dans l’évolution est rejeté ou méconnu. Quant au Cosmos, il est incompréhensible hors de l’existence d’une volonté créatrice et d’un principe ordonnateur. Et ce principe a un nom : Dieu. Il est la nécessité même, la seule parce qu’absolue. La nier, c’est se résigner à ne comprendre que partiellement le monde matériel et à s’en remettre au hasard, qui devient un substitut de Dieu. Un dieu au rabais, un dieu qui convient au philosophe matérialiste, mais non à la matière, liée à un faisceau de lois.

L’hypothèse matérialiste, athée, est lourde de postulats. En voici quelques-uns : la matière possède en soi le principe organi­sateur, le principe de l’ordre universel. La matière du chaos démocritien possédait en puissance cette propriété. Ce n’est pas im­possible, mais on attend les preuves. Elles se font attendre. L’athée a perdu une qualité fondamen­tale de l’Homme, la curiosité. Il dit : « Le problème de Dieu est un faux problème. Pourquoi m’interrogerais-je à son sujet ? » En voilà une manière expéditive de le ré­gler ! Copernic, Galilée, sont allés à l’en­contre des idées de leur temps. On pouvait soutenir que les questions auxquelles ils tentaient de répondre étaient de faux pro­blèmes !

La cosmologie d’aujourd’hui apprend que l’Univers est en constante évolution et expansion, date sa naissance, prévoit l’ex­tinction du Soleil, donne à entendre que l’ordre cosmique n’est pas ce que l’on a cru. L’éternité figée dans la matière n’existe pas. Qu’on ne dise plus que l’idée de Création est absurde, parce que du néant (absence de matière et d’énergie) on ne tire rien. L’erreur majeure est de confondre Dieu et matière. Et de croire qu’il n’y a rien en l’absence matière-énergie : il y a Dieu. La notion de néant est un concept humain qui se fonde sur un état réalisé par le vide absolu que ne traverse aucune sorte d’éner­gie.

Pour le déiste, le néant n’existe pas. Le renoncement à Dieu a des consé­quences graves, peut-être pas pour l’Homme qui n’exerce pas sa réflexion, mais assurément pour quiconque s’inter­roge sur soi-même et sur l’Univers dont il est partie intégrante.

Sartre, athée convaincu, que jamais n’effleura l’inquiétude métaphysique (en cela inférieur à ses ancêtres moustériens ou magdaléniens) a tiré avec franchise les conclusions de l’athéisme. L’Univers sans Dieu, sans finalité, sans raison d’être, est absurde dans son ensemble comme dans ses parties. Cette conception se fonde sur un juge­ment de valeur ; or, un tel jugement est purement subjectif, il exprime le rapport que l’Homme établit entre lui-même et un objet, une situation, une idée. Presque tou­jours, sinon toujours, le jugement de valeur s’appuie sur des a priori, des tendances irrationnelles, des passions. Le jugement de valeur se situe aux antipodes de la Science. Il en est en quelque sorte l’image inverse.

Les jugements de valeur ont une puis­sance illimitée ; ce sont eux qui, ouverte­ment ou secrètement, déterminent nos conduites, en sont les moteurs. L’athéisme plonge l’Homme dans l’ab­surde, le convainc de l’inutilité de l’effort. À quoi bon agir ? D’un trait de plume, il supprime, ridiculise la morale. L’Homme, pantin dérisoire, est tôt ou tard conduit au désespoir. Chose étrange et que je ne m’ex­plique pas, les athées meurent mal ; ces sans-dieu ont la terreur de la mort. C’est pour en avoir vu mourir plusieurs que je puis écrire cela.

Mais le monde n’est pas absurde ; le monde est ordonné, le monde obéit à des lois et est soumis à l’évolution universelle dont Spencer a bien compris la significa­tion. Proclamer que le Cosmos est absurde est une absurdité. C’est ce qu’a parfaite­ment compris Einstein disant « l’admirable est que l’Univers soit intelligible », ce qui signifie qu’il ne soit ni désordre, ni chaos. L’Univers est soumis à la loi, à l’ordre que le physicien et le chimiste passent leur vie à découvrir.

Le matérialisme qui n’assigne ni com­mencement ni fin à l’Univers se trouve aujourd’hui en difficulté, car les astrophy­siciens donnent un âge au Cosmos, au Soleil, à la Terre et prévoient le moment où le Soleil ayant consumé son hydrogène n’illuminera plus notre globe qui sera, alors, un astre mort. Tout bouge, tout change. L’Univers est bien la branloire pérenne dont parle Mon­taigne à propos de notre globe.

Comme maint philosophe, comme maint savant, Voltaire fut un déiste par raison, car il refuse la foi qu’il considère comme un anéantissement de la raison devant les choses incompréhensibles. La violence avec laquelle il critiqua le Système de la Nature, dont l’auteur, le Baron d’Holbach, était un athée virulent, en fournit la preuve. En opposition totale avec l’existentia­lisme sartrien, Voltaire écrit : « C’est, ce me semble, se boucher les yeux et l’entende­ment que de prétendre qu’il n’y a aucun dessein dans la nature et s’il y a du dessein, il y a une cause intelligente, il existe un Dieu. »

La croyance en Dieu n’implique nulle­ment l’appartenance à une religion. Vol­taire fut un déiste anticlérical ; donnons-lui une fois de plus la parole : « Mais quoi ! Parce qu’on a chassé les Jésuites faut-il chasser Dieu ? Au contraire, il faut l’en aimer davantage. » On ne peut être plus net.

La position de Lamarck, plus explicite que celle de Voltaire, est celle d’un déiste qui met au-dessus de tout un Dieu créateur que, selon la langue de son temps, il nomme l’Être suprême ; la nature maté­rielle est sa création, et c’est elle qui agit dans le cadre des lois qu’il lui a imposées.

Dieu crée, la Nature opère. Cette concep­tion, que je fais mienne, est très proche de celle à laquelle parvint le R.P. Teilhard de Chardin. Elle fait un partage non équivo­que entre la Science et la croyance en Dieu. Elle assigne à la Science des limites et montre ce qui lui manque. Le transcendant se tient hors d’elle et lui est inaccessible.

Dans le domaine de la, nature, c’est-à-dire de la matière, l’Homme exerce une action toujours finalisée, qui, dans l’œuvre créatrice, a une idée pour point de départ. La Science fait partie intégrante de ce domaine ; rien de ce qui est matière ne lui échappe, mais elle ignore l’esprit et l’irra­tionnel ! C’est pour cela que j’ai écrit que sa limite passe par l’Homme.

L’Homme sait tourner les lois naturelles et leur désobéir ; il le peut parce qu’il a reçu le pouvoir de choisir, de décider en fonction de sa raison et de son affectivité (partie capitale de l’irrationnel). Sans liberté (dans les limites que lui assignent les lois du Cosmos et ses propres contraintes), l’Homme n’est plus un Homme.

Monde sans Dieu : monde absurde, monde incompréhensible, monde inhu­main. Voilà la conclusion à laquelle conduit une juste appréciation de la connaissance scientifique. Einstein pen­chait fortement vers elle. Dans son livre Comment je vois le monde, il se laisse aller à une confidence : « … Il est certain qu’à la base de tout travail scientifique un peu plus délicat, on trouve une conviction, analogue au sentiment religieux, que le monde est fondé sur la raison et peut être compris. Cette conviction, liée à un sentiment pro­fond d’une raison supérieure, qui se mani­feste dans le monde de l’expérience, consti­tue pour moi l’idée de Dieu ; en langage courant, on peut donc l’appeler « pan­théiste » (Spinoza). » (A. Einstein, Com­ment je vois le monde, 1934, p.162).

Le panthéisme à la Spinoza a le tort de pulvériser Dieu, de le confondre en quelque sorte, avec la matière. Le Créateur et le créé ne font qu’un, ce qui est une impos­sibilité. Le panthéisme à la Spinoza manifeste d’étroites affinités avec certaines religions primitives. Selon moi, il n’est qu’une forme élaborée d’animisme, frottée de christia­nisme.

La conclusion la plus profonde et en même temps la plus adéquate que l’on puisse donner à ce bref article, nous la trouvons dans la dernière page de l’auto?biographie de Max Planck : « Religion et Science mènent ensemble une bataille commune dans une incessante croisade, une croisade qui ne s’arrête jamais, contre le scepticisme et contre le dogmatisme, contre l’incroyance et contre la supersti­tion, et le cri de ralliement pour cette croisade a toujours été et sera toujours : Jusqu’à Dieu. »

Il est vrai, il est sûr que la Science n’éloigne pas de Dieu ; tout au contraire, elle conduit directement à lui.

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« Les mathématiques nous apprennent ce que Dieu n’est pas. » Un entretien avec André Lichnerowicz

Vous avez écrit : « Il n’est pas bon d’être scientifique du lundi au samedi et d’être croyant, catholique, le di­manche ». Qu’est-ce à dire ?

André Lichnerowicz : Trop souvent, on répète que science et foi sont sur deux plans tout à fait différents, deux plans qui ne se rencontrent jamais. Par conséquent, qu’il n’existe pas de difficulté à cette cohabita­tion puisque les deux choses sont nettement séparées. En fait, dans notre vie quoti­dienne, même au moment où nous sommes scientifiques, c’est l’homme total qui s’ex­prime. Un homme qui ne doit pas être déchiré, qui doit retrouver une certaine unité.

Mais pouvez-vous être plus précis sur les formes de cohabitation?

A.L. : Je suis mathématicien, un peu physicien. C’est strictement au nom de mon expérience personnelle que je vous parle. Si nous prenons les mathématiques, elles nous enseignent, à travers leur longue histoire, un certain nombre de choses. Tout d’abord, elles nous apprennent les règles d’un certain type de discours, un discours dans lequel nous essayons d’avoir une communication avec l’autre, avec les autres, un discours qui soit sans aucun quiproquo ou malentendu. Par ailleurs, ce type de dis­cours nous a montré qu’il ne pouvait parler de l’Être. Dès qu’un discours contient son propre fond ontologique, alors, il porte le poids de ses propres contradictions. Le ca­ractère radicalement non-ontologique que comportent les mathématiques, elles le transportent partout, dans tous les domai­nes où elles se font servantes d’autres disci­plines. Cela dit, la science a donc comme première dimension d’être un discours de communication. Il existe une autre dimen­sion de l’activité scientifique. Celle où l’on crée de la science. Or, le discours qu’un savant se tient à lui-même, au moment où il essaie de faire progresser la science, ce discours-là n’est pas soumis à la même ascèse que celle que j’évoquais précédem­ment. C’est un discours avec lequel on cherche à susciter des images, des proces­sus de création, des intuitions.

Ce type de discours, très différent pour chacun de nous, porte nécessairement la marque de ce que nous sommes. C’est pourquoi, si la science constituée est par­tout la même, universellement, chacune des percées sur tel ou tel front particulier peut être marquée, elle, par ce qu’est singulièrement, un homme. On comprend qu’à ce moment-là, la foi du scientifique joue un rôle, elle aussi.

Vous mobilisez donc, au mo­ment créateur de votre travail, tout le fond métaphysique qui vous est propre…

A.L. : Je ne peux pas faire autrement, bien évidemment. Ceux qui soutiennent le contraire le font, eux aussi. Ils mobilisent tout l’imaginaire qui est à la base de cha­que création scientifique.

Au moment de la création, avez-vous alors des principes qui viennent directement de votre croyance ? Fonction­nez-vous avec le modèle d’un grand Dieu horloger, du Dieu mathématicien, cher aux scientifiques du XVIIe ?

A.L. : Certainement pas. Ce que nous ont appris aussi les mathématiques, c’est que Dieu n’est pas un concept. Il est impossible de tenir sur lui un discours « théori­que ». De toute évidence, ce n’est pas du tout le Dieu philosophe qui m’intéresse.

D’une certaine manière, la démarche scientifique en général, et mathématique en particulier, nous apprend surtout ce que Dieu n’est pas. Elle permet d’éviter tout un ensemble d’idolâtries qui fait partie du patrimoine de l’humanité. La science a, comme vertu, non pas de tuer Dieu, mais de décaper son image, de faire en sorte que la partie idolâtre s’amenuise peu à peu.

Par ailleurs, ces conceptions naïves ou sophistiquées, vis-à-vis du mot Dieu, se répartissent en catégories différentes. Prenons, par exemple, la vision panthéiste. Elle est fréquente. Cette vision revient à dire : « Dieu est l’âme du monde », et « le monde est le corps de Dieu ». Bien sûr, il en existe d’autres encore. Cette tentation panthéiste n’est pas bonne. Dieu n’est pas l’artisan appliqué d’un monde fabriqué. Il vaut mieux se rapprocher de ce que toute l’histoire du Salut nous enseigne. Dans celle-ci, Dieu est essentiellement le Dieu de sainteté et d’amour. Pour un chrétien, l’expérience de Dieu, c’est d’abord la rencontre, par une personne spirituelle, d’une personne spirituelle qui est le Christ. Tout cela est, comme vous voyez, extrêmement loin du Dieu des philosophes. Ce Dieu en définitive ressemble beaucoup trop, pour nous, à l’Ensemble de tous les ensembles, ou à ces pseudo-concepts qui conduisent toujours à des paralogismes.

Pourtant, cette sorte de pan­théisme que vous évoquez resurgit encore souvent, en biologie par exemple. Là, les scientifiques croyants connaissent une sorte d’émerveillement devant l’extraordinaire ingéniosité des mécanismes du Vivant, ou encore chez les astronomes stupéfaits devant l’immense paysage de l’Univers. Il y a là, chez les uns et les autres, un point de raccordement entre leur pratique scientifique et leur croyance. Dans le cas des mathématiques, l’extrême adéquation entre les structures mathématiques et l’organisation du monde n’est-elle pas pour vous un point d’émerveillement ?

A.L. : Tout d’abord, l’humilité ou la modestie fait partie de l’expérience scientifi­que globale. Nous devons être humbles, aussi bien devant les phénomènes que devant les raisonnements que nous faisons. Nous le sommes d’autant plus que, quotidiennement, nous nous cognons durement contre le réel. D’une certaine manière l’ex­périence du réel existe sous la forme des coups que l’on reçoit. Ensuite, il ne faut pas confondre émerveillement et magie. En fait, ce qui importe aux gens qui appartiennent à la même famille d’esprit que moi, c’est beaucoup plus l’ensemble des métho­des que ce que j’appellerais la magie des résultats. Il y a toute une dimension assez malsaine dont scientifiques, comme non-scientifiques d’ailleurs, sont responsables. C’est la « magnification » des résultats. À l’inverse, ce qui est à mes yeux magnifique dans la démarche scientifique globale, c’est sa méthodologie. Ce qui est fascinant avant tout, c’est d’essayer de voir comment l’es­prit fonctionne. Et lorsque vous disiez que la nature parle en langage mathématique, je crois que c’est plutôt l’homme qui ne sait parler, sans quiproquo, ni malentendu, qu’en langage mathématique. Nous avons les mathématiques, car c’est cela que nous sommes capables de comprendre et de ma­nier. Je renverse donc la perspective.

Enfin, il traîne, dans l’histoire des scien­ces, et l’on en a des exemples récents, des conceptions qui me gênent beaucoup. Celles-ci disent : il existe des théories, puis elles finissent par s’écrouler, car elles de­viennent contradictoires. C’est avoir une très mauvaise expérience de l’histoire des sciences que de penser ainsi. Quand une théorie a été vraie, elle le reste toujours. Le vrai a un sens profondément différent en science de celui qu’il a dans notre langage naïf. Une théorie reste toujours vraie mais au sens suivant. À l’origine elle se consti­tue, puis, plus tard, son champ apparaît surestimé, elle atteint d’elle-même ses pro­pres limites d’approximation, etc. Le pre­mier devoir d’une théorie nouvelle consiste d’abord à expliquer le succès de ses devan­cières. Les théories en somme se suivent, mais sur le modèle de l’englobement suc­cessif. Les gens peuvent avoir l’impression que Newton a été renversé par Einstein en ce qui concerne la gravitation. La chose est fausse. Einstein, dans un autre contexte intellectuel, rend justice à Newton. Après tout, c’est quand même grâce à Newton, à travers les équations de Lagrange, que l’homme a pu aller sur la Lune, ou, avec des sondes nouvelles, poursuivre sa visite des confins du système solaire.

De la même façon, la mécanique statisti­que n’abolit pas la thermodynamique. Au contraire, elle demande à la thermodyna­mique des cadres de plus en plus sophisti­qués pour y loger ses propres interroga­tions. Suivant les cadres, les réponses apportées par la mécanique statistique sont différentes. Donc, il n’y a pas écroulement d’une théorie, mais changement de point de vue et de concepts. En un certain sens, les espaces de vérité que la science apporte à l’humanité sont de deux types. Ou bien des espaces de vérités abstraites, hypothéti­ques et efficaces, ou bien des espaces de vérités approchées.

Pour une théorie, être vraie, c’est être non contradictoire, efficace, le tout à un certain degré d’approximation. Ce n’est rien d’autre.

Comment définissez-vous la vérité spirituelle ?

A.L. : Nous savons tous que la science est activité de recherche. Mais de recher­che de méthodes, d’approche de concepts et d’expériences, plutôt que de résultats pro­prement dits. L’activité scientifique, à la différence de l’activité conçue comme tech­nique, est avant tout non pas d’expliquer l’Univers, mais d’essayer de le comprendre, en prévoyant et dominant les démarches de systèmes de plus en plus complexes.

Ceci étant, les pouvoirs acquis donnés par la science sont souvent considérés par les scientifiques résolument puritains comme moi, comme les garants de ce que nous travaillons pour comprendre un monde réel. Il faut que nous ayons l’assu­rance que nous ne poursuivons pas une rêverie vaine sur un monde imaginaire. Ces garants nous permettent, à chaque instant, sans rien perdre, de tout remettre en ques­tion, de pouvoir faire varier le point de vue intellectuel, tout en englobant le point de vue précédent.

Cela dit, pour revenir à la vérité spiri­tuelle, nous n’avons pas de raison d’être des hommes ayant une expérience scientifique et intellectuelle raffinée conjointe à une foi fruste. Je pense que beaucoup de difficultés viennent de ce que l’esprit, qui a été perfec­tionné à travers la science, n’est pas au même niveau en ce qui concerne ce que j’appellerai la recherche spirituelle. La quête spirituelle doit être, elle aussi recher­che, approximation, toujours repoussée. Car, nous n’avons sans doute jamais, à l’échelle humaine, conquis la vérité absolue qui nous est décrite dans les textes sacrés. Cette révélation n’est pas donnée, elle est toujours à conquérir.

Donc, pas de dogmes définitive­ment acquis…

A.L. : Jamais. Ce que nous a montré la logique mathématique, c’est qu’un énoncé, quel qu’il soit, n’a pas de sens en lui-même. C’est à nous, en travaillant, de voir toute la complétude de sens que peut avoir un énoncé du type des énoncés dogmatiques.

Pourtant l’impératif moral, lui, est parfaitement clair.

A.L. : Je vais vous choquer peut-être, mais je dirai qu’en tant que chrétien la morale ne m’intéresse pas. Pour moi, le message du Christ est exactement au-delà de la morale. Il existe ce qu’on appelle la morale naturelle : elle dit qu’il est mal de voler ou de tuer son prochain. Nous n’avons aucun besoin du Christ pour cela. Toutes les cultures, toutes les civilisations, des moindres aux plus raffines, partagent cette éthique fondamentale. Le message propre du Christ commence au-delà. Le caractère le plus important de ce message, c’est qu’il est toujours inversions des va­leurs du monde. Comme on le voit dans les Béatitudes. Ces dernières glorifient sous la forme d’Heureux, tout ce qui dans le monde est considéré comme blâmable, comme échec. C’est l’inversion des valeurs sociales de toute société possible que l’on trouve dans ce message. La parole du Christ est, peut-être, la plus subversive qui soit. Elle va, me semble-t-il, à l’encontre d’un certain nombre de visées qui me cho­quent ; par exemple une société qui se présente comme directement éclairée par la religion. Ceci est quelque chose que je crois condamnable. Je condamne, par cela même, le concept ancien de chrétienté. Je pense qu’il est mauvais qu’une religion veuille, avec son mode de penser, s’incarner dans une société et par suite la dominer.

Propos recueillis par Stéphane Deligeorges