A.-M. Cocagnac
De la pop-music au grégorien

Descendre dans l’abîme du son n’est pas une aventure extérieure. C’est une plongée dans l’espace intime du cœur. Tout ce que l’homme refoule et, bien au-delà, tout ce qu’il ne peut atteindre par la petite échelle du langage interne s’ouvre brusquement devant lui comme le gouffre sous les pieds d’un spéléologue à bout de corde. Le son apparaît alors non plus comme une vibration mesurable mais comme la tentation d’un voyage au plus profond de l’âme. Il y a tout lieu de croire, de craindre, que ce voyage soit sans retour.

(Revue Question De. No 23. Mars-Avril 1978)

Le problème de la musique contemporaine continue à faire du bruit. Bruits, tel est le titre d’un ouvrage important de Jacques Attali qui a connu un grand succès. Quand l’économiste rejoint l’amateur de musique, il peut mieux discerner ce qui est grâce, ce qui est profit, ce qui s’invente et ce qui se répète. La musique aujourd’hui semble éclater sous le coup d’un assaut multiple. Les modifications de la sensibilité ne sont pas seules en cause : des données apparemment plus « objectives » entrent en jeu. Il suffit de donner deux exemples pour mesurer la puissance d’une attaque dont les coups de boutoir crèvent les grosses caisses de la musique académique et vident le tiroir-caisse des concerts-spectacles traditionnels.

LE CŒUR ÉLECTRONIQUE

La physique moderne et les inventions électroniques ont permis à l’oreille humaine de descendre dans l’épaisseur matérielle du son. Analyse des fréquences, plein jeu sur les distorsions, synthèse de nouveaux timbres, cuisine magnétophonique, restitution stéréophonique multiple semblent autant de pratiques enchantées capables d’élargir à l’infini la perception de l’espace et du temps. L’homme moderne n’en croit pas ses oreilles : il se trouve brusquement aux portes d’un nouvel univers. Il n’en possède pas la mesure. Il n’a ni boussole ni carte pour voyager dans ce monde sidérant. Il n’ose sauter le pas. Les rares voyageurs de l’impossible, incompris ou aveuglément suivis (de loin) par quelques fanatiques, font encore figure d’enfants perdus dans un rêve sans retour.

Descendre dans l’abîme du son n’est pas une aventure extérieure. C’est une plongée dans l’espace intime du cœur. Tout ce que l’homme refoule et, bien au-delà, tout ce qu’il ne peut atteindre par la petite échelle du langage interne s’ouvre brusquement devant lui comme le gouffre sous les pieds d’un spéléologue à bout de corde. Le son apparaît alors non plus comme une vibration mesurable mais comme la tentation d’un voyage au plus profond de l’âme. Il y a tout lieu de croire, de craindre, que ce voyage soit sans retour. Cette évidence déclenche une résistance, organise tout un système de défenses pour fermer l’entrée de la grotte. On redoute également que l’antre soit vide ou qu’il recèle au contraire un Minotaure, fruit des amours illégitimes entre l’homme et l’animal.

L’homme commun refuse instinctivement une telle équipée vers le mystère de son propre inconscient. Le créateur se barde de justifications mathématiques soit pour se rassurer, soit pour cligner de l’œil en direction de la culture savante. Quant aux marchands de rêve, ils savent jusqu’à quel point on ne saurait aller pour satisfaire d’un coup les exigences d’une politique vigilante et les besoins d’une jeunesse en quête d’une drogue légale.

Les jeunes et la pop-music

Le jazz et le folksong ont mis pourtant sur orbite une musique étrange. Le terme de « pop » recouvre à la fois les platitudes et les inventions les plus crues. Crues, cruelles, ces musiques sauvages semblent pétries du sang de la jeunesse : le rythme est bien le battement d’une artère. Cordiale, furieuse, amoureuse, mortelle, cette pulsation originelle déchaîne, au-delà des instincts répertoriés, des fulgurations biologiques.

En écoutant cette musique, les jeunes descendent instinctivement au plus profond de leur conscience vitale. Ils entrent en résonance avec leur propre rythme biologique, retrouvant ainsi, au-delà du langage oblitéré par les dialectiques contradictoires de notre temps, une sorte de vérification de leur propre existence.

On les sent particulièrement sensibles à un certain type d’enregistrement qui privilégie les basses électroniques filtrées, puissantes. Ces fréquences retrouvent naturellement la nature sonore des battements du cœur. Ils admettent le chant mais, si possible, grincé ou rugi dans un américain inaudible. Ils entendent les instruments à vent comme un langage sans mot. L’improvisation est bien un discours qui jaillit spontanément du cœur. Les éclairs de la guitare électrique révèlent un espace sonore plus grand dans lequel retentit, implacable et rassurante, la pulsation cordiale de la basse. Ce monde appelle immédiatement des comparaisons liquides : océan, mer, plongée. Il rejoint sans doute l’oreille embryonnaire immergée dans le liquide amniotique, à l’écoute des battements du cœur maternel. L’embryon n’a-t-il pas la forme d’une oreille ? Il est sans doute originellement une vaste oreille. Un jeune garçon, pour me faire sentir le lieu exact où il percevait la pulsion d’une basse électronique, me désignait tout récemment la zone ombilicale. C’était de toute évidence, pour lui, un second tympan, sans doute le plus ancien et, de toute manière, le plus fondamental.

L’esprit modelé par la musique dite « classique » accepte mal une telle expérience. Il la trouve régressive. Le musicologue pédant voit là un retour à des manifestations « primitives ». Cela sous-entend une conception ethnologique très dominée par la certitude de la suprématie d’une culture. Il existe encore des êtres pour qui le Traité d’harmonie de Théodore Dubois est l’Everest du massif musical planétaire. Le disque pourtant a élargi les oreilles occidentales. Les collections d’ethnomusicologie ne sont plus simplement des archives de musée : elles entrent dans le circuit commercial. Elles signifient ainsi l’intérêt croissant de l’Européen et très particulièrement de nombreux jeunes pour ces espaces sonores hier encore inconnus.

On peut facilement proposer à un jeune de quinze ans d’écouter un bon disque de sitar indien, un chant rituel huichol ou un grand ensemble de percussions africaines sans les voir bâiller d’ennui. Les admirables concerts du musée Guimet à Paris rassemblent plus de chevelus que de messieurs décorés. Ainsi peu à peu s’effrite une forme d’impérialisme sonore et se met au rebut le concept regrettable de musique « primitive » au mauvais sens du terme. Quant à l’accusation de régression psychologique, la jeune génération s’en soucie comme d’une guigne. Elle sait, instinctivement, qu’une forme de perception primordiale demeure vivante chez l’adulte. Elle n’a pas lu D.H. Winnicott, mais elle vit dans cet espace potentiel formé dès l’enfance où le dialogue des signes et du rythme permet seul d’atteindre la réalité.

De fait, la régression dangereuse se situe dans le cadre d’une certaine forme d’émotivité sentimentale. Elle se caractérise musicalement par un effacement du rythme. Les jeunes déclarent facilement que cette « bibine », ce « sirop » sont faits pour les « demeurés ». Ils perçoivent en effet que ces musiques ont été très longtemps la compensation inconsciente de désirs insatisfaits. Ils regrettent ou tout simplement ignorent l’espace sonore du romantisme décadent. L’intempérance chromatique, la modulation envahissante, les timides orgasmes de petites hardiesses harmoniques leur semblent ridicules.

De fait, toute grande musique consacre l’alliance du rythme et du rêve, de la pulsion profonde et des élans du cœur. Le corps semé d’oreilles entend à tous les niveaux et s’accorde à une symphonie qui n’exclut aucune forme de vibration. A ceux qui douteraient de cette vérité, je propose d’écouter sans préjugés le début de l’Actus tragicus de Jean-Sébastien Bach. C’est sans doute là un réel exemple de musique où, sur la base d’une pulsation vitale, on voit naître et s’envoler un schéma mélodique hautement spirituel. Il est certain que le chant ne monterait pas si haut si les basses n’étaient pas aussi prenantes, aussi viscéralement enracinées.

L’ECHO LOINTAIN DES MANTRA

L’esprit de l’Orient interfère avec celui de l’Occident. Cette symbiose nouvelle révèle des échanges des plus fructueux comme des contacts tout à fait douteux. Quand deux grandes traditions se rencontrent, il y a place pour l’étonnement et l’admiration, le refus et l’acceptation reconnaissante. Un certain brouillard voile aussi l’activité de simples marchands pour qui les choses de l’esprit sont aussi commercialisables que la porcelaine, l’encens ou la pousse de bambou.

Les mantra sont, comme leur nom l’indique, des instruments sonores de méditation, comme les yantra sont des instruments visuels. La différence réside en ce que l’on médite sur un yantra (schéma mystique, objet, peinture, etc.), alors qu’on médite dans un mantra. Le mantra est une cellule sonore prise dans la structure du langage. La signification conceptuelle de ce groupe phonétique n’est pas essentielle. Certains mantra n’ont même aucune signification de cet ordre. Le mantra est émis ou répété de manière à permettre à l’esprit de se détacher du langage.

La mystique de la parole et du son

Longtemps, les mantra ont atteint l’Occident comme des choses insolites comparables à des objets chinois dont on avait perdu la signification spirituelle ou rituelle. De sérieuses études ont permis de mieux les situer dans l’ensemble d’un enseignement très ancien, toujours vivant dans des écoles qui fleurissent encore aujourd’hui. Ainsi, Liliane Silburn et André Padoux ont-ils pu étudier la mystique de la parole et du son dans la tradition du shivaïsme du Cachemire. Leurs travaux hautement spécialisés ont permis toutefois de trouver une méthode d’approche du plus haut intérêt pour la connaissance de la mystique du son. Les résultats de leur enquête, centrée sur un certain tantrisme, aboutissent à des conclusions qui jettent une vive lumière sur l’entière tradition de l’Inde.

On peut ainsi mieux cerner le mystère du mantra. Si le son ne se réduit pas à ce que peut percevoir la « fenêtre auditive », s’il constitue la vibration fondamentale de l’Univers, il offre du même coup un nouveau cadre de réflexion. Là, la frontière entre la parole et le son informulé s’efface. Là, disparaît aussi la barrière entre le son entendu et la vibration perçue par des moyens que seules peuvent développer des techniques de méditation appropriées. Le yoga du son mérite ce nom si l’unification progressive des formes organiques tend à constituer une oreille plus étendue que celles de la tête, un organe de réception vibratoire d’une portée entièrement nouvelle.

Ce « yoga du son » semble donc être la partie intégrante d’un yoga qui refuse d’être simplement un biofeedback — un système d’auto-contrôle — à usage hygiénique.

REQUIEM POUR LE GREGORIEN ?

Dans le cadre de ces réflexions, il est peut-être plus facile de poser la question du chant dans l’Eglise chrétienne d’aujourd’hui. Nous en resterons pour l’instant à la querelle qui oppose les intégristes aux tenants de la réforme liturgique actuelle.

A mon avis, le problème est mal posé si l’on fait du chant grégorien, comme du latin, un symbole d’attachement à la tradition ecclésiale. Bien avant de disparaître, la tradition du chant grégorien était morte et se survivait dans un plain-chant paroissial, quelquefois beau, souvent pénible, dont le répertoire hétéroclite n’avait généralement rien à voir avec l’antique tradition.

La réforme de Solesmes a certes rendu au grégorien sa valeur incantatoire, mais selon une modalité très particulière dont on ne peut dire qu’elle représente à elle seule la totalité de la tradition du chant monastique. (J’ai assisté personnellement à trop de querelles entre moines à ce sujet.) Cette disputatio monachorum révèle bien les hésitations d’un large courant difficile à canaliser.

Il est certain, par ailleurs, que la réforme liturgique actuelle a été faite en trop grande partie par des professeurs spécialisés en histoire. Elle n’a pas su, non plus, faire appel aux vraies sources de la créativité. Trop de prêtres « musiciens » de formation (dans le meilleur cas) classique ont créé des mélodies de qualité inférieure. Le son se trouvait ainsi brutalement soumis à des paroles dont la qualité littéraire ne valait pas mieux que la musicale. On comprend le souci des pasteurs de préserver la compréhension des textes. L’erreur consiste à croire que cette compréhension est du même type que celle demandée dans le cadre strict d’un enseignement.

Le discours d’un chant et le discours d’un cours relèvent de deux formes très diverses de langage. Deux espace-temps s’opposent. Le langage chanté se fait louange, non pas parce qu’il dit objectivement des choses en l’honneur de Dieu, mais parce qu’il engage la totalité de l’homme, son cœur, sa créativité, les rythmés fondamentaux, biologiques, de son existence, pour en faire une offrande, une présence devant Dieu.

L’incantation est-elle un sortilège

L’Eglise a eu peur de l’incantation à une époque où elle confondait trop vite les phénomènes parapsychologiques et les manifestations démoniaques. Il est peut-être temps de se rendre compte que toute incantation n’est pas nécessairement « magie », au sens redoutable du terme. L’incantation est un chant cordial qui tient compte des rythmes fondamentaux de la vie. Ce que les jeunes cherchent dans la « pop », confusément, est certainement de cet ordre. L’incantation engage l’homme tout entier et recommence une certaine « incarnation » de la Parole divine. Les esprits traditionnels sentent certainement ce besoin. Ils ont tort cependant de croire qu’il est possible de vivre de reconstitutions archéologiques.

Il manque certainement à l’Eglise d’aujourd’hui une vision de l’homme qui intègre visiblement les puissances fondamentales de son être. Entre le concept véhiculé par la Parole et les pulsions fondamentales de l’organisme existe la possibilité d’un lien.

Entre autres pratiques, le chant, quand il se dit sacré, peut amener cette liaison pour offrir à Dieu l’hommage de l’homme reconstitué en grâce par les noces de la vie primordiale avec les plus hauts élans du cœur.

A.-M. Cocagnac