(Revue Itinérance. No 2. Novembre 1986)
Les Cent mille chants de Milarépa sont un classique de la littérature tibétaine. En un style poétique et concret, ils résument les aspects essentiels de la voie tantrique par l’intermédiaire du cheminement exemplaire du yogi Milarépa, de ses épreuves et de son illumination [1].
Dans le chapitre qui nous intéresse ici, « L’attaque de la déesse Tsérinma » [2], Milarépa va apprendre à traiter les démons et les reconnaître pour ce qu’ils sont. Il est seul dans son ermitage, soudainement confronté à une horde de démons qui envahissent le ciel, venus pour semer la confusion et le harceler. Après avoir essayé sans succès toutes sortes de stratagèmes pour les chasser et s’en débarrasser, ce n’est que lorsqu’il les accepta avec compassion et finalement les reconnut complètement, qu’il dépassa ses peurs, son refus et les luttes qu’ils induisaient. Il vit alors le caractère illusoire de ces entités, ses projections qu’il solidifiait par ses fixations et ses attachements.
« Vous, les démons et les manifestations du cosmos, n’êtes que de simples illusions de l’esprit… des créations illusoires, des pensées qui attrapent des formes et les considèrent comme réelles… »
La maîtrise des démons par Milarépa est un aspect de la pratique de la méditation en tant que travail sur nos projections et sur nos émotions. Dans la pratique de la méditation, il ne s’agit aucunement d’essayer de fuir ses pensées, ses émotions, son moi ou ses démons ni de lutter contre ceux-ci. Au contraire, on y apprend à développer une relation juste avec eux en offrant à notre esprit un espace suffisant en lequel pourront petit à petit se résorber ses conflits émotionnels.
LA PRATIQUE DE LA MÉDITATION : NON-VIOLENCE FONDAMENTALE
La pratique de la méditation est la pratique de la non-violence fondamentale. En effet, nos pensées, nos émotions se développent dans la mesure même où nous entrons en conflit avec celle-ci. Elles subsistent et se nourrissent de nos réactions, de nos luttes et de toutes les façons dont nous interférons avec elles pour essayer de les neutraliser, de les maîtriser ou de les manipuler. Ces pensées et émotions ont besoin pour subsister de notre attention et de nos réactions. Elles se perpétuent dans la mesure où nous nous y investissons. La pratique de la méditation consiste donc à défaire et abandonner ces mécanismes réactionnels, autrement dit, à déposséder les pensées et les émotions, en développant vis-à-vis d’elles une relation simple et directe dans laquelle, en cessant de les posséder, elles cessent par là même de nous posséder. Sa technique consiste à ramener les émotions et les pensées au niveau de simples phénomènes mentaux. Habituellement, nous les jugeons, nous les catégorisons et nous réagissons, attirant les positives, les divines et rejetant les négatives, démoniaques. On cherche à entretenir les « nobles » et condamner les « ignobles » et tous ces aspects lumineux ou obscurs, blancs ou noirs sont, à un certain niveau, nos dieux et nos démons intérieurs ou extérieurs. Comme pensées et émotions, ils sont nos objets intérieurs ; comme projections, nous en faisons aussi l’expérience comme objets extérieurs. Plutôt que de lutter pour les uns contre les autres, la pratique de la méditation nous enseigne cette attitude de non-lutte, de non-violence et de simplicité dans laquelle sans juger ni catégoriser pensées, émotions ou projections, on les ramène toutes à ce qu’elles sont fondamentalement : de simples processus mentaux, de simples projections, de simples pensées.
MÉDITATION ASSISE
On y utilise l’attention, une qualité de présence de l’esprit, pour reconnaître les pensées et émotions comme telles. Prenons un exemple : nous sommes assis, nous méditons dans un état de détente ; tout à coup vient une pensée d’agression ou de désir intense. Plutôt que de réagir en la considérant comme indigne, ne devant pas être ; plutôt que de la refuser ou même, à l’inverse, de partir avec et d’abonder dans son sens, nous nous disons : « pensée », tout court ! Cette pratique peut être plus délicate que la théorie ; néanmoins, petit à petit, nous nous désinvestissons ainsi de l’émotion et de la pensée. Et dans la mesure où nous nous en désinvestissons, nous coupons court au processus et à l’énergie qui l’entretenait, qui l’aurait fait mûrir et passer à l’acte. Elle est ainsi expérimentée dans une relation extrêmement simple, ramenée à un simple processus mental, une pensée, sans évaluation.
Notre esprit est un peu comme une casserole qui bout sur le feu : il y a des bulles ses pensées qui remontent à la surface ; les émotions sont de gros bouillonnements : l’esprit est en ébullition. Quand nous méditons, nous coupons court à l’énergie qui produit ce bouillonnement, nous coupons le feu, en quelque sorte. Cela ne veut pas dire que les bulles vont disparaître sur-le-champ, elles continueront même à apparaître un certain temps, mais à partir du moment où nous avons coupé le feu, soyons sans crainte, l’ébullition finira par s’arrêter. Il ne s’agit pas du tout de vouloir imposer ou fabriquer un calme mental, d’essayer d’enfoncer un couvercle pour refouler l’ébullition… Ce qui se terminerait par un éclatement !
Nos pensées, nos émotions ont donc besoin de notre attention pour subsister ; que cette attention soit fascination ou rejet. Si notre « je » s’investit en essayant de refréner, de supprimer pensées et émotions ou d’imposer à notre esprit le calme mental, nous faisons à notre insu le jeu de l’agitation : cette tentative volontariste pour imposer le calme perpétue l’agitation, l’énergie que nous investissons pour la réprimer, en fait, la nourrit. Il nous faut donc plutôt commencer par accepter l’agitation, et rester dans une relation simple avec celle-ci : laisser faire, laisser être, restant dégagé ou désengagé.
Nous voyons alors simplement notre état d’esprit tel qu’il est, avec tout ce qui y vient : pensées d’agression, de désir, pensées mondaines, fantasmes sexuels, conflits personnels ou quoi que ce soit d’autre, tout cela est fondamentalement simplement pensées. La relation se simplifiant, les pensées et les émotions perdent de leur solidité et deviennent de plus en plus transparentes. Elles seront toujours là, avec leur potentialités de séduction ou d’irritation, mais, dans cette relation simple, leur séduction et leur irritation deviennent également plus simples, plus transparentes et moins conflictuelles ; nous n’entretenons plus avec elles une lutte harassante.
Dans l’abandon de la lutte intérieure, nous pouvons accepter les émotions et travailler avec elles continuellement. Il n’y a plus de situation qui soit considérée comme impossible ou devant être rejetée. Cette pratique est celle du lâcher prise. Lâcher prise c’est abdiquer face à l’émotion sans s’y opposer ni s’y reposer. Notre lâcher prise fait, en effet retour, que les choses ont moins de prise sur nous. L’énergie de l’émotion ne nous possède pas dans la mesure où nous ne la possédons pas ; nous ne craignons plus d’être emportés dans la mesure où nous ne maintenons plus quelque chose susceptible d’être emporté.
Cet abandon de nos fixations demande de l’intrépidité. Il nous faut avoir le courage de faire le pas, de plonger. Le lâcher prise demande toujours du courage : on se cramponne à une foule de références sécurisantes, les entités et identités qui constituent notre monde, et l’on se demande, bien sûr, ce qui va se passer si on les lâche. Nous avons besoin d’avoir confiance dans la possibilité de le faire, d’avoir l’intrépidité et le courage d’un Bodhisattva.
MÉDITATION DANS L’ACTION
Dans le cadre de la méditation assise, nous commençons à faire l’expérience de cette attitude intérieure et à la stabiliser ; puis nous apprenons ensuite à l’intégrer et à la développer dans toutes les situations de la vie quotidienne : c’est alors la méditation dans l’action. Sa pratique est fondée sur une attitude de transparence et d’espace en lesquels l’esprit n’est plus obnubilé, monopolisé ni polarisé par ses émotions ou par les situations. Dans la méditation dans l’action, on devient capable, en toutes circonstances, de percevoir en même temps la situation telle qu’elle est et l’espace dans lequel elle se développe. On peut en avoir une expérience précise en y étant pleinement présent et en ayant aussi une perspective dégagée, « panoramique », une sorte de « vue aérienne ». Deux qualités de l’esprit s’y développent : l’attention qui nous permet de voir et de reconnaître les détails de cette situation ; et la conscience dégagée qui nous permet d’en expérimenter le contexte et l’espace.
Ainsi, d’une façon générale, la pratique de la méditation consiste à développer une attitude en laquelle pensées et émotions ne sont ni supprimées ni exprimées mais reconnues ; en laquelle on fait pleinement l’expérience de leur nature, dans un état d’esprit dégagé. L’émotion y est accueillie, sans être l’objet d’une attitude passionnelle de rejet ou de fascination. Reconnaissant les pensées-émotions comme simples phénomènes mentaux, on cesse de les suivre ou de les fuir, on les voit simplement et développe alors avec elles une intimité dans laquelle on s’en rapproche et finit par ne plus faire qu’un avec elles ; on en fait alors une expérience pleine et totale dans laquelle leur nature énergétique, leur rayonnement deviennent une énergie libre dont l’intensité se diffuse sans être manipulée ni être appropriée par qui que ce soit ou quoi que ce soit.
Dans cette expérience directe de la méditation, les situations deviennent moins conflictuelles et notre relation à celles-ci s’allège d’autant. Les luttes que nous entretenions font place à des relations de plus en plus souples ; émotions et situations deviennent transparentes ainsi que celui qui en est l’observateur ; l’expérience de la situation acquiert une qualité spacieuse et ouverte, en laquelle se révèle une intelligence fondamentale qui nous permet d’être en adéquation avec elle et d’y répondre pertinemment. Cette communication directe contient la possibilité d’une réponse intelligente et harmonieuse. Il s’y développe une « danse » avec l’énergie de la situation ; c’est une relation harmonique et spontanée qui est aussi la perfection de l’action.
L’évolution passe nécessairement par l’acceptation de soi-même, par une amitié et une paix intérieure. Il s’agit donc d’accepter les autres – intérieur et extérieur – avec compassion, dans une attitude d’ouverture et de transparence. Cette qualité de transparence estompe nos projections dans la mesure même où nous nous effaçons nous-même par le lâcher prise. Plus nous nous accrochons et nous cramponnons, plus nous maintenons le processus qui entretient projections et conflits.
Développant en profondeur cette qualité de transparence et de lâcher prise, notre relation avec le monde devient moins dualiste et conflictuelle, nous sommes nous-mêmes beaucoup moins rigides et les heurts font place à une situation fluide et souple, libre de réactions conditionnées.
Transmuter les émotions dans la méditation ou dompter ses démons « intérieurs », c’est essentiellement dépasser une perception duelle, dichotomique du monde. Dans ce contexte, la méditation apparaît comme l’apprentissage de la non-violence, une attitude de bienveillance envers soi-même et autrui et d’ouverture dans laquelle nous ne scindons plus le monde en dieux séduisants et démons terrifiants et développons progressivement cette transparence dans laquelle se dissout le jeu duel du moi et de ses projections. Dieux et démons nous sont à la fois intérieurs et extérieurs, réels et illusoires. Leur réalité est relationnellement extérieure, c’est-à-dire qu’ils nous apparaissent extérieurs dans l’expérience que l’on peut en avoir. Ils sont fondamentalement intérieurs et absolument illusoires.
Leur réalité est celle de nos projections mais celles-ci constituant notre monde comme notre individualité, ces dieux ou démons n’ont ni plus ni moins de réalité que nous-mêmes.
Leur existence est à la fois aussi réelle et aussi illusoire que la nôtre.
Lama Denis Teundroup
BIBLIOGRAPHIE
1. Milarépa, ses méfaits, ses épreuves et son illumination, traduit du tibétain par Jacques Bacot, éd. Fayard.
2. Milarépa, Les Cent mille chants (tome 1), traduit du tibétain par Marie-José Lamothe, éd. Fayard.
3. The hundred thousand songs of Milarépa (vol. 1), traduit et annoté par G.C.C. Chang, University Books, Seacaucus, New Jersey, (cf. chant 22).
4. Chogyam Trungpa, Pratique de la voie tibétaine. Au-delà du matérialisme spirituel, éd. du Seuil, coll. Points Sagesses.
5. Suzuki Roshi, Esprit Zen, esprit neuf, éd. du Seuil, coll. Points Sagesses.
_________________________________________________________
1 Milarépa, ses méfaits, ses épreuves et son illumination, traduit du tibétain par Jacques Bacot, éd. Fayard. & Milarépa, Les Cent mille chants (tome 1), traduit du tibétain par Marie-José Lamothe, éd. Fayard.
2 Milarépa, Les Cent mille chants (tome 1), traduit du tibétain par Marie-José Lamothe, éd. Fayard.