Stephen Jourdain
Deux sentiers abruptes - Vers un déclic

La personne intérieure n’est sous le regard d’aucune autre conscience. Non parce qu’un mur interdit à jamais à la vision des autres de parvenir jusqu’à elle, mais parce que la réalité est ainsi faite que le lieu où elle se tient est inhabité. La personne intérieure est non-vue, non-sue, parce qu’ici il n’y a, et n’y eut jamais, et n’y aura jamais personne pour la voir, la savoir. Cela peut sembler épouvantable. En vérité, c’est admirable.

(Extrait de L’homme et la connaissance, édition Le Courrier du Livre 1965)

UN SOI-DISANT GRANIT

Je, personne intérieure, cesserai d’être dans la conscience de moi-même à l’instant précis où je commencerai à ne plus me reconnaître dans ce qui émane de moi et dont je suis l’unique substance, à considérer, à vivre ces productions comme existant par elles-mêmes, indépendamment et extérieurement à moi, comme une réalité étrangère.
Inversement, je recouvrerai la conscience de moi-même à l’instant où mon propre fait s’affirmera dans la texture de ces soi-disant réalités.
Ceci est une loi, absolue.

— Mais, me direz-vous, dans l’état normal de conscience, je me reconnais parfaitement dans l’émanation de mon esprit : je fais la part entre l’imaginaire et le réel, je sais fort bien que l’objet que j’imagine n’est pas un objet vrai, qu’en dernière analyse, il est « moi ».

Oui. — Mais la personne que vous venez de quitter ?
Mais la réalité : Stephen Jourdain, là-bas, chez lui, rue Vavin, en train de boire son café, ou devant sa machine à. écrire ?
Mais ce granit : « un jour, je mourrai » ?
Mais le FAIT ? l’immense cohorte des FAITS ?
Mais ce fait : moi, la personne intérieure…… [1], en train de lire la présente phrase, et nourrissant cette pensée que je nourris, dans ce contexte mental-ci ? …

Il faudrait absolument parvenir à percevoir tout cela comme n’ayant aucune consistance propre, comme étant dénué de réalité.
Manifestement, c’est se jeter la tête la première dans la folie. Peut-être, mais c’est, ou bien passer par ici et atteindre « l’éveil », et prendre position dans le « vrai », ou continuer de délirer, au sens clinique de ce verbe.

Egalement, on peut craindre que l’univers se dissolve. En effet, il y a bien quelque chose d’immense comme l’univers qui va se dissoudre, mais c’est juste cela qui nous prive de l’univers — et de nous-même.

Voici ce qu’à la personne intérieure…… je suggère de faire :
Commander à l’autre de fermer les yeux, et, dans ce noir, s’intéresser à cela qui présentement lui semble exister à l’extérieur de son terrain propre, hors des limites de cette intériorité. Considérer chacune de ces choses [2] qui lui semblent extérieures et clouées d’existence indépendante, en se demandant : y a-t-il réellement la quelque chose qui existe par soi ? ne s’agit-il pas en vérité d’une image que je forme et qui ainsi est « moi », seulement « moi », et que je revêts du caractère objectif ? puis-je discerner dans cette chose qui se présente comme étrangère à mon impulsion et à ma vie, un seul grain d’un constituant autre que moi-même ?

—  «  Exact », répondra la personne intérieure après un instant, « c’est une image. — Mais il n’empêche que le Chef de l’Etat existe ».

Le prétendu granit se déplace.
Soyez assez fin pour voir qu’il se déplace (au moment où vous obtiendriez cette vision, la partie serait virtuellement gagnée), et arrachez-lui son masque une deuxième fois. Il va reculer encore sous l’impulsion d’autres « oui, mais… », continuez de le démasquer, en cherchant à le discerner de plus en plus vite, dans cet instant même on il se reforme plus loin.
A un moment, si Dieu est avec vous, l’évidence totale va jaillir qu’il n’y a jamais eu ici trace d’une chose autre que la solitude de l’esprit de……, ici ni ailleurs, l’illusion, d’un seul coup, va se révéler et se dissoudre, et l’esprit de……, selon la loi dont je parlais, s’éveiller à lui-même.

UNE FAUSSE COMPAGNIE

La personne intérieure n’est sous le regard d’aucune autre conscience. Non parce qu’un mur interdit à jamais à la vision des autres de parvenir jusqu’à elle, mais parce que la réalité est ainsi faite que le lieu où elle se tient est inhabité.

La personne intérieure est non-vue, non-sue, parce qu’ici il n’y a, et n’y eut jamais, et n’y aura jamais personne pour la voir, la savoir.
Cela peut sembler épouvantable. En vérité, c’est admirable.
Car cette absence de toute compagnie et de tout témoin à l’extérieur de « l’âme » provient de ce que toutes les compagnies et tous les témoins ont demeure à l’intérieur d’elle. Car ce désert au dehors de mon âme correspond à la présence effective en son sein de toutes les âmes, signifie le miracle que toutes, dans leur foisonnement authentique, n’en sont qu’une, et que chacune est cette âme unique.
Lorsque la personne intérieure perçoit cette solitude absolue, elle se perçoit, elle est dans la conscience d’elle-même.
Lorsqu’elle ne perçoit pas cette solitude, elle vit dans l’ignorance de soi, elle est dans la non-conscience d’elle-même.
Dans la même obscurité que tout à l’heure, la personne intérieure…… a donc cette fois pour but de s’éveiller à sa solitude.
Oh, elle se sent seule et non-vue, et croit sincèrement être irréprochable sur ce chapitre…
Pourtant, à tout instant, une présence imaginaire est prise pour une présence authentique.
Pourtant, à tout instant, une compagnie et un témoin la hantent.
En ce moment même, votre conscience pose en elle-même la fable d’une compagnie et d’un témoin. Simultanément dans deux directions, en deux cristallisations différentes.
Pour la personne intérieure ……, trouver la perception de sa solitude, c’est faire cesser l’hallucination : c’est arriver à reconnaître pour ce qu’elle est la présence imaginaire.
Mais dans l’une et l’autre des directions, le mirage est caché. Ici, où il est plutôt témoin que compagnie, où il est une « galerie » — dans l’ombre de l’inconscience je m’éprouve inconsciemment sous un regard. Là, où il est plutôt compagnie que regard, et en pleine lumière — dans la certitude que j’ai, au départ, que cette présence se situe hors de mon esprit, dans le monde objectif.
On le voit, les choses sont ainsi arrangées que l’individu, pris dès la naissance dans les rêts de cette hallucination, n’a que peu de chances de se réveiller sans secours extérieur. Si l’on considère que c’est là ce qui le sépare du « bien suprême », cet arrangement paraît vraiment diabolique.

Pour le plan pratique, voici une double suggestion

I. — S’attacher à concevoir clairement la différence qui existe entre être seul dans une pièce et n’y être pas seul.
Essayer de prendre conscience de ce qu’à cet instant où apparemment la personne intérieure se sent seule, ce sentiment de non-solitude qu’elle est parvenue à se représenter clairement et distinctement, est présent.
Penser à cette chose qu’est : réfléchir à voix haute et pour soi-même, mais en sachant que tout de même ces paroles sont entendues par un tiers, passif et muet, qui se tient là.
Essayer de déceler qu’à cet instant même où la personne intérieure sait par l’intellect, admirablement, qu’elle-même, et les pensées qu’elle file, et ce qu’elle vit, n’ont point de témoin, dans l’ombre de l’inconscience elle croit fermement à la présence de la « galerie », au fait d’un spectateur.
Essayer de saisir, d’exhumer cet état de choses, cette croyance et ce spectateur, dans le présent même de l’esprit.
Que cette prise de conscience soit réussie, et il ne sera pas besoin d’autres gestes pour dissiper le mirage, la même lumière qui l’aura rendu visible le fera cesser, le dissipera d’un seul coup dans cette cristallisation et dans l’autre, et la personne intérieure …… s’éveille à sa solitude, s’éveillera à elle-même.

II. — En ce moment, vous sentez exister dans le monde extérieur quelques personnes importantes pour vous.
L’idée ne peut vous effleurer que ces présences soient des productions de votre esprit, et non : l’authentique X, l’authentique Y, l’authentique Z…, car elles paraissent se situer hors de votre esprit, dans le monde extérieur, dans le monde de l’immeuble d’en face.
Aussi inacceptable que ce soit, elles ne sont que des marionnettes que la personne intérieure ……  agite au-dedans d’elle-même, sans s’en rendre compte, sans se douter qu’il n’y a là, en face d’elle, que sa propre vie et sa propre présence. Il est nécessaire que la nature illusoire de cette compagnie soit vue.
Que la personne intérieure ……  considère donc Y, là-bas, dans son quartier. Le tourne, le retourne, et le tourne encore en cherchant la présence de …… A un moment donné, peut-être, un déclic jouera soudainement, elle sera confrontée avec la fable, elle aura l’expérience de la nature illusoire de Y ; alors, comme tout à l’heure, le mirage, démasqué pour l’une de ses deux faces, se dissipera aussitôt dans celle-ci et dans l’autre, avec le même résultat ……   s’éveillant à sa solitude — à lui-même.

[1] Votre prénom et votre nom.
[2] Le Chef de l’Etat, demain, mon passé, le jour de ma naissance, ce pays pour lequel je pars, l’Atome,…