Dominique Casterman
Les différentes sortes de pensées

(Extrait du livre inédit Au-delà du monde visible par Dominique Casterman. 1996) Commençons par évoquer quelques généralités. Toutes les pensées sont relatives à un contexte de référence déterminé, sans quoi les mots perdent leurs significations et deviennent inexploitables – comme c’est hélas souvent le cas – dans le cadre d’un dialogue intersubjectif. Chaque contexte correspond […]

(Extrait du livre inédit Au-delà du monde visible par Dominique Casterman. 1996)

Commençons par évoquer quelques généralités.

Toutes les pensées sont relatives à un contexte de référence déterminé, sans quoi les mots perdent leurs significations et deviennent inexploitables – comme c’est hélas souvent le cas – dans le cadre d’un dialogue intersubjectif. Chaque contexte correspond à une logique (au sens très large du terme) impliquant une manière de penser compatible avec la logique du système de référence. À ce propos, nous pouvons énoncer une loi générale : quand une pensée est logiquement compatible avec son contexte d’association prédéterminé, elle représente, à l’intérieur de ses limites, une forme de vérité relative exprimant une ‘‘fraction’’ de la réalité. H. Benoit, dans son livre sur La doctrine suprême selon la pensée zen dit : « Chaque vérité exprimable n’est qu’un aspect intellectuel de la Réalité, qui n’exclut nullement d’autres aspects également valables ; car chaque vérité exprimable comporte une limite à l’intérieur de laquelle elle existe et à l’extérieur de laquelle elle cesse d’exister. »

Nous dirons par exemple que cette pomme est ronde ; la notion de rondeur est un aspect intellectuel de la réalité qui existe à l’intérieur des limites des règles de la géométrie. Ces limites sont donc des systèmes de référence obéissant à des règles qui jouent au niveau du conscient et de l’inconscient, ces règles sont des logiques conventionnelles admises en tant que telles par une communauté de personnes ; mais elles peuvent aussi être des préjugés et croyances qui passent pour aller de soi chez ceux qui en subissent passivement l’influence. Ces préjugés et croyances ont un caractère délétère car les mots en sortant de leurs fonctions limitées – puisque préjugés et croyances sont admis sans réflexion, donc sans limite – amplifient le danger de ‘‘mal penser’’ à propos de telles ou telles autres choses, avec tous les effets regrettables que cela impliquera dans nos comportements.

Venons-en maintenant aux différentes sortes de pensées.

Considérons d’abord le mode de pensée pratique. Il s’agit des pensées qui concernent l’organisation de notre vie sociale impliquant la famille, les amis, les voisins, la profession, les occupations ou obligations de la vie quotidienne, les décisions utiles, en bref c’est tout ce qui regarde les aspects fonctionnels et relationnels de l’existence. À ce sujet, Krishnamurti évoquait les ‘‘pensées techniques’’. Ces pensées sont évidemment indispensables, et dès lors qu’elles se sont investies naturellement dans la nécessité des circonstances présentes, elles partent comme elles sont venues. Nos actions externes sur et dans l’environnement montrent aussi un caractère de nécessité opérationnel, c’est-à-dire ce qu’il y a lieu de faire (ou pas) à un moment donné. Le corps est lui aussi caractérisé par des actions pratiques (heureusement), métaboliques, neurophysiologiques, cognitives, des affects internes etc. Le corps fait ou laisse faire des sensations, des émotions, des modifications du rythme cardiaque, de la respiration, etc. Il fait ou laisse faire des mouvements musculaires, l’orientation d’un regard, d’une écoute, etc. Cette ‘‘gestuelle’’ du corps qui s’exprime à la fois dans l’action métabolique, dans le ressenti endogène et dans l’action sur l’environnement est, comme la pensée pratique, indispensable car utile à l’élaboration de l’existence : c’est la conscience incarnée. Et, comme pour la pensée pratique, ces ‘‘faires’’ ou ‘‘laisser-faire’’ des actions motrices ou métaboliques du corps, dès lors qu’ils s’investissent naturellement dans la nécessité des circonstances présentes, ils partent comme ils sont venus.

Le deuxième mode de pensée est associé à la notion et à l’image, voire à la certitude permanente tout au long de notre vie, d’être prioritairement une personne distincte et limitée. Ce concept est surajouté à l’expérience consciente et inconditionnelle d’exister. Nous devons considérer ce mode de pensée psychologique comme fondamentalement erroné, car rien n’indique qu’il existe une personne distincte qui sous-tendrait le ‘‘véhicule temporel’’ qu’est le corps-esprit. Cette croyance en une entité distincte est d’une telle subtilité, elle est à ce point confirmée par les jugements des autres, qu’elle finit par agir en nous, et donc sur le corps-esprit, à notre insu. L’incidence sur notre mode de pensée, sur nos émotions et comportements (y compris le métabolisme interne) est indéniable et conduit l’être humain à ‘‘aimer’’ exclusivement les aspects les plus superficiels de lui-même en particulier et de l’existence en général. Notons que cette discrimination entre ‘‘ce que j’aime’’ et ‘‘ce que je n’aime pas’’ est une caractéristique sans doute inévitable de la condition humaine dans les premières années de son développement. Personne ne semble échapper à cet amour-propre, amour de son moi-image, amour des flatteries et orgueil démesuré de se sentir être quelqu’un de particulier ; et ses corollaires, le rejet de tout ce qui n’affirme pas le moi, l’indifférence à tout ce qui ne le renforce pas, suivi d’une multitude d’émotions négatives. Le mode de pensée qui découle de la notion d’être une entité limitée à nos désirs, nos peurs, nos manques, etc., que j’appelle, faute de mieux, le mode de pensée psychologique amplifie tantôt les émotions d’angoisse et puis, leurs contraires, celles d’enthousiasme, voire d’exaltation. Quand les circonstances sont favorables au moi limité, l’enthousiasme s’anime jusqu’à la satisfaction du désir. Inversement, quand les circonstances sont défavorables, c’est l’angoisse qui s’anime, le temps de passer à autre chose. Dans ces conditions, il est impossible d’accueillir la pure félicité de la Conscience-Présence qui indique l’immanence du Principe absolu ou vérité éternelle. De même, il est impossible d’être le monde, d’accueillir en pleine conscience le tout qui indique la transcendance du Principe absolu. Mais cela n’est pas une impasse sans issue, car un troisième mode de pensée peut se proposer à l’expérience de conscience, et est confirmé par le patrimoine de sagesse immémoriale de l’humanité.

Le mode de pensée qui découle de la vérité absolue, immanente et transcendante à toute chose, contient des pensées qui érodent progressivement les habitudes de penser selon les règles du dualisme. Nous l’appellerons le mode de pensée nouménal. L’insistance avec laquelle ces pensées nouvelles s’imposent nous ramène constamment à la source non duelle de l’ultime réalité, elle débarrasse régulièrement notre mental des résidus de ses conditionnements dualistes. Toutes ces pensées proviennent directement de la vérité elle-même ; elles sont l’expression dépliée d’une même réalité : la pure félicité de la Conscience-Présence. Cette lucidité de l’instant apaise la totalité du corps-esprit, et est coextensive à tout ce qui est (corps cosmique) dans la plénitude aimante de la Conscience éternellement présente. L’amour-propre, associé à l’orgueil d’être une entité distincte et limitée, perd en intensité face à la persistance des pensées qui proviennent des profondeurs de l’être. Le moment vient où l’orgueil s’écroule définitivement : c’est l’heure du ‘‘lâcher prise’’, il reste l’humilité du ‘‘Rien’’ qui est plénitude infinie, liberté absolue, amour inconditionnel de ce qui est d’instant en instant. Ce ‘‘Rien’’ infini accueille tout l’univers, aucune chose n’est en dehors de ‘‘Lui’’. Pour le sage (celui qui est ‘‘éclairé’’), l’univers est son corps et le ‘‘véhicule temporel’’ est une manifestation éphémère de la Réalité ultime. Tout ce qui découle de la notion d’être une entité séparée est abandonné puisque l’univers est notre corps, et chaque pensée une expression de la source de Conscience éternelle qui l’anime. Je rappelle que cet état d’éveil est extrêmement rare. Il est parfois vécu de façon épisodique et constitue alors un encouragement à nous détacher de l’insolence et des insuffisances du moi égotiste.

Si maintenant vous me demandiez ce qu’est l’éveil spirituel, honnêtement, je vous répondrais que je ne sais pas. Bien entendu, je pourrais vous donner une définition, mais à quoi bon. Par contre, si vous me demandiez quelle est mon intime conviction, je vous dirais ceci : Je ressens un vide insondable et inévitable entre la Conscience universelle ou absolue et les actions phénoménales qui constituent notre existence relative. Le même vide existe entre le Cosmos comme totalité une, qui est aussi Conscience universelle ou absolue, et la multitude phénoménale qui le compose. Ce vide n’est pas un obstacle infranchissable entre l’être humain et la Conscience universelle, ou la totalité cosmique Une. Au contraire, il est l’occasion, pour autant que nous soyons prêts à nous y laisser tomber, d’une ouverture éveillée et intelligente à la Conscience universelle en nous et à la totalité cosmique Une, les ‘‘deux’’ étant une seule et même réalité. Ce vide insondable est seulement un obstacle si nous considérons la connaissance ou l’expérience spirituelle comme une ascension du bas vers le haut, de la prison de l’ego vers l’ultime réalité. Le vide est la brèche salutaire par où la lumière nouménale s’invite dans notre existence phénoménale. Appelez cela l’éveil si vous le voulez, c’est pour moi une intime conviction qui est plus ou moins active selon les circonstances. Mais il suffit de la saisir une seule fois pour que progressivement elle fasse son chemin dans notre vie.