Ken Wilber
Réflexions sur le paradigme du nouvel âge

Note: cet entretien représente le début de l’approche intégrale de Ken Wilber, approche qu’il n’a cessé de raffiner jusqu’aujourd’hui. Nous suggérons vivement la lecture de ses récents travaux… (Extrait de Ken Wilber – Le paradigme Holographique. Édition Le Jour 1984) RV: Parmi les diverses autorités dans le domaine transpersonnel, vous semblez être l’un des très […]

Note: cet entretien représente le début de l’approche intégrale de Ken Wilber, approche qu’il n’a cessé de raffiner jusqu’aujourd’hui. Nous suggérons vivement la lecture de ses récents travaux…

(Extrait de Ken Wilber – Le paradigme Holographique. Édition Le Jour 1984)

RV: Parmi les diverses autorités dans le domaine transpersonnel, vous semblez être l’un des très rares qui aient exprimé de fortes réserves au sujet des théories dites holographiques. Je me demande si vous pourriez nous dire pourquoi.

WILBER: Eh bien, il est très difficile en une brève discussion d’expliquer les divers sujets de critique. Je trouve le paradigme holographique immensément stimulant à première vue, mais plus on y regarde de près, plus il commence à perdre de son attrait. Il n’y a simplement qu’à prendre toutes sortes de fils conducteurs épistémologique, méthodologique, ontologique et les suivre.

RV: Alors vous êtes d’accord avec certains théoriciens, comme Peter Swartz du Stanford Research Institute, pour qui le paradigme holographique est une belle métaphore mais un mauvais modèle de la réalité.

WILBER: C’est un mauvais modèle, mais je ne suis même pas sûr que ce soit une bonne métaphore. Le paradigme holographique est une bonne métaphore du panthéisme (ou panenthéisme), mais pas de la réalité décrite par la philosophie pérenne.

RV: Que voulez-vous dire?

WILBER: Eh bien, la philosophie pérenne l’expression a été rendue célèbre par Huxley mais lancée par Leibniz , l’essence transcendantale des grandes religions, a pour centre la notion d’advaïta ou advaya, la « non-dualité », ce qui signifie que la réalité n’est ni une ni nombreuse, ni permanente ni dynamique, ni distincte ni unifiée, ni pluraliste ni poliste. Elle est entièrement et radicalement supérieure et préalable à toute forme d’élaboration conceptuelle. Elle est strictement inqualifiable. Si on doit en discuter, alors, comme l’a souligné Stace avec tant de soin, doit comporter des affirmations paradoxales. Ainsi, il est vrai que la réalité est une, mais il est également vrai qu’elle est nombreuse; elle est transcendante, mais aussi Immanente; elle est préalable à ce monde, mais elle n’est pas étrangère à ce monde et ainsi de suite. Sri Ramana Maharshi avait un résumé parfait du paradoxe de l’ultime: ‘’Le monde est illusoire; Brahman seul est réel; Brahman est le monde.’’

RV: Ainsi, si vous laissez de côté n’importe lequel de ces aspects paradoxaux, vous défendez en fin de compte un seul côté d’un dualisme subtil?

WILBER: Oui. Les transcendantalistes, tout comme les monistes, s’entendent pour dire que « le monde est illusoire et Brahman seul est réel », mais négligent le fait également vrai mais paradoxal que « Brahman est le monde ». D’autre part, le panthéisme est le contraire, et peut-être pire il est d’accord sur « Brahman est le monde » la somme de l’univers, mais il néglige le fait tout aussi important que Brahman est radicalement préalable à l’univers.

RV: Pourquoi est-ce « pire »?

WILBER: Parce que le panthéisme est une façon de penser à la « divinité » sans avoir à vous transformer vraiment vous-même. Si Dieu n’est que la somme de l’univers empirique, vous n’avez pas besoin de vous illuminer fondamentalement pour voir ce dieu, parce que ce dieu-là fait déjà partie champ de vision. Le panthéisme est le dieu préféré des empiristes les « rien-de-plusistes » comme dirait Platon —, ceux qui ne croient en « rien de plus » que ce qui peut être saisi avec les mains.

RV: Et la philosophie pérenne maintient que l’absolu est immanent dans le monde mais lui est aussi complètement transcendant.

WILBER: Oui. La caverne de Platon est encore une excellente analogie, tant que nous nous rappelons sa nature paradoxale. Il y a les ombres manifestes dans la caverne; il y a une lumière absolue de réalité hors de la caverne; et ultimement, elles ne sont pas deux …

RV: Les ombres et la lumière… .

WILBER: Oui. Mais aucun de ces trois aspects ne peut être négligé, comme le disait Ramana. Or, le problème avec le panthéisme, c’est qu’il confond la totalité de l’univers à ce qui est radicalement préalable à ou au-delà de l’univers. C’est-à-dire que le panthéisme confond la somme de toutes les ombres dans la caverne avec la lumière hors de la caverne. Et le danger de cette philosophie est que, si on pense que la divinité est tout simplement la somme des choses et événements de l’univers, la somme des ombres dans la caverne, alors on cesse d’essayer de sortir de la caverne. On ne fait que contempler son propre niveau d’adaptation, et on essaie d’additionner les parties.

RV: Quel est le danger de la vision du monde opposée, celle du transcendantalisme extrême?

WILBER: Un mépris des ombres. Il se voit dans l’ascétisme violent, dans l’antimatérialisme, et surtout dans l’éthique antisexuelle et la répression de la vie. L’idée est que le monde même est en quelque sorte mauvais, alors que tout ce qui est mauvais est le monde perçu comme étant à part de, ou autre que Dieu. Quand Dieu est considéré comme étant dans le monde, comme étant le monde, le monde est radicalement divin. La grâce, comme le disait saint Thomas, est censée parfaire la nature, non l’oblitérer.

RV: Alors, vous disiez que l’hologramme est une bonne métaphore du panthéisme.

WILBER: Oui, à mon avis, parce qu’il ne s’occupe fondamentalement que de la totalité des parties, du flou holographique, et de sa relation aux parties individuelles. Dans l’hologramme, la somme des parties est contenue dans chaque partie, et cette somme-des-parties-étant-dans-chaque-partie est censée refléter l’unité transcendantale sous-tendant l’état de séparation multiple. Mais la seule façon de pouvoir dire que l’hologramme est une métaphore de Brahman ou du Tao est de réduire Brahman à cette somme des parties, qui est alors présente dans chaque partie. Cela en soi est exactement le panthéisme.

RV: Vous voulez dire que le tout n’est pas la même chose que Brahman, ou l’absolu?

WILBER: Non, bien sûr que non. Brahman est dans le monde en tant que le monde entier, c’est vrai, mais le monde entier en et par lui-même n’est pas exclusivement Brahman, parce qu’on pourrait en théorie détruire le monde entier sans que cela ne détruise Brahman ou la Nature de Bouddha ou le Tao. En outre, Brahman lui-même détruit le monde entier à la fin des quatre yugas, ou à la fin de chaque kalpa. De toute façon, le panthéisme fait l’erreur de confondre le monde entier avec Brahman, et l’hologramme est une bonne métaphore de la relation tout/partie.

RV: Vous n’êtes pas en train de dire que c’est entièrement faux, mais seulement partiel.

WILBER: Oui, cela couvre les aspects immanents mais non les aspects transcendants de l’absolu.

RV: Et que dire de la notion selon laquelle le paradigme holographique postule un domaine des fréquences ou ordre implicite sous l’ordre explicite des événements. N’est-ce pas analogue au non-manifeste, ou à la lumière hors de la caverne?

WILBER: Eh bien, encore une fois, je crois que c’est au départ la chose évidente à dire, et un tas de gens se sont mis d’accord là-dessus. Je ne suis pas sûr que cela tienne debout, cependant. Pour commencer, l’ordre implicite de Bohm est directement relié à quelque chose comme une vaste mer d’énergie quantique potentielle, d’où se cristallisent, pour ainsi dire, les événements de matière concrète. Ces événements sont reliés non par des forces de champ, einsteiniennes ou newtoniennes, mais par leur degré d’implication, à savoir leur distance par rapport à la mer de matière-énergie dont ils ont émergé.

RV: Cette mer implicite a été comparée par bien des gens à la source non manifeste et infinie des mystiques.

WILBER: Oui, je sais, mais le problème provient du fait que le potentiel quantique est incroyablement gigantesque en taille et en dimension; il n’est pas radicalement sans dimension, ou infini au sens métaphysique. Et on ne peut tout simplement pas faire équivaloir ce qui est de taille gigantesque, potentielle ou réelle, avec ce qui est sans taille, ou préalable à toute dimension, supérieur ou inférieur, ou subtil ou grossier, implicite ou explicite.

RV: Ainsi, la mer implicite, potentielle ou réelle, est vraiment bien différente du fond infini du mysticisme.

WILBER: À mon avis, c’est exactement cela. Ils ont tout simplement l’air similaires si on les décrit en langage superficiel, mais la différence réelle est profonde. Mais voyez, David Bohm en est parfaitement conscient. C’est pourquoi il parle de la « source » comme étant au-delà des sphères explicite et implicite. Pourtant, les gens semblent ignorer cette partie de ce qu’il dit.

RV: D’accord. Et le cerveau holographique de Pribram?

WILBER: Si vous prenez un magnétophone et enregistrez différents sons, le ruban emmagasinera ces sons ou les ‘’mémorisera’’. Il en va de même des systèmes fondés sur l’holographie optique. Les bruits arrivent complètement dynamiques et coulants ou temporels mais ils se font traduire en un état « figé » ou « intemporel » sur le ruban. Toutefois, ce n’est pas parce que l’information est enregistrée d’une façon « intemporelle » que le magnétophone est pour autant dans un état transcendantal ou éternel. Le cerveau humain enregistre aussi de l’information, peut-être holographiquement; ce faisant, il la traduit naturellement d’un état dynamique ou en mouvement à un état « intemporel » ou emmagasiné, et lorsque vous rappelez cette information, vous la lisez à partir de cet état figé. Mais cet état « intemporel » ou figé a peu à voir avec une éternité métaphysique ou mystique. Par exemple, brisez le magnétophone détruisez-le et voilà votre éternité envolée. Une éternité dont l’existence dépend d’une structure temporelle, le ruban ou le cerveau, est une étrange éternité.

RV: Et en ce qui concerne le domaine des fréquences?

WILBER: Oui, on dit que le cerveau lit l’information en analysant des fréquences ou en se branchant sur un domaine où « il n’y a ni espace, ni temps, seulement des événements (ou fréquences) ». Je ne conteste pas cette théorie; je suis sûr que le cerveau analyse les fréquences spatiales et / ou temporelles. Seulement, je ne vois pas comment cela aurait quelque chose à voir avec le fond transcendantal qui est éternel et infini. En premier lieu, fréquence signifie cycles par seconde ou espace par temps. La même chose est vraie des « densités d’événements ». Ce qu’on appelle le domaine des fréquences est tout simplement un domaine avec des structures d’espace-temps différentes de celles de l’esprit linéaire ou historique, et l’esprit doit imposer ses structures au domaine des fréquences moins structuré. Mais de toute façon, de quelque manière dont vous vouliez l’interpréter, le domaine des fréquences a toujours une sorte de structure, que cette structure soit embrouillée, vibratoire, figée ou autre. Et structure ne peut être confondue avec ce qui est radicalement sans structure, ou parfaitement sans dimension, transcendant et infini. Si vous méprenez ce domaine des fréquences avec un quelconque fond éternel, au lieu de voir que ce n’est que du bruit moins structuré, vous aurez l’impression d’avoir affaire à une sorte de théorie mystique, alors qu’il ne s’agit en réalité que de la simple mécanique de la perception sensorimotrice.

RV: Mais cette théorie est souvent raccordée aux idées de Bohm.

WILBER: Oui, c’est au départ la chose évidente à faire. Si vous faites équivaloir le domaine des fréquences et l’ordre implicite, puis l’information dépliée ou lue et le domaine explicite, il semble naturellement ayez un paradigme qui rende compte de l’émergence de la pensée manifeste et des choses provenant d’un fond non manifeste et intemporel.

RV: Mais puisque l’ordre implicite et le domaine des fréquences ont tous deux une sorte de forme…

WILBER; Oui, absolument. Mais ce n’est pas une bonne métaphore de la philosophie pérenne. Au miux, c’est une métaphore acceptable du panthéisme.

RV: Dans votre critique originale des théories holographiques vous avez très souvent utilisé le concept de hiérarchie. Croyez-vous toujours que ce soit important?

WILBER: Oui, absolument. Si nous retournons à l’analogie de Platon, il y a les objets dans la caverne et il y a la lumière au dehors mais l’essentiel est que certains objets sont plus près de l’ouverture de la caverne. C’est-à-dire qu’il v a une gradation dans l’ontologie comme Huston Smith a résumé l’essence des grandes traditions mystiques du monde: « L’existence est graduée, et avec elle, la connaissance. » C’est-à-dire qu’il y a des niveaux d’être et des niveaux de connaissance menant, pour ainsi dire, du fin fond de la caverne jusqu’à et à travers l’ouverture.

RV: Et l’absolu est le plus haut niveau de cette gradation?

WILBER: Pas exactement, parce que cela serait dualiste. C’est paradoxal, encore une fois. L’absolu est à la fois le plus haut niveau de la réalité et la condition ou nature réelle de chaque niveau de réalité. C’est le dernier barreau de l’échelle, et c’est le bois dont l’échelle est faite. Les barreaux de cette échelle sont à la fois les stades de l’évolution en général et les stades de la croissance et du développement humains. C’était le message de Hegel, d’Aurobindo et de Teilhard de Chardin; l’évolution remonte les maillons de la Grande Chaîne de l’Être partant du plus bas, ou de la matière, et passant aux structures biologiques, puis à l’esprit, puis aux domaines subtil et causal, et enfin au superesprit ou point oméga. Ce n’est pas que l’absolu ou superesprit ne vienne au monde qu’à ce dernier stade il existait tout ce temps, mais ne pouvait être réalisé que lorsque la conscience elle-même évoluait jusqu’à son état le plus élevé. Dès que nous sortons de la caverne, nous voyons qu’il n’y a et qu’il n’y a toujours eu que la lumière. Avant ce stade final et ultime, il ne semble y avoir rien que des ombres, mais nous ne réalisons pas que ce sont des ombres, n’ayant aucun point de comparaison. Ainsi, de toute façon, l’absolu est à la fois le stade le plus élevé ou but de l’évolution et le fond omniprésent de l’évolution; votre condition réelle et présente et votre potentiel et réalisation futurs. Tout ce qui est moindre que ce paradoxe est dualiste.

RV: Où la hiérarchie s’insère-t-elle?

WILBER: Eh bien, les stades-niveaux de l’évolution et de l’ontologie sont la hiérarchie. Mais la hiérarchie ne couvre qu’une moitié du paradoxe elle couvre le fait que certains niveaux sont plus près de la lumière que d’autres. L’autre moitié du paradoxe est, bien sûr, que toutes choses sont déjà et pleinement Bouddha, exactement telles qu’elles sont. Toutes les choses ne font déjà qu’Un, ou toujours déjà Un, et toutes les choses essaient d’évoluer vers le Un, ou point oméga.

RV: C’est pourquoi vous êtes Bouddha mais vous avez encore besoin de pratique.

WILBER: Oui, si Bouddha n’était pas omniprésent, il ne serait pas Bouddha, mais s’il n’était qu’omniprésent on serait illuminé tout de suite. Dogen Zenji a très bien expliqué tout cela. Mais si vous laissez de côté n’importe quel aspect de cela, vous vous retrouvez avec des problèmes théoriques. On pourrait paraphraser Orwell: « Toutes les choses sont

Dieu, mais certaines choses sont plus Dieu que d’autres. La première partie de cela est l’omniprésence de Dieu; la seconde partie est la hiérarchie de Dieu. Les stades-niveaux de l’évolution montrent une organisation structurale croissante, une complexité, une intégration et une unité croissantes, une attention et une conscience croissantes. Il y a même du sens dans le fait de dire, comme le font Smith, Schuon et les traditionnalistes, que chaque niveau supérieur est plus réel, ou a plus de réalité, parce qu’il est plus saturé d’Être. En tout cas, l’évolution est hiérarchique — les pierres sont à une extrémité de cette échelle, Dieu l’oméga est à l’autre, et les plantes, les reptiles, les mammifères, les humains et les bodhisattvas remplissent le milieu, dans cet ordre-là. Et Dieu est l’étoffe même, l’essence véritable de tous et de chacun des stades-niveaux — Dieu n’est pas le niveau le plus élevé, ni un niveau différent en soi, mais la réalité de tous les niveaux.

RV: Je crois que vous avez raison de dire qu’une grande partie, sinon l’ensemble de tout cela, été négligé par les théories holographiques, mais est-ce vraiment nécessaire à un paradigme de base? N’êtes-vous pas un peu difficile?

WILBER: Je sais ce que vous voulez dire — pourquoi ne pas prendre le paradigme et s’enfuir? Ne gâchez pas une bonne chose; des physiciens parlent de mysticisme! [Rires] Je peux déjà voir les manchettes: « Des scientifiques du M.I.T. ont annoncé aujourd’hui qu’ils ont découvert Dieu. C’est bien vrai, Dieu. Lorsqu’on lui a demandé si Dieu était compatissant, miséricordieux, omniprésent, irradiant, tout-puissant et divin, un chercheur d’expérience a répondu: ‘’Euh, nous ne sommes pas sûrs; nous croyons que c’est un photon. « 

Écoutez, seulement certains des proposants des théories holographiques prétendaient avoir un paradigme qui pouvait expliquer les fondements de la religion mystique. Alors allons voir les autorités en religion mystique, ou en philosophie pérenne en général, et écoutons ce qu’ils ont à dire. Selon Huston Smith, par exemple, quatre niveaux d’être sont le minimum absolu que vous puissiez utiliser pour expliquer les plus grandes religions mystiques du monde. Ce sont le corps physique, l’esprit-symbole, l’âme-subtile et l’esprit-causal. Aucune religion majeure ne reconnaît moins que cela. Beaucoup, cependant, donnent une cartographie plus détaillée, impliquant souvent sept niveaux — les sept chakras, par exemple, du yoga kundalini, qui est probablement le paradigme de l’existence le plus archétypal jamais conçu. Les sept niveaux sont généralement: 1) le physique ou matériel; 2) l’émotif-sexuel (prâna ou bioénergie); 3) le mental; 4) le mental supérieur ou spirituel; 5) le subtil ou archétypal; 6) le causal ou non-manifeste; et 7) l’ultime ou inqualifié.

Finalement, on peut, avec beaucoup de précautions, regrouper ces niveaux en trois grandes catégories, pour plus de commodité, disons. Puisque la plupart des gens ont évolué jusqu’au(x) niveau(x) mental(taux), il est utile de parler des niveaux inférieurs à l’esprit — les domaines matériel et biosensoriel — comme étant prémentaux ou sub-mentaux, et de ceux au-dessus — l’âme et l’esprit comme étant transmentaux. Cela nous donne trois domaines généraux, appelés diversement matière, esprit et âme, ou subconscient, moi conscient et surconscient, ou encore instinct, raison et intuition, et ainsi de suite. Ces trois domaines, par exemple, ont été explicitement mentionnés par Hegel, Berdiaeff et Aurobindo.

RV: Tout cela a été négligé…

WILBER: Tout cela a été négligé. Le problème avec les théories holographiques populaires, tout comme avec les trucs « nouvelle physique et mysticisme oriental », c’est qu’ils font s’effondrer la hiérarchie. Ils vont de « Toutes les ombres sont ultimement illusoires » à « Toutes les ombres sont également illusoires ». C’est-à-dire qu’ils s’accrochent à des expressions comme « Toutes les choses ne font qu’Une », ou « Les entités distinctes n’existent pas », ou « Les choses isolées ne sont que des ombres », et négligent alors les distinctions entre les ombres elles-mêmes. Ils font s’écrouler les ombres; ils font s’écrouler la hiérarchie.

RV: Vous avez dit les théories « populaires ». Les versions plus académiques échappent-elles à ce problème?

WILBER: Les théories non, mais je crois que beaucoup de théoriciens y échappent. La plupart des gens qui ont introduit la chose physique/mysticisme, ou du moins qui l’ont utilisée pour l’effet, ont de plus en plus raffiné et sophistiqué leurs vues. David Bohm est clairement allé vers une vision plus articulée et hiérarchique, même s’il s’objecte au mot hiérarchie. Et Fritjof Capra n’a jamais dit que la physique et le mysticisme étaient la même chose, bien qu’il ait essayé d’établir tellement de parallèles que le public pense qu’il l’a fait. De toute façon, il est allé bien au-delà de ses affirmations de l’introduction de son livre Le Tao de la physique. J’ai seulement peur que le public, lui, ne fasse jamais ces distinctions. Ils se sont accrochés à physique égale mysticisme avec une telle passion que les idées nouvelles et plus sophistiquées — et nécessairement compliquées — de Capra ne renverseront jamais le courant. De toute façon, ce n’est pas tant ces universitaires, ou des gens comme Marilyn Ferguson ou Renée Weber qui essayent d’interpréter pour nous ces découvertes, que j’ai à l’esprit lorsque je critique le mysticisme pop et la nouvelle physique ou la rage holographique. Mais il est certain que le paradigme holographique en Soi et de lui-même tombe dans ce mysticisme pop, et je crois simplement que ça, c’est un problème véritable.

RV: Or, cet effondrement de la hiérarchie qui se produit dans le paradigme holographique, c’est relié à l’erreur du panthéisme, non?

WILBER: Oui. C’est presque identique. Il confond la somme des illusions avec la réalité. On prend le phénomène, les ombres, on prétend qu’elles ne font « toutes qu’une , puis on confond cette somme d’ombres avec la lumière au dehors. Comme l’exprime Schuon dans une attaque cinglante, le panthéisme nie les distinctions précisément sur le plan où elles sont réelles. Il confond une identité essentielle avec une identité substantielle. C’est aussi exactement ce que fait le paradigme holographique.

RV: Que seraient les implications de cet effondrement? Ou: que perd une théorie lorsqu’elle perd ces diverses dimensions?

WILBER: Elle perd toutes les différences de méthodologies, d’épistémologies et d’intérêts cognitifs. Tout cela s’effondre.

RV: Pourriez-vous revenir en arrière?

WILBER: Tout d’abord, chaque niveau supérieur ne peut être pleinement expliqué en termes d’un niveau inférieur. Chaque niveau supérieur a des capacités et des caractéristiques qui ne se retrouvent pas à des niveaux inférieurs. Ce fait apparaît dans l’évolution comme le phénomène de l’émergence créatrice. Il est également derrière la synergie. Mais le fait de ne pas reconnaître ce fait élémentaire — que le supérieur ne peut être issu de l’inférieur — a pour conséquence la fausseté du réductionnisme. La biologie ne peut être expliquée seulement en termes de physique, la psychologie ne peut être expliquée seulement en termes de biologie et ainsi de suite. Chaque stade supérieur inclut ses stades cadets en tant que composantes, mais les transcende également en ajoutant ses propres attributs de définition.

RV: Ce qui engendre la hiérarchie …

WILBER: Oui. Tout l’inférieur est dans le supérieur, mais tout le supérieur n’est pas dans l’inférieur. Un cube tridimensionnel contient des carrés bidimensionnels, mais non l’inverse. Et c’est ce « et non l’inverse » qui crée la hiérarchie. Les plantes comprennent des minéraux mais non l’inverse; le néocortex humain a une queue de reptile mais non l’inverse, etc. Chaque stade de l’évolution transcende mais inclut son prédécesseur — comme le disait Hegel, supplanter, c’est en même temps nier et préserver.

RV: Mais cela ne s’applique pas à la divinité ou à l’absolu n’est-ce pas?

WILBER: Cela s’applique à l’aspect paradoxal de Dieu, qui est le niveau d’être le plus élevé. Dieu contient toutes choses, mais toutes les choses ne contiennent pas exclusivement Dieu — ce serait du panthéisme.

RV: L’autre aspect du paradoxe est que ce qu’est chaque personne ou chaque chose, qu’elle soit illuminée ou non, c’est encore seulement Dieu.

WILBER: Oui. De toute façon, chaque stade-niveau de la hiérarchie est, comme l’a souligné Huston Smith, une totalité plus ou moins unifiée qui peut être autonome, pour ainsi dire. De même, on dit que tous les éléments de chaque niveau sont mutuellement interdépendants et interreliés. Chaque niveau de hiérarchie, en d’autres mots, est un type d’holoarchie.

RV: Ainsi, les éléments d’un niveau donné sont en interaction mutuelle. Mais que dire des éléments de niveaux différents? Comment sont-ils en interaction, si c’est le cas?

WILBER: Ils sont en interaction, mais non de façon réciproque ou absolument équivalente, justement pour la simple raison qu’ils ne sont pas équivalents. Si les niveaux supérieurs contiennent des attributs qui ne se retrouvent pas aux niveaux inférieurs, on ne peut tout simplement pas avoir d’équivalence bilatérale entre eux. Mon chien et moi pouvons être en interaction au niveau de la perception sensorimotrice, mais non au niveau de l’esprit symbolique — je veux dire, nous ne parlons pas de Shakespeare.

RV: Mais les traditions orientales ne disent-elles pas que toutes les choses sont parfaites, en interpénétration mutuelle?

WILBER: Non, c’est du pur mysticisme pop. Les traditions véritables sont beaucoup plus sophistiquées que cela. Mais je suppose que vous faites référence au bouddhisme Hua Yen ou Kegon — l’école associée à l’Avatamsaka Soûtra.

RV: Elle semble être celle qu’on cite le plus souvent.

WILBER: Selon le Hua Yen, il y a quatre principes d’existence fondamentaux, et aucun ne peut être écarté. Un est shih, qui veut dire chose ou événement séparé. Deux est appelé li, qui veut dire principe ou modèle transcendant. Trois est appelé shih li wu ai, qui veut dire « entre le principe et la chose, il n’y a pas d’obstruction », ou peut-être « entre noumène et phénomènes, il n’y a pas de frontière ». Et quatre est appelé shih shih wu ai, qui veut dire « entre phénomène et phénomène, il n’y a pas d’obstruction ». Or, ce dernier principe a été saisi, isolé de son contexte, et on en a fait la base de la philosophie holiste pop. Cela porte beaucoup à confusion.

De toute façon, l’essentiel, c’est que le monde est vraiment une série interreliée et interpénétrante de choses-événements, mais non de la façon simplement unidimensionnelle du mysticisme pop. Toutes les choses sont en interaction par association karmique et héritage karmique, mais celles qui sont d’une organisation structurale plus grande n’agissent pas de façon absolument équivalente à celles de leurs dimensions cadettes, pas plus que les dimensions cadettes ne peuvent embrasser les aînées.

RV: D’accord, mais à présent venons-en au cœur du sujet. Que dire de l’absolu? N’est-il pas également présent en chaque point?

WILBER: Il est, comme je l’ai dit, paradoxal. Tout l’absolu est également en chaque point, et certains points sont plus près de l’absolu que d’autres. La hiérarchie s’occupe de l’univers manifeste, où il y a des niveaux de réalité croissante (ou d’illusion décroissante) menant au réel absolu. Et ces niveaux ne sont pas en interaction de façon unidimensionnelle et équivalente. Je ne connais pas une seule autorité en matière de philosophie pérenne — Smith, Schuon, Guénon, Coomaraswamy, Pallis — qui ferait ce genre d’affirmation ou qui nierait la hiérarchie relative.

RV: Mais la physique ne pourrait-elle pas avoir découvert l’autre côté du paradoxe — l’unité absolue ou le tout infini qui sous-tend le monde manifeste?

WILBER: Suivez-moi bien. Nous avons déjà dit que ce que la physique a découvert est en réalité une interaction unifiée d’ombres matérielles; elle a découvert que diverses particularités physiques sont des processus interreliés — mais des ombres interreliées ne sont pas la lumière. En ce qui a trait à l’ordre implicite, nous avons vu que c’était en réalité une gigantesque dimension d’énergie; ce n’était pas radicalement sans dimension ou métaphysiquement infini. Et si vous voulez dire que la physique pourrait en réalité avoir une preuve, une preuve concrète, de l’absolu … eh bien, l’absolu lui-même, étant omniprésent et englobant, n’est étranger à aucun phénomène et par conséquent ne pourrait être détecté par quelque sorte d’instrument ou apparaître dans quelque sorte d’équation. Ce qui peut être fonctionnellement utile dans une équation doit être une variable différente d’autres variables, mais l’absolu n’est différent, ou mis à part, d’absolument rien.

RV: Je vois. Ainsi, il n’y aurait aucun moyen pour lui d’entrer dans une équation ou de faire une différence en termes d’information théorique?

WILBER: Absolument aucun, sinon il ne serait lui-même que davantage d’information, ce qui le rendrait parfaitement relatif, ou non absolu.

RV: Alors, qu’est-ce donc que la nouvelle physique a découvert? Je veux dire, si ce n’est pas le Tao, qu’est-ce que c’est?

WILBER: Selon moi, c’est tout simplement l’holoarchie du niveau 1, ou le fait de l’interrelation de l’énergie matérielle ou physique. Les biologistes ont découvert l’holoarchie de leur niveau — niveau 2 — il y a environ trente ans; elle s’appelle écologie. Chaque chose vivante influence, même indirectement, chaque autre chose vivante. Les socio-psychologues ont découvert l’holoarchie du niveau mental — le fait que l’esprit soit en réalité un processus intersubjectif d’échange échange communicatif, et qu’il n’existe rien de tel qu’un esprit distinct ou radicalement isolé. La physique moderne — elle a quoi, presque un siècle maintenant? — a simplement découvert l’holoarchie analogue à son propre niveau, celui des processus physico-énergétiques. Je ne vois aucune autre façon de lire les données actuelles.

RV: D’accord. Mais maintenant, pourquoi cette holoarchie physique ne pourrait-elle pas en réalité être la même unité qui sous-tend les niveaux biologique, psychologique et autres? Pourquoi toutes ces approches — physique, biologie, psychologie et ainsi de suite — ne pourraient-elles pas tout simplement être en train d’approcher la même réalité holiste sous-jacente, à partir d’angles différents?

WILBER: Commencez par expliquer ce que vous entendez par « angles différents », et vous découvrirez que vous êtes nécessairement en train de réintroduire les différences mêmes que vous vouliez dépasser en disant « une seule réalité ». C’est-à-dire que vous avez tout simplement fait reculer le problème d’un pas. S’il y a ces approches fondamentalement différentes d’une même réalité, alors dites-moi d’abord pourquoi les approches sont différentes. Dites-moi pourquoi l’étude de la physique est différente de l’étude de la littérature, par exemple. En suivant très attentivement cette question, vous découvrirez que ces différences ne sont pas seulement arbitraires. Elles ne sont pas simplement des approches interchangeables ou équivalentes, parce qu’elles prennent comme leur sujet d’étude différentes classes d’événements qui sont différentes parce qu’elles présentent différentes dimensions d’organisation structurale, d’avance évolutionnaire et de logique de développement. L’approche de l’étude de l’hydrogène est fondamentalement différente de l’approche de l’étude de, disons, la signification de Hamlet, si ce n’est pour la seule raison que l’une est sub-mentale et l’autre mentale. Or, elles ne sont pas deux approches différentes de la même réalité, elles impliquent deux niveaux de réalité différents. De plus, cette réalité — l’absolu en tant qu’absolu — n’est révélée dans son intégralité ou son essence qu’au niveau d’être le plus élevé ou ultime. Et alors seulement à l’âme qui a en soi évolué parfaitement jusqu’à cet état.

RV: Je comprends. Ainsi, il n’y a qu’une autre possibilité — ne peut-on dire, puisque toutes les choses sont faites ultimement de particules subatomiques, que la physique nous a montré une unité ultime?

WILBER: Toutes les choses ne sont pas faites ultimement de particules subatomiques; toutes les choses, y compris les particules subatomiques, sont faites ultimement de Dieu. Mais vous mentionnez la position la plus populaire, qui est en fait une forme extrême de réductionnisme. Elle est populaire, j’imagine, parce qu’elle coïncide avec l’effondrement de la hiérarchie.

RV: Réduisez toutes les choses à des particules matérielles, puis découvrez que les particules sont holoarchiques, puis prétendez que cette holoarchie est le Tao.

WILBER: Oui, c’est cela. Il y a un étrange attrait pour la simplicité du réductionnisme. Une partie du problème est tout simplement que les physiciens sont tellement habitués à travailler avec le monde matériel, qu’ils ont tendance à l’appeler « le monde » ou « l’univers », qu’ils disent des choses comme: « La physique a prouvé que toutes les choses au monde ne font qu’un », alors que bien sûr elle n’a rien fait de tel. Elle n’a pas expliqué ni même touché l’unité bio-écologique, sans parler de la communauté socio-psychologique, etc. La physique ne s’occupe que de quatre forces majeures — nucléaire forte et faible, électromagnétique et gravitationnelle. Mais elle ne peut rien vous dire de la force de la sexualité-émotive, qui vient à l’existence au niveau 2. Elle ne peut pas vous dire ce qui constitue de la bonne littérature, ou comment l’économie fonctionne, ou pourquoi les enfants ont des complexes d’Oedipe, ou la signification d’un rêve, ou pourquoi les gens se suicident, etc. Toutes ces choses sont des événements mentaux symboliques qui commencent au niveau 3. La physique ne s’occupe pas du monde, voyez-vous? Comme je l’ai dit, toute la chose a beaucoup porté à confusion.

RV: Mais il y a des parallèles importants, n’est-ce pas?

WILBER: Vous voulez dire des parallèles entre les différents niveaux, les lois des différents niveaux?

RV: Oui. Je veux dire, les lois de la physique ne peuvent-elles pas nous dire quelque chose, quoi que ce soit, au sujet des niveaux supérieurs?

WILBER: Oui, je crois qu’elles le peuvent, mais nous devons être très prudents ici. L’inférieur présentera sa version d’une loi analogique en premier l’inférieur émerge d’abord dans n’importe quelle séquence développementale, et il est donc extrêmement tentant de dire que l’inférieur est en relation causale avec la loi analogique supérieure. C’est pourquoi je me suis donné tant de mal dans Up from Eden pour souligner que le supérieur vient à travers l’inférieur, puis repose sur l’inférieur, mais ne vient pas de l’inférieur.

RV: Il vient de, ou gagne sa réalité de sa dimension aînée, et non de sa dimension cadette, exact?

WILBER: Oui, via le processus de l’involution.

RV: Peut-être pourrons-nous revenir à cet aspect. Pour l’instant, qu’est-ce qu’une « loi analogique »?

WILBER: L’idée est simplement que chaque événement et chaque principe à un niveau inférieur n’est qu’une version réduite, ou un reflet vers le bas, ou un moindre degré, de ces événements et principes qu’on retrouve aux niveaux supérieurs.

RV: Pourriez-vous nous donner quelques exemples?

WILBER: Ce n’est pas une idée nouvelle; elle est extrêmement bien développée dans les philosophies traditionnelles. Selon l’hindouisme, par exemple, l’extase absolue de Brahman traverse une série de versions décantées, ou de dilutions, jusqu’à ce qu’elle apparaisse comme le frisson Sexuel de l’orgasme. Dans le mysticisme chrétien, on découvre que des idées telles que la loi naturelle n’est qu’une version partielle de la rationalité mentale, qui n’est elle-même qu’un reflet réduit du divin Logos. La psychologie vijnana bouddhiste soutient qu’il y a quatre classes de conscience, chacune étant une version décantée de l’Esprit universel. Cela est mis en corrélation avec l’idée des quatre corps de Bouddha; ce qui est presque identique à la notion de la Vedanta de quatre corps et de quatre états de conscience majeurs — grossier, subtil, causal et ultime ou turiya. L’essentiel, en ce qui concerne les corps, est que le corps ou la substance d’une entité physique, comme une simple pierre est en fait un reflet vers le bas de la liberté et de la vitalité du corps subtil associé à l’esprit, et que le corps subtil lui-même n’est qu’un filet du corps causal — et cela n’est qu’une contraction au visage de l’éternité ou turiya.

RV: Cette idée existe aussi en Occident?

WILBER: Oh oui; je vous assure qu’on peut donner tout autant d’exemples, des Néoplatoniciens aux mystiques victoriens. Il est intéressant de voir que cela forme l’essence de ce qu’avance celui qui est peut-être le plus influent des philosophes occidentaux modernes — Whitehead.

RV: A-t-il été influencé par les traditionnalistes?

WILBER: Il devait les connaître, mais je crois qu’il en est arrivé à cette notion plus ou moins par lui-même. Vous savez, la vérité vaincra. J’aimerais croire que l’évidence de la vérité ne pouvait tout simplement pas échapper à quelqu’un comme Whitehead. De toute façon, il a pris la notion que les dimensions cadettes sont essentiellement des versions réduites des aînées, et a complètement renversé l’approche typique face à la réalité. Il disait que si on voulait connaître les principes généraux de l’existence, on devait commencer au sommet et utiliser les occasions les plus élevées pour illuminer l’inférieur, et non l’inverse, ce qui bien sûr est le réflexe réductionniste le plus courant. Il disait donc que la biologie pouvait nous en apprendre davantage sur le monde que la physique; et ainsi, il a introduit le point de vue organismique qui a révolutionné la philosophie. Il disait qu’on en apprenait davantage de la psychologie sociale que de la biologie et, de là, il a introduit la notion selon laquelle les choses étaient une société d’occasions de telle sorte que les individus étaient des sociétés de sociétés — la notion d’individualité composée. Naturellement, il soutenait que l’ultime du modèle d’exemplarité était Dieu, et que c’était en Dieu, l’ultime individu composé ou la plus grande société de toutes les sociétés, qu’on enracinerait toutes les lois ou modèles qu’on trouvait réfléchis en versions réduites dans les dimensions inférieures de la psychologie, puis de la biologie, puis de la physique. L’idée, qui était brillante dans son énoncé, était qu’on s’adressait d’abord aux niveaux supérieurs pour les principes généraux de l’existence, puis, par soustraction, qu’on pouvait voir combien bas dans la hiérarchie ils s’étendaient. On ne commence pas par le bas, en essayant de remonter par addition des parties inférieures, parce que certaines des parties supérieures n’apparaissent tout simplement pas très bien, ou n’apparaissent pas du tout, aux échelons inférieurs. Peut-être ses exemples préférés étaient-ils la créativité et l’amour — Dieu, pour Whitehead, était surtout amour et créativité. Mais dans les dimensions inférieures, la créativité devient réduite, se manifestant chez les humains comme un minimum de libre arbitre, mais se perdant presque entièrement lorsqu’on en arrive aux particules atomiques. Peut-être pourrions-nous dire que principe d’incertitude d’Heisenberg représente tout ce qui reste de la liberté radicale de Dieu sur le plan physique. Mais l’essentiel est que si vous tentez de comprendre le cosmos dans la direction inverse, depuis les atomes en remontant, vous êtes obligé d’essayer d’expliquer le libre arbitre, la créativité, le choix, tout ce qui est autre qu’un cosmos largement déterministe. Le fait est que, même avec sa parcelle d’indétermination d’Heisenberg, l’univers physique est beaucoup plus déterministe que même le niveau 2, les êtres biologiques. Tout bon physicien peut vous dire où sera situé Jupiter dans une décennie, à moins d’un désastre, mais aucun biologiste ne pourra vous dire où ira un chien dans deux minutes. Ainsi, Whitehead, en cherchant à illuminer l’inférieur par le supérieur, et non l’inverse, pouvait faire de la créativité le principe général, et alors comprendre le déterminisme comme une restriction ou réduction partielle de la créativité primaire. Si, d’autre part, vous commencez par le bas, alors vous devez vous figurer un moyen de trouver le libre arbitre et la créativité chez les pierres, et cela ne fonctionnera tout simplement pas. Ce qu’on puisse dire de plus gentil de telles approches, c’est qu’elles sont réductionnistes.

RV: C’est extraordinaire, parce que j’ai vu tellement de penseurs du nouvel âge tenter de tirer le libre arbitre humain de l’indétermination de l’électron, ou de dire que la volonté humaine est libre à cause de la nature d’onde indéterminée de ses composantes infracellulaires, ou quelque chose d’analogue.

WILBER: Oui, cela semble la chose à faire. C’est un réflexe — finalement, après avoir dit pendant des décennies que l’univers physique est déterministe et par conséquent que le choix humain est une illusion, on trouve un peu d’indétermination dans le domaine physique et on devient fou. Il n’est que naturel qu’on essaie alors d’expliquer la liberté humaine et même la liberté de Dieu comme un agrandissement du niveau le plus bas. On devient tellement excité qu’on oublie qu’on vient tout juste d’accomplir l’exploit réductionniste du siècle; Dieu est ce gros électron dans le ciel. Les intentions sont tellement bonnes, mais cette philosophie est si nuisible. Et imaginez ceci: il y a une abondance de physiciens qui croient que le domaine physique est vraiment purement déterministe — Einstein, entre autres — et que la recherche future révélera peut-être des variables subatomiques qui sont purement causales. Je ne dis pas que cela va arriver ou non mais, en théorie, que se passera-t-il si cela arrive? Ce pauvre Dieu perdra-t-il alors Son pouvoir créateur? Le jour où l’on découvrira les variables déterminantes, la volonté humaine va-t-elle s’évaporer? Vous voyez le problème?

RV: Et pourtant, tant de penseurs du nouvel âge utilisent la physique et la neurophysiologie pour étayer leurs affirmations de transcendance ou de mysticisme supérieurs ou même de libre arbitre humain.

WILBER: Oui, et d’une façon que même des philosophes orthodoxes trouvent horriblement réductionniste. Permettez-moi de vous lire une citation d’un récent président de l’American Philosophical Association: « Le corps peut être libre, peu importe ce qui peut être vrai selon les lois quantiques; et en outre, il ne pourrait être libre en vertu de ces dernières seules. Car, si sa liberté n’est que celle des électrons, alors, comme on l’a bien dit, c’est la liberté des électrons mais non du corps. Cette objection à certaines tentatives récentes de traiter la liberté humaine comme un dérivé de la mécanique quantique et de la structure nerveuse est, je crois, tout à fait valable. » Cela, bien entendu s’applique encore plus au Tao, et pourtant les nouvel-âgistes semblent l’appliquer encore moins.

RV: Je crois que tout cela est très clair. Mais à présent, à un niveau populaire, à un niveau général, y a-t-il quelque chose de mal dans des livres comme The Dancing Wu Li Masters ou n’importe lequel des autres livres du nouvel âge, du nouveau paradigme?

WILBER: Non, pas du tout, je ne crois pas du tout. Ce n’est pas vraiment ce dont je parle. Je dis tout simplement qu’on doit faire très attention aux affirmations qu’on fait si on veut les élargir de l’hyperbole populaire à un paradigme vrai et durable. Des affirmations comme « L’univers est un tout harmonieux, interrelié », ou « Toutes les choses ne font qu’Un », ou « L’univers est dynamique et modelé, et non statique et figé » sont de superbes entrées en matière; nous les avons toutes utilisées pour faire passer nos idées d’une façon générale. Mais au-delà de cela, elles sont très trompeuses.

RV: Comment, spécifiquement?

WILBER: Eh bien, si vous prenez deux colonnes et que dans la colonne A vous écriviez des mots comme figé, statique, isolé, multiplicité, discret, et que dans la colonne B vous écriviez fluide, dynamique, pattern, holiste, unité, alors j’aurais tendance à dire que la vaste majorité des penseurs du nouvel âge s’imaginent que la vision mystique est dans la colonne B. Mais en fait, le mysticisme vise à transcender les deux colonnes, A et B. La colonne B est tout aussi dualiste que la colonne A, pour la simple raison que les deux colonnes sont des images opposées ou des reflets, et ainsi toutes deux sont partielles. La réalité n’est pas holiste; elle n’est pas dynamique, pas interreliée, pas une et pas unifiée — toutes ces choses ne sont pas des concepts de la réalité. Comme le disait Chuang Tzu dans Trois heures du matin, dire que toutes les choses ne font qu’une est tout aussi dualiste que de dire que toutes les choses sont nombreuses. C’est pourquoi le zen dit que la réalité est: « Pas deux! Pas une! » Ce n’est pas une sorte de doctrine mystique très subtile ou terriblement sophistiquée. C’est la plus simple et la plus fondamentale de toutes les doctrines mystiques. Le classique de Murti, La Philosophie centrale du bouddhisme, a très bien expliqué cela, certainement pour le mahayana, tout comme des auteurs, de Schuon à Guénon à Coomaraswamy, l’ont fait pour les autres traditions. C’est du mysticisme à sa plus simple expression.

RV: L’absolu ne peut aucunement être qualifié?

WILBER: Exactement, y compris le sens que vous venez de lui donner. L’absolu et — ici nous devons parler de façon quelque peu poétique — ne peut être caractérisé ni qualifié, parce qu’il n’est pas mis à part ou différent d’aucune chose et par conséquent ne pourrait être décrit comme une chose ou un événement parmi d’autres. C’est nirguna, ou sans attributs, ou shunya, vide de caractérisation. Puisqu’il n’y a pas de place à l’extérieur de l’absolu, il n’y a aucun endroit où l’on puisse prendre position pour le décrire. Si on pouvait en sortir, il cesserait d’être l’absolu.

RV: Et alors …

WILBER: Eh bien, voici une analogie grossière. Disons que l’univers entier consiste en seulement trois objets — l’un carré, l’autre rond et l’autre triangulaire. Dieu n’est pas la somme de ces objets, qu’ils soient considérés comme des choses ou des événements…

RV: Comme le maintient le panthéisme …

WILBER: Oui. Dieu n’est pas la somme de ces objets parce qu’on pourrait détruire ces objets et que Dieu existerait toujours. Par conséquent, on ne peut pas non plus décrire Dieu comme étant l’un des attributs de chaque chose — Dieu n’est pas un triangle carré circulaire. Et, par-dessus tout, Dieu n’est pas un autre objet en plus des trois objets. Dieu n’est pas Une Chose mise à part de plusieurs. Dieu n’est pas une chose dynamique, une chose holiste ou une chose ayant un pattern.

RV: Toujours dans votre analogie, pouvez-vous dire quelque chose de ce que serait Dieu?

WILBER: Seulement dans la mesure où vous vous rappelez que c’est un énoncé métaphorique et non descriptif. Dieu n’est pas une chose parmi de nombreuses choses, ou la somme de nombreuses choses, ou l’interaction dynamique de somme de nombreuses choses — Dieu est la condition, la nature, l’en-soi ou la réalité de chaque chose ou événement ou processus. Il n’est mis à part d’aucun d’eux, et pourtant il n’est non plus aucunement confiné a eux. Il est identique avec le monde, mais pas identique à lui.

RV: Est-ce pour cela que vous avez dit plus tôt que l’absolu est préalable au monde mais pas étranger au monde?

WILBER: Oui. C’est la doctrine de tathata, ou de l’en-soi — Eckhart l’appelait l’êtreté de chaque chose-événement; les taoïstes l’appellent tzu jan, l’ainsité de chaque objet; c’est aussi très proche du sens du dharma, pour le bouddhisme, et de sahaj, pour la Vedanta. De toute façon, la doctrine de l’en-soi, combinée aux doctrines de 1’advaïta ou non-dualité, et de shunyata ou inqualifiabilité, forment le point de départ le plus fondamental et le plus élémentaire de toutes les traditions mystiques, bien que la terminologie soit, bien entendu, différente.

RV: Et ce sont ces notions de base qui semblent être mises de côté de tant de comptes rendus nouvel-âgistes de la science et du mysticisme?

WILBER: Je pense que oui. Apparemment, l’auteur veut dire que la science moderne a découvert que certains objets sont en réalité des processus et non des choses statiques, ou des triangles et non des cercles, et ainsi le Tao est triangulaire, tout comme le dit la bonne vieille physique. Le Tao contient des choses et il contient des événements, mais il ne peut être caractérisé ni par les unes ni par les autres. Il n’est pas différent d’eux, mais n’est pas non plus défini par eux.

RV: Et on pourrait dire aussi que parce que le domaine de fréquences est en réalité un domaine différent du domaine qui apparaît à la lecture, ce sont tout simplement deux domaines différents, et ainsi l’un ne pourrait pas être l’en-soi mystique de l’autre?

WILBER: Oui, ce serait un autre aspect important. Le domaine de fréquences n’est qu’un domaine parmi d’autres, et non un sans un second. Je n’y avais pas pensé de cette façon auparavant, mais c’est vrai. Permettez-moi de répéter que je crois que le domaine de fréquences existe vraiment, mais que je crois honnêtement qu’il n’a tout simplement rien à voir avec des événements mystiques ou avec un fond véritablement transcendant-immanent, et vous avez tout simplement donné une autre et très fondamentale explication.

RV: Je me demande si nous ne pourrions pas maintenant passer à la notion d’épistémologie, parce que vous avez dit plus tôt que la hiérarchie évolutionnaire est aussi une hiérarchie de la connaissance. Pourriez-vous élaborer?

WILBER: Chaque niveau de la Grande Chaîne est un niveau de préhension, comme le dirait peut-être Whitehead. Chaque niveau appréhende, ou en quelque sorte touche ou connaît, son environnement. Comme nous l’avons dit plus tôt, chaque niveau est une version décantée de la conscience absolue. De toute façon, si nous utilisons notre simple hiérarchie à trois niveaux du corps, de l’esprit et de l’âme, alors les trois modes correspondants de connaissance sont le sensoriel, le symbolique et l’intuitif. Les mystiques chrétiens appellent cela l’œil de la chair, l’œil de la raison et l’œil de la contemplation. Même Aristote était parfaitement conscient de ces domaines — il les appelait techne, praxis (ou phronesis) et theoria.

RV: Et ils sont hiérarchiques?

WILBER: Oui, tout comme l’œil de la raison transcende mais inclut l’œil de la chair, l’œil de la contemplation transcende mais inclut l’œil de la raison.

RV: La science telle que nous la connaissons peut-elle être étendue jusqu’à couvrir tous les trois domaines? Pouvons-nous avoir une science supérieure de l’être? Le nouveau paradigme semble dire que oui.

WILBER: Cela dépend, j’imagine, de ce que vous entendez par science. Voyez: nous avons du moins ces trois modes de connaissance — sensoriel, symbolique et contemplatif. Ces modes correspondent au corps physique, à l’esprit et à l’âme. C’est assez simple, mais cela devient un peu plus compliqué quand on s’aperçoit que l’esprit, par exemple, peut voir non seulement à son propre niveau, mais aussi bien aux deux autres niveaux, et, dans chaque cas, on aurait un type de connaissance fondamentalement différent. Voici, je pourrais l’illustrer ainsi:

RV: Ainsi, nous avons trois modes et domaines fondamentaux de connaissance: le physique-sensoriel, le mental et le spirituel. (Ils sont numérotés 1, 2 et 3.) Et alors, à l’intérieur du mode mental lui-même, nous avons, quoi, trois sous-ensembles?

WILBER: Sous-ensembles, ça va … (Ils sont marqués a, b etc.)

RV: Selon celui des trois domaines que le mode mental prend pour objet?

WILBER: Oui. Selon mon philosophe orthodoxe préféré, Jürgen Habermas, nous pouvons caractériser les trois sous-ensembles mentaux comme ceci. Lorsque l’esprit se confine à la connaissance sensorielle, le mode est appelé empirique-analytique, et son intérêt est technique. Lorsque l’esprit travaille avec d’autres esprits, le mode est herméneutique, phénoménologique, rationnel ou historique, et son intérêt est pratique ou moral. Nous ajoutons maintenant la vision mystique, qu’Habermas ne couvre pas directement, et nous pouvons dire que lorsque l’esprit tente de connaître le domaine spirituel, son mode est paradoxal ou radicalement dialectique, et son intérêt est sotériologique. En voici un diagramme:

RV: Qu’est-ce au juste que l’herméneutique?

WILBER: L’étude de l’interprétation et de la signification symbolique. Entre les mains de philosophes sophistiqués comme Gadamer ou Ricœur, cela en vient à vouloir dire la mentalité en général, ou l’intentionnalité, la signification et la valeur symboliques. Voici, la raison pour laquelle les études empiriques-analytiques sont si limitées — limitées, en fait, au domaine sensoriel — est qu’elles ne peuvent même pas révéler la nature ou la signification des productions mentales. Il n’y a aucun test empirique, par exemple, qui révélera la signification de Macbeth, ou la signification de la valeur, la signification de votre vie, etc. La signification est une production mentale et ne peut être déterminée que par l’interprétation, ou ce que Heidegger appelait le cercle herméneutique.

RV: La plupart des gens comprennent ce que vous entendez par empirique-analytique. Pourriez-vous parler du troisième sous-ensemble, le paradoxal?

WILBER: L’idée est tout simplement que lorsque l’esprit tente de raisonner sur l’absolu, il générera nécessairement des paradoxes, justement pour les raisons dont nous venons de parler. Lorsque la raison fonctionne dans ce mode, nous l’appelons paradoxale. J’ai également entendu utiliser le mot « raison mandalique », et j’aime cela. L’un ou l’autre, ça va.

RV: Or, vous dites que la raison paradoxale n’est pas la contemplation, mais qu’elle a ses usages, exact?

WILBER: Oui, exactement. On devrait insister sur ces deux aspects. Le premier est que la raison paradoxale ou mandalique — qui est ce qui se produit lorsque vous essayez de penser ou d’écrire au sujet du Tao ou de l’Esprit ou de la Nature de Bouddha — n’est pas elle-même l’âme, et ne révèle pas l’esprit en soi. Voici, permettez-moi de numéroter les cinq modes ainsi:

Le numéro 5 est la simple perception sensorielle-matérielle. Le numéro 4 est la connaissance mentale empirique-analytique, ou les idées de l’esprit sur le monde sensoriel-matériel. Le numéro 3 est la connaissance herméneutique, introspective et phénoménologique, ou la connaissance de l’esprit sur l’esprit. Le numéro 2 est la raison paradoxale ou mandalique, ou la tentative de l’esprit de penser à l’âme. Le numéro 1 est la connaissance directe de l’esprit par l’esprit, qui est de la connaissance immédiate ou non symbolique, intuitive et contemplative.

RV: Et votre premier point est que le numéro 2 ne devrait pas être confondu avec le numéro 1.

WILBER: Oui, et c’est un aspect extrêmement élémentaire. Il n’y a pas moyen de comprendre directement l’âme sauf par transformation spirituelle radicale, ou par l’ouverture directe de l’œil de la contemplation dans votre propre cas. On peut lire, penser et écrire au sujet du Tao à longueur de journée, et rien de cela n’est le Tao. Aucune théorie mentale n’est même proche de Brahman.

RV: Et puisque, si vous raisonnez au sujet du Tao, vous ne générez que des paradoxes, il n’y a pas moyen de dire qu’une position est meilleure qu’une autre. Je veux dire, vous ne pouvez pas dire que le Tao est un flux dynamique, parce que c’est la moitié d’un dualisme dans le paradoxe.

WILBER: C’est vrai. Vous ne pouvez pas le dire sans vous contredire, comme Nâgârjuna et Kant l’ont clairement souligné.

RV: Je ne suis pas certaine de comprendre cet aspect.

WILBER: Eh bien, par exemple, vous dites que le Tao est en changement constant, que rien n’est permanent, que tout change. C’est une autocontradiction, parce que vous prétendez que tout change sauf, apparemment, le fait que tout change, ce qui, par conséquent, doit être un fait permanent. Contradiction. Cela ne marche pas. La même chose se passe si vous prétendez que la réalité est relative, dynamique, une, etc.

RV: Le Tao est donc permanent et impermanent?

WILBER: Ou ni l’un ni l’autre, ou même ni-ni, comme l’exprimerait Nâgârjuna. Mais vous comprenez, la raison génère des affirmations paradoxales lorsqu’elle tente de saisir l’absolu.

RV: Mais votre seconde affirmation était que ce type de raison a certains usages?

WILBER: Certainement, en autant que nous ne confondons pas la raison mandalique et la véritable intuition-contemplation. L’un de ses usages est d’essayer de suggérer à d’autres esprits ce à quoi Dieu pourrait ressembler. Hegel utilisait une telle raison dialectique avec grande force, bien qu’il soit toujours arrivé trop près de la confondre avec l’intuition spirituelle. Un autre usage, utilisé avec une extraordinaire habileté par Nâgârjuna, était de se servir de la dialectique pour démolir la raison elle-même et ainsi préparer la voie à la contemplation véritable, ou prajna.

RV: Comment, exactement?

WILBER: Nâgârjuna se mesurait à un adversaire qui voulait caractériser l’absolu — les brahmanes prétendaient que Dieu était l’être absolu, certains bouddhistes nihilistes prétendaient qu’Il était l’extinction, d’autres prétendaient qu’Il était un pattern, d’autres disaient qu’Il était moniste ou unitaire et ainsi de suite.

RV: Tout cela était partiel et dualiste?

WILBER: Oui, et Nâgârjuna démontrait cela en retournant sur elle-même la logique de l’adversaire, et à ce point elle se contredisait. Voyez, si vous essayez de faire un énoncé sur la réalité dans son ensemble, alors votre énoncé fait partie de cette réalité et, à ce point, il devient comme une main qui tente de se saisir ou une langue essayant de se goûter. Vous aboutissez soit dans une régression infinie, soit dans une contradiction criante. Nâgârjuna utilisait la limite inhérente à la raison pour épuiser les tentatives de la raison de saisir l’âme, et à ce point, si la chose est faite habilement, on devient plus ouvert au véritable insight contemplatif — l’esprit ne fait que se taire, et dans l’interstice entre ces pensées, prajna naît, ou du moins peut naître. Mais en ce qui concerne la réalité elle n’est ni être ni non-être, ni les deux, ni ni l’un ni l’autre — c’étaient les quatre catégories de Nâgârjuna, et elles étaient fondées sur les « inexpressibles » originaux de Bouddha. Quelle que soit la réalité, elle peut seulement, seulement être « vue » par le satori, ou par le véritable insight contemplatif.

RV: Et si vous essayez d’énoncer ce qui est « vu » vous n’engendrerez que le paradoxe …

WILBER: Oui, mais ces paradoxes, utilisés habilement, en tant qu’upaya, constituent la raison mandalique — et c’est l’un de ses usages.

RV: Nous parlions de la science, d’une science supérieure.

WILBER: Eh bien, comme je le disais, cela dépend de ce que vous entendez par science. Si par science vous entendez la connaissance attentive, alors tous les domaines peuvent être scientifiques. Mais la science veut dire en réalité, ou du moins nous l’associons certainement avec, la formation d’une théorie quelconque et ensuite la vérification de la théorie par rapport aux faits. Je ne pense vraiment pas que nous puissions définir la science sans cela.

RV: Et une théorie est une production mentale?

WILBER: Oui. Le mode sensoriel — numéro 5 — ne forme pas lui-même de théories parce qu’il est présymbolique. Et le mode spirituel — numéro 1 — ne forme pas lui-même de théories parce qu’il est transsymbolique; son opération réelle est l’insight immédiat et non conceptuel.

RV: Alors, cela limite l’activité théorique aux trois sous-ensembles mentaux.

WILBER: L’activité elle-même, oui. Ce sont seulement les modes mentaux qui forment des théories, bien que les théories elles-mêmes puissent essayer de tenir compte des autres domaines, domaines qui eux-mêmes ne forment pas directement de théories. Bien sûr, la science telle que nous la connaissons est une théorie dirigée vers le domaine physique. C’est-à-dire que c’est une théorie empirique-analytique, ou mode numéro 4. L’esprit crée une carte-théorie du monde biomatériel objectif, considère soigneusement ce monde, habituellement en changeant ce monde de façons contrôlées, et alors y ajuste la carte. Une bonne carte devient un modèle, et un modèle qui n’est jamais réfuté devient une loi.

RV: La question est de savoir si la science peut s’élever au mode numéro 3 ou même au numéro 2.

WILBER: Oui. Commençons donc par le numéro 3, ou psychologie phénoménologique et recherche historique-herméneutique. Je soulignerais immédiatement que si la science — en utilisant ce mot pour l’instant au sens large — peut s’élever jusqu’au mode numéro 3, la méthodologie empirique-analytique ne peut s’élever à ce niveau, et c’est le grand problème. Si nous laissons correctement de côté le mode exclusivement empirique-analytique, alors la soi-disant « nouvelle science » de la sphère mentale, ou mode numéro 3, existe depuis très longtemps sous le nom de phénoménologie, et je crois que c’est très arrogant de la part des scientifiques « nouveaux et supérieurs » de faire irruption dans le domaine et de prétendre qu’ils vont l’expliquer correctement. D’autre part, s’ils apportent avec eux leurs méthodes empiriques-analytiques, alors ce sont tout simplement des réductionnistes déguisés.

RV: En aucun cas, alors, n’y a-t-il de science supérieure?

WILBER: Je ne vois pas comment, à moins — et on est parfaitement libre de le faire —qu’on étire terriblement le mot. Ce à quoi il faut alors prendre garde, c’est d’invalider le mot « science ». Voyez-vous, si vous commencez à l’appliquer à tous les domaines — « Nous allons avoir une science de la phénoménologie, une science de l’herméneutique, une science empirique et une science de la contemplation ou de la religion » — eh bien, le terme perd toute signification. Le mot science devient une constante et tombe de toutes les équations, et alors nous revenons à notre point de départ, qui est d’essayer de comprendre les diverses épistémologies.

RV: Ainsi, les modes numéro 1 et numéro 5 ne sont pas eux-mêmes des modes théoriques …

WILBER: Ils peuvent être le sujet d’études de modes théoriques, mais ils ne sont pas eux-mêmes des modes théoriques. L’un est transmental, l’autre submental.

RV: Le mode numéro 4 est certainement théorique, ou bien il peut l’être, et il est vérifié par des moyens empiriques-analytiques …

WILBER: Oui, et cela c’est la science orthodoxe.

RV: Et la théorie dans le mode numéro 3?

WILBER: C’est la philosophie phénoménologique, la psychologie introspective, la communication intersubjective, l’interprétation, les systèmes de valeurs, et ainsi de suite. Ce mode forme des théories ou cartes de ce à quoi ressemble le monde subjectif et intersubjectif.

RV: Mais ces théories ne sont pas vérifiées par des moyens empiriques-analytiques, parce que ce ne sont pas des référents sensoriels?

WILBER: C’est cela; elles sont vérifiées par des moyens herméneutiques, par l’interprétation, par des communautés d’interprètes d’esprit semblable, par l’appréhension phénoménologique directe, etc.

RV: Pourriez-vous donner un exemple?

WILBER: Ce que vous et moi faisons présentement. Nous échangeons de la signification, de la signification symbolique, et arrivons à une compréhension interprétative. « Que signifie cela? » — de la signification, vous savez. Ce n’est pas un événement empiriquement réductible, et il ne peut être expliqué par la physique, la chimie ou la biologie. Hamlet n’est pas fait d’électrons; il est composé d’unités symboliques de signification qui, si on les réduit au papier sur lequel elles sont écrites, sont tout simplement détruites. Mais je suppose qu’un exemple classique est Freud. En dépit de ses abondantes tentatives de réductionnisme socio-biologique — et c’était absolument abondant — , sa méthodologie était presque entièrement herméneutique et phénoménologique, c’est pourquoi je crois qu’il a encore bien des choses à nous dire, et pourquoi tant de structuralistes retournent à lui pour des intuitions. On dit maintenant de Lacan qu’il est le premier penseur psychologique d’Europe, et Lacan est deux choses: un structuraliste du calibre de Lévi-Strauss et un brillant freudien. De toute façon, la méthodologie de Freud consistait fondamentalement à observer la production de mots et de symboles du client et ensuite à essayer de découvrir ce que ces symboles voulaient vraiment dire. Il prenait pour acquis qu’un rêve, par exemple, doit se produire à deux niveaux, parce que le client est en réalité l’auteur du rêve — c’est son rêve à lui ou à elle — mais le client ou bien prétend ne pas comprendre sa signification, ou subit le rêve en tant que témoin passif. Le rêve, autrement dit, est composé de deux textes, un texte manifeste et un texte latent ou caché. Et c’est le texte caché qui cause les problèmes. Ainsi, une partie du travail de l’analyste consiste à trouver ce texte caché, à le déchiffrer et à l’interpréter pour le client. C’est comme trouver un hiéroglyphe égyptien, et aucune preuve seulement sensorielle ne sera utile ici, parce que ce à quoi vous avez affaire, c’est à la façon dont des chaînes de symboles subjectifs glissent les uns sur les autres pour créer un monde de signification, d’intention, de valeur, de désir, etc. C’est exactement comme une tache de Rorschach — la tache empirique est fixée et donnée; elle est composée de tant d’encre disposée d’une seule façon. Mais les significations symboliques qui peuvent chevaucher cette tache sont nombreuses, et elles ne peuvent pas du tout être déterminées par l’empirisme. Ainsi, la technique de Freud consistait à utiliser le dialogue linguistique afin de révéler des textes cachés, puis de traduire ou d’interpréter ces textes de façon à rendre la signification des symptômes cachés plus transparente pour le client. C’était cette transparence, là où auparavant il y avait eu de l’opacité, qui aidait à effectuer la guérison. L’interprétation, autrement dit, mène à l’intuition ou à la compréhension. Par des observations et interprétations répétées, Freud put créer différentes cartes ou théories de la sphère psychologique, théories qui ne pouvaient pas être vérifiées empiriquement, comme du simple behaviorisme, mais qui pouvaient être vérifiées par ceux qui voulaient se soumettre à la discipline de l’interprétation introspective. Le fait que le réductionnisme de Freud ait invalidé beaucoup de ses cartes et théories est triste, mais ce n’est pas la faute de sa méthodologie. C’était purement un cas de « foutaises au départ, foutaises à l’arrivée ».

RV: Ainsi, le mode numéro 3 peut être théorique en ce que lui aussi forme et utilise des cartes et des modèles de son propre niveau.

WILBER: Oui, mais son test de vérification est herméneutique, et non empirique. Ou rationnel-phénoménologique, et non sensoriel. Ou linguistique, et non physique. Appelez cela de la science si vous voulez; je pense seulement que ceux qui le font sont terriblement obscurs au sujet des raisons et de la nature de ce qu’ils font.

RV: Et le mode numéro 2. C’est paradoxal — cela peut-il être théorique?

WILBER: Je crois que oui, mais théorie pris dans un sens plus libre. Comme je l’ai dit, la raison paradoxale a ses usages, pourvu que nous soyons prudents. La théorie en ce sens impliquerait la création de cartes ou de cartographies des sphères supérieures et transcendantales, pour venir en aide à ceux qui ne les ont pas encore vues, et aussi à des fins de connaissance générale. Des cartes mandaliques, pourrait-on dire.

RV: Pourrait-on vérifier ces cartes?

WILBER: Oui, mais seulement par une transformation véritable vers le domaine spirituel, ou en éveillant le mode numéro 1. On ne pourrait absolument pas les vérifier en utilisant des moyens empiriques ou herméneutiques.

RV: Mais ces cartes seraient-elles également paradoxales?

WILBER: Oui, certainement. Cela ne semble pas être le cas, parfois, parce que chaque système, purement pour des raisons de cohérence, fonctionne habituellement avec une seule face du paradoxe. Ainsi, les bouddhistes appelleront le niveau le plus élevé le Vide, les hindous l’appelleront l’Être, les taoïstes affirmeront qu’il est toujours changeant, et les chrétiens diront qu’il est éternel. Tous ont raison — ou tort; cela ne fait aucune différence. C’est paradoxal. Voyez-vous, le paradoxe, c’est simplement la façon dont le niveau mental voit la non-dualité. L’âme elle-même n’est pas paradoxale; elle n’est pas du tout caractérisable. Mais quand l’esprit essaie d’y penser, alors la non-dualité apparaît en tant que deux opposés contradictoires, et on peut démontrer que tous deux sont également plausibles parce qu’aucun n’est complet en soi. Le mieux qu’on puisse faire, par conséquent, c’est d’affirmer les deux aspects de la dualité, ou de les nier tous les deux. Le premier cas donne le paradoxe; le second, le double négatif. J’utilise la raison mandalique pour couvrir les deux, bien qu’elle s’applique mieux au paradoxe. Mais ce que je veux dire, c’est qu’aucun des deux ne devrait être confondu avec le mode numéro 1 ou la contemplation véritable.

RV: Je veux m’assurer que j’ai bien compris. Il y a cinq modes de connaissance …

WILBER: Au moins cinq; souvenez-vous que nous ne travaillons qu’avec la hiérarchie simplifiée à trois niveaux.

RV: Ça va, au moins cinq. De ces cinq, seulement trois — les trois sous-ensembles mentaux — concernent la connaissance théorique.

WILBER: Oui.

RV: De ces trois, l’un est empirique, l’un est phénoménologique et l’un est mandalique.

WILBER: Oui.

RV: Et la science, la méthode scientifique, s’occupe fondamentalement de la théorie dans le mode empirique-analytique.

WILBER: Selon moi, oui. On peut étendre la science si on veut, mais on s’immisce tout simplement dans d’autres disciplines et méthodes déjà pleinement établies. Les gens parlent d’étendre la physique; mais si vous étendez la physique, tout ce que vous obtiendrez, c’est la biologie, et au-delà, la psychologie phénoménologique et la philosophie conceptuelle, etc. Mais alors, ce n’est plus du tout de la physique, n’est-ce pas? — sauf dans un sens vide. Mais je veux vraiment insister sur le fait que je ne me soucie vraiment pas de la façon dont vous utilisez le mot « science ». Je ne me préoccupe que des structures réelles de la connaissance, comme le sensorimoteur, l’empirique-analytique, l’herméneutique-historique, le contemplatif, et ainsi de suite. Ces structures sont très certainement différentes; elles ne peuvent usurper les rôles des autres — chacune a sa propre place et sa propre fonction. L’endroit ou vous placez le mot « science » sur cette liste ne changera pas du tout cette liste, et c’est la liste qui m’intéresse. Ma seule inquiétude a été que les tenants d’une science « nouvelle et supérieure » ont beaucoup trop souvent à l’esprit un seul de ces modes, habituellement l’empirique, et qu’ils veulent étendre ce mode sur tous les autres. Ce qui en résulte, c’est le réductionnisme, qui mène à l’effondrement de la hiérarchie, qui implique l’erreur des ombres équivalentes, qui donne le panthéisme… Ainsi, utilisez la science comme vous voudrez, mais d’abord, dites s’il vous plaît ce que vous entendez par le terme, donnez sa méthodologie, distinguez-la des autres modes et disciplines, et ensuite nous verrons ce que vous avez. Je crois que Willis Harman est un bon exemple de ce qu’il faut faire: chaque fois qu’ il parle d’une science supérieure, il explique ses méthodes et buts proposés, et il souligne clairement que c’est seulement, en réalité, de la phénoménologie psychologique de toute façon.

RV: À propos de la notion de l’applicabilité — ou de l’inapplicabilité — de la science empirique aux domaines supérieurs, tels que le mental-subjectif ou le transcendantal-spirituel, la recherche en physiologie du cerveau — qui est empirique — ne nous dit-elle pas quelque chose sur l’esprit et son fonctionnement?

WILBER: Oui, bien sûr. La recherche sur le cerveau est extrêmement excitante et importante, mais je crois qu’elle est aussi extrêmement limitée.

RV: Dans quel sens?

WILBER: Eh bien, prenez les pensées de Freud à ce sujet. Dans son dernier livre, il affirmait assez clairement que même si nous pouvions découvrir toutes les connexions entre le cerveau et la conscience, alors — et ce sont ses propres mots — « cela permettrait tout au plus une localisation exacte des processus de la conscience et ne nous serait d’aucune aide pour les comprendre ». Comme je le disais — et comme presque tout le monde l’a récemment découvert Freud s’intéressait principalement à l’herméneutique — à l’interprétation, à la signification et au discours symbolique.

RV: Son premier livre important a été L’Interprétation des rêves.

WILBER: Oui. Même si nous pouvons localiser le rêve — disons dans l’hémisphère droit — et même si nous pouvons décrire ses composantes chimiques, nous ne connaissons toujours pas sa signification. Cette signification ne peut être découverte que dans le cercle herméneutique, seulement dans l’histoire de ma vie et ses intentions.

RV: Le mode numéro 3 et non le numéro 4.

WILBER: Oui. Et cette intuition produit maintenant une renaissance complète en psychologie non empirique, non réductionniste, non biologique. Vous avez les théoriciens interpersonnels ou des relations entre objets — Sullivan, Guntrip, Fairbairn, Jacobson, Erik Erikson. Vous avez les linguistes et structuralistes — Lacan, Roy Schafer, Ricœur. Les théoriciens de l’information — Bateson étant le plus célèbre. Ils sont tous reliés au transfert symbolique ou à l’herméneutique, et c’est en train de révolutionner la psychologie.

RV: Pouvez-vous donner un court exemple, disons en termes de pathologie?

WILBER: Bien sûr. Originellement, les symptômes furent conçus en termes énergétiques ou biophysiques. Le ça pousse ici, l’ego rétorque, le compromis est une gratification-substitut sous forme de symptôme. L’ombre, ou inconscient personnel, était le produit de forces contradictoires. Très thermodynamique. Or, sans renier que la bioénergétique soit également impliquée, la nouvelle compréhension souligne tout simplement que le moi n’est pas tant un événement biophysique actuel qu’une trame, une histoire. Le moi, le moi mental de toute façon, est une structure linguistique, une création de l’histoire et un créateur de trame, ou d’histoire. Il vit par la communication ou le dialogue, il est construit d’unités de signification, ou symboles, et il fait son cours dans le temps, ou histoire. C’est une trame; c’est un texte. Et la seule façon de comprendre un texte est par une bonne interprétation, tout comme la seule façon de comprendre Guerre et Paix, par exemple, c’est par une bonne interprétation. Qu’est-ce que cela signifie vraiment, voyez-vous? Que signifie ma vie? Où va-t-elle? Pourquoi est-ce que je fais ceci? Quelle valeur cela a-t-il pour moi? Et ça, c’est l’herméneutique.

RV: Et la pathologie?

WILBER: La pathologie est reliée à une mauvaise interprétation, ou peut-être à un contresens. Et l’ombre n’est plus le siège des forces inconscientes, c’est le siège du contresens. En un sens, l’ombre est un texte caché ou sous-texte, et ainsi elle produit des scénarios dont les significations vous échappent — mauvaise herméneutique, ou pauvre herméneutique, comme lorsque la personne dit: « Je ne sais pas pourquoi j’ai fait cela, je me demande ce que ça veut dire. » L’ombre est un texte que vous écrivez secrètement, un texte dont vous refusez d’admettre la paternité.

RV: Et ainsi, la thérapie?

WILBER: Est un processus en vue d’assumer ou de réassumer la paternité ou la responsabilité du texte de votre propre vie, de votre propre moi.

RV: Et rien de cela ne peut être aisément expliqué en termes empiriques ou physiologiques?

WILBER: L’herméneutique? Non. Mais j’aimerais ajouter que le système avec lequel je travaille utilise à la fois la bioénergétique du prâna du corps, ou les distributions émotives-sexuelles, et les unités mentales de signification qui transcendent mais incluent les sentiments bioénergétiques plus simples. Les deux sont importants, mais l’herméneutique l’est davantage. Dans le plan à sept strates que j’ai donné plus tôt, le régime alimentaire et l’exercice concernent fondamentalement le niveau 1; la bioénergétique et la cathexis émotive-sexuelle concernent le niveau 2; et l’herméneutique et l’interprétation symbolique concernent le niveau 3 et une partie du 4. Aucun ne peut être écarté. Le problème avec l’herméneutique pure est qu’elle tente de dire que le ça n’est que du langage, ce qui est ridicule. Un chien a des pulsions sexuelles, mais n’a pas de langage. Les humains ont les deux. Essayer de réduire l’un à l’autre ne sert à rien. Ils s’emboîtent tous les deux dans la hiérarchie.

RV: Et ainsi, la physiologie empirique est-elle sans utilité fondamentale pour la compréhension de l’herméneutique mentale?

WILBER: Non, non, c’est du réductionnisme à l’envers; je n’ai pas dit cela. L’herméneutique transcende mais inclut les effets de la physiologie, comme je l’ai dit de chaque niveau de la hiérarchie. Ainsi, les effets de la physiologie peuvent être le mieux compris en termes de théorie de la dégénérescence, je crois.

RV: A savoir?

WILBER: Si vous considérez chaque stade de l’évolution, ce que vous trouvez, c’est que — cela a été souvent souligné — chaque stage supérieur est synergétique par rapport à ses composantes cadettes; il les inclut mais il est davantage qu’elles.

RV: C’est le « transcende mais inclut ».

WILBER: Oui, la même idée; la synergie est la même idée. Rassemblez la matière inerte de certaines façons complexes, et vous engendrez quelque chose qui est plus que la somme de ses parties. Vous engendrez la vie ou prâna. La vie est synergétique par rapport à la matière et ne peut être réduite à, ni complètement expliquée par la matière. De même, rassemblez le prâna de certaines façons complexes, et les symboles commencent à émerger. Mais les symboles — ou la psychologie — ne peuvent être expliqués par la vie — ou la biologie — tout comme la biologie ne peut être expliquée par des pierres. Chacun est synergétique par rapport à ses prédécesseurs. Or le contraire de synergie est dégénérescence. si A dégénère de B, alors deux ou plusieurs états de B peuvent être soutenus par-dessus un seul état de A. Par exemple, si vous faites un appel téléphonique, alors une certaine quantité d’énergie électrique passe le long des lignes. Mais l’information passe aussi le long des lignes, et on ne peut pas dire combien d’information, quel type d’information ou quelle qualité d’information est transmis en se fondant seulement sur la quantité d’énergie qui la supporte. Par exemple, avec la même quantité d’énergie — disons 100 kilowatts, peu importe — on pourrait dire « Bonjour, comment ça va? » ou « blablablabla ». Le premier cas apporte de l’information; le second, seulement du bruit. Plusieurs états différents de transfert d’information peuvent être soutenus par le même état d’échange d’énergie. Dans ce cas, l’énergie est dégénérée par rapport à l’information.

RV: Et cela se produit à tous les stades de l’évolution?

WILBER: Oui, à tous les niveaux de la hiérarchie. C’est vraiment une notion simple; c’est exactement l’opposé de la synergie.

RV: Et vous voyez cette relation dans le cerveau et l’esprit?

WILBER: Je crois que c’est certainement une explication possible. Le cerveau est fondamentalement le substrat biophysique des processus mentaux. On s’attendrait aussi à ce que les processus spirituels laissent leurs empreintes dans le substrat biophysique, soit directement, soit via l’esprit. Mais en aucun cas l’esprit ou l’âme ne pourraient être réduits au cerveau ou expliqués entièrement ou seulement par la physiologie du cerveau. La tache de Rorschach est encore une bonne analogie: il y a un substrat physique, la véritable tache d’encre, mais il soutient plusieurs interprétations mentales différentes, et on ne peut pas dire que les interprétations ne sont que de l’encre. Je crois que c’est la même chose avec le cerveau et l’esprit.

RV: Le cerveau est dégénéré par rapport à l’esprit?

WILBER: Oui. Cela voudrait dire que les changements dans la physiologie du cerveau ne seraient pas de façon correspondante aussi significatifs que les changements dans les valeurs mentales. Par exemple, je peux être dans l’état cérébrale bêta, et avoir deux pensées successives de valeurs-vérité complètement différentes, disons: « 2 + 2 = 4 » et « 2 + 2 = 5 ». La différence, dans l’électro-encephalogramme, entre ces pensées est extrêmement petite, mais la différence en valeur-vérité est énorme. Ainsi, il y a des corrélatifs physiologiques, mais ils sont dégénérés par rapport à l’esprit. Les différences en physiologie ne sont aussi significatives que les différences dans les valeurs-vérité des propositions. Incidemment, remarquez qu’on ne peut établir la vérité ou la fausseté des propositions par aucune d’études physiologiques. On doit sortir de la physiologie du cerveau, aller dans le cercle intersubjectif de la logique et de la communication, afin de vérifier des vérités mentales, parce que, comme nous l’avons dit, l’esprit transcende mais inclut la physiologie, et les vérités du premier ne peuvent être entièrement contenues dans les vérités de la seconde. Quel que soit son degré de sophistication, un électro-encéphalogramme ne vous aidera pas à démontrer ou à réfuter la théorie de la macroéconomique de Keynes, par exemple.

RV: Mais cela donnerait encore à la physiologie du cerveau un effet important sur l’esprit, mais pas un effet causal, exact?

WILBER: Oui. Cette théorie nous donne encore une connexion et une interaction certaines entre le cerveau et l’esprit, mais elle ne postule pas un dualisme effréné d’une part ou un simple monisme ou identité de l’autre. En outre, elle suggère que le cerveau est aussi complexe qu’il l’est parce que rien de moins compliqué ne pourrait servir de substrat

biophysique aux processus logique et symbolique, mais elle évite le réductionnisme qui consiste à dire, par exemple que la littérature, ce sont des électrons sophistiqués.

RV: Ainsi, théoriquement, si nous comprenions en profondeur la physiologie du cerveau, nous pourrions produire des états généraux et des états d’âme, et améliorer le substrat, comme la capacité de mémoire et ainsi de suite, mais nous ne pourrions pas produire de pensées ou d’idées spécifiques dans l’esprit.

WILBER: Oui. Changer les états physiologiques, ce serait comme changer des taches de Rorschach. On pourrait obtenir toute une ne nouvelle série d’états d’âmes et de réactions, mais on ne pourrait pas contrôler toutes les interprétations mentales spécifiques ou le contenu réel. Ainsi, le cerveau aurait encore un effet significatif sur l’esprit, mais pas un déterminant ou causal. Ceci correspond très bien, je crois, à ce que des chercheurs comme Elmer et Alyce Green soutiennent, à savoir que « tout le cerveau est dans l’esprit mais tout l’esprit n’est pas dans le cerveau ».

RV: C’est la hiérarchie et la dégénérescence.

WILBER: Absolument. Mais il nous reste encore les tâches importantes de dresser la carte des relations de dégénérescence entre esprit et cerveau, et aussi entre âme et cerveau. Les corrélations des ondes cérébrales avec l’état de rêve, par exemple.

RV: Et à cause de la dégénérescence, on peut dire, à partir des changements physiologiques, qu’une personne est en train de rêver mais non pas exactement ce à quoi il ou elle est en train de rêver?

WILBER: Oui, c’est exactement la dégénérescence.

RV: C’est un peu en dehors du sujet, mais qu’est-ce qui déterminerait le contenu du rêve?

WILBER: Eh bien, une réponse rapide serait que l’histoire passée du texte-moi est en train d’être lue, particulièrement ses sous-textes cachés. L’ombre est en scène. Et le contenu de l’ombre n’est pas déterminé par la physiologie présente autant que par son histoire passée, les événements réels passés qui constituent la trame et l’histoire que cette personne reconnaît en tant que moi. C’est pourquoi Habermas appelle ce mode l’herméneutique-historique. Et finalement, c’est pourquoi Freud était attiré par l’idée d’essayer de retracer la genèse historique des symptômes. Il voulait utiliser une méthode de reconstruction historique pour aider la personne à voir quand il ou elle commençait à écrire des textes et des trames cachés, secrets ou coupables, pour voir comment la personne refoulait l’ombre en créant un auteur secret. L’auteur secret apparaît dans les rêves et les symptômes, et le travail du thérapeute est d’aider la personne à interpréter la signification des symptômes — vous savez « votre anxiété est en réalité de la colère masquée ou cachée » — jusqu’à ce que la personne puisse se les réapproprier, les réautoriser, en redevenir l’auteur. Ainsi, même si la physiologie ne peut nous dire ce que l’ombre dit ou signifie, elle peut nous dire quand elle est en scène — et c’est très important. Je crois que la même chose sera vraie de tous les corrélatifs psychospirituels que nous pouvons trouver dans le substrat biophysique. Ainsi, ces corrélations, bien qu’elles soient dégénérées, sont très importantes.

RV: Et cette théorie nous permet de chercher des corrélations du supérieur dans l’inférieur sans avoir à réduire le supérieur à l’inférieur?

WILBER: À mon avis, oui.

RV: Dans une veine connexe, que pensez-vous du travail de Prigogine? Ne présente-t-il pas une base empirique des transformations supérieures?

WILBER: Selon moi, non, parce que je suis littéralement d’accord avec Marilyn Ferguson à savoir que le travail de Prigogine — je cite — « fait le pont au-dessus du fossé critique entre les systèmes vivants et l’univers apparemment sans vie dans lequel ils sont apparus ».

RV: Autrement dit, il s’applique fondamentalement au fossé entre le niveau 1 et le niveau 2 dans la hiérarchie des sept niveaux?

WILBER: Je crois que oui. Il décrit les complexités des perturbations matérielles qui permettent à la vie ou au prâna d’émerger à travers mais non de la matière. Ce sont des équations vraiment passionnantes, mais elles ne couvrent pas aisément ou clairement les niveaux supérieurs, les niveaux 3 a 7.

RV: Pourquoi pas? Cela a sûrement une quelconque applicabilité générale?

WILBER: Eh bien, il est certainement vrai qu’il y a elles lois analogues à tous les niveaux de la hiérarchie, comme nous l’avons dit plus tôt. La question n’est pas: est-ce que la transformation se produit à tous les niveaux, parce que c’est le cas. La question est celle-ci: quel niveau d’organisation structurelle ces équations décrivent-elles en réalité? Je crois qu’il est assez bien reconnu que ces équations concernent principalement les énergies thermodynamiques et l’entropie, et non l’information symbolique ou l’intuition transphysique et transmentale. Les structures thermodynamiques dissipatrices semblent être mieux représentatives si le biomatériel se transforme, ou niveaux 1 et 2. Ce sont des exemples de transformations générales, par conséquent, mais non paradigmatiques entre elles. Elles forment un sous-ensemble de transformations évolutionnaires, et non le seul type ni le type exemplaire. Comme nous l’avons dit plus tôt, ce sont des reflets vers le bas, ou des versions réduites, des transformations qui se produisent aux niveaux supérieurs, et ainsi naturellement elles ont toutes certaines similitudes, tout comme l’électron et la volonté humaine sont indéterminants ». Mais essayer d’utiliser la manifestation de niveau inférieur du principe général pour expliquer le prototype de niveau supérieur de ce principe même, c’est ce que nous voulons essayer d’éviter. Ainsi, je crois que le travail de Prigogine est très important, non parce que je peux alors dire qu’il a démontré les lois de la transformation psychologique ou spirituelle, mais parce qu’il a démontré que le processus de transformation lui-même s’étend jusqu’au bas de la hiérarchie, aux niveaux inférieurs. Il se présente sous une forme extrêmement réduite, comme nous pourrions nous y attendre, mais il est là.

RV: Ainsi, les structures dissipatrices thermodynamiques dégénéreraient par rapport aux transformations supérieures?

WILBER: Oui. Par rapport à la rencontre cerveau-esprit, si les structures dissipatrices s’appliquent aux niveaux 1 et 2, il s’ensuit qu’elles s’appliqueraient au cerveau ou substrat biophysique de l’esprit, et ainsi assumeraient l’importance, limitée mais certaine, dont nous avons parlé plus tôt.

RV: Mais y a-t-il des moyens d’explorer et de vérifier les modes supérieurs eux-mêmes, puisqu’ils ne sont pas scientifiques ou du moins empiriques?

WILBER: Oui, bien sûr. Il y a la recherche phénoménologique et sa vérification dans une communauté d’interprètes intersubjectifs — tout comme vous et moi sommes en train de le faire maintenant. Il y a la pratique contemplative et sa vérification par une communauté de méditants transsubjectifs — comme cela se produit, disons, entre un maître zen et un disciple.

RV: Mais en utilisant la phénoménologie et l’herméneutique comme exemple, la simple interprétation ne ferait-elle pas de la vérité quelque chose de follement subjectif?

WILBER: Cela dépend du calibre de la communauté d’interprètes. Écoutez, la science empirique repose sur une communauté de faits — si vous avez de mauvais faits, vous avez une mauvaise science ou du moins une science partielle. Ainsi, la vraie philosophie, la vraie psychologie et la vraie phénoménologie — non le behaviorisme ou le positivisme, qui sont empiriques et non rationnels dépendent dans une large mesure de la qualité de la communauté d’interprètes. De bons interprètes, de bons penseurs, établissent une bonne phénoménologie. Ils découvrent ces vérités qui s’appliquent au domaine subjectif, et en ce sens les vérités sont des vérités subjectives. Mais cela ne veut pas dire un simple caprice individuel. Tout d’abord, une mauvaise interprétation ne cadrera tout simplement pas avec le consensus subjectif général. Elle est rejetée par une réalité qui est subjective mais très réelle et très réglée, tout comme un mauvais fait scientifique est rejeté par d’autres faits. Deuxièmement, une vérité phénoménologique, afin d’être reconnue en tant que vérité, doit être mise à l’épreuve dans une communauté d’interprètes d’esprit semblable, tout comme un fait scientifique, pour en être un, doit être mis à l’épreuve face à la communauté d’autres faits. Ce n’est pas que vœux pieux ou licence subjective. Le test herméneutique est tout aussi rigoureux et exigeant que le test empirique, mais bien entendu le test empirique est plus facile parce qu’il est accompli par un sujet sur un objet, alors que la phénoménologie est accomplie par un sujet sur ou avec d’autres sujets. Beaucoup plus difficile.

RV: N’est-ce pas ce qui a tellement aidé le réductionnisme? Tout le monde désire l’élégance méthodologique de la physique.

WILBER: Je crois que oui. On nous fait croire que la la physique possède la méthode, au lieu de voir que la physique travaille avec le niveau le plus simple de l’organisation structurale et ainsi produit des vérités relativement simples et aisément reproductibles.

RV: Mais n’êtes-vous pas vous-même en train de faire une sorte de réductionnisme inversé? Je veux dire, lorsque nous considérons le monde subatomique, il est tout aussi complexe que le monde biologique ou le monde symbolique humain.

WILBER: Eh bien, il est complexe? mais pas aussi complexe que les niveaux supérieurs, pour la simple raison qu’un être humain, disons, contient des électrons mais que les électrons ne contiennent pas d’êtres humains. Ainsi, toutes les complexités de l’électron sont contenues chez les humains, mais les humains contiennent aussi d’autres complexités qui ne se retrouvent que chez les humains — culpabilité, anxiété, désespoir, désir.

RV: Oui, je vois. Ainsi, nous devrions insister autant sinon davantage sur la phénoménologie rationnelle et l’herméneutique, et ainsi de suite?

WILBER: Oui, certainement, mais l’herméneutique seule n’est pas la réponse ultime. Écoutez, tout comme l’empirisme veut réduire le symbole à la sensation, l’herméneutique veut réduire l’âme au symbole. Elle veut prétendre que Dieu n’est qu’une idée, ou seulement une idée, dans la communauté des interprètes intersubjectifs. Elle refuse d’inclure dans sa méthodologie la pratique de la contemplation — mode numéro 1 — et ainsi elle échoue à voir que Dieu peut être vérifié en tant que réalité transcendante par une communauté de méditants transsubjectifs.

RV: Même si, sur le plan mental, diverses communautés de méditants interpréteraient l’âme différemment.

WILBER: Exactement. Lorsque l’esprit parle de l’âme, il engendre le paradoxe ou des interprétations contradictoires. C’est comme il se doit. Mais ce qui est vérifié dans la méditation elle-même, ce n’est pas une interprétation particulière de l’âme, mais une identité directe et immédiate avec l’âme en tant que telle, et cette occasion n’est pas sujette à interprétation parce qu’elle n’est pas un événement symbolique ou médiatisé. Au niveau mental, cependant, il n’y que des interprétations de l’événement, la plupart paradoxales, et il est impossible d’y échapper. « Ils L’appellent nombreux Celui qui en réalité est Un. »

RV: N’y a-t-il pas un tas de paradoxes en physique moderne — ce que nous avons appelé des koans quantiques — et cela ne pourrait-il pas suggérer que la physique est en quelque sorte engagée dans la réalité fondamentale, dans la logique mandalique?

WILBER: Oui, on a beaucoup soulevé cet aspect. Mais tout d’abord, ce n’est pas parce que l’absolu génère toujours le paradoxe, que cela veut dire que le paradoxe indique toujours l’absolu, d’accord? Mais au-delà de cela, je crois personnellement qu’il y a très peu de paradoxes authentiques dans n’importe quelle branche de la science. Un vrai paradoxe, souvenez-vous, signifie que deux occasions mutuellement contradictoires paraissent se produire simultanément et également. Par exemple, si à ce moment même il pleut et il ne pleut pas sur ma maison, cela serait un vrai paradoxe.

RV: Que dire des ondicules — une particule agissant comme une onde dans une situation et comme une particule dans une autre?

WILBER: Eh bien, là est la question; c’est une onde dans une situation et une particule dans une autre. Dans toute expérience donnée, elle n’agit jamais également et absolument comme une onde parfaite et une particule parfaite simultanément. Elle oscille, ou alterne, entre ses vérités mutuellement exclusives, et c’est une complémentarité, et non un vrai paradoxe.

RV: N’y a-t-il pas de véritables paradoxes en science ou en philosophie?

WILBER: Je ne l’exprimerais pas aussi catégoriquement, mais je crois qu’on ne risque rien a dire que la plupart des paradoxes apparents s’avèrent être des contradictions ordinaire ce qui veut tout simplement dire que vous avez fait un pas de travers quelque part. En recherche empirique, les contradictions indiquent habituellement qu’une série d’expériences ont été menées incorrectement. C’est habituellement clarifié par une recherche plus raffinée. En recherche rationnelle-conceptuelle, ce qui semble être un paradoxe résulte habituellement, comme Russell et Whitehead l’ont démontré dans Principia Mathematica, de l’infraction de la théorie des types logiques. Bien que Spencer Brown ait suggéré des moyens de reformuler la théorie des types, elle est encore extrêmement utile. Bateson en a presque fait toute sa carrière.

RV: Pour parler carrément, qu’est-ce que c’est?

WILBER: Elle affirme tout simplement qu’une classe ne peut pas être membre d’elle-même. Elle est survenue alors qu’on essayait de définir le nombre en tant que classe de toutes les classes similaires à une classe donnée. Mais l’idée est très simple: la classe de toutes les chaises n’est pas elle-même une chaise, la classe de toutes les pommes n’est pas elle-même une pomme, l’alphabet n’est pas lui-même une lettre, etc. De toute façon, si vous enfreignez la classification logique de vos symboles, vous engendrez alors un pseudo-paradoxe. Ce n’est pas un vrai paradoxe parce qu’il est seulement fondé sur de la mauvaise sémantique. Par exemple, si on prend un mot-symbole, disons « chaise », et qu’on lui donne alors deux significations, chacune d’un type logique différent, puis qu’on crée une phrase utilisant ce mot, on peut générer un pseudo-paradoxe. On pourrait dire: « Cette chaise n’est pas une chaise. » C’est une chaise particulière mais ce n’est pas une chaise universelle, ce n’est pas la classe de toutes les chaises. Lorsque les sémanticiens disent le fameux mot de Korzybski : « Peu importe ce que vous dites qu’une chose est, elle ne l’est pas! », ce n’est pas un paradoxe. Ce qu’ils veulent dire c’est que « peu importe ce que vous dites qu’une chose est » — c’est-à-dire le nom que vous lui donnez, le symbole que vous utilisez pour la décrire — on ne doit pas le confondre avec la chose particulière elle-même. Le premier est la classe; le second, le membre, et la classe n’est pas un membre d’elle-même — c’est une application directe de la classification logique, et elle est derrière une grande partie de la sémantique moderne et des théories carte/territoire. Et elle dit que partout où vous générez ce qui ressemble à un paradoxe, c’est que vous avez confondu vos types logiques.

RV: Je me rappelle cette théorie maintenant. N’est-ce pas la façon dont Russell a résolu le fameux paradoxe au sujet du Crétois qui disait: « Tout ce que dit un Crétois est un mensonge. » Puisqu’un Crétois le disait, disait-il la vérité ou mentait-il?

WILBER: Oui, l’idée était que le Crétois faisait une affirmation au sujet d’affirmations, et c’est d’un type logique différent des affirmations en général, et il ne se contredisait donc pas. Vous jugez de l’affirmation et de la méta-affirmation selon leurs propres termes, décidez dans chaque cas si c’est vrai ou faux, et c’en est fait du paradoxe. Écoutez, la théorie des types logiques n’est vraiment qu’une façon de regrouper des classes et des ensembles en une hiérarchie de portée croissante. Chaque niveau dans la Grande Chaîne, par exemple, est d’un type logique plus élevé, bien que les niveaux eux-mêmes ne soient pas tous, en réalité, faits de logique. Et, en ce sens plus large, la théorie des types logiques — qui dit: ne confondez pas les types — dit :  »Ne faites pas s’effondrer la hiérarchie. »

RV: La théorie des types n’a-t-elle pas mené à la théorie de la double contrainte de la schizophrénie?

WILBER: C’était vraiment au cœur de la plus grande part du travail de Bateson. Ce qui se produit dans la schizophrénie, selon Bateson, c’est que deux messages de types logiques différents se contredisent l’un l’autre, et que la personne, qui les croit tous deux également vrais, oscille entre eux, jusqu’à ce qu’elle tombe en pièces à force de s’agiter, pour ainsi dire. Parce qu’elle ne peut pas aisément différencier les types logiques, elle considère les deux messages, qui sont tout simplement contradictoires, comme étant également vrais ou paradoxaux. Alors, elle ne peut ni en arriver à un compromis avec eux, ni rejeter l’un des deux, parce qu’ils sont à présent égaux mais opposés.

RV: Elle est dans une double contrainte.

WILBER: Elle est dans une double contrainte. Elle a enfreint la classification logique, qui a engendré un pseudo-paradoxe qui l’agite au point de la briser. Cela se produit dans toutes sortes de systèmes de feed-back d’information. Si on prend une machine qui est censée se mettre en marche à une limite inférieure donnée, et s’arrêter à une limite supérieure donnée, et puis que l’on se met à rapprocher ces deux limites, la machine va s’arrêter et se remettre en marche à intervalles de plus en plus courts. Si alors on comprime la différence entre les limites, la machine se dira de s’arrêter au même moment où elle se dit de se mettre en marche. Elle est prise dans un « paradoxe » et en plein sous vos yeux elle s’agitera follement jusqu’à ce qu’elle tombe en panne. De toute façon, je dis que, tout comme dans une telle pensée schizophrénique et à moins que vous n’utilisiez explicitement la raison mandalique, le paradoxe signifie donc habituellement qu’il y a en fait seulement une contradiction quelque part — elle est indice de pensée paresseuse, et non de raison transcendantale. En théorie et en recherche empiriques-analytiques, tout comme en théorie et en recherche phénoménologiques-rationnelles, ce qui semble être un paradoxe est habituellement une indication de pathologie dans votre système — quelque chose a mal tourné quelque part. Au lieu de dire que je travaille avec le Tao, je reviendrais sur mes pas et referais mes calculs.

RV: Vous avez plus tôt parlé de Whitehead et de comment, selon vous, il n’était pas exactement d’accord avec les théories holographiques. Je crois que ce que vous avez dit alors était assez clair, mais plus j’y pense, plus c’est déroutant.

WILBER: Comment donc?

RV: On croit généralement que la philosophie de Whitehead correspond aux théories holographiques d’au moins deux façons. De l’une, il a dit que tout dans le cosmos est en interaction avec tout le reste. Et de l’autre, sa philosophie ne correspond-elle pas à la notion rendue fameuse par le principe d’incertitude d’Heisenberg, que le sujet affecte l’objet lorsqu’il le perçoit? Ou bien êtes-vous en désaccord avec Whitehead là-dessus?

WILBER: Eh bien, non, je suis généralement d’accord avec Whitehead, mais Whitehead était en désaccord avec ces deux idées.

RV: Whitehead n’a-t-il pas dit que tout saisit tout le reste dans le cosmos?

WILBER: Ce qu’il a dit, c’est qu’une chose saisit tout dans son univers véritable, et son univers véritable ne consiste qu’en ses ancêtres, et non en ses contemporains ou ses descendants.

RV: Je ne vous suis pas.

WILBER: Whitehead soutenait que l’univers consiste en une série d’occasions qui viennent au monde pour quelques secondes environ et qui alors s’évanouissent dans la mémoire du cosmos, pour ainsi dire — beaucoup comme la notion bouddhiste hinayana de dharma-événements momentanés. De toute façon, chaque entité ou occasion, en venant à l’existence, est considérée comme un sujet, et ce sujet saisit (ou en est en quelque sorte conscient) ses prédécesseurs immédiats ou les occasions qui ont aidé à sa formation. Alors, ces prédécesseurs, ou ancêtres, sont des objets pour l’événement présent, le sujet. Quand ce sujet passe, il devient objet pour ses descendants, et ainsi de suite. Ainsi, chaque sujet saisit tous ses ancêtres à quelque degré, même minimal — mais remarquez qu’aucun événement ne peut saisir ses descendants, et aucun événement ne peut saisir ses contemporains.

RV: Pourquoi pas?

WILBER: Parce que les événements qui viennent tout juste d’arriver à l’existence n’ont pas le temps, pour ainsi dire, de se connaître entre eux. Deux événements véritablement simultanés sont sans influence mutuelle au moment précis de leur simultanéité. Ils n’ont pas eu la chance d’entrer dans le courant causal ou karmique. L’influence qu’ils ont sera envers l’occasion qui leur succède immédiatement — cette influence est la causalité dans le système de Whitehead. Si deux sujets sont dans le même voisinage, les chances sont grandes qu’ils puissent tous deux devenir objet du même sujet éventuel. Mais autrement, il n’y aucune interaction. Et une entité ne peut saisir ses descendants, pas plus que Christophe Colomb ne pouvait avoir conscience de vous ou de moi.

RV: Ainsi, une entité saisit tous ses ancêtres, mais non ses contemporains ou ses descendants?

WILBER: C’est le point de vue de Whitehead, oui.

RV: Et vous êtes du même avis?

WILBER: Oui.

RV: Mais que dire de la prémonition? N’est-ce pas un exemple d’une occasion présente en saisissant une future, ou un descendant?

WILBER: Écoutez, si la prémonition est absolument vraie et absolument possible, alors tous les événements sont déjà absolument déterminés pour toujours. Il n’y a alors pas de libre arbitre, pas de créativité réelle ou de véritable émergence libre, il n’y a même pas de principe d’incertitude d’Heisenberg. L’univers est, à travers les temps et à tous les niveaux, une machine absolument déterministe. Je ne crois pas cela, moi-même.

RV: D’accord. Et à propos du second aspect, l’idée que la physique a supposément prouvé que le sujet de bien des façons crée son objet?

WILBER: Demandez-vous si je suis d’accord ou si Whitehead est d’accord?

RV: Commençons par Whitehead.

WILBER: Il est absolument de l’avis contraire. Et souvenez-vous que Whitehead était parfaitement au courant de la mécanique quantique moderne.

RV: Il niait la mécanique quantique?

WILBER: Non, il niait, ou du moins il refusait d embrasser certaines des interprétations philosophiques terriblement peu sophistiquées de la MQ, telles que l’objet est créé ou même modifié lorsqu’il est saisi par un sujet.

RV: Quel était son point de vue?

WILBER: Alors que chaque occasion vient à l’existence, alors qu’elle devient sujet, elle saisit ses ancêtres ou objets qui en sont la cause et est ainsi changée par les objets, ou formée par son passé immédiat. Mais l’objet n’est pas changé, et il ne pourrait en fait être changé, par son sujet ou par le fait d’être saisi, parce que l’objet n’existe maintenant qu’au passé et en tant que ce passé, et vous ne pouvez modifier le passé seulement en y pensant ou en le saisissant. Encore, comme dire que ce que Colomb fait pouvait vous affecter, mais que ce que vous faites maintenant n’affecte pas Colomb. L’argument de Whitehead était que, puisque tous les événements viennent à l’existence et cessent d’exister dans un courant de flux, de changement ou de temps, alors essentiellement la même chose s’applique durant les millisecondes impliquées.

RV: Vous êtes d’accord?

WILBER: Oui, absolument. C’est tout simplement une autre façon de dire que le sujet contient l’objet mais que l’objet ne contient pas le sujet, et cela, c’est simplement une autre façon de dire qu’il y a en fait des relations non mutuelles ou non équivalentes. La hiérarchie est, bien entendu, la version forte de ce fait.

RV: Ainsi, vous n’êtes pas d’accord avec les théories du nouvel âge qui disent que le cerveau humain en tant que sujet crée le monde objectif qu’il perçoit?

WILBER: Il pourrait en fait créer de l’ordre dans son monde de perception, ou dans le monde matériel des bruits, mais il ne crée pas ce monde même.

RV: S’il le faisait, il y aurait une régression infinie?

WILBER: Oui. Mais l’essentiel peut être établis plus facilement — le cerveau humain n’a évolué qu’il y a 6 millions d’années, mais le cosmos a treize milliards d’années. Il y avait des tas de choses avant que les cerveaux n’existent. Pour ce qui est du soi-disant participant-observateur en physique, ou de la nécessité pour l’objet d’être perçu par l’esprit afin de faire s’effondrer son vecteur d’état, la vaste majorité des physiciens — y compris l’article classique de 1975 de David Bohm qui démolissait parfaitement les folles prétentions de Jack Sarfatti sur le sujet — trouvent l’idée soit inutile, soit complètement ridicule. Mais de nombreux théoriciens du nouvel âge croient qu’ils doivent croire en l’idée parce qu’ils confondent les événements qui se produisent au niveau purement physique avec le Tao en entier; ils croient que parce que la nature de Bouddha ou Dieu ne fait qu’un avec toutes choses dans l’acte de les percevoir-créer, que l’esprit humain lui-même doit essayer de faire la même chose avec les électrons.

RV: Que dire de sujets connexes comme l’hypothèse Whorf-Sapir, l’idée que le langage, ou l’esprit, crée le monde, et que différents langages en fait créent différents mondes? Il semble que cette notion ait beaucoup de défenseurs.

WILBER: Il y a là une vérité partielle, mais elle est très confuse, parce qu’encore là nous avons manqué de dire ce que nous entendons par l’expression  »le monde ». Voulons-nous dire le monde physique, le monde biologique, le monde sociologique, ou quoi? Parce que, voyez-vous, je crois que l’hypothèse Whorf-Sapir est parfaitement erronée par rapport aux sphères physique, biologique et submentale en général. Je ne crois pas que l’esprit linguistique crée les pierres et les arbres, bien que de toute évidence il crée les mots avec lesquels nous représentons ces entités. Un diamant coupera un morceau de verre, peu importe quels mots nous utilisons au lieu de « diamant »,  »couper » et « verre ».

RV: Donc, s’il n’y avait pas d’esprits humains, il y aurait toujours des entités physiques et biologiques en existence.

WILBER: Oui. Encore, je vous rappelle le fait évident que ces niveaux ont précédé le cerveau ou l’esprit humains de milliards d’années.

RV: Alors, où l’hypothèse Whorf-Sapir est-elle correcte?

WILBER: Les symboles ne créent pas les sphères matérielle ou biologique — les niveaux 1 et 2 — mais ils créent vraiment, littéralement, les sphères mentales — les niveaux 3 et des parties de 4. Mais ce n’es pas seulement qu’il y a ces niveaux mentaux supérieurs et que des symboles les reflètent. Les niveaux mentaux supérieurs sont des symboles. Ils sont faits de symboles de la même façon qu’un arbre est fait de bois. Alors, remarquez que nous avons ces deux domaines généraux en question — le mental et le submental — et que les symboles jouent un rôle différent rapport à chacun. Fondamentalement, ils reflètent le monde submental mais aident à créer le monde mental. Dans le premier cas, fondamentalement, ils représentent; dans le second, ils présentent aussi. Par exemple, le symbole « pierre » représente une pierre existant indépendamment. Retirez le symbole et la pierre, ou peu importe ce que c’est, est encore là. Le langage ne crée pas ce monde. Mais des entités telles que l’envie, l’orgueil, la poésie, la justice, la compassion, les buts, les valeurs, les vertus n’existent que dans un courant et en tant que courant de symboles. Enlevez les symboles et ces entités disparaissent. Changez les symboles et vous changez le sens de ces entités. C’est exactement ce que font des langages différents, et c’est là que les concepts whorfiens trouvent une certaine applicabilité.

RV: Or, la différence entre les symboles qui représentent les domaines submentaux et les symboles qui créent les domaines mentaux n’est-elle pas la même que la différence entre les modes empiriques-analytiques et les modes herméneutiques-historiques?

WILBER: Certainement — la même chose. Et c’est pourquoi les méthodologies, les intérêts, les structures et les processus de vérification sont si différents dans les deux modes. Écoutez, si vous travaillez avec le mode empirique-analytique, alors vous travaillez fondamentalement avec le modèle de « miroir » de la vérité — le modèle rendu célèbre par les positivistes, comme les premiers travaux de Wittgenstein. Des propositions sont vraies si elles reflètent les faits correctement — ce genre de chose. Une proposition empirique est vraie si elle reflète ou dépeint ou représente plus ou moins exactement le monde sensoriel. C’est tout à fait comme il se doit. Ce modèle est juste comme il faut pour la vérité empirique. Mais lorsqu’on en vient au monde purement mental ou phénoménologique, le simple miroir ou le modèle seulement réflexif ne fonctionne plus. En un sens, vous faites encore du travail réflexif — vous savez, vous proposez encore des cartes et des modèles théoriques, comme nous en avons parlé plus tôt; mais vous n’utilisez plus de symboles pour représenter des occasions non symboliques. Vous utilisez des symboles pour regarder d’autres symboles, un processus qui crée de nouveaux mondes avec de nouvelles possibilités et de nouvelles vérités, et ces vérités ne sont pas empiriques ou simplement sensorielles, et donc un simple modèle de miroir ne fonctionne plus. Ou nous pourrions présenter l’analogie ainsi: avec des propositions empiriques, vous essayez de refléter les domaines inférieurs en symboles, de façon à mieux les englober. Mais dans le monde mental, où des symboles regardent des symboles, c’est comme utiliser un miroir pour réfléchir un autre miroir qui réfléchit la réflexion, et ainsi de suite dans un cercle de signification que vous et moi cocréons à chaque fois que nous parlons. C’est le cercle herméneutique. Le moi n’a conscience de lui-même qu’en prenant le rôle de l’autre — mais la même chose est également vraie de l’autre. Ainsi, nous voici, deux miroirs en discours se cocréant l’un l’autre dans un échange communicatoire. Et la façon de s’y retrouver dans ce monde, ce cercle herméneutique, est radicalement différente de laisser tomber des cailloux et de voir s’ils tombent à la même vitesse dans le vide, n’est-ce pas? En empirisme, les symboles que vous utilisez pour représenter le monde représentent tout simplement le monde, plus ou moins. Mais dans le monde mental et linguistique, les symboles que vous utilisez pour représenter ce monde sont aussi impliqués dans la création de ce monde, et c’est là que se trouve la grande différence.

RV: Que se passe-t-il si vous ignorez cette différence?

WILBER: Les phénoménologues essaient de transformer toutes les vérités empiriques en simples cocréations subjectives. Vous savez, l’esprit humain aide à cocréer la poussière, etc. Semblable à la version galvaudée de 1’hypothèse Whorf-Sapir. Les empiristes, quant à eux, essaient de réduire le cercle herméneutique à de simples transactions sensorielles. Puisqu’ils ne peuvent trouver de référents sensoriels, cependant, ils proclament que l’esprit est une boîte noire. Ils refusent d’essayer de dresser la carte du Cercle herméneutique et se contentent plutôt d’enregistrer des contractions musculaires, comme l’a dit Tolman. La philosophie dégénère en positivisme seulement, et la psychologie dégénère en behaviorisme seulement.

RV: Ainsi, un paradigme général…

WILBER: Un paradigme général, à mon avis, devrait inclure tous les modes de connaissance dont nous avons parlé, et toutes les méthodologies corrélatives. Il comprendrait les recherches sensorielles et les hypothèses et tests empiriques-analytiques. Il inclurait des investigations et interprétations herméneutiques-historiques des analyses et des synthèses conceptuelles. Il inclurait des cartographies mandaliques des domaines supérieurs, quelque paradoxales qu’elles soient par endroits, et il inclurait une injonction réelle à la pratique contemplative. Qui plus est, le paradigme général, son existence même, exigerait une prise de position sociale évolutionnaire, une politique sociale vouée à aider les êtres humains à évoluer à travers les stades-niveaux de l’existence. Ceci impliquerait des tentatives d’aider à la transformation verticale vers des niveaux supérieurs et aussi des tentatives d’éliminer les distorsions et oppressions qui se sont produites horizontalement aux niveaux déjà en existence. Le vertical est relié aux intérêts sotériologiques; l’horizontal est les intérêts normatifs ou émancipatoires, au sens où Habermas utilise le terme.

RV: Cela ne pourrait-il pas mener à une ingénierie sociale du type « nous-savons-ce-qui-est-le-mieux-pour-vous »?

WILBER: Non, parce que dans ce paradigme, la transcendance ne peut être imposée. Il n’y que des participants à l’émancipation. Vous ne pouvez imposer que l’esclavage; vous ne pouvez obliger une personne à être libre.

RV: Il me semble que votre préoccupation majeure au sujet des paradigmes holographique ou du nouvel âge en général est que la plupart de ces questions en méthodologie et en épistémologie sont oubliées ou ignorées. La hiérarchie, comme vous le dites, s’est effondrée.

WILBER: Ce qui se produit est que lorsque la hiérarchie s’est effondrée, on perd toutes ces distinctions relatives. Les diffèrentes méthodologies — sensorielle, empirique-analytique, mentale, etc. — s’effondrent. Et les différents intérêts des chercheurs humains — technologique, moral, émancipatoire sotériologique — s’effondrent aussi. Et toutes sortes d’autres problèmes surgissent. C’était le problème avec le paradigme holographique original. Puisqu’ils n’avaient que deux niveaux, alors le domaine des fréquences devait être le même que le domaine implicite, et 1’information tirée de la lecture devait être le domaine explicite. Et les structures dissipatrices devaient être le lien entre le domaine des fréquences et l’information déployée — et ainsi de suite. Mais alors Bohm affirma que le niveau implicite n’était as ultime; il y avait un domaine « au-delà, des deux ». Cela donne trois domaines. Récemment, il a parlé de plusieurs niveaux du domaine implicite. Cela nous donne peut-être six niveaux au total. Or, c’est beaucoup plus près de la philosophie pérenne. Je crois personnellement que dès qu’il commencera à décrire ces domaines de façon un peu plus détaillée, il va finir par décrire la Grande Chaîne traditionnelle. Il parle déjà de  »sous-totalités relativement indépendantes » — assez près de la définition de Huston Smith du domaine ou du niveau dans la philosophie pérenne.

RV: Dans la dernière entrevue de ReVision, il tendait à inclure la matière et la pensée en un seul domaine.

WILBER: Eh bien, je crois que cela fait partie du problème qu’il pourrait avoir hérité de Krishnamurti. Krishnamurti s’intéresse tellement à la Lumière qu’il refuse presque de même parler des ombres. Par conséquent, il a tendance faire s’effondrer la hiérarchie et à mettre dans le a même sac des choses comme la matière et le symbole.

RV: Parce que toutes les ombres sont ultimement illusoires, il croit qu’elles sont également illusoires.

WILBER: Oui, c’est l’effondrement de la hiérarchie. Je crois que Bohm s’est embarqué dans cette philosophie plutôt floue, et alors il avait l’intention d’inclure la matière, le prâna et l’esprit comme des parties plus ou moins équivalentes de la sphère explicite. Il devait alors considérer la sphère implicite comme quelque chose qui existait plus ou moins également à coté ou en-dessous des choses matérielles et des pensées mentales. Il s’est ainsi éloigné du point de vue traditionnel, qui dirait que ce qui est implicite à la matière est tout simplement l’élan vital, le prâna, la force vitale.

RV: Ainsi, le prâna est l’ordre implicite dans lequel la matière est inscrite?

WILBER: Je crois que ce serait juste, traditionnellement. Mais cela n’écarte pas la possibilité que la matière s’élève d’une mer d’énergie physique. Cela me semble être la signification originale de l’implicité physique de Bohm ou au moins, du potentiel quantique. Ce que je veux dire, c’est que la matière et la mer d’énergie physique se cristallisent à partir du prâna. En ce sens, le prâna est implicite à la matière.

RV: Et qu’est-ce que le prâna? Ou comment l’esprit est-il relié au prâna?

WILBER: Le prâna est implicite à la matière mais explicite à l’esprit (mind); l’esprit (mind) est implicite au prâna mais explicite à l’âme (soul), l’âme (soul) est implicite à l’esprit (mind) mais explicite à l’âme (spirit); et l’âme (spirit) est la source et l’en-soi de la séquence entière. (Il faut ici faire très attention à la terminologie — on peut presque renverser la séquence de la formulation, selon la définition d »‘implicite ». Si par implicite on veut dire replié comme dans « enveloppé », alors le prâna enveloppe ou implique la matière, ou la contient. Cela peut sembler trivial, mais j’ai vu de nombreux auteurs utiliser le concept de Bohm dans des sens diamétralement opposés. J’utilise implicite pour signifier la base plus grande d’où émerge l’explicite. De toute façon, selon moi, parce que Bohm ne faisait pas systématiquement à l’origine la distinction entre matière, prâna et esprit, il commença à chercher horizontalement des dimensions d’implicité, en manquant de voir que ces trois domaines sont déjà des dimensions verticales de l’implicité les uns par rapport aux autres. Mais je crois qu’il reconsidère soigneusement son plan, alors nous devrons attendre et nous verrons.

RV :Une dernière question. Tous ceux qui vous connaissent savent que vous préférez écrire vous-même plutôt que de critiquer les travaux des autres. Outre vos œuvres publiées comme The Atman Project et Up From Eden, vous avez maintenant presque terminé deux autres livres qui décrivent davantage le paradigme englobant dont vous avez parlé brièvement avec nous au cours de cette entrevue. Qu’est-ce qui vous a éloigné de vos propres travaux?

WILBER: Eh bien, 1’idée se répandait rapidement que tout ce que vous avez à faire pour être un mystique est d’apprendre une nouvelle vision mentale du monde. Si vous croyez vraiment que vous pouvez inclure le Tao absolu dans un nouveau paradigme — et obtenir autre chose qu’un amas de contradictions et de paradoxes —, alors vous chérissez l’idée qu’en apprenant simplement le nouveau paradigme, quel qu’il soit, vous transcendez réellement — vous transcendez vraiment. J’ai vraiment entendu quelqu’un affirmer cela. C’est un désastre. Alors, naturellement, vous vous sentez poussé à dire votre mot et puis à vous taire, et c’est ce que j’espère faire après cette entrevue. Mais le fait que la transformation spirituelle prend des années de pratique méditative ou contemplative, qu’elle exige une purification morale et physique, qu’elle exige le contact direct avec un adepte vivant de la réalisation divine, ou qu’elle est aidée par ce contact, qu’elle exige une ouverture directe de l’œil de la contemplation et n’a rien à voir avec le simple fait d’apprendre un autre paradigme mental — tout cela était laissé de côté. Vous savez, nous avons vu tout cela avec Alan Watts. Dieu sait que personne n’a fait davantage pour les études mystiques, et surtout le zen, qu’Alan, et je ne connais pas une seule personne de ma génération qui s’intéresse à la transcendance qui n’ait été profondément touchée par cet homme. Personne ne pouvait écrire comme Watts, personne. Mais ce n’était que cela— des mots. Ce n’est qu’à la fin de sa vie qu’il commença plutôt furtivement à admettre que le cœur du zen est en fait, zazen. Mais à l’époque, la plupart des gens qui avaient commencé avec Alan étaient à présent avec Suzuki Roshi ou Sazaki ou Soen ou Katigari ou Baker — c’est-à-dire qu’ils étaient vraiment en train de s’exercer, vraiment en train de travailler à la transformation spirituelle. Ce n’est pas ça, le zen conformiste, comme Alan finit par l’admettre, Ainsi, la seule bonne fonction d’un livre sur le zen devrait être de persuader le lecteur de s’adonner au zazen et d’encourager ceux qui pratiquent déjà à continuer et à approfondir leurs efforts. De même, le seul but principal d’un livre sur le mysticisme devrait être de persuader le lecteur de s’adonner à la pratique mystique. C’est précisément comme un livre de cuisine. Vous donnez des recettes et invitez le lecteur à aller faire la recette, à vraiment la faire, et puis à goûter aux résultats. Vous n’êtes pas censé simplement apprendre les recettes, mémoriser les recettes et puis prétendre que vous êtes cuisinier. C’est exactement ce que beaucoup — non pas tous — de tenants du nouveau paradigme ont en tête. Comme le dirait Watts lui-même, c’est comme manger le menu au lieu du repas. Le nouveau paradigme n’est qu’un nouveau menu, mais personne ne parle plus du repas, et cela me dérange.

RV: Vous avez dit « pas tous ».

WILBER: Il y a beaucoup de penseurs du nouvel âge qui sont parfaitement conscients de ce dont je parle. Marilyn Ferguson met toujours l’accent sur le besoin de véritable déploiement d’attention pour la transformation. David Bohm est un défenseur farouche du besoin de transformation ou de mutation radicale de la conscience, comme Renée Weber, Bill Harman, Fritjof Capra et beaucoup d’autres. Je voulais seulement y ajouter ma voix parce que parfois on n’insiste tout simplement pas assez sur ces thèmes, tellement nous avons hâte de forger une nouvelle image mentale de ce qui est en réalité transmental. Et la seule façon dont on puisse véritablement connaître le transmental, c’est de se transformer vraiment. Vous préparez le repas et vous le mangez, vous n’enluminez pas le menu. Et c’est ce que nous essayons de dire.