Michel Triet
Échos d'ailleurs

Et soudain, stupéfait, j’ai la révélation : je n’ai envie de rien. Pas la moindre envie d’avoir, de connaître ; pas le moin­dre désir, le moindre souhait, le moindre espoir. Je n’ai pas faim, je n’ai pas soif. Je n’ai besoin de rien, je suis plein. Quel étonnement de vivre ce bonheur comme étant solidaire du détachement. Tout est là et j’ai tout. Quelle merveille !

(Revue Itinérance. No 1. Mai 1986)

Un après-midi frais, humide, banal. Un soleil vague glisse sur les branches nues. Assis à l’écart, au Jardin des Tuileries, je dessine. Dessiner entraîne, automatiquement, une lente mandu­cation du thème, suivie d’une longue digestion. Durant le temps de ces opérations je vois ma main, prolongée d’un pin­ceau, errer, s’élancer, s’aventurer, se reprendre, repartir. Elle laisse les traces de ma présence aux choses.

Comme tant d’autres fois les dessins se succèdent ; cha­que nouveau dessin visant à plus de force, plus d’acuité, plus de synthèse. Mais je constate, sans y attacher d’importance, que leur qualité n’est pas en rapport avec ma relation réelle au thème, qu’ils ne sont pas vraiment convaincants. Pourtant, depuis plusieurs heures mes regards et mon attention conver­gent vers ces arbres, devant moi, vers les arabesques tracées, sur le papier, par le pinceau. Je suis dans une concentration profonde mais étrangement distante, en arrière, en deçà de mon activité.

La nuit tombe, je dessine encore. Les dernières touches d’encre sur le dernier dessin soulignent la voûte fermée par les branches des marronniers. Curieusement, dans la pénombre, le cintre sombre semble délimiter l’embrasure d’une porte, un passage vers la lumière.

À regret, comme si je craignais de rompre cette heu­reuse disposition intérieure, je range les dessins dans un carton et me dirige vers la sortie. Pendant le trajet mes pieds, alterna­tivement, repoussent l’amas continu de feuilles sèches en per­pétuant un bruissement régulier.

Franchissant la grille, faisant mes premiers pas sur le quai, je sens le changement : je suis pris d’une grande allégresse. La modification s’avère radicale mais avec le temps elle se précise et s’approfondit. Elle s’exprime, d’abord, par une sorte de frémissement de tout l’être. Des talons jusqu’à la nu­que je goûte le courant d’une énergie légère. Tout en moi éprouve la joie d’être, sans motif ; la joie d’être, dans l’instant ; la joie d’être, marchant sans projet.

Je longe le Jardin des Tuileries, je longe le Musée du Lou­vre et cette légèreté m’accompagne. Absolument présent, se­rein, épanoui.

Et soudain, stupéfait, j’ai la révélation : je n’ai envie de rien. Pas la moindre envie d’avoir, de connaître ; pas le moin­dre désir, le moindre souhait, le moindre espoir. Je n’ai pas faim, je n’ai pas soif. Je n’ai besoin de rien, je suis plein.

Quel étonnement de vivre ce bonheur comme étant solidaire du détachement. Tout est là et j’ai tout. Quelle merveille !

En éprouvant cette liberté je prends conscience de la manière dont je regarde les autres — ceux que je croise — et du sentiment irradiant d’amour qui monte en moi.

Je regarde chaque passant sans aucune discrimination, sans aucune de ces réactions affectives qui font accepter ou refuser les autres. Je regarde du fond de l’âme. Alors je constate, avec ravissement, que je suis l’autre et que l’autre est moi. Toute différence sexuelle, tout sentiment de décalage avec l’autre ont disparu.

Plus de lui et moi, plus de moi ou lui mais lui — ou elle — est moi et je suis elle — ou lui. Nous sommes mêmes, nous sommes UN. J’aime tous ces visages et je m’aime en eux.

Je sens une formidable dilatation du sentiment et je dé­couvre que connaissance se confond avec Amour.

Mais avec les objets la sensation de dualité a cessé. Quand je passe devant le café au coin de la rue Amiral Coli­gny et du quai, je me perçois moi-même dans ces chaises métalliques de la terrasse. Nous sommes, à l’évidence, de même tabac.

Et je continue ma route les yeux grands ouverts pour voir, voir tous ces « autres moi-même » que je croise — Je vais ainsi jusqu’à l’immeuble où j’habite et m’engage dans l’escalier. Pendant que je monte, l’intellect commence à se servir de l’événement pour y trouver son miel. Je retombe alors dans l’ordinaire.

Cette aventure involontaire fut vécue il y a vingt-cinq ans. Elle n’a pas fini de me faire résonner. Pourtant l’état dans lequel je fus plongé ne comportait ni transe, ni délire ; il se caractérisait par une acuité exceptionnelle de perception et par une vision « en transparence ».

Ce bonheur me tomba dessus et s’éloigna en laissant sa griffe.

Le « dévoilé », ce soir-là s’il perdit de son vif-argent dans la mémoire, s’affirma telle une entaille dans le tissu du « visible ».

Selon toute apparence je n’étais pas mûr pour un tel don mais celte déchirure, sans que j’en eus conscience, orienta le début d’un cheminement toujours actuel. Le souvenir de la vision « en transparence » fut souvent un secours à l’encontre du doute.

Car j’avais vu derrière. Désormais je savais que la part occulte gomme la différence et comble toute attente.