Villy Scaff
En écoutant le Swami Siddheswarananda

On est frappé de l’immobilité rigoureuse (acquise sans doute par la pratique du yoga), dans laquelle il sait parfois se figer, mais que vivifie l’insistance d’un regard brûlant. Appuyant son discours de gestes rares et mesurés, il parle d’un ton paisible et persuasif, énergique, mais sans éclat, Bien que très douce, sa voix parait un peu gutturale et la pratique du sanskrit, où certains sons se scandent avec force, accentue encore cette impression.

(Revue Spiritualité. No 19-20. Juin-Juillet 1946)

En rédigeant le présent article, notre intention est de transcrire quelques impressions personnelles et quelques modestes réflexions relatives aux exposés captivants du Swami Siddheswarananda.

Esquisser le portait physique du Swami est passablement aisé. Âgé d’une cinquantaine d’années, il en paraît trente à peine. Le visage est typiquement celui de sa race : chevelure sombre et drue, nez épaté, lèvres épaisses, nettement ourlées d’un trait aux sinuosités accusées. Son teint est fortement bronzé de Malabarais (il est né dans l’état de Cochin, à l’extrême pointe du continent indien), se détache et tranche vigoureusement sur le rose saumoné de son vêtement monastique, dont le drapé simple et noble accentue l’allure aisée de la silhouette générale.

Le Swami nous apprend que le fin vêtement qui l’enveloppe a été tissé dans l’ « ashram » même de Gandhi (pour qui il professe une admiration fréquemment répétée) et qu’il est teint à l’aide d’une terre ocreuse de l’Inde, d’une nuance triplement symbolique ; en effet, elle rappelle à la fois le sol ancestral, la couleur du ciel à l’heure crépusculaire propice à la méditation et le vœu mystique du sannyasin.

On éprouve une grande difficulté quand on veut ébaucher une image spirituelle de l’homme. Comment décrire, en effet, à ceux qui ne les ont pas vus, ces yeux noirs, très doux, à la flamme mobile et pénétrante, ce rire ingénu et spontané, l’infinie bonté qui émane de ce visage dans lequel il semble que rien n’ait jamais menti ?

Le Swami parle avec un fort accent anglais et hindou. L’exercice  de vingt années de sacerdoce dans divers monastères de l’Ordre de Ramakrishna, auquel  il appartient, l’a forcé d’apprendre neuf langues et dialectes indiens extrêmement dissemblables. Quand son supérieur, le Swami Brahmânanda (lui-même disciple direct de Ramakrishna), l’a envoyé en France, en 1937, pour y représenter l’Ordre, il s’est aussitôt assimilé le français.

Depuis lors, il a fait de nombreux cycles de conférences publiques. Pendant la guerre, suspecté en tant que sujet britannique, étroitement surveillé et même traqué de ville en ville par l’oppresseur nazi, il n’a pas interrompu son activité, continuant ses cours de philosophie védantique aux Universités de Toulouse et de Montpellier, et refusant de trouver en Espagne une hospitalité facile. En apprenant qu’il vient d’être appelé à occuper une chaire en Sorbonne, on se sent réconforté par un tel élargissement des cadres traditionnels de l’enseignement supérieur européen.

On est frappé de l’immobilité rigoureuse (acquise sans doute par la pratique du yoga), dans laquelle il sait parfois se figer, mais que vivifie l’insistance d’un regard brûlant. Appuyant son discours de gestes rares et mesurés, il parle d’un ton paisible et persuasif, énergique, mais sans éclat, Bien que très douce, sa voix parait un peu gutturale et la pratique du sanskrit, où certains sons se scandent avec force, accentue encore cette impression.

La psalmodie du cantique pieux par lequel débute chacun de ses exposés étonne d’abord par les étranges inflexions d’une voix qui semble parfois mal posée, et par les résolutions inusitées de phrases musicales qui semblent ne pas arriver au terme attendu par nos oreilles d’Occidentaux. Mais tout cela provient autant d’une différence constitutive fondamentale de l’appareil auditif que d’une divergence profonde d’esthétique musicale.

Quelque soit l’effort initial d’adaptation que l’on doive s’imposer pour la comprendre, la parole du Swami peut être considérée comme très facile, si l’on tient compte du caractère ardu de certaines parties de ses conférences. On les suit cependant avec avidité, car l’orateur a une étonnante richesse de vocabulaire ; il emploie sans effort et sans contresens des expressions latines, des vocables germaniques, des locutions anglaises. Il fait des rapprochements, des parallèles, des allusions pleines d’une sagacité pénétrante. Comment ne pas retenir de saisissantes images telles que : « Les sensations physiques se pressent aux guichets de nos sens », ou encore : « A l’opposé du mode de vie animale, guidée par l’instinct, la pratique de l’intelligence implique le discernement ; l’homme, arrivé au stade du mental, est sans cesse cloué sur la croix des choix. » ?

Sa connaissance vraiment encyclopédique de la culture méditerranéenne n’a rien de superficiel, de livresque ; on s’en aperçoit quand, par exemple, il confie en souriant : « En lisant Molière, j’en ai vraiment eu pour mon argent ! ».

Le Swami cite Shakespeare ou Pascal à bon escient, commente les théories d’Einstein, compare judicieusement le concept de l’intuition bergsonienne avec celui de l’intuition védantique, rapporte les témoignages autorisés qu’il a recueillis au cours de ses entretiens avec de hautes personnalités intellectuelles françaises, prouve qu’il a fréquenté les mystiques chrétiens avec une rare puissance de pénétration, répond impartialement aux objections qui lui sont faites, sur le terrain philologique ou historique, en invoquant les arguments de Sénart ou de Burnouf, tout autant que ceux des auteurs hindous.

On retrouve la saveur incomparable des paroles de Shri Ramakrishna dans les apologues colorés dont il rehausse ses propos. Ainsi, dans la fable du bouquetin musqué, éprouvant un jour la curiosité de connaître la source du parfum qui semble l’accompagner partout ; pour la trouver, l’animal parcourt à grands bonds les monts et les vallées, jusqu’au jour où, enfin, il découvre que cette senteur persistante, c’est de lui-même qu’elle émane ! Pareillement l’homme, s’aveuglant sur sa propre nature, cherche dans les choses extérieures le dieu immanent qu’il porte en lui-même…

Très suggestives aussi, l’image de la sphère de métal pesant qui s’enfonce dans la mer, tandis que la balle de caoutchouc flotte à la surface de l’eau. De même, c’est l’âme chargée d’expérience, de connaissance, du bénéfice des bonnes actions ou du fruit de la méditation qui seule s’enfonce sans effort au plus profond de l’Océan de l’Absolu….

Plus fructueux encore — surtout pour le grand public que les hautes spéculations de la philosophie védantique n’intéressent qu’à titre documentaire — se révèle le symbole de l’eau du Gange. Pour puiser l’eau sacrée, les pèlerins descendent les ghâts ou degrés pratiqués le long des rives du fleuve ; chacun emprunte celui qui lui convient, sans entraver la marche de son voisin, sans être troublé par lui. Ainsi, chacun vénère librement son dieu et respecte la loi d’autrui.

Telle est la grande leçon de tolérance que le Swami commente amplement à un auditoire conquis par une si admirable largeur d’esprit. Que cette attitude spirituelle, grâce à quoi l’Inde est assurée de la pérennité de sa mission mondiale, dépasse de loin la mentalité étriquée, le souci de concurrence mercantile, camouflée en prosélytisme pieux, dont nous ne voyons que trop souvent l’affligeant spectacle !

Pour le sectateur étroitement dogmatique, sa vérité est le seul chemin du salut, la seule voie tolérable… et tolérée. Pour le Swami, qui en cela ne fait que transmettre le noble enseignement védique, « la Vérité est une, mais les sages lui ont donné des noms différents. ». Puisant l’eau du Gange, chacun lui donne un autre nom, chacun l’emporte dans un récipient d’une autre forme — mais c’est toujours l’eau du Gange !… Ekam sad ; vipra bahudha vadanti…

Cette leçon si profonde, le Swami nous la donne avec une souveraine autorité naturelle, mais sans le moindre pédantisme. Une telle simplicité souriante et bienveillante, devant les problèmes les plus essentiels qui se puissent poser à l’être qui pense, incite, elle aussi, à la méditation, tant elle s’oppose au dogmatisme plein de morgue et de suffisance dont nous accablent tant de faux grands hommes qui font l’admiration servile d’un monde désaxé.

Si, comme l’affirme Vivekânanda, « l’homme évolue, non de l’erreur à la vérité, mais d’une vérité inférieure à une vérité supérieure », les contacts vivifiants établis avec le Swami Siddheswarânanda nous auront permis (et nous en sommes reconnaissants à l’Institut Supérieur de Science et de Philosophie) d’accéder, pendant des heures uniques et précieuses, à des vérités très hautes et de nous élever dans la voie sereine de l’Ineffable…

Villy SCAFF

(juin 1946)