Archaka
Fin du monde et mort de Dieu

Un jour viendra où ce qui nous entoure aujourd’hui, ce que nous construisons, ce à quoi tendent nos efforts, ce qui nous emplit de révérence ou de terreur, tout cela aura cessé d’avoir pour nous le moindre prix. Nos villes et nos gloires et aussi nos fléaux seront ici-bas devenus lettre morte. Ce qui, en […]

Un jour viendra où ce qui nous entoure aujourd’hui, ce que nous construisons, ce à quoi tendent nos efforts, ce qui nous emplit de révérence ou de terreur, tout cela aura cessé d’avoir pour nous le moindre prix. Nos villes et nos gloires et aussi nos fléaux seront ici-bas devenus lettre morte. Ce qui, en ce moment, nous ulcère ou nous exalte n’aura même plus cours. Nos yeux dessillés verront autre chose, et nous-mêmes serons autres.

Ces palais, ces usines, ces centrales atomiques, nous ne les verrons plus. Ils n’existeront plus. Nous n’en aurons plus besoin, les ayant dépassés, eux, ce qu’ils représentent et ce qui doit les suivre en le cycle de notre humanité. Autre chose régnera sur cette Terre qui porte à présent notre signature et sera marquée alors d’un sceau différent.

Il nous faut dès aujourd’hui comprendre et envisager mieux que par l’énergie nucléaire et que les vaisseaux spatiaux, mieux que les laboratoires où, dans l’abnégation, nous apprenons à juguler nos maux et où nous prospectons les champs de l’avenir.

Tout cela n’est qu’une étape ou un préambule. Nous nous en doutons parfois, mais nous ne savons quelles conclusions en tirer. Or, si l’évolution a bien un sens, à quoi d’autre pourrait-elle aboutir ? Quelle part, alors, pouvons-nous, ou devons-nous y prendre ? Et n’est-ce pas, au fond, à notre anéantissement pur et simple que, de toute façon, le mouvement créateur doit nous conduire, soit que nous nous entre-détruisions dans un conflit à l’échelle de la planète, soit que la Nature, avançant vers un but plus lointain que nous, écrase en sa foulée inconsciente et superbe notre espèce qu’elle aura torturée pour rien pendant des dizaines de milliers d’années ?

Nous sommes au bord de notre tombe — et fatalement, cette tombe est d’avance le berceau d’autre chose. Mais que nous importe ? Serons-nous là pour en profiter ? Les êtres qui ont jadis maîtrisé le feu ne sont pas là pour contempler aujourd’hui les bûchers des bords du Gange, ni l’incendie que sèment les missiles, ni les flammes qui jaillissent des fusées s’arrachant à la Terre pour voguer dans l’Espace.

Si d’autres êtres nous succèdent demain et que doive nous séparer de leur mode de vie une différence aussi grande — voire plus grande — que celle qui nous sépare de ces pithécanthropes de la nuit des temps, en quoi cela nous concernerait-il ? Nos villes peuvent bien s’écrouler pour qu’apparaissent leurs demeures resplendissantes, un Vent d’épouvante souffler sur la planète pour nous effacer et rendre leur venue possible, et leur perfection, leur joie, leur puissance remplacer notre servitude de gnomes obscurs, cela, au fond, ne nous regarde pas. Seule, compte pour nous notre misère.

Plus qu’aucun autre avant, parce que la conscience y est plus grande — plus aiguë, plus universelle que jamais —, ce siècle retentit des clameurs de l’effroi et du génie. Hourvari des armes et vertige de la voix devant un savoir croissant jusqu’à la démesure où s’entremêlent en ce qui, pour les uns, est hurlement d’horreur et, pour les autres, cantique à l’au-delà. Comme portée par ce cri — ou ce chant —, la Terre s’élève dans le ciel afin de s’y dissoudre — en la lumière ou en la nuit —, de se dépasser, ou bien de s’abolir. La mort, demain, pour nous tous, ou bien l’apothéose.

Notre avenir avoue dès à présent un seuil qu’avec le cap du prochain siècle il nous faudra franchir et qui ne doit ressembler à rien de ce que notre race a connu, car notre totale extinction n’a jamais été que l’un des termes de l’alternative qu’affiche, pour nous guider — ou nous fourvoyer —, la sphinge de nos jours.

L’accélération de l’Histoire nous propulse vers une multiplication et une intensification des éléments qui, les uns, nous supplicient et, les autres, nous enivrent. Peut-être nous faut-il, pour demain, imaginer pire que le sida, Auschwitz et Hiroshima et imaginer dès lors un génie médical plus grand pour nous immuniser, une qualité humaine plus généreuse pour guérir nos divisions raciales, une physique plus complète pour ne pas nous désintégrer. Nos maux nous grandissent en nous obligeant à les vaincre : plus ils sont grands, plus ils nous forcent à la grandeur. Et sans doute nous faut-il prévoir aussi de plus grandes découvertes que les quanta et la relativité, de plus grandes sagesses que toutes celles de l’Orient et de l’Occident réunis, et des tourments intérieurs plus subtils que ceux que nous avons recensés comme péchés et, pour les dompter, des pouvoirs plus formidables que les vertus prônées par les Églises et que les charismes obtenus au prix de terribles macérations.

Mais cela, les hauts faits qui nous attendent, les nouvelles formules artistiques, scientifiques ou morales que nous découvrirons demain, cela ne sera pas la prochaine étape de l’évolution, simplement le prolongement de ce que tous, individuellement, et collectivement, nous accomplissons en ce moment. Or, il s’agit d’autre chose, indiqué par le risque de mort universelle que nous courons à présent et dont — s’il est vrai que chaque mal nous contraint à grandir et à le dépasser afin de l’enrayer — la maîtrise doit nous donner pouvoir sur la Mort : nous ne devons pas nous contenter de prévoir une amélioration aussi rationnelle, finalement, que fabuleuse, de notre statut, mais un tout autre état de l’être, qui échappe à la Mort.

Notre caravane est partie il y a bien longtemps, à une époque dont nous n’avons pas consciemment gardé la mémoire, mais dont, code cellulaire insaisissable et impérieux, le souvenir nous hante. D’oasis en oasis, nous avons rêvé et réparé nos forces avant de repartir, protégés par rien contre les rezzous de pouvoirs maléfiques — étranges faims en nous et, hors de nous, maladies et cataclysmes — et jamais prémunis contre de changeants mirages. Pour aller où ? Nous n’en savions rien au juste, mais comptions que, de l’autre côté du désert, s’étendait, comme une terre promise, la dimension lumineuse d’une éternité justifiant la douleur de notre exode.

Tel est le symbole judaïque. La caravane de l’humanité, cependant, est partie bien avant le peuple conduit par Moïse. Cela fait des dizaines de milliers d’années que nous avons quitté la férule d’une Nature dont nous étions les esclaves hébétés pour devenir des hommes et adorer un autre Pouvoir, plus complexe, plus lumineux, et, finalement, aussi abstrait que le désert lui-même : l’au-delà, l’invisible, l’ineffable, la mirifique déchirure qui s’est faite en nous, nous laissant deviner ce que nos sens ne nous permettaient pas de voir.

Et en dépit des attaques répétées, notre caravane a continué sa marche, plantant au désert des tentes pour prier, se réjouir, ou se reposer et ne cessant de croître en un défi à la Mort qui la frappait sans cesse. Plus nous mourions, plus nous nous multipliions et, malgré nos plaintes devant les vaines souffrances du voyage, nous continuions d’espérer. D’autant que, parmi notre cohorte, des hommes, parfois, se mettaient à chanter. Ils avaient vu un signe. Le sable des dunes s’était déplacé sous l’haleine du khamsin, et l’informel avait pris forme à leurs yeux dans un éblouissement dont ils transmettaient le prodige. Chantres du Soleil, ils inspiraient notre marche. Mais nous ne savions toujours pas ce qu’était le Soleil, ni ce qui le faisait briller, ni où s’éployait le ciel où il rayonnait, ni où tournait la Terre qu’il éclairait et à la surface de laquelle nous avancions. Simplement, nous apprenions qu’il y avait Quelque Chose, et nous nous prosternions.

Cela nous suffisait tant bien que mal, ainsi que cette très vague promesse d’une terre que nous atteindrions un jour, de l’autre côté du désert. La Mort avait beau nous prendre les uns après les autres, nous arracher à l’étreinte les uns des autres, semer nos corps à chaque pas comme pour dessiner notre route, nous conservions l’espoir qu’elle n’était pas tout. Comment le rien auquel elle nous réduisait aurait-il pu être le tout ? D’ailleurs, ne nous avait-on pas parlé de cette lande de miel et de lait qui s’étendait par-delà les sables de notre traversée ? N’avions-nous pas édifié notre vie autour de l’idée que cette Mort qui nous emportait tous sans exception n’existait pas en fait et que, d’une manière ou d’une autre, une fois franchies ses portes, nous devenions immortels ?

Mais nous ne nous étions jamais dit que cette Mort qui nous effaçait les uns après les autres pouvait tous nous anéantir d’un seul coup. Et cela, c’est notre siècle qui, le premier, s’en aperçoit en tremblant. Nous ne comprenons plus. La terre promise, était-ce donc la Mort pour tous ? Et cette brûlante immensité, ne l’avons-nous traversée que pour nous jeter tous ensemble dans la gueule de la Mort ?

Soudain, elle se dresse devant nous, contre nous, en nous, dans sa splendeur effrayante. Et nous ne savons comment fuir. Chaque pas en avant est maintenant un pas dans son abîme illuminé. Quant à retourner en arrière, c’est retomber dans la nuit, dans l’esclavage de la Nature la plus ténébreuse.

Le peuple de Moïse n’est pas retourné chez Pharaon. Mais il a adoré d’anciens visages de la Divinité, le veau d’or d’une autre époque. Il a voulu prendre refuge dans son passé idolâtre, au lieu de découvrir l’Être en soi qui se révélait à Moïse. Nous ne pouvons pas davantage revenir au pseudo-paradis où, pour complaire au diktat de Yahvé, nous vivions au rang des animaux, bien qu’à nous aussi il nous arrive de répondre à l’appel du passé, de vouloir redresser les images d’autrefois pour pétrifier le Temps et qu’il ne nous entraîne plus à notre perdition.

Le plus douloureux paradoxe de notre époque de tueries est peut-être que la paix elle-même représente un danger — du moins une certaine forme ancestrale de paix venue d’Orient et que célèbre l’Occident à la dynamique duquel elle s’applique pourtant mal : la non-violence propose de résister à l’agression par la sainteté, mais ne saurait enrayer le mal qu’elle veut stigmatiser. Dans le cas de la plupart des assaillants, cela reviendrait à leur donner le droit de nous exterminer jusqu’au dernier. La résistance passive crée seulement un type de victime qui échappe intérieurement à son tortionnaire et elle en fait le plus haut modèle humain possible. Moralement, cela ne va pas sans une indéniable noblesse. Mais cette sainteté s’appuie, dans la vie quotidienne, sur l’idée irrecevable d’une société figée dans une existence qui a longtemps considéré et considère encore le progrès comme œuvre diabolique. Un monde consacré à l’élevage et à une agriculture primitive peut être le rêve d’écologistes plus bigots que réellement fervents et des nostalgiques du bon sauvage dont l’idée même est en contradiction avec l’Histoire de l’homme et ses structures psychologiques. Mais c’est une chimère. Si nous la vivions, elle ne ferait que nous remettre dans les conditions d’un Moyen Âge dont nous avons eu beaucoup de mal à sortir et dont il nous faudrait de nouveau nous extraire pour de nouveau conquérir le monde et arriver au stade où nous sommes actuellement.

Autrefois, pendant que Moïse déchiffrait en lui les principes de la Torah, les dissidents, las de ne pas sortir d’un désert qui ne demandait certainement pas quarante ans pour se franchir, ont voulu recourir à des cultes périmés et, par là même, sacrilèges. De même, aujourd’hui, sommes-nous parfois tentés d’écouter la voix débilitante de la sainteté, parce que la nuit est descendue sur notre désert et que nous avons peur.

Avons-nous un chef qui, invisiblement, prie sur les cimes ? Nous ne le savons même pas. Nous dansons devant le veau d’or — qui, contrairement à ce que nous croyons, ne symbolise pas l’idolâtrie ploutocratique, mais d’anciennes formes de pensée. Et nous rêvons volontiers à la soi-disant innocence d’un monde rural, à l’analphabétisme de villages où les jours sont consacrés aux dieux et s’écoulent en harmonie avec les saisons, mais ignorent l’unisson avec les sphères plus formidables auxquelles le progrès nous donne accès.

Ce médiévalisme bénisseur qui, à certains d’entre nous, paraît être le plus haut bien ne fait donc que nous égarer. Cette paix bucolique est empoisonnée, et trompeur son cortège obligé de propitiations dont la plus admirée, la grève de la faim, ne fléchit plus toujours le bourreau, si elle continue d’impressionner les foules. Du moins se trouve ainsi désignée notre nostalgie d’un état édénique pour lequel, croyons-nous, nous sommes prêts à tout sacrifier : un monde paisible jusqu’à l’inertie, un monde désindustrialisé, un monde décérébré nous semble parfois réfléchir l’image de l’antique Éden. Et nous croyons que nous serons sauvés — délivrés du Mal et rachetés — pourvu que, remplissant la seule condition édictée, nous vivions dans des villages d’argile, sans l’électricité ni aucune des commodités qu’elle apporte, souffrant de maladies que nous ne saurions guérir, labourant avec des charrues en bois, musardant à travers une nature redevenue sauvage, recourant à des chamanes et bénissant le nom de Dieu.

Parallèlement, nous voudrions nous perdre. Il en est de plus en plus, parmi nous, qui, ne croyant pas qu’il y ait de Canaan au-delà des dunes où nous errons depuis des millénaires, ne cherchant pas à rebrousser chemin pour trouver, en deçà, les vestiges du paradis préhistorique, et voyant que la Mort est le seul motif de toute notre aventure, semblent en hâter la venue, ou en multiplier les ravages. Et cependant que, dans nos rangs enfiévrés, les uns aspirent à retrouver le rythme d’autrefois, ses huttes modestes, ses tout petits bonheurs jumeaux de malheurs tout petits, les autres inventent des expédients où s’abrutir différemment : plaisirs sauvages où la conscience horrifiée se crève les yeux, suicides collectifs que sont, au nom d’idéaux bornés, les luttes fratricides.

Rut de l’orgie et du meurtre — dont naîtrait quel avenir ? — ou rituel d’une renaissance impossible dans le ventre du passé, notre époque oscille de l’un à l’autre extrême et les oppose sans se douter qu’ils sont les deux aspects complémentaires et simultanés de notre unique visage. En même temps que, harcelés par l’idée de notre fin, nous nous faisons sauter viscéralement dans tous les orgasmes accessibles et ethniquement dans toutes les possibles frénésies guerrières, nous cherchons à regagner la matrice primitive où le monde n’existe pas encore, non plus que nous-mêmes.

C’est le même mouvement vécu de façons diverses. La folie du stupre et du sang exprime la même chose que l’aspiration à la vieille sagesse inintelligente des peuples, archaïques ou même à la vision transcendante, impersonnelle et inhumaine des visionnaires silencieux. Une même annulation de soi est la cible visée. Nous ne voulons que nous déprendre de nous-mêmes. Si nous devons disparaître, que ce soit par notre main : abolissons-nous dans la nuit, dans la boue, dans l’infamie, ou bien dissolvons-nous dans cette apesanteur et cette lumière dont, au fil des temps, nous ont parlé prophètes et messies et dont l’image la plus facile est celle d’une société rendue à la simplicité originelle.

Cette tendance-ci ne va pas à l’encontre de celle-là, ne s’y oppose ni ne la compense. Ce n’est pas forcément par dégoût de la descente aux enfers des uns que les autres s’évertuent à monter au ciel. Il ne s’agit pas d’une réaction, mais d’une action combinée qui, sous deux masques contradictoires, propose le diagramme de notre attitude face au destin — attitude qui, au vrai, fait elle-même partie de notre destin. C’est avec les moyens que nous trouvons en nous que nous cherchons à exorciser l’angoisse que sème en nous l’inéluctabilité de la Mort universelle.

Que nous frappions aux portes du satanisme ou à celles de la sainteté, c’est toujours pour anesthésier l’effroi que nous ressentons non seulement devant notre fin personnelle, mais devant la condamnation sans appel de notre race tout entière. Et c’est surtout cela qui aujourd’hui, nous épouvante, ce jugement rendu sans que nous puissions expliquer ni quand, ni où, ni comment, ni par qui, sans que nous puissions même déceler à quel moment historique nous avons été, malgré nous, jetés sur les chemins du Mal, comme le raconte une allégorie dont nous avons fait l’assise de notre conscience, ni en quoi cette faute ancienne et les tourments qu’elle nous a valus au long des âges devraient maintenant se payer de notre exécution à tous — et, suprême raffinement du bourreau divin, par nos propres mains mettant le monde à feu et à sang.

Face à un aussi absurde cauchemar, comment n’aurions-nous pas ce sursaut de révolte qui nous met au ventre des voracités d’enfer, ou nous fait rêver à la bienheureuse idiotie d’un paradis dégénéré ? Ensemble, même si tout a l’air de nous séparer, nous explorons l’ultime étape du bagne où, depuis le début, nous sommes enfermés et dont il nous semble bien qu’aucun de nous ne sortira vivant.

Plus bas descend l’un, plus haut s’élève l’autre, et la boue paraît toujours plus fangeuse, le firmament toujours plus lointain. N’y aura-t-il donc jamais rien qui nous sauvera vraiment et définitivement de la hantise de notre fin et des moyens par lesquels nous tentons d’en repousser le spectre ? Ne parviendrons-nous jamais qu’à davantage d’horreur pour nous étourdir, et qu’à davantage d’extase vaine pour oublier, sans que la Mort soit pour autant atteinte et déboutée ? D’ailleurs, comment éviterions-nous le décret qui pèse sur nous ? Comment pourrions-nous aller à l’encontre de ce qui nous a fait naître et a décidé, maintenant, de nous faire mourir ? Comment même ne serions-nous pas tentés parfois d’accélérer le mouvement, de précipiter le coup qui doit tous nous anéantir comme un seul être, puisque, justement, c’est un seul être que nous sommes et que cet être aspire à l’ultime délivrance.

Nous sommes un seul corps. Nous avons suffisamment progressé, en termes de psychologie, pour le savoir, sinon pour l’admettre. Nous avons peu à peu dominé l’instinct clanique qui nous opposait aveuglément, et s’il est vrai que nous sommes plus que jamais fauteurs de guerres, du moins l’esprit tribal n’a-t-il plus les mêmes titres : religions et politiques nous ont ensemencés d’espérances en une future unité.

Tout nous a même été donné pour que nous apprenions à dépasser la vieille âme diviseuse qui nomme le monde en disant moi et non-moi, à transcender l’obscure conscience animale, son sens pour ainsi dire programmé de l’espèce et du territoire, à nous élever bien au-dessus de cet Éden où les carnages mutuels dans la jungle ou les savanes tenaient lieu d’innocence.

Tous les grands instructeurs du monde ont œuvré à nous faire sortir de ce paradis originel où l’être vivait sans clarté intérieure, tuait sans merci et mourait sans question. Tous, ils se sont évertués à nous guérir de cette dichotomie où nous nous imaginons seuls, face a un monde qui voudrait nous faire périr.

L’agressivité est en nous séquelle de la Préhistoire. Et le géant corps à corps de nos guerres ne fait qu’épuiser l’atavisme où nous nous voyons autres que nos prétendus ennemis. Cependant, l’irrémédiable opposition de jadis s’est transformée : il n’est plus seulement question d’abattre, mais aussi de guérir, et même nos conflits doivent se résoudre en une alliance définitive si nous ne voulons pas tous disparaître. Ou bien est-ce ce que nous voulons ? Et allons-nous nous enferrer sur la dualité, assise de notre perception de nous-mêmes et du monde ? Cette dualité, n’allons-nous pas la dépasser enfin ? Nous savons bien qu’aujourd’hui c’est une question de vie ou de mort et qu’il nous faut d’urgence mettre en pratique ce qui nous a été enseigné par ceux qui, d’une façon ou d’une autre, ont, au fil des siècles, connu, peu ou prou, une autre conscience que la nôtre et son duel avec l’univers.

Ce que nous savons, grâce à eux, il nous faut désormais le vivre. Par exemple, nous savons que le saint est aussi le criminel traqué par la justice, que celui que nous réprouvons ou détestons n’est autre que nous-mêmes, que celui qui est tué est celui-là qui le tue [1]. Intellectuellement, nous le savons. Mais nous ne le vivons pas. Religieusement, nous le savons. Mais nous ne parvenons pas à y croire. Et même au nom de ceux qui nous l’ont enseigné, nous nous aventurons à juger nos semblables sans comprendre qu’ils sont nous sous d’autres traits — des prolongements de notre être, des cellules de notre individualité réelle.

Cependant, ce corps unique qu’individuellement nous formons avec le reste de l’humanité étant aujourd’hui tout entier menacé, ce que nous ne pouvions comprendre en regardant les choses de la vie, nous sommes obligés de le voir en contemplant le fait de la Mort. Nous allons tous mourir. Et tous mourir ensemble, parce que nous sommes un être unique. Ou bien, et pour la même raison, nous allons tous ensemble dépasser l’ignorance qui nous recouvre les yeux d’une taie mensongère.

La Mort qui, jadis, nous a révélés à nous-mêmes, qui nous a fait prendre conscience de l’écoulement du Temps, de la possibilité d’autre chose, que nous ne voyions pas, et de la persistance (sinon de la survie) de notre personnalité, la Mort qui, jadis, nous a donné les clefs mystiques du monde, la Mort, aujourd’hui, en nous menaçant d’universel effacement, nous ouvre d’autres portes, nous initie à un mystère encore plus haut, dont la révélation la fait disparaître, elle, au lieu de nous supprimer.

Soudain, tandis que nous allumons des torches effrayantes et dressons notre bûcher, il nous est donc donné de comprendre que nous ne sommes qu’un être. Nous nous armons de telle manière que nul ne puisse survivre, et il ne serait que de considérer demain la Terre brûlée, rasée, dépouillée de notre présence pour le savoir.

Le regard qui se poserait sur notre monde anéanti verrait non pas les divisions qui nous opposent, mais l’égalité de notre condition, l’unicité de notre existence. Avec la fin de l’humanité, un seul être disparaîtrait : l’Homme, que chacun de nous est à la fois partiellement et intégralement. L’Homme n’existerait plus — c’est à cette effarante hypothèse que nous sommes parvenus.

Jusqu’à présent, nous acceptions de penser que tels hommes cesseraient d’exister : tels membres de la famille ou du clan, tel pays, ou bien nous-mêmes. Mais nous tous d’un seul coup, non. Qu’avons-nous fait, alors, qui nous accule aujourd’hui à cette énigme ? Ou que nous a-t-on fait ? Et qui ? Et que devons-nous faire afin de ne pas mourir ? Et si nous ne mourons pas, quel sort nous est réservé ?

En quoi devons-nous nous muer, qu’aveuglément annonce notre siècle en sa frénésie de Mal et sa fièvre de Bien ? Vers quoi nous conduisent tous ces dépassements que nous tentons dans tous les domaines ? Les choses vont désormais si vite que le génie d’hier est un bouffon sur les tréteaux de demain. Le sol tremble sous nos pas. Le ciel bouge au-dessus de nos têtes. Et nos cœurs, dans nos poitrines, battent à un rythme nouveau.

À la question posée d’âge en âge, la réponse n’est plus l’Homme, mais autre chose, ou quelqu’un d’autre, dont nous ne savons rien encore et dont, sans doute même, la connaissance ne peut nous être acquise que si nous oublions ce que nous croyons savoir. C’est justement là que le symbole revêt tout son pouvoir sorcier et qu’il nous met plus que jamais en face de notre disparition. Tout oublier ! Ne plus rien savoir ! Nous faut-il donc vraiment abattre l’édifice babélien de nos civilisations, arracher la page de notre Histoire et que tout soit annulé en l’absolue virginité de la Mort ?

Est-ce cela ? Ou bien l’annulation doit-elle se faire sur un autre plan, intérieur et non pas extérieur ? Annuler l’homme en nous, n’est-ce pas cela qui nous est demandé, plutôt que de détruire l’humanité : une catharsis au lieu d’un holocauste — une naissance supérieure remplaçant un suicide ?

L’avenir, jusqu’ici, n’avait jamais été que le parachèvement d’une œuvre amorcée autrefois. Le matériau s’affinait, mais demeurait le même. Le ciseau invisible du Temps nous sculptait avec une délicatesse que les premiers coups n’auraient pas laissé soupçonner : les néanderthaliens ont pu avoir l’intuition fulgurante de la dimension de la Mort qui est devenue la base de toute notre pensée, quel gouffre les sépare de la prédication du Bouddha, des opéras de Mozart ou de n’importe lequel de nos gestes à nous qui sommes leurs héritiers et appuyons sur des boutons pour ouvrir des portes, regarder un film, ou tuer nos semblables.

Néanmoins, en dépit de la différence, c’est un seul être qui, d’eux à nous, s’est constitué. Chacun de nos actes ne fait qu’en couronner un autre commencé à une époque révolue. Et de même chacune de nos pensées, chacun de nos sentiments. Ce qui a été rêvé confusément et balbutié dans les cavernes glaciales d’autres ères, nous l’accomplissons aujourd’hui. Les grognements de demi-bêtes puantes, brutales et hirsutes sont devenus nos poèmes et nos équations. Leurs gestes aveugles de carnage et d’accouplement, nos mouvements guerriers ou ceux de notre amour et de notre adoration.

De millénaire en millénaire, c’est un seul fleuve qui coule, tantôt paisible et tantôt furieux, vers un unique but : finalement, nous ne sommes que de mieux en mieux des hommes, nos dieux eux-mêmes ne sont, au fil du temps, que des effigies de plus en plus lumineuses de ce que notre humanité a de plus pur et de plus haut, de ses rêves d’immatériel ou de son pouvoir de changer la Matière. Si menacé ou périlleux qu’ait été l’avenir, au fil des âges, il n’a jamais tenu qu’à nous faire croître en humanité, qu’à nous permettre de circonscrire et d’éclairer notre caractère d’hommes parmi la création terrestre et la manifestation galactique.

Or, voici qu’atteignant à notre vraie stature, nous découvrons que tout concourt à nous éliminer, comme si la dernière main apportée à l’œuvre que nous constituons devait aussitôt nous précipiter dans le néant.

Aveuglément, nous aurions titubé parmi les millénaires pour dessiner ce visage de l’humanité ; et au moment où il serait complet, il faudrait l’effacer ? Ce serait pour cela que nous aurions vécu et souffert et lutté contre la Mort depuis des temps incalculables : pour nous dissoudre au moment précis de notre accomplissement ?

Disparaître à l’heure même où la vérité doit nous être révélée tout entière et nous illuminer ? Être anéantis par cette illumination même ? Nous noyer en le déferlement silencieux de son éclat ? Et qu’il n’y ait plus rien, rien pour commémorer notre passage angoissé parmi la poussière et l’herbe et les arbres, parmi les vagues marines et le lyrisme des oiseaux, la force somnolente des bêtes et l’hymne inouï des montagnes à l’assaut de l’azur ? Tout cela d’un seul coup annulé au moment de prendre tout son sens ? Mais par qui et pourquoi ? Pourquoi devrions-nous demain tous mourir, être sans exception radiés de l’univers ? Ce qu’à l’aveuglette nous tâchons de faire au long des âges est-il donc si contraire à l’ordre des choses que cela nous vaille fatalement cette condamnation ? Ou bien s’agit-il d’autre chose ?

Cependant, que pourrait être cette autre chose ? Mourir n’est que mourir. Et quel qu’en soit le sens, notre mort voudra dire l’oubli de tout ce qui, aujourd’hui, nous est gloire ou déshonneur, plaisir ou peine, bien ou mal, amour ou haine. Et le monde sera comme si nous n’avions jamais existé, croyons-nous, forcés d’imaginer qu’un jour ni Platon, ni Newton, ni Shakespeare, ni les impressionnistes, ni la roue, ni les sondes spatiales ne représenteront plus rien.

Oui, donc, comme si nous n’avions jamais existé, la Terre, labourée par les séismes ou brûlée par les radiations nucléaires, présentera au ciel un autre visage. Et si le romantisme nous paraît encore opportun, il nous semble qu’elle nous accusera de l’avoir mise à feu et à sang. Vois ce que m’ont fait mes enfants humains, qui sont tous morts à cette heure.

Mais sommes-nous bien sûrs que ce soit là une juste prévision des choses ? Sommes-nous vraiment certains que nous soit imputable comme un crime la prochaine phase, encore inimaginable, de l’Histoire terrestre, et que notre disparition ne soit pas plutôt une mutation de notre race ? Cette question même, pour le moment, nous paraît aberrante. L’évidence n’est-elle pas là ? Nous courons à notre perte. Nous allons mourir en châtiment de nos crimes multimillénaires. Dieu n’a montré que trop de clémence à l’égard de notre espèce enragée. Et les prophètes de la fin des temps nous crient de nous repentir avant qu’il ne soit trop tard.

Mais nous repentir de quoi ? De notre ignorance native que, de génération en génération — ou de civilisation en civilisation — nous n’avons cessé d’éclairer ? De notre souffrance originelle que, pareillement, nous avons œuvré à transformer en son contraire ? De la boue et de la nuit dont nous étions recouverts au commencement et dont, peu à peu, et au prix de tant d’erreurs et de maux, nous nous sommes en partie purifiés ? De quoi devons-nous au juste, nous repentir ? De notre progrès incessant vers une compréhension toujours plus grande du cosmos, de ses causes et de son fonctionnement ainsi que de notre présence ?

Est-ce vraiment de cela que nous sommes accusés et pour quoi nous allons être châtiés ? Est-ce la lumière de notre intelligence qui nous est reprochée comme un crime impardonnable ? Est-ce la force de l’évolution que nous taxons d’impie parce qu’elle nous ouvre les yeux sur la réalité du monde et nous enseigne ce que nous sommes seuls à pouvoir distinguer ?

Est-ce cette flamme en nous qui éclaire de mieux en mieux l’univers, cette flamme que nous disons divine et que nous appelons âme, est-ce elle, est-ce Dieu en nous que nous jugeons diabolique et que nous vouons à la mort et à la damnation éternelle ?

Nous recensons les outrages, thésaurisons les sacrilèges, engrangeons les moissons du péché qui doit nous anéantir : notre orgueil, notre vaine intelligence, leurs œuvres éclatantes et mortelles. Si nous ne savions rien, nous resterions en paix. L’ignorance est la clef de la béatitude. Un conflit thermonucléaire est impossible chez des crétins physiologiques, ou à tout le moins chez de bons sauvages, chez Adam et Ève avant leur forfait. L’imbécillité est gage de sagesse et d’immortalité. Tout savoir est porteur de souffrance et de mort.

Abrutissons-nous dans l’inconscience originelle. Faisons retour non à la conscience supérieure qui a conçu le monde, mais à l’inconscience qui nous a mis jadis au monde et détournons-nous de l’Être pur que, sur de nouveaux Sinaï, découvrent les voyants. Comme les Juifs dans le désert, adorons des totems primitifs. Régressons jusqu’à la torpeur animale au lieu de nous élever douloureusement vers notre ultime transcendance. Ce qui nous exhausse vers la Lumière, accusons-le de profaner la création et sombrons dans la Nuit. Appelons à la rescousse tous les pouvoirs des ténèbres et faisons tourner à l’envers la roue sidérale. Inversons le svastika [2] et célébrons les vampires de notre siècle qui, de leur foulée cyclopéenne, ont voulu détruire l’œuvre des civilisations et, partant, faire régner d’anciens principes de vie, barbares, bestiaux et ténébreux, au lieu de la lumière de l’avenir. Mais qui aura le courage, alors, de dire qu’Auschwitz et Dachau sont les reflets d’Éden ? Et pourtant ! Pourtant, dans l’assassinat de l’individualité que, depuis quelques décennies, nous avons laissé se perpétrer dans les camps de Russie, d’Allemagne, de Chine et d’ailleurs, de quoi s’agit-il sinon d’un retour à la condition animale éclairée par rien et que, dans nos symboles, nous prenons pour un état d’innocence tant que nous ne parvenons pas à voir Adam et Eve sous leur aspect de néanderthaliens poursuivis par les cris d’un kapo leur interdisant la connaissance ?

En les projetant dans le monde matériel, le Temps charge d’autres valeurs les symboles que nous croyons le mieux connaître. Les choses deviennent leur propre contraire dans le miroir des jours. Notre nostalgie du paradis s’est hideusement muée en frénésie d’enfer. Et les millions de victimes de la honte nazie, de la mégalomanie stalinienne ou de la dictature chinoise sont les martyrs de cette erreur d’optique, qui ne peut que s’accentuer si nous ne savons aller à la racine du mythe de l’Arbre de la Connaissance et des paraboles voisines. Tant que nous croirons que fut un péché l’acte qui détacha Adam et Ève de l’indifférence édénique — que la perception mentale du monde est un crime —, nous nous mettrons en position de nous exterminer les uns les autres dans des camps où, démiurges stupides, nous nous ingénierons à recréer artificiellement la prétendue innocence des origines.

Écraser l’intelligence humaine, parquer des dizaines ou des centaines de milliers d’hommes dans des enclos de mort — nous pouvons, en guise d’explication, évoquer une conception démentielle des classes ou des races, il n’en est pas moins vrai que, tout au fond des choses, c’est bien de cela qu’il s’agit : déshumaniser pour réanimaliser, briser le moule d’une civilisation pour voir réapparaître, sous les décombres, le fantôme de la bête avortée, et cette bête, alors, la réinstituer pour manufacturer, grâce aux lavages de cerveau, une humanité nouvelle, pure de tout péché.

Comment ne voyons-nous pas, en filigrane, ce qui s’opère dans les prisons et les goulags ? Comment ne voyons-nous pas à quelle effrayante parodie de nos symboles les plus essentiels se livrent la gestapo et le politburo et les autres organismes qui nous traquent et nous enferment et veulent ou bien purifier la Terre de notre présence ou bien nous purifier du Mal qui est en nous ? Comment ne voyons-nous pas que, sous des cagoules différentes, ce sont toujours les mêmes bourreaux qui nous poursuivent et qu’il n’est jamais qu’une histoire depuis le début : la nôtre, c’est-à-dire celle de la découverte du Mal et de la nostalgie d’un état antérieur à cette découverte ?

Or, initialement, de quoi s’agit-il ?

Incapables d’élucider le sens du Temps et de la causalité qui s’est fait jour en la seule conscience humaine et donne une signification positive ou négative au moindre instant de notre vie, nous appelons péché, ou Mal, ce qui, croyons-nous, fait de nous des rebelles par rapport à une Loi à laquelle nous devrions obéir aussi aveuglément que les animaux. Cependant, loin d’être des rebelles, nous nous efforçons de sonder les mécanismes de cette Loi, et c’est sous l’effet même de son action ; la Loi qui meut toute chose semble vouloir s’élucider en nous. En fait, rien ne peut l’enfreindre — et surtout pas l’acte du premier homme : cela reviendrait à dire qu’une créature aussi infime aurait, dès son apparition, contrevenu à ce qui ordonne l’éploiement des milliards de galaxies composant l’univers.

Il s’agit donc d’autre chose, qui nous permet de mieux et davantage participer au monde, en sorte que le seul péché serait en réalité de revenir à l’état d’avant le péché. Ne nous y trompons pas, la plus grande horreur possible réside non en un armement qui nous terrifie, mais en les programmes sociaux et politiques, voire psychiques, qui visent à établir une contrefaçon de notre état originel. Là, est le plus grand danger : en ce retour, en cette régression, en cet abaissement jusqu’à une soi-disant pureté perdue, et non en le tâtonnant déchiffrement des secrets de notre être et de l’Être du monde.

Le risque est sans doute immense à ausculter la Matière et à la traduire en Énergie, mais il est encore plus grand à rejeter la voix de la conscience évolutive et à nier le progrès constant dont témoigne l’Histoire terrestre et à nous cramponner au leurre de paradis qui n’ont jamais été.

D’ailleurs, il n’est plus temps de croire à des allégories qui, indispensables hier pour nous aider à supporter le choc perpétuel des éléments de la Nature, sont aujourd’hui devenues plus nocives que ce qu’elles voulaient dénoncer. Il n’est plus temps d’accepter ce rôle de pécheurs dans le mystère cosmique. Nous savons désormais quelle vérité était derrière l’emblème : une scission s’est faite à une époque lointaine, probablement chez l’homme de Neandertal, qui nous a irréversiblement séparés des règnes précédents de la création, où, opaque, indistinct, purement instinctif, sans regard sur soi ni en arrière, ni en avant, ni au-delà, ni au-dessus, tout baigne dans une torpeur impersonnelle et, pour cela même, innocente.

De ce chaos somnolent, nous avons été tirés par la Nature elle-même, qui nous a armés d’un regard plus profond, d’un cerveau plus complexe, d’une pensée jamais lasse d’interroger. Notre être repose sur le besoin de savoir, que rien ne satisfait jamais — comme si ce besoin même était en fait le pressentiment d’une chose dont nous ignorons encore tout mais qui, lorsque nous la trouverons, ne fera aucun doute à nos yeux et annulera notre interrogation.

Aussi longtemps que nous n’avons pas trouvé, nous sommes tenus de chercher. Aussi longtemps que nous cherchons, la preuve est faite que nous n’avons pas trouvé. Tautologie exaspérante, mais qui nous livre le très simple mécanisme de notre conduite : nous cherchons parce qu’il y a quelque chose à trouver — du moins le croyons-nous —, et la découverte de cette chose doit transformer notre vie du fait même qu’alors toute queste sera inutile.

Or, ce besoin de trouver quelque chose ne dépend pas précisément de nous. On peut même dire qu’il nous a été insufflé par la Nature au moment où elle nous a détachés des autres plans de la création terrestre et que notre apparition correspond à une phase de recherche active dans la conscience planétaire. Il est douteux que nous soyons apparus tout d’un coup et que nous ayons vécu des millénaires d’« innocence » avant de nous mettre en quête de cela qu’après des dizaines de milliers d’années nous n’avons pas encore trouvé. Bien plutôt, nous sommes la manifestation de cet esprit de recherche. Nous sommes en quelque sorte la formulation d’une question qui, jusqu’à notre naissance, demeurait informulée — sur l’origine, le sens et le but de la vie — et qu’une nouvelle perception de la Mort, il y a quelque soixante mille ans, rendit impérieuse.

Le monde, alors, fut recréé. Une conscience put le saisir, tel, à peu près, que nous le saisissons. Et dans cette demeure brusquement étrangère où tout nous était inconnu, à commencer par nous-mêmes, la peur nous envahit. Ce qu’à un stade antérieur de l’évolution, la créature avait pu accomplir sans hésiter se fit en nous source de perplexité. Intelligent, l’être devint maladroit, et tout ce qu’il savait jadis d’une autre manière se chargea d’un sens nouveau et lui échappa — comme s’il avait été chassé de son ancien domaine. Mais par qui ? Et pourquoi ? Et qu’était cette chose à la poursuite de quoi il se sentait confusément lancé et que, toujours, lui dérobait la Mort ?

Regardant en arrière et regrettant un état dont, aujourd’hui, nous ne savons plus rien (si nous le connaissions encore, nous ne l’aurions pas perdu), que nous sommes donc réduits à imaginer de toutes pièces, nous nous figurons avoir été lésés de la liberté que nous prêtons aux animaux. Faisant fi de leurs souffrances à eux, de leurs peurs et de leurs difficultés, nous considérons qu’ils vivent dans un monde miraculeusement protégé dont, de toute évidence, nous avons été retranchés. Reste à expliquer pourquoi.

Or, il se trouve que nous sommes la seule espèce terrestre à pressentir l’au-delà — c’est cela même le pivot de notre « chute ». Et à cette dimension nous donnons le nom, le titre, les attributs de Dieu, l’entité des chamans se muant au fil des millénaires en une abstraction de plus en plus pure, de moins en moins magique et finalement de moins en moins religieuse. Dieu, donc, en se révélant, nous aurait châtiés d’avoir quitté l’enclos de la conscience animale où nous ne pouvions Le deviner, pour entrer dans l’espace de l’inquiète conscience humaine où nous pouvons L’imaginer.

Sacrilège effroyable, sans doute, et incompréhensible, mais comment expliquer autrement nos souffrances ? Même quand il Lui reconnaît pouvoir de mort, l’homme ne peut accepter l’image d’un Dieu tortionnaire et préfère toujours se juger coupable des maux qui l’accablent.

Mais pourquoi ces maux devraient-ils être le châtiment d’une faute ? Pourquoi, nécessairement, penser en termes de rétribution ? Les peines qu’endurent les bêtes, leurs angoisses, leurs souffrances, leurs agonies sont-elles le prix dont elles paient d’inconcevables péchés ? Où commence le Mal dans la création ? Si les animaux ne pèchent pas, comment l’homme serait-il pécheur ?

Mais de percevoir l’écoulement du Temps nous fait établir le sens de la causalité. Mais d’être conscients de notre conscience nous fait croire que sont nôtres, personnellement, les forces et les mouvements de la Nature universelle qui nous meuvent et accomplissent par notre intermédiaire un dessein dont nous n’avons pas idée.

Notre sens de l’enfer ne vient pas d’autre chose : chassés d’un état édénique dont, niant que la souffrance y ait jamais été possible, nous décrétons qu’il était béatifique pour toutes les créatures, il nous semble que nous ne pouvons avancer que vers une horreur toujours plus grande. Exilés du paradis, nous sommes d’avance condamnés à l’enfer, et toutes nos entreprises ne font que le confirmer.

Or, il n’est pas d’autre enfer que la condition où est tenu pour mauvais ce que l’on fait en toute innocence. L’accusation cosmique qui pèse sur nous et que nous déduisons de la rigueur de notre sort a longtemps suffi à éclairer notre énigme. Longtemps, nous nous sommes tenus pour coupables d’une chose autrefois commise par notre espèce, et dont découlerait tout ce qui nous est advenu depuis. Mais il est clair, aujourd’hui, que cette faute ancestrale ne peut plus élucider notre destin. Nous ne souffrons pas à cause d’un crime commis à l’aube de notre ère, mais tout simplement parce que le Mal fait partie de la Nature, pour laquelle il n’a sans doute pas valeur de Mal : imaginons-nous l’immensité cosmique punie pour la gravitation, pour l’explosion qui produit les supernovæ ou pour les galaxies cannibales ?

En quoi le jeu terrible des forces sidérales serait-il moins punissable qu’une action de l’inconscient des premiers hommes ? À supposer que la fable du jardin d’Éden symbolise une infraction réelle dont l’humanité se serait rendue coupable, comment cette infraction serait-elle unique dans toute l’étendue de l’Espace-Temps, au nom de quoi serait-elle seule châtiée ? Ou bien faudrait-il supposer que, partout, de Soleil en Soleil, à travers la Voie Lactée, et de galaxie en galaxie à travers l’univers, d’innombrables sentences ont été rendues et que des myriades de formes de vie se traînent dans la misère que leur ont value leur ignorance et leur insoumission ? Devons-nous imaginer des milliards de fois des milliards d’Adam et d’Ève aux traits toujours différents, au crime toujours analogue et aux peines toujours semblables ? Comment, aujourd’hui, rejeter encore la responsabilité du Mal sur l’innocence humaine ? Comment ne pas, une fois pour toutes, comprendre que, de ce Mal, nous sommes les victimes et non les créateurs, qu’il nous précède dans le Temps et nous y succédera, comme, dans l’Espace, il nous entoure à l’infini ? Comment ne parvenons-nous pas à voir que ce Mal dont nous nous accusons est universel, qu’il est l’un des rouages de l’essor cosmique et qu’il n’est donc peut-être le Mal que pour nous — qui, fatalement, sommes innocents ?

Ou bien si l’on doit voir en nous des pécheurs éternellement relaps, que l’on nous explique du moins quelle loi nous enfreignons. Une Loi naturelle ? Mais nous ne faisons, depuis le début des temps, qu’en recenser les modes et que nous conformer de plus en plus précisément à leur croissante subtilité. Une Loi divine ? Mais comment ce qui transcende l’humain pourrait-il jamais se formuler dans nos paroles humaines ? Comment pourrions-nous dès lors le concevoir et y contrevenir ? Pourtant, cela aussi, depuis le début, nous essayons de le comprendre de mieux en mieux et cela aussi se fait toujours plus subtil : Dieu ne cesse de se faire plus divin, depuis le début, et notre actuel athéisme n’est lui-même qu’une tentative pour mieux Le définir.

Il semble donc que, ni sur le plan de la Science ni sur celui de la Connaissance, nous n’insultions au mystère qui nous a engendrés et qui au contraire, nous n’ayons cessé d’avoir une attitude d’amour et d’humilité — et c’est cet amour et cette humilité que quelque chose en nous profane en parlant du péché de prétendre savoir quand il faut ignorer.

Ainsi s’est formée en nous une sorte de paléopsyché factice, une âme de ténèbres qui nous accuse au nom d’une antique perfection qui n’a jamais existé. Nous présentant l’image inversée de ce qui s’est produit jadis, elle en fait un crime impardonnable dont elle rejette sur nous seuls la responsabilité.

De ce que l’on pourrait poétiquement décrire comme un chant d’amour et de gratitude élevé par les premiers hommes délivrés de l’opacité animale et capables de penser, d’avancer, éperdus, sur un nouveau chemin, de former des gestes fragiles pour adorer l’Inconnu, quelque chose a fait en nous une tare, qui, selon les ères et les cultures, a pu changer de nom, mais nous a toujours désignés, à nos propres yeux, comme des criminels.

L’acte le plus saint de la création terrestre s’est trouvé stigmatisé. Paradoxalement, la découverte de Dieu a été condamnée au nom de Dieu Lui-même : Il n’existait pas pour la conscience avant que celle-ci ne fût capable de connaissance, et c’est justement cette connaissance qui nous est reprochée en ce qu’elle semble nous conduire sur les orgueilleux chemins du Mal.

Ainsi que la Lilith des textes rabbiniques qui, première épouse d’Adam, se révolta contre Dieu et devint la reine des succubes, cette paléopsyché a établi en nous un cloaque du mensonge et de l’effroi que, partout sur la Terre, nous honorons comme la seule vérité en nous croyant naturellement mauvais et en décrétant que notre fol esprit de science et de conquête nous perdra.

Mais cet esprit lui-même qui nous créa jadis en nous exprimant peu à peu du matériau de la brute préhumaine, comment pourrait-il nous fourvoyer ? Ce qui cognait aux parois de la torpeur animale, ce qui, confusément, cherchait à savoir — à voir au-delà des apparences offertes à un regard d’avant l’homme —, ce qui, d’espèce en espèce, avait conquis toujours plus de maîtrise, plus d’intelligence du milieu, cela qui, pour atteindre à plus de puissance encore, nous a enfantés, en quoi cela aurait-il contredit l’ordre des choses ? Résultat naturel et nécessaire, comment l’acte de notre émergence hors du crépuscule animal, comment la naissance du jour que nous représentons pourrait-elle être une chute dans les ténèbres ?

S’il y a jamais eu création du monde — fait indéniable pour notre conscience qui, percevant le Temps, en induit un début et une fin de toutes choses —, cela implique un passage : du non-manifesté au manifesté. Et cela implique aussi que le passage d’un état à un autre état est la Loi cosmique, avec pour processus apparent une gradation de l’inférieur vers le supérieur, de l’inconscient vers le conscient, de l’imparfait vers le parfait. Notre conscience même prouve qu’il ne peut s’agir du glissement de l’inconscient vers une inconscience plus grande, vers un néant où s’annulerait aussitôt la puissance transformatrice qui est à la racine de ce passage. Il faut nécessairement que le mouvement aille vers le haut : vers toujours plus de vie, de compréhension, d’adaptabilité, de lumière pure.

Ce qui exclut d’emblée la réalité d’une faute — non pas, sans doute, la notion du Mal, mais sa réalité. L’homme ne peut tomber. Il ne peut ni choir d’un état auquel il n’est pas encore parvenu, ni s’abaisser à un état auquel la forme particulière de sa conscience l’empêche définitivement de revenir.

Lorsque l’Occident parle de chute, que faut-il entendre alors ? Nous voyons davantage, savons davantage, existons davantage que toutes les espèces qui nous précèdent. Où est la chute ? Où sont les ténèbres ? Il n’y a qu’élévation, au contraire, et que lueurs accrues, ce qui ne veut pas dire toute la lumière : nous sommes encore loin du zénith de la création, mais du moins pouvons deviner que ce zénith, centre omniprésent du monde, nous sera un jour perceptible.

La force aveugle de la Nature se réfléchit en chaque homme sans parvenir encore à illuminer l’univers. Des ombres demeurent, et des incertitudes que, de toutes nos forces — dont nous ne connaissons même pas l’ampleur —, nous cherchons à dissiper, comme si nous n’avions d’autre raison d’être que cette progressive érosion des ténèbres environnantes, comme si nous étions les vaisseaux d’une conscience de plus en plus aiguë et déterminée à explorer l’univers, à le faire entièrement exister en elle.

Or, c’est en cela que la physique établit aujourd’hui sa recherche : l’univers n’existe que si, le percevant, une conscience le fait exister. Ce qui revient à dire qu’en l’absence de notre conscience, ou d’une forme de conscience semblable à la nôtre, ce que nous appelons univers est inexistant. Sans doute. Ou du moins l’univers que perçoit la conscience mentale n’existe-t-il pas, ce qui ne signifie nullement que n’a aucune existence un univers qui dépasse la pensée, se situe en deçà ou au-delà.

D’autant que l’on peut fort bien supposer une préconscience qui fait, pour elle-même et par elle-même, exister l’univers. Une préconscience qui, éternelle, le voit dans toutes les phases de son déroulement, qui le connaît à chaque instant, depuis toujours et à jamais.

Se trouve alors rejointe la notion indienne du Témoin, de l’Esprit (Pourousha) qui contemple les œuvres de la Nature (Prakriti), laquelle n’est autre que lui-même, que l’aspect dynamique et mutable de son essence immuable.

L’Indien parle encore de Tchit-Shakti, la Conscience-qui-est-Énergie, la Conscience pure qui, en elle-même, manifeste les myriades stellaires et y exprime son unicité dans la multiplicité.

Il n’est pas ici question de Mal, ni de chute, mais d’un mystère divin où l’Être choisit en quelque sorte de s’obscurcir pour prendre forme, où Dieu se voile pour donner apparence à Son vide éblouissant et infini. Jeu au cours duquel, d’abord méconnaissable, Il se dévoile peu à peu et laisse sourdre Sa lumière à travers des formes de plus en plus délicates jusqu’à l’illumination finale du retour à Soi.

C’est ainsi qu’après tous ces milliards d’années d’inconscience planétaire, la force créatrice entreprend de se connaître, ou plus exactement de se reconnaître en nous. Inutile de se demander pourquoi elle s’éveille, et pourquoi en nous. Le fait est simplement que cet éveil a lieu — ici, sur cette Terre, en ce moment —, qu’il a peut-être, et même sans doute, eu lieu ailleurs, en d’autres systèmes depuis longtemps disparus et qu’il s’est probablement accompagné d’autant de souffrances qu’ici-bas sans qu’il ait toujours été besoin de parler de Mal ou de péché.

Des milliards de fois, peut-être, le mystère a déjà pu se dérouler et peut se dérouler à cette heure, en même temps qu’ici-bas : si une Conscience suprême, infinie, éternelle est à la fois l’origine, le réceptacle et le matériau du monde, de quelque façon qu’elle ait opéré il y a quinze milliards de nos années pour passer de sa non-manifestation à la manifestation, il semble normal que tout doive à un moment ou à un autre le réaliser. Si Dieu est l’univers, il est normal, nécessaire et fatal que l’univers se sache Dieu — que Dieu se sache Dieu par l’intermédiaire de sa création, car il ne peut rien y avoir en Dieu qui ignore cette Divinité. Ce serait une contradiction dans les termes.

Dieu ne peut être que Dieu. À défaut de quoi il ne saurait exister d’absolu : ni Éternité, ni Infini, ni Être en soi, ni origine du monde. Cela peut sans doute faire le compte d’une certaine pensée matérialiste, mais ne résout aucunement le paradoxe, car sans cette origine éternelle et transcendante que, par convention, nous appelons Dieu, c’est le monde lui-même qui, pour exister, se trouve frappé d’éternité, donc d’absolu, de tous les titres dont nous essayons de définir Dieu. Et l’on n’arrive alors qu’à cette constatation : non pas que Dieu n’existe pas, mais que le monde est Dieu. Or, c’est justement la position à laquelle doit parvenir — et est déjà parvenue — la pensée spiritualiste.

En conséquence, tout, dans l’univers, est marqué du sceau de l’absolu et doit manifester cet absolu, en prendre conscience et en instituer une image vivante. On pourrait multiplier les paradoxes et les syllogismes, dire que le monde est l’acte par lequel Dieu se réalise et que, en tel point de la manifestation, cet acte n’est pas achevé aussi longtemps que n’y est pas mise au jour la conscience de l’Infini et de l’Éternité — aussi longtemps que ne s’est pas effectué le passage de l’Espace-Temps dans ce qui est sans début ni fin dans l’Espace comme dans le Temps et dont, par un passage identique mais inverse, tout procède en ce monde.

Ainsi en est-il depuis quinze milliards d’années, comme si, en son sein, la Matière universelle portait un message qu’elle déchiffre au cours des âges, un ordre de route lui donnant sa destination, une devise indiquant son origine, son mobile et son but. À travers les milliards de systèmes des milliards de galaxies, d’une façon ou d’une autre, en un immesurable contrepoint, doit se répéter l’odyssée de la connaissance transmuée en ignorance et se transfigurant de nouveau en connaissance.

Aussi longtemps que nulle forme de vie n’est capable de percevoir le cosmos où elle se trouve contenue, la conscience est comme maléficiée, soumise à l’expérience procustéenne de la Matière. Elle existe, elle connaît des degrés inférieurs de sa puissance, des stades obscurs de sa lumière, pour ainsi dire. Mais il lui faut devenir réflexive pour être capable de saisir l’univers.

L’immense voyage dans le vivant lui a donné tous les visages et a créé le réseau multiforme des sensations sans qu’elle ait encore pu se retourner sur elle-même, se voir et s’interroger : qui est-elle et qu’est ce monde où elle erre en somnambule ? Puis la réflexion se fait jour en une double naissance : l’homme, miroir du monde, et le monde, miroir de l’homme, car le mouvement est simultané, qui tourne l’homme — et combien d’êtres ailleurs, autrefois, et combien, ailleurs, en ce moment ? — vers l’intérieur et vers l’extérieur, lui donne à la fois une âme et l’univers, lui inspire le sens du moi et de l’apparent non-moi.

Étape cruciale dans le déploiement de la conscience dissimulée à elle-même depuis des milliards d’années et qui laisse deviner d’autres étapes encore, plus haut, plus loin, au cours desquelles, peu à peu, rien ne la cachera plus à ses propres sens.

Or, ce mouvement qui nous a jadis ouverts à une dimension jusque-là indécelable, c’est justement lui que, partout sur la Terre, nous nommons péché. Et ce que nous regrettons aujourd’hui, c’est l’état où nous n’avions pas d’âme et où le monde n’existait pas.

C’est cela que nous appelons paradis et cela qu’hypnotisés par des images de délire nous tentons de recréer dans nos camps de concentration et d’extermination en avilissant la personnalité humaine au point qu’elle n’a presque plus d’âme et que le monde n’existe quasiment plus pour elle.

L’atrocité des camps et des génocides qui y sont perpétrés est encore plus effrayante quand on voit, de strate en strate, à quelle erreur fondamentale de nos concepts elle correspond : accuser l’homme au nom d’une Loi antédiluvienne qui aurait établi la perfection sur la Terre, nier la grandeur et la beauté qu’il incarne, vouloir empêcher que plus de grandeur et de beauté encore se manifestent et, pour cela, le ravaler à un stade antérieur et inférieur, le flétrir depuis des millénaires au nom de religions diverses, souvent opposées mais toujours d’accord sur ce point et, depuis quelques dizaines d’années, le dégrader dans toutes sortes de pénitenciers politiques, pouvons-nous imaginer plus terrible méprise ?

Nous avons pris le Bien pour le Mal et avons fait payer le prix du sang à d’innombrables générations humaines depuis le début des temps. Comment avons-nous pu déclarer apostat le pouvoir qui a engendré les galaxies et s’enfante en nous pour les contempler, les conquérir et en dépasser un jour l’apparence ? N’allons-nous pas comprendre, enfin, qu’accuser l’homme d’être pécheur revient au fond à dire que Dieu Lui-même est pécheur qui, en Sa créature, prend conscience de Sa création avant de reprendre conscience de Soi ?

Comme en une fugue au miroir où, note après note, se joue à l’envers ce qui a d’abord été joué à l’endroit, l’univers entier reproduit l’image inversée de la Divinité et, en chacune de ses phases, remonte plus près de son mystère initial pour l’élucider et le devenir. Le chemin parcouru en un sens, de l’Esprit à la Matière, nous le reprenons de la Matière à l’Esprit. Cette façon de progresser à reculons comme dans certaines œuvres de Bach, ne peut sans doute que nous cacher notre but. Non pas nous le faire manquer.

Nos yeux fatalement fixés sur le passé dont nous nous séparons de plus en plus et que nous saisissons de plus en plus objectivement, nous n’en avançons pas moins vers un avenir dont l’image ultime doit, d’une manière ou d’une autre, reproduire celle de l’origine : au moment précis où nous aurons compris d’où nous venons, à ce moment-là nous serons arrivés où nous devons aller. Comme en un cercle se refermant sur lui-même, les deux extrêmes se touchent, se joignent, sont en réalité un seul point universel dont la perception fait disparaître toute idée de circonférence.

Et sans doute est-il, de ce fait, inévitable qu’en ce jeu de miroirs nous projetions toujours dans l’avenir le reflet du passé. Sans doute est-il inévitable qu’à toute force nous tentions de recréer artificiellement et morbidement les conditions supposées de nos débuts terrestres en instituant ces camps de la mort afin d’imposer l’idée de notre vérité ultime.

Mais il nous faut remonter plus loin dans le passé planétaire pour savoir qui nous sommes. Mais nous ne pouvons faire notre idéal de ce cannibalisme préhistorique. Mais nous ne pouvons nous réclamer d’une innocence qui n’a jamais existé que dans nos mythes et faire régner en son nom l’inconscience du plus grand nombre tombé aux mains de tortionnaires hallucinés.

Nous ne pouvons vouloir que soit notre but ce retour à la mentalité de l’Âge des Cavernes sous prétexte que s’y manifestait mieux notre alliance avec les forces, divines ou non, de la Nature. Nous devons vouloir plus et mieux que ce faux paradis dont nous berçons en nous la nostalgie. Nous devons vouloir pour seul terme la vision de notre vrai début. Qu’ici-bas, sur cette Terre de douleur, nous soit connaissable en nous-mêmes le pouvoir qui nous a manifestés. Cela seul mérite que nous y aspirions, et non pas une allégorie désuète dont le factice apparaît aujourd’hui sous ses dorures écaillées.

Une fois pour toutes, il est urgent que nous cessions de regretter un passé imaginaire, que nous rompions avec ce phantasme d’un état édénique qui nous précéderait, que nous abattions ce décor où s’est joué jusqu’à présent le drame de notre vie et que, notre regard portant plus loin, nous voyions de face le lieu où, éternellement, se déroule notre mystère.

Si paradis il y a, qu’il soit — mais tel, en notre conscience, qu’il est en sa réalité, lieu alocal et intemporel, origine transcosmique de notre être où il n’est pas question de mièvre candeur et de virginité dévote, mais d’une vibrante immensité de puissance et de paix, du formidable vouloir qui a fait l’univers. Tout au fond du plus lointain passé sidéral comme sur les cimes de l’avenir le plus reculé, il resplendit et se découvre en nous, paré de ses insignes réels : le sens de l’Infini et de l’Éternité, le sens de l’un et de l’immortalité.

Autre image d’effroi de notre époque qui semble plonger dans le gouffre final, le péril atomique, plus meurtrier, plus définitif, contient néanmoins, et à notre insu même, la promesse que le but n’est peut-être plus tellement loin. Par le processus de la fusion thermonucléaire, nous recréons les conditions internes du Soleil dont l’opaque incandescence reproduit elle-même l’océan de lumière du tout début de la manifestation, quand la chaleur était si grande que les atomes ne pouvaient s’agréger et que la Matière ne pouvait exister.

Mais pour le moment, nous avons peur et il nous faut éduquer notre peur, la dominer d’abord afin d’en considérer l’objet, ne plus trembler ainsi devant ce qui risque de tout dissoudre au moment même où la meilleure part de nos politiques s’efforce vers l’unité humaine. D’ailleurs, ce n’est certainement pas un hasard si se révèlent ensemble le pouvoir qui désagrège tout et la force qui peut nous unir. Cette coïncidence n’est que l’effet d’un contrepoint dans une œuvre dont la structure musicale, qui nous échappe le plus souvent, se découvre en un éclair lorsque nous comprenons l’immense symétrie du monde et son jeu de miroirs.

Mais obsédés par les détails, nous en tirons des conclusions qui ne sont pas nécessairement celles de l’ensemble. Face à notre arsenal que chaque jour accroît, nous ne voyons que la guerre qu’il nous permettrait, vers laquelle tout parait nous entraîner et qui nous anéantirait. Et les meilleurs probabilistes de supputer les chances de survie pour une poignée d’entre nous, et la signification de cette survie — qui nous ramène une fois de plus à la vieille image du paradis : les deux hantises du siècle se rejoignent.

En effet, si un troisième conflit mondial fait table rase de notre humanité actuelle et n’épargne, ici et là, que quelques êtres physiquement détériorés et moralement anéantis, capables seulement d’exister comme les demi-bêtes de jadis, les créatures pseudo-édéniques d’avant homo sapiens ; ou si nous multiplions les camps où dégrader nos semblables, leur enlever leur dignité d’hommes, les ravaler à des instincts mécaniques, de terreur ou de férocité, les dépouiller de ce que les millénaires nous ont permis d’acquérir, les enfoncer dans la fange primitive, c’est toujours à cet improbable passé que nous semblons retourner.

Quoi que nous entreprenions, on dirait donc que c’est toujours vers un nouvel Âge de Pierre que nous nous dirigeons. Suprême dérision, la caravane de l’humanité n’aurait traversé le désert hanté de la vie terrestre que pour se retrouver à son point de départ — et condamnée à recommencer perpétuellement sa ronde au milieu des mirages ? Il est plus d’une tradition pour l’affirmer et déclarer qu’avant notre humanité il en fut d’autres qui périrent au seuil du mystère. Explication poétique où la réincarnation se trouve transposée à l’échelle de l’humanité.

Ce qui, pour l’individu, se compte en années de vie se compterait, pour l’humanité, en millénaires. Un cycle de civilisations correspondrait à une existence humaine. Et de même que chaque être meurt, chaque humanité mourrait. Aucun recours ne serait possible. Seules, les modalités changeraient : cataclysmes ou guerres abattraient le corps de la race aussi sûrement que les maladies ou les accidents viennent à bout de notre enveloppe. Les fins du monde pourraient varier à l’infini, avoir des causes aussi diverses que les semences qu’elles transmettraient à une poignée de survivants qui se verraient chargés de reconstruire le monde : Noé, Deucalion, ou Manou.

L’image, en son étrangeté, a du moins le mérite d’expliquer en partie le mouvement qui nous entraîne vers notre mort à tous. Si l’humanité n’est qu’un corps, comment échapperions-nous en effet à sa décrépitude et à son extinction ? De surcroît, si, comme le racontent tant de légendes, d’autres humanités vécurent avant nous, nous portons en nous la mémoire inconsciente de leur histoire et de leur fin. Et l’on peut en conclure que nous cherchons à ranimer les images de leur vie : le danger où nous nous mettons à l’heure actuelle n’aurait au fond pour objet que de nous rendre conscients de ces ancêtres insoupçonnés et de reproduire le moment de leur fin, qui demeure en notre subconscient le plus secret afin de comprendre ce qui s’est passé jadis.

Cependant, la notion même de réincarnation est liée, sur le plan de la personnalité, à celle d’évolution : de vie en vie, l’homme se parachève. Il va de soi qu’il ne reproduit pas mécaniquement, à chaque naissance, le même programme de gestes, de sentiments et de pensées. Si tel était le cas, il n’y en aurait pas un seul parmi nous qui aurait dépassé le stade des néandertaliens, source de notre humanité. À supposer donc que la réincarnation soit plus que le théorème invérifiable d’occultistes, qu’elle soit une réalité fondamentale de tout être humain, elle s’appuie sur l’évolution, qui la nécessite et dont elle assure le fonctionnement.

Dès lors, si ont jamais existé ces civilisations que les naïfs croient plus grandes que celle-ci, nous devons comprendre que, pour remarquables qu’elles aient pu être dans un domaine ou un autre, et avec leurs moyens, aucune n’a jamais été plus près du but que nous. Quoi qu’elles aient accompli, qui nous emplirait peut-être d’admiration si nous le découvrions aujourd’hui, il n’en est pas une seule qui se soit rapprochée autant que nous de la compréhension du mystère qui nous meut. En nous, convergent les efforts de ceux que le Véda appelle les ancêtres. Et en nous, il n’est pas impossible qu’ils soient couronnés du succès que rêvait leur aspiration.

Simplement, il faut aller plus loin, toujours plus loin, dépasser le symbole du paradis et la Préhistoire qu’il symbolise, et dépasser également les images plus subtiles et plus effarantes des civilisations perdues et de l’état merveilleux, proprement édénique auquel elles avaient dû atteindre. Il faut remonter plus haut que toutes ces légendes et que la vérité qu’elles représentent. De notre vraie origine, nous devons faire le seul but de notre queste, et non de cette vieille mystification qui a eu son utilité, mais n’a plus guère de valeur au moment où, ayant découvert que la Matière est Énergie, nous avons su en partie déchiffrer le nom de notre vraie Origine.

Le pouvoir qui désagrège tout et la force qui peut nous unir se manifestent simultanément, avons-nous dit, car il faut désormais envisager la transcendance de la forme finie, c’est-à-dire l’abolition de la limite purement matérielle et l’unité de tous les êtres (et, finalement, de toutes les formes d’être), si nous voulons mettre fin à ce qui nous achève.

Or, nous sommes aujourd’hui parvenus à ce seuil : au moment même où nous semblons enfin atteindre à l’harmonie, notre possible anéantissement se profile. Et nous croyons que l’un est la négation désespérée de l’autre, alors que les deux sont un seul phénomène perçu à deux niveaux différents : union et désagrégation — fusion de tous les hommes dans l’Homme et libération de l’énergie secrète de la Matière. Dépassement, dans les deux cas, de la forme donnée, de la racine de la Matière ou de l’ego psychologique. Dépassement de ce qui, ayant une forme, a un début et une fin — de ce qui est mortel. Et naissance, dès lors, à une inconcevable liberté. De tout en chacun et de chacun en tout. Lorsque nous rêvons à des programmes d’unité humaine, ou lorsque nous désintégrons la Matière, tous, individuellement et en tant qu’espèce, avons donc un seul espoir, en définitive : échapper à la Mort et, partant, comprendre ce qui précède la naissance à ce monde mortel et nous y a engendrés.

C’est vers cette origine-là que nous progressons en la fugue au miroir qu’est l’évolution terrestre. Quoi que nous croyions et voulions, nous remontons plus loin et plus haut qu’Éden et, en ce moment même, allant à reculons, les yeux fixés sur un passé qui ne cesse de s’approfondir, c’est vers cet état non d’innocence mais de splendeur que nous marchons. Simplement, nous ignorons comment notre odyssée commença jadis et n’avons guère d’images conscientes dont le reflet puisse nous guider.

Nous pouvons rêver au paradis perdu ou à l’Âge d’Or révolu que célèbrent nos mythes. Mais cela, qui est notre origine véritable, et à quoi nous retournons vaille que vaille, nos symboles ne le représentent pas. Cela dépasse le plan où nos symboles les plus hauts peuvent s’élever. Cela dépasse toute forme de pensée, mais est pourtant ce que nous réalisons en ce moment, penchés sur une tâche dont l’initiative ni le plan ni le résultat ne nous appartiennent et que, portés par la voix même qui nous suscite, nous poursuivons en une hypnose où, sans pesanteur, l’univers, autour de nous, se dévoile au fond de nous.

Encore une fois, nous n’avons pas d’autre raison d’être que de découvrir le principe de notre être — pas d’autre but que notre origine. Nous ne nous intéressons qu’au mobile de notre présence. Tous nos actes s’élaborent pour étayer nos jours et repousser la nuit dont nous nous croyons menacés. Tout en nous réclame de vivre et de ne pas mourir, réclame les clefs de la vie éternelle, de l’existence hors du Temps qui précède la manifestation.

Notre être tout entier ne vit et n’évolue que pour cela, qu’il serait vain d’appeler Dieu et qui dépasse toutes les conceptions de la Divinité. Athées ou religieux, mystiques de l’idée pure ou adorateurs de la Matière, à quelque culture, ou à quelque siècle que nous appartenions, tous, sans exception, n’avons de motif et de but que cela. Nos pensées, nos sentiments, nos mots peuvent sembler différents et même contradictoires. Mais en leur réalité profonde, ils désignent une seule aspiration : retrouver notre origine. C’est-à-dire en recréer les conditions, l’exprimer du tréfonds de notre être, elle qui, infinitésimale en nous, émane hors de nous tout ce qui nous entoure et dont nous dépendons en un entremêlement perpétuel, reflet de l’unité primordiale.

En quoi l’adepte d’un culte se tromperait-il plus que le zélateur d’un savoir, ou inversement ? En quoi l’origine serait-elle moins originelle dans l’espérance des églises que dans l’œuvre des laboratoires ? L’onirisme de la foi, ses emblèmes et ses dogmes, comment vaudraient-ils moins — ou plus — que la vision de la science, ses symboles et ses lois ? Un même progrès marque les deux — ou l’on peut dire qu’elles sont l’une et l’autre tout aussi limitées. L’objectif de la science n’a cessé de se faire plus sublime, et de même celui de la foi — pour cette simple raison qu’en réalité c’est l’homme qui a grandi, passant de ses cultes magiques à des formes d’intuition et de spéculation plus hautes, dont la possession l’élevait lui-même.

Et tout comme autrefois, les pratiques du chaman ne séparaient pas la foi du savoir, mais les fondaient en une seule expérience du monde et de soi, il semble qu’aujourd’hui se rejoignent les deux axes de notre pensée. En fait, c’est la science qui devient de plus en plus mystique, sans que la religion saute encore le pas pour s’ouvrir à la science. Mais c’est un seul Homme, c’est une seule Humanité qui cherche, et une chose unique. Le savant ne poursuit pas un but, et le croyant un autre. Avoir pour Dieu l’Esprit ou la Matière ne change rien à la tâche qui nous incombe. Une même angoisse nous étreint tous sans exception, et un même résultat nous appartiendra à tous. Qu’elle vienne de la science ou de la foi ou des deux combinées, une même réponse nous sera donnée. Nous voulons savoir d’où nous venons, et nous le saurons. D’une façon ou d’une autre. Nous ne cesserons de chercher, d’être ces créatures inquiètes et inlassables — d’être des hommes — que lorsque nous aurons trouvé. Nous ne nous arrêterons pas en chemin. Notre histoire entière, qui serpente au gré des dizaines de milliers d’années, en est la preuve. Nous avons entrepris bien des choses, nous nous sommes lancés dans bien des aventures, nous nous sommes égarés bien des fois, mais jamais nous n’avons déclaré forfait. Jamais nous n’avons renoncé à savoir la vérité sur notre apparition.

Comment se fait-il seulement que nous ayons été atteints d’amnésie ? Quel charme nous empêche donc de nous souvenir comment nous nous sommes matérialisés ? Et ce charme, qui le rompra ? De quelle illusion sommes-nous les jouets ? Et projetée par qui ?

Tant de questions, qui hantent confusément la plupart d’entre nous, sont pour les autres comme des éclairs qui fouillent la conscience, comme un tonnerre qui couvre toute autre parole, comme une foudre qui incendie l’âme. Nous venons de Dieu, disent certains — ce qui, à la fois, est une vérité ultime et ne veut plus rien dire —, cependant que d’autres, plus humbles, plus patients, plus résolus, plus individualisés, analysent et dissèquent et griffonnent des équations sorcières où l’univers semble se laisser apprivoiser.

En fait peu importent les moyens par lesquels nous arriverons au résultat. En même, dirait-on, peu importe le résultat — car si, par exemple, c’est de la Mort que nous venons, nous que la Mort encercle, c’est à la Mort que nous devons retourner. La Mort, la non-vie primordiale, le Néant.

Mais sommes-nous sûrs que ce puisse être là la réponse définitive ? Si le Néant précédait l’existence, comment l’existence en aurait-elle émané ? Ou bien faut-il croire qu’il y ait autre chose non seulement au-delà de la Vie, mais au-delà de la Mort ? Faut-il vraiment croire, comme tant de religions y invitent, les unes maladroitement; les autres avec une intuition éblouissante, que, par-delà la Vie et la Mort, il y ait un état suprême inaccessible aux remous de la Vie comme à la rupture de la Mort, inaltérable, immuable et, pour cela, éternel et parfait ? Et serait-ce cela, notre origine ? Serait-ce vers cela qu’en titubant de fatigue et de douleur nous avançons à notre insu ?

Cependant, nous sommes las de ces nébuleuses prophéties dont l’opium a miné nos forces en allégeant nos peines. Les religions ont vulgarisé la vision primitive et voilé la lumière découverte par les voyants. Mise en mots et en dogmes, déformée, mutilée, réduite à nos pauvres moyens de comprendre les choses, la vérité s’est recouverte d’un masque menteur, qui ne nous effraie ni ne nous attire plus, mais nous paraît infantile et grotesque. Momerie du carnaval des religions ! Qu’avons-nous à faire de ce rutilant carton-pâte ? Harassés, nous ne voulons plus de ces paraboles qui n’expliquent rien, ni de ces encens frelatés.

Nous n’avons même plus besoin de nier la Divinité. Elle appartient à un âge qui n’est pas le nôtre. Nous n’avons pas plus à la nier que nous ne nions l’existence des dinosaures. Dieu est mort du seul fait que l’homme se justifie en d’autres termes. Les dinosaures ont disparu. Dieu aussi — et aussi naturellement. Allons-nous le regretter ?

Sans doute, est-il encore une partie du monde — l’Inde, par exemple, ou bien l’Islam — où la vieille réponse tient encore, où le carnaval se poursuit dans la misère, où l’on explique le monde et notre présence par l’acte d’une ineffable entité et où l’on vit quotidiennement selon cette explication, alors qu’en Occident cet ésotérisme suranné n’est plus qu’une espèce de vague bibelot de famille sans valeur ni signification.

Dieu n’est pas mort — il n’est rien, il n’est plus rien de vivant, de nourricier, d’utilisable pour nous. Nous avons si bien assimilé le suc de ses représentations, même les plus abstraites, ou les avons à ce point nivelées, avons si bien guillotiné leur transcendance pour les adorer plus facilement dans nos églises que, les unes après les autres, elles se sont évanouies et que, tout naturellement, nous nous retrouvons affamés d’une autre réponse.

Où est le sacrilège ? Dans nos religions aujourd’hui moribondes où nous avons abaissé cela même devant quoi nous nous prosternions et dont, tout de même, le culte nous a permis de grandir ? Ou bien dans le moderne rejet des credo où, refusant de fermer plus longtemps les yeux pour prier, nous les ouvrons sur une énigme qui, si elle est sacrée en son essence, ne peut être profanée par notre regard ?

Cette époque est à l’athéisme, ne cesse-t-on de dire. Mais encore cet athéisme n’existe-t-il que par rapport aux formes traditionnelles de la foi : en aucun cas, il n’est une négation de l’Être. Celui-ci dût-il se réduire en définitive à un Non-Être, nul, parmi nous, ne peut le supprimer d’un haussement d’épaules ou d’un ricanement désabusé.

Ainsi, lorsque nous disons que Dieu est mort, ne nions-nous pas Dieu ; nous ne nions pas l’Être pur, mais cherchons autre chose que l’idée religieuse, impossiblement éthique de la Divinité. Autre chose que l’image coutumière dont s’est nourrie notre croissance et qui ne saurait désormais suffire, parce que nous avons atteint un degré dans l’intelligence de l’univers et de nous-mêmes où il faut nous séparer des anciennes notions afin que plus de grandeur, de beauté, de lumière — de Divinité, si l’on veut — puisse se manifester. Nous ne rejetons Dieu que pour mieux Le connaître, que pour découvrir quelque chose qui soit plus haut que l’idée que nous nous en faisons.

Dieu est mort ! Vive Dieu ! On pourrait presque le formuler ainsi, n’était justement cette évidence que la dynastie s’est éteinte et qu’il n’est pas de dauphin qui doive monter sur le trône de notre âme. C’est elle qui, aujourd’hui, demande autre chose. C’est elle qui, se libérant des images du Dieu-Roi, du Père, du Juge, de l’Amant et du Frère, se dépouillant des antiques objets de son adoration et se retrouvant nue, cherche une autre réponse.

Nue et déserte, elle appelle l’Inconnu pour qu’il l’habite et construise en elle un monde nouveau, un nouvel univers, que rien ne peut encore énoncer, qui soit simplement autre chose que tout ce qu’elle a vécu depuis son éveil dans les cavernes glacées de la Préhistoire. Autre chose ! Autre chose !

Le cri a commencé de se répandre sur la Terre avec la Révolution française et son rêve d’un Être suprême et de l’âme immortelle votée par Robespierre. Et depuis, le cri n’a cessé de s’amplifier : l’immortalité des hommes, l’Éternité de l’Être, non plus dans des temples ni pour l’élite des fidèles, mais pour l’humanité entière. C’est le rêve fou, le rêve incompris de Robespierre qui n’hésita pas à tuer un roi et à abattre l’Église qui avait oint ce roi, pour désigner, plus haut que tout, au zénith de sa vision, le but des siècles qu’il mettait en marche : cette autre chose que rien ne peut définir, qu’aucune forme n’enferme, que toutes évoquent et déguisent et font oublier, l’Être suprême, l’Être pur sans quoi rien ne fut ni ne sera jamais et qui est l’éternél présent de l’univers.

Autre chose. Simplement cela. Autre chose que les dieux, si grands soient-ils, si emblématiques soient-ils de l’Unité, de la Transcendance, de l’Infini et de l’Éternité. Autre chose : non plus les emblèmes, mais la chose elle-même. Non plus les dieux, mais Dieu, en dehors des chaînes et des carcans des confessions. Autre chose de plus proche et de plus grandiose à la fois, où soit dépassé tout ce que nous avons cru et tout ce que nous avons été. Quelque chose qui soit tout ensemble à la mesure de l’atome et des milliards de galaxies et corresponde à notre nouveau visage — qui soit notre nouveau visage dans le miroir où nous déchiffrons anxieusement notre histoire.

Donc, nous rejetons Dieu, oui, c’est vrai, et il ne nous est guère de tâche plus urgente. Nous rejetons le symbole qui, quel qu’il soit, plane au-dessus de nos Églises et les emplit de sa douceur ou de son tonnerre. Et nous le rejetons pour nous ouvrir à ce qui le dépasse et dont rien ne nous indique encore la modalité. Et simultanément — comment nous le cacherions-nous ? —, nous rejetons le monde, ou nous le détruisons — nous nous apprêtons à le détruire sous les cyclones incendiaires de nos bombes.

Il serait faux de dire que nous rejetons Dieu pour mieux posséder le monde, puisque, justement, au même moment, nous œuvrons à rejeter aussi le monde en le plongeant dans la géhenne thermonucléaire. Nous ne préférons pas la Matière à l’Esprit, nous renions les deux.

Consentons à le voir, et à comprendre que la mort de Dieu et la fin du monde sont inséparables — non pas que celle-là entraîne fatalement celle-ci, non pas, comme nous le croyons peureusement, que notre impiété condamne notre race à disparaître et la Terre à périr. Non pas que « Dieu » veuille nous anéantir pour se venger de nous voir délaisser ses autels, mais parce que les deux phénomènes sont concomitants. Nulle causalité ne relie l’un à l’autre. Ils sont l’expression nécessaire, et obligatoirement double, de l’immense réalité dont nous participons.

Au moment où il nous semble ne plus avoir besoin de Dieu, au moment où nous dépassons la notion de Divinité, il est fatal que nous dépassions également celle de monde. Et là aussi, le besoin d’autre chose se fait jour. Autre chose que Dieu. Autre chose que le monde. Mais quoi ?

La proposition est en soi si aberrante qu’elle paraît irrecevable. Pourtant, c’est à elle qu’aboutit la physique contemporaine, dont nous effraie l’aspect de mort universelle. Les quanta, la relativité, le rayonnement de la lumière fossile, les trous noirs : depuis le début du siècle, nous nous extrayons de ce qui, jusqu’à présent, était le monde, nous nous en défaisons comme d’une peau morte, nous muons aveuglément et, à notre insu même, nous quittons « l’univers » pour pénétrer dans autre chose.

(Archaka (Alexandre Kalda) – Le mur de la lumière 1993)

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1 « Nul n’est autre que vous », disait Shrî Râmakrishna, le grand voyant bengali du XIXe siècle, résumant ainsi tout un courant de la pensée indienne. Intuition que l’Occident connaît aussi et que l’on retrouve, par exemple, dans un poème de Marguerite Yourcenar :

Dans tes bras je m’étreins, je m’entends sur ta lèvre ;

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Je me prends en pitié dans les pauvres qui pleurent.

(« L’homme épars » Les Charités d’Alcippe)

« Ma vie est la vôtre, votre vie est la mienne, écrivait déjà Victor Hugo dans Les Contemplations. Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi. »

2 Symbole solaire, le svastika indien va dans le sens des aiguilles d’une montre et indique tout naturellement le progrès terrestre, l’évolution. Au contraire de la croix gammée nazie qui tourne dans l’autre sens.