(Revue Le chant de la licorne. No 29. 1989)
Pierre Feuga (1942-2008) est un écrivain, éditeur et traducteur français (du sanskrit et du latin). Spécialiste du ved?nta, des cultes de la Shakti et du tantrisme, il était influencé par Patrick Le Bail et Jean Klein. Il enseigna le yoga pendant vingt-sept ans.
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Il n’est pas d’époque, de croyance ou de voies privilégiées pour atteindre l’éveil. Cette expérience est universelle, intemporelle et accessible aujourd’hui à qui fait preuve de lucidité et de vigilance.
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« À quoi pensez-vous lorsque vous êtes assis en lotus et que vous fermez les yeux ? » me demanda un jour une élève de yoga. Je trouve la question intéressante dans sa naïveté. Cette dame, de toute évidence, n’avait jamais expérimenté par elle-même que l’on pût ne penser à rien et pourtant ne pas être un abruti parfait. Mais si je lui avais fourni cette réponse: « Je ne pense à rien, Dieu merci », elle l’eût acceptée d’une certaine manière, rattachée à la notion ordinaire que l’on se fait du « mysticisme » en général et de la spiritualité « orientale » en particulier. Or il me sembla, sinon plus honnête, du moins plus fécond pour tous d’avouer qu’à ce moment précis je pensais peut-être au robinet de mon évier qui fuyait ou à mon tiers provisionnel que je devais payer avant le soir.
Mais ce que je regrette aujourd’hui de n’avoir su exprimer plus clairement à cette personne est ceci : que je pense ou que je ne pense pas, cela en réalité n’a aucune importance. Ce qui en a une — et encore assez légère — c’est que je sois assis en face de vous, les jambes croisées sans souffrance, le dos à peu près droit, le visage détendu, le souffle tranquille. C’est par tous ces éléments harmonieusement réunis que je puis à la rigueur, quoique sans le chercher, vous convaincre de la quiétude qui m’habite et vous aider, si toutefois vous en avez envie, à découvrir votre propre quiétude. Je ne fais pas plus d’effort pour arrêter que pour alimenter ma pensée parce que je ne crois pas à ma pensée. Non seulement elle n’a pas plus de consistance que la vôtre, chère Madame, mais elle ne compte ni plus ni moins à mes propres yeux que ma digestion ou ma respiration. Si je la compare à l’une et l’autre, c’est qu’elle ne représente, elle aussi, qu’une fonction. « Je pense donc je suis » ? Peut-être mais ne pourrais-je aussi légitimement affirmer : je digère donc je suis, ou : je respire donc je suis, ou encore : j’écris donc je suis ? Il s’agit là d’expressions variées de mon être, mouvements spontanés, jeux. Même en l’absence de toute activité sensorielle ou mentale, d’ailleurs je suis, par exemple, quand je dors sans rêver ou quand — car cela arrive aussi — je m’assois en lotus, les yeux clos, sans penser à mon robinet qui fuit. Je suis et tout alors m’est bien égal, la surpopulation, la prochaine guerre, l’opinion que vous avez de moi. Même le fait de méditer m’est égal et je me soucie de l’illumination comme d’une guigne. Je suis, conscient que je suis, et je suis heureux d’être conscient que je suis.
« Heureux » ? Voilà le mot dangereux et que l’on associe rarement à une vie spirituelle digne de ce nom. Le Christ n’est-il pas mort pour racheter les péchés du monde ? Le Bouddha n’a-t-il point proclamé l’universalité de la douleur ? L’hindouisme ne nous enseigne-t-il pas que même la condition divine n’a rien d’enviable, l’unique béatitude consistant à ne rien désirer, à la limite à ne jamais exister ?
Tout cela se peut bien mais ne trouble en rien l’état, ou plutôt le mouvement, la liberté jouante dont je parle et que je nomme d’un terme facile et compréhensible pour tous « bonheur ». C’est que le mien se fonde non sur une autosatisfaction mais sur une sensation permanente de l’éphémère. Celle-ci m’atteignit dès la fin de l’enfance, à contempler les fleurs, les nuages, à tomber amoureux de filles qui m’assassinaient et me ressuscitaient d’une œillade. Les poètes ne me touchèrent qu’en tant qu’ils parlaient de cela, de la merveille fuyante du monde, de la mort toujours penchée sur le lit des amants. Ce qui m’avait longtemps fait souffrir devint un jour mon extase. J’appris à aimer l’oubli. La vie se révéla bien plus savoureuse et généreuse dès que je cessai de m’en croire propriétaire. Tous les jours je croise des femmes plus belles que les idoles proposées à la frustration des foules. Je sais qu’il existe encore des chefs-d’œuvre inconnus, des livres géniaux que personne ne lit, des tableaux sublimes que personne ne regarde. Il est probable aussi qu’il se trouve toujours de vrais sages sur Terre, mais qui les remarquerait, avec le bruit que font ceux qui parlent de la sagesse ?
Revenons à la pensée. Beaucoup de gens engagés dans une recherche intérieure la considèrent comme l’Obstacle principal à l’illumination. Elle ne mérite à mon sens ni tant d’honneur ni tant d’horreur. Encore une fois se glorifier ou se condamner parce qu’on pense est aussi disproportionné que de s’admirer ou de se culpabiliser parce qu’on respire ou digère. Traitez la pensée comme une fonction, une activité parmi d’autres, elle ne vous gênera plus. Elle ne vous mènera pas à l’éveil, elle ne vous empêchera pas de vous y maintenir. Les neuf dixièmes des problèmes physiques, psychiques et pseudo-spirituels des hommes ne proviennent pas de ce qu’ils pensent bien ou mal mais, plus concrètement, de ce qu’ils ne savent ni se nourrir, ni respirer, ni faire l’amour. Jugez-vous ces remarques trop matérialistes, triviales et indignes d’un professeur de yoga ? Vous lui prêteriez sans doute une oreille plus respectueuse s’il vous exprimait les mêmes convictions dans un langage sibyllin, en saupoudrant son discours de citations sanskrites et chinoises.
Aider avec efficacité les êtres humains, ce serait d’abord, me semble-t-il, leur enseigner ces trois arts, d’ailleurs éminemment traditionnels: celui de s’alimenter comme il convient ; celui de respirer avec toutes les ressources de ses poumons ; celui de donner et de partager le plaisir amoureux ou du moins, si l’on a quelque vocation à la chasteté, de vivre cette vertu sans dessèchement ni intolérance. Sur une base aussi saine, l’Éveil pourrait naître plus facilement, il n’aurait aucune excuse pour ne pas naître ! C’est dans le corps et par le corps que l’on commencerait de méditer, ne cherchant point à fuir ce monde mais à en extraire toute la saveur. Dans une telle éducation ne seraient encouragées ni la nostalgie de l’âge d’or ni la hantise des lendemains. Tu n’es pas dans le Temps ; le Temps est en toi, il n’est que l’idée que tu t’en fais et si tu meurs à chaque instant tu ne mourras jamais, tu deviendras la Vie même.
On a souvent peine à croire que détachement et jouissance puissent coïncider, que bonheur terrestre et béatitude céleste soient compatibles. C’est pourtant le grand secret et l’art véritable. N’aimer que la Terre, n’aimer que le Ciel, c’est également manquer la moitié du chemin, c’est ne voir que la partie obscure ou claire de l’Unique. J’admire l’homme qui a vaincu ses sens et dont l’intellect épuré n’a plus d’autre objet de contemplation que le Principe suprême ; mais j’admire plus encore l’homme qui réalise la Merveille divine à travers tous ses sens, dont le corps tout entier chante la joie, qui ne se soucie plus ni du bien ni du mal, ni du pur ni de l’impur. Cet homme-là ne vise plus l’Éveil, il est Éveil. Il ne désire point la Libération, il est libre, même de partager la prison des autres. Il n’explique pas l’Être, il l’incarne, il le rayonne par tous les pores de sa peau, tous les scintillements de son regard, toutes les vibrations de son silence. « Je suis donc je suis » : voilà à quoi se réduirait toute sa logique s’il daignait en avoir une.
« À quoi pensez-vous lorsque vous êtes assis en lotus et que vous fermez les yeux ? » En vérité j’espère ne penser à aucune des choses que je viens de vous dire. J’écoute mon souffle ou mon cœur ou les oiseaux dans l’arbre ou la pluie sur le toit. Parfois, comme c’est étrange, c’est moi qui me sens dans l’arbre ou sur le toit. Je deviens l’oiseau ou je deviens la pluie, rien qu’une goutte de pluie glissant sur une feuille. Ou de nouveau l’oiseau. Quittant ma branche en secouant quelques gouttes, je viens observer cet homme assis devant sa fenêtre, qui joue à méditer. Nous nous saluons silencieusement. Je me pose en son cœur, je lui prête mes ailes et je l’emporte à travers le ciel, deçà delà, sans laisser de trace.
BIBLIOGRAPHIE
PIERRE FEUGA: Cent douze méditations tantriques, Éditions l’Originel
Cinq visages de la déesse (le souffle, l’amour, la mort, l’initiation selon le tantrisme hindou), Éditions le Mail
Pour l’éveil, Éditions du Cerf