Le zen et les arts : Architecture

Le pavillon de thé par Okakura Kakuzo Pour les architectes européens, élevés dans les traditions de la construction en pierre et en brique, nos méthodes japonaises, qui consistent à utiliser le bois et le bambou, ne ressortissent que d’assez loin à l’architecture. Ce n’est que récemment qu’un éminent spécialiste de l’architecture occidentale a rendu justice […]

Le pavillon de thé par Okakura Kakuzo

Pour les architectes européens, élevés dans les traditions de la construction en pierre et en brique, nos méthodes japonaises, qui consistent à utiliser le bois et le bambou, ne ressortissent que d’assez loin à l’architecture. Ce n’est que récemment qu’un éminent spécialiste de l’architecture occidentale a rendu justice à la perfection de nos grands temples [1]. Cela étant, nous pouvons difficilement attendre d’étrangers qu’ils apprécient la beauté subtile de notre « pavillon de thé », dont les principes de construction et de décoration sont entièrement différents de ceux qui prévalent en Occident.

Le sukiya ne prétend pas être autre chose qu’un simple cottage — une hutte de paille, comme nous disons. Les idéogrammes originaux qui le désignent signifient littéralement « la Demeure de la Fantaisie ». Ultérieurement, les différents maîtres du thé ont utilisé d’autres caractères chinois pour le désigner, selon la conception personnelle qu’ils s’en faisaient et le terme sukiya peut signifier aussi « Demeure du Vide » ou « de l’Asymétrie ». C’est un lieu de la fantaisie dans la mesure où il constitue une construction éphémère destinée à abriter l’inspiration poétique. C’est la demeure du Vide en raison de son manque d’ornements, exception faite pour ceux qui y sont placés dans le dessein de satisfaire quelque inclination esthétique du moment. C’est enfin la demeure de l’Asymétrie dans la mesure où il est consacré à l’adoration de l’Imparfait, où son caractère inachevé laisse volontairement l’imagination y jouer son rôle. D’une façon générale d’ailleurs le culte du thé a, depuis le XVIe siècle, à ce point influencé notre architecture que le classique intérieur japonais d’aujourd’hui apparaît presque austère aux étrangers, en raison de l’extrême simplicité, de l’extrême sobriété de sa décoration.

Le premier « pavillon de thé » indépendant fut une création de Senno-Soyeki, plus connu sous le nom de Rikyu, le plus grand de tous les maîtres du thé, qui, au XVIe siècle, sous le patronage de Taiko Hideyoshi, institua et porta à un haut degré de perfection les règles de la cérémonie du thé. Les proportions de la chambre de thé avaient été précédemment déterminées par Jowo, un célèbre maître du thé du XVe siècle. Elle était, au début, simplement constituée par une partie du salon classique, délimitée par des paravents et appelée kakoi. Ce nom qui signifie « partie close », sert encore à désigner les chambres à thé situées dans la maison et non point indépendantes d’elle, comme l’est le sukiya. Celui-ci est conçu pour accueillir cinq personnes au plus, c’est-à-dire, selon le dicton, « plus que les Grâces et moins que les Muses ». Il comporte également une antichambre (midsuya), où les ustensiles du thé sont lavés et préparés avant la cérémonie, un portique (machiai), où les invités attendent d’être priés d’entrer, et un sentier de jardin (roji), qui relie le machiai au pavillon. Le pavillon de thé lui-même est d’une apparence modeste. Il est plus petit que les plus petites des maisons japonaises et les matériaux utilisés pour le construire doivent donner le sentiment d’une pauvreté raffinée. N’oublions pas pourtant que tout cela est le résultat d’une préméditation très concertée et que les détails en ont été mis au point avec plus de soin encore que ceux des palais et des temples les plus riches. Un pavillon de thé réussi coûte plus cher qu’une maison ordinaire, car le choix de ses matériaux aussi bien que sa construction requièrent un savoir-faire extraordinaire. Les charpentiers employés par les maîtres du thé forment d’ailleurs une caste distincte et respectée parmi les artisans, car leur travail n’est pas moins délicat que celui des spécialistes de la laque.

Le pavillon de thé diffère de toutes les réalisations non seulement de l’architecture occidentale, mais encore de l’architecture classique elle-même. Nos vieux et nobles édifices religieux ou séculiers n’étaient pas à dédaigner, même compte tenu de leurs dimensions modestes, et si ceux qui ont été épargnés au cours des siècles par le fléau de la guerre sont peu nombreux, ils nous impressionnent encore par la grandeur et la richesse de leur décoration. D’énormes piliers de bois de 60 à 90 centimètres de diamètre et de 9 à 12 mètres de haut y supportaient, par un enchevêtrement compliqué de tasseaux, les lourdes poutres qui grinçaient sous le poids des toits de tuiles en pente. Ces constructions, mal défendues contre le feu, se révélaient capables de résister aux tremblements de terre, et elles convenaient fort bien aux conditions climatiques du pays. La Salle Dorée de Horiuji et la Pagode de Yakushiji nous offrent de remarquables exemples de la résistance de notre architecture de bois : ces édifices sont restés pratiquement intacts depuis près de douze siècles. L’intérieur des vieux temples et des palais était très décoré : dans le temple Hoodo, à Uiji, qui date du Xe siècle, on peut encore admirer la voûte compliquée et les baldaquins dorés, multicolores et incrustés de miroirs et de nacre, aussi bien que des vestiges de peintures et des sculptures murales. Par la suite, comme c’est le cas à Nikko et au château Nijo à Kyoto, la beauté architecturale elle-même fut sacrifiée à la richesse d’une ornementation qui égale par ses couleurs et la finesse de ses détails les plus précieuses réalisations de l’art arabe.

La simplicité et le dépouillement du pavillon de thé, quant à eux, s’inspirent du style des monastères zen. Un monastère zen diffère de ceux des autres sectes bouddhistes en ceci qu’il est seulement une demeure pour les moines. Sa chapelle n’est pas un lieu de prière ou de pèlerinage mais une salle collégiale où les disciples se rassemblent pour discuter et méditer en commun. C’est une pièce nue, à l’exception d’une alcôve centrale dans laquelle, derrière l’autel, se trouve une statue de Bodhidharma, le fondateur de la secte ou de Çakyamuni, le premier Bouddha, flanqué de Kasyapa et d’Ananda, les deux plus anciens patriarches du Zen. Sur l’autel, il y a des fleurs et l’on y fait brûler de l’encens, en hommage à ses sages. Nous avons déjà dit que les moines zen boivent tour à tour un bol de thé devant l’image de Bodhidharma et que c’est ce rituel qui a donné naissance à la cérémonie du thé. Ajoutons que l’autel de la chapelle zen est le modèle initial du tokonoma, cette place d’honneur de la chambre de thé japonaise où des fleurs et une peinture sont disposées pour l’édification des invités.

Tous nos grands maîtres du thé furent des disciples du Zen et s’employèrent à faire passer son esprit dans les réalités de la vie — en particulier dans la chambre de thé et dans ses ustensiles. Les dimensions de la chambre de thé classique, qui sont de quatre nattes et demie (soit environ 9 m2), ont été établies d’après un passage du Sutra de Vikramadytia où l’on voit celui-ci accueillir le saint homme Manjushiri et quatre-vingt-quatre mille disciples de Bouddha dans une pièce de cette taille : il s’agit évidemment d’une allégorie basée sur la théorie de la non-existence de l’espace pour les vrais illuminés. De même le roji, ce sentier qui conduit du machiai au pavillon de thé, représente le premier stade de la méditation — le chemin menant à l’illumination. Il a pour but de « couper les ponts » avec le monde extérieur et de provoquer une libération de l’esprit permettant de goûter pleinement les beautés de la chambre de thé. Celui qui emprunte ce sentier dans la demi-clarté des pins, en marchant sur les dalles d’une asymétrie étudiée et en passant à côté des lanternes de granit couvertes de mousse, se sent arraché à ses pensées ordinaires. Fût-il au cœur d’une ville, il a le sentiment de se trouver dans une forêt, très loin de la poussière et du vacarme de la civilisation.

La nature des sensations que devait susciter le passage du roji différait suivant l’inspiration des maîtres du thé. Certains, comme Rikyu, entendaient suggérer un sentiment de solitude absolue et assuraient que la formule parfaite du roji se trouvait dans cette antique chanson :

Je regarde au loin

ni fleurs ni feuilles colorées.

Sur le rivage de la mer

il n’y a qu’un cottage solitaire

dans la lumière pâle

d’un soir d’automne.

D’autres, comme Kobori Enshiu, se réclamaient plus volontiers des vers suivants :

Un bouquet d’arbres en été,

un coin de mer,

une lune pâle dans le soir.

Il n’est pas difficile de comprendre la pensée d’Enshiu : il désirait recréer l’état d’esprit d’un homme qui vient de s’éveiller, encore prisonnier des ombres du rêve mais prenant doucement conscience d’une faible lumière spirituelle et aspirant à la liberté qu’elle lui promet.

Ainsi préparé, l’invité s’approchera silencieusement du sanctuaire. Si c’est un samouraï, il laissera son sabre à la porte, car le pavillon de thé est essentiellement la demeure de la paix. Ensuite, il s’inclinera profondément et y entrera par une petite porte basse de moins d’un mètre, destinée à inculquer la même humilité à tous les invités, quel que soit leur rang. L’ordre de préséance ayant été fixé d’un commun accord dès le machiai, ils entrent en silence et prennent leur place après s’être incliné devant le tokonoma. L’hôte n’entrera à son tour qu’une fois tous ses invités assis et le silence revenu. L’eau qui bout fait entendre un chant mélodieux, grâce aux morceaux de fer disposés au fond de la bouilloire et qui doivent évoquer l’écho lointain d’un torrent ou de la mer se brisant sur les rochers, la pluie d’orage tombant sur une forêt de bambous ou le murmure des pins sur une colline éloignée.

Même en plein jour, la lumière de la chambre de thé est discrète, car les bords plongeants du toit en pente n’y laissent guère pénétrer le soleil. Du plafond au plancher, tout est de couleur sobre ; les invités eux-mêmes ont choisi avec soin des vêtements peu voyants. Tout évoque la douceur moelleuse des choses anciennes, rien ne doit donner l’impression du neuf, sauf peut-être la grande cuiller de bambou et la nappe de lin, toutes deux d’une blancheur immaculée. Pourtant, la chambre et les ustensiles du thé doivent être d’une propreté absolue : si l’on aperçoit un soupçon de poussière dans le coin le plus sombre, c’est que l’hôte n’est pas un maître du thé. Celui-ci doit et avant tout savoir comment balayer, nettoyer et laver, car cela aussi est un art. Un objet ancien, fût-il en métal, ne doit pas être traité avec le zèle sans scrupule d’une ménagère hollandaise, et l’eau qui coule peut-être d’un vase de fleurs ne doit pas être essuyée, car elle peut évoquer la rosée et sa fraîcheur.

Citons à cet égard une anecdote qui illustre assez bien tout cela. Rikyu, regardant un jour son fils Shoan balayer et arroser le sentier du jardin, lui dit : « Ce n’est pas assez propre. » Une heure plus tard, Shoan dit à son père : « Père, je ne puis faire mieux. J’ai lavé trois fois chaque dalle, les lanternes de pierre, j’ai arrosé les arbres, la mousse et le lichen sont d’un vert éclatant. Il ne reste ni une feuille ni une brindille sur le sol. » Le maître du thé lui dit : « Jeune sot, ce n’est pas ainsi qu’il convient de balayer un roji ! » Sur quoi Rikyu s’avança dans le jardin et secoua un arbre, répandant sur le sol des feuilles pourpres et dorées pour lui donner les teintes merveilleuses de l’automne… Ce que voulait Rikyu, ce n’était pas seulement la propreté, mais aussi la beauté — et que cette beauté fût celle de la nature elle-même.

La formule « demeure de la fantaisie » implique dans la conception du pavillon de thé le souci de répondre à certaines exigences d’ordre esthétique. Le pavillon de thé est fait pour le maître du thé, et non point le contraire. Il n’est pas destiné à la postérité, d’où son caractère éphémère. L’idée que chacun devrait avoir une maison qui fût à lui seul est basée sur une vieille coutume japonaise, une superstition selon laquelle il fallait évacuer toute demeure à la mort de son principal occupant. Peut-être cette tradition avait-elle à l’origine des raisons sanitaires non explicitement formulées. Une autre coutume ancienne voulait qu’une maison nouvellement construite fût affectée à tout couple de jeunes mariés. Ces coutumes expliquent notamment le fait que les anciennes capitales du Japon impérial se soient si souvent « déplacées ». On en peut voir une autre illustration dans la reconstruction, tous les vingt ans, du temple d’Isé, édifié en hommage à la déesse du Soleil. L’observation de ces rites n’était évidemment rendue possible que par nos méthodes d’architecture, dont les constructions de bois étaient faciles à abattre et à rebâtir. Une architecture plus durable, utilisant la pierre et la brique, eût rendu ces « migrations » difficiles, et elles le devinrent effectivement lorsque nous adoptâmes, après la période Nara, les méthodes chinoises.

Avec l’avènement de l’individualisme zen au XVe siècle, pourtant, ces vieux principes prirent un sens plus profond lorsqu’on les appliqua au pavillon de thé. Le Zen, se fondant sur la théorie bouddhiste du caractère transitoire et éphémère des choses et sur la nécessité conséquente pour l’esprit, de dominer la matière, ne voyait dans la maison qu’un refuge temporaire pour le corps, ce corps lui-même n’étant qu’une hutte au sein de la nature sauvage, un abri chétif fait en liant ensemble les brins d’herbe poussant autour de lui — et ceux-ci, une fois déliés, se confondant derechef avec la nature environnante. Dans le pavillon de thé, ce caractère éphémère est suggéré par le toit de chaume, la fragilité des poutres minces, la légèreté du bambou, l’usage apparemment négligent de matériaux très simples. Quant à l’élément « éternel », il faut le chercher dans l’inspiration qui ennoblit ce cadre sommaire, dans la subtile lumière de son raffinement.

Le fait que le pavillon ou la chambre de thé soit conçu pour répondre au goût d’un individu contribue à la vitalité de l’art. L’art, pour être pleinement apprécié, doit correspondre à la vie qui lui est contemporaine — non point que nous devions mépriser la postérité, mais il est plus important encore de chercher à goûter le présent. Nous ne devons pas davantage sous-estimer les créations du passé, mais essayer de les assimiler à notre conscience présente. Une soumission aveugle aux traditions et aux formules toutes faites entrave l’expression de l’individualité en architecture, et nous ne pouvons que déplorer l’absurde imitation de l’architecture européenne par le Japon moderne. Le fait est que, parmi les nations occidentales les plus évoluées, l’architecture manque totalement d’originalité réelle, est fondée sur la copie de styles déjà désuets. Peut-être traversons-nous nous-mêmes une ère de démocratisation de l’art, en attendant qu’apparaisse quelque fondateur princier d’une nouvelle dynastie d’artistes ? Cela étant, puissions-nous aimer davantage les anciens, et les copier moins ! Les Grecs furent grands, on l’a dit, parce qu’ils n’imitèrent personne…

La formule « demeure du vide », d’origine évidemment taoïste, implique un changement continuel des éléments décoratifs. La chambre de thé est, en effet, absolument vide, compte non tenu de ce que l’on peut y mettre temporairement pour satisfaire quelque « humeur » esthétique. Il s’agit alors de tel objet d’art, et tout le reste est choisi et disposé pour en souligner la beauté. Chacun sait qu’il n’est pas possible d’écouter plusieurs morceaux de musique en même temps, une réelle perception de la beauté n’étant accessible que par la concentration sur un objet unique. De même, la décoration de notre chambre du thé diffère absolument de celle en usage en Occident, où l’intérieur d’une maison ressemble souvent à un musée. Pour un Japonais, accoutumé à la simplicité ornementale et au changement fréquent de la méthode de décoration, un intérieur occidental, bourré de façon permanente de tableaux, de sculptures et de bric-à-brac [2], donne l’impression d’un vulgaire étalage de richesses. À ses yeux, le spectacle constant d’un seul chef-d’œuvre exige déjà un grand pouvoir d’appréciation — et dès lors il faudrait imaginer des capacités illimitées d’émotion esthétique à ceux qui passent leur vie au milieu de la profusion de couleurs et de formes que l’on rencontre si souvent dans les maisons d’Europe et d’Amérique…

La formule « demeure de l’asymétrie », enfin, évoque un autre aspect de notre conception de la décoration. L’absence de symétrie dans les objets d’art japonais a souvent été commentée par les critiques occidentaux. Elle aussi est une résultante de l’application par le Zen des théories taoïstes. Le confucianisme, profondément dualiste, et le bouddhisme trinitaire du nord n’étaient nullement hostiles à la symétrie, dont la recherche apparaît constamment dans les anciens bronzes chinois ou dans les arts religieux de la dynastie T’ang et de la période Nara. De même, la décoration de nos intérieurs classiques l’admettait fort bien. Mais les conceptions taoïstes et zen de la perfection étaient différentes, et leur philosophie dynamique met d’ailleurs davantage l’accent sur les moyens par lesquels la perfection était recherchée que sur la perfection elle-même. La vraie beauté ne peut être découverte que par celui qui achève mentalement ce qui est incomplet, et la force de la vie et de l’art réside dans sa capacité de croître. Dans la chambre de thé, il appartient à l’imagination de chaque invité de « compléter » l’effet du décor par rapport à lui-même. Sous l’influence prédominante du Zen, l’art d’Extrême-Orient a résolument évité la symétrie en tant qu’elle exprime non seulement achèvement mais aussi répétition. L’uniformité de style est considérée comme néfaste à la vivacité de l’imagination. C’est ainsi que la peinture s’inspire plus volontiers des paysages naturels, des oiseaux et des fleurs que du visage humain, celui-ci appartenant au spectateur de l’œuvre lui-même : ce serait vanité que de nous mettre trop en évidence alors que nous sommes si peu de chose — et il en résulterait aussi une grande monotonie.

Dans la chambre de thé, la crainte de la répétition est constamment présente. S’il s’y trouve une fleur vivante, pas question d’y mettre des fleurs peintes. Si la bouilloire est ronde, le récipient d’eau doit être angulaire. Une tasse de vernis noir ne peut accompagner une boîte à thé de laque noire. En mettant un vase ou un brûleur d’encens dans le tokonoma, il faut se garder de le placer au centre de la niche pour ne pas diviser l’espace en deux parties égales. Le pilier de soutien du tokonoma doit être d’un autre bois que les autres, etc…

Ici encore, la méthode de décoration d’un intérieur japonais diffère de celle de l’Occident où les objets sont disposés symétriquement (sur les cheminées et ailleurs). Dans les maisons occidentales, nous constatons souvent ce qui nous apparaît comme le signe d’une répétition ou d’une insistance inutiles. Couramment, on y parle avec quelqu’un sous son propre portrait en pied — et nous nous demandons alors lequel des deux, de celui qui parle ou de son portrait, est le personnage vrai. Souvent, alors que nous y participons à un repas, notre digestion est troublée par la représentation sur les murs de natures mortes : pourquoi ces images de gibier, ces poissons ou ces fruits sculptés ? Pourquoi cet étalage de porcelaines familiales, nous rappelant ceux qui ont mangé là avant nous et qui sont morts ?

La simplicité de la chambre de thé et son refus de toute vulgarité en font un refuge contre la grossièreté du monde extérieur. Là et là seulement on peut se consacrer à une adoration sereine de la beauté. Au XVIe siècle, la chambre de thé procurait un répit précieux aux guerriers et aux hommes d’État engagés dans l’unification et la reconstruction du Japon. Au XVIIe, après l’avènement du strict formalisme mis en vigueur par la règle du Tokugawa, elle offrait la seule occasion possible d’un libre échange de vues entre des gens épris d’esthétique. Devant une grande œuvre d’art, il n’y avait plus de différence entre un daimyo [3], un samouraï et un homme de moindre rang. Aujourd’hui, l’industrialisme rend de plus en plus rare, de plus en plus difficile à goûter un vrai raffinement.

N’aurions-nous pas, plus que jamais, besoin de la chambre de thé ?

____________________________________

1 RALPH N. CREAM, Impressions of Japanese Architecture and the Allied Arts (Vues sur l’architecture japonaise et les arts associés, 1905). (Il convient de préciser que ce texte d’Okakura Kakuzo date de 1926.) (C. E.)

2 En français dans le texte.

3 Vassal du Shogun. Les daimyos constituaient une aristocratie militaire et terrienne. (C. E.)