Daniel Couty
Gérard de Nerval

L’œuvre nervalienne se déroule selon un ordre, une logique et une raison qui transgressent le sens habituel de cette triade. La vie même de l’écrivain, tout entière tournée vers l’expérimentation du destin, porte déjà les stigmates de l’inspiré : la folie, niée « et je ne sais pourquoi je me sers de ce terme maladie » (Aurélia, I, 1), en même temps qu’affir­mée — cet ultime récit de Gérard n’est-il pas à sa manière une lecture de la folie ? — la folie seule donc a pu lui permettre de lire ce qu’il appelait « l’alphabet magique » de l’univers. Dès lors l’ésotérisme nervalien n’apparaît plus comme une donnée brute, comme un élément bizarre : il appartient en totalité à la tentative démiurgique d’un écrivain dont la « Genèse » n’aboutit qu’à la création d’un mythe personnel.

(Extrait de L’Univers de la Parapsychologie et de l’Ésotérisme, Tome 2, éditions Martinsart, 1976)

L’œuvre nervalienne se déroule selon un ordre, une logique et une raison qui transgressent le sens habituel de cette triade. La vie même de l’écrivain, tout entière tournée vers l’expérimentation du destin, porte déjà les stigmates de l’inspiré : la folie, niée « et je ne sais pourquoi je me sers de ce terme maladie » (Aurélia, I, 1), en même temps qu’affir­mée — cet ultime récit de Gérard n’est-il pas à sa manière une lecture de la folie ? — la folie seule donc a pu lui permettre de lire ce qu’il appelait « l’alphabet magique » de l’univers. Dès lors l’ésotérisme nervalien n’apparaît plus comme une donnée brute, comme un élément bizarre : il appartient en totalité à la tentative démiurgique d’un écrivain dont la « Genèse » n’aboutit qu’à la création d’un mythe personnel.

Une vie de crises

Plus que de vie, c’est de destin qu’il faudrait parler. Car l’existence de Gérard ne sera qu’une suite de coups frappés à la porte du malheur.

De son enfance dans le Valois auprès de son oncle boucher, Gérard Labrunie gardera toujours un souvenir ému. Son pseudonyme littéraire de Nerval était le nom d’un clos appartenant à sa famille maternelle. Surtout ses jeunes années ont marqué le futur poète dans sa sensibilité la plus profonde : la mort de sa mère en Silésie, en novembre 1810, devait élever l’Allemagne au rang de terre d’élection, à côté de cette douce campagne d’Île-de-France où fleurirent ses amours enfantines, et de l’Orient qui le fascinait comme toute sa génération.

Venu à Paris poursuivre ses études au lycée Charlemagne en 1826, Nerval se lie avec Théophile Gautier. Tous deux fréquentent l’hôtel du Doyenné où, en compagnie de jeunes écrivains et artistes (Pétrus Borel, Dumas…), s’organise une vie d’insouciance et d’élégance tapageuse destinée à épater le bourgeois. Mais cette vie de dandy ne l’empêche pas d’aborder la carrière littéraire. Après quelques plaquettes publiées sans succès, il traduit le Faust de Goethe en 1828, puis se tourne vers le théâtre, sans plus de réussite qu’en poésie, semble-t-il. C’est de la scène, cependant, que devait venir, en la personne d’une actrice, la première illumination de sa vie.

Jenny Colon et la formation du mythe féminin

C’est probablement en 1833 qu’elle fait irruption dans la vie de l’artiste : ce n’est alors qu’une petite actrice à la vie privée assez trouble. Mariée à un acteur dès l’âge de vingt ans, maîtresse d’un banquier hollandais, elle est l’objet « d’une cour silencieuse et lointaine » de la part de Nerval. Nous en conservons une correspondance, mi-fictive mi-réelle, des années 1837-1838, que l’on regroupe sous le nom de Lettres à Aurélia. La passion du poète prend vite une ampleur rava­geuse : pour soutenir la carrière de son idole, il se ruine en fondant Le Monde dramatique, revue luxueuse et sans succès ; il écrit des drames pour lui confier un rôle (Piquillo)… Mais, lassée par le caractère romanesque de son soupirant, Jenny Colon se remarie avec le flûtiste Leplus en 1838. Nerval ne devait la revoir qu’une fois, lors de la première belge de Piquillo en 1840. Qu’importe de savoir si cette liaison avait été ou non platonique : l’important réside ailleurs. Elle a servi à cristalliser l’idéal féminin de Nerval : « Cette passion est l’histoire de toutes, déclare-t-il à un ami, je ne veux qu’indiquer l’influence qu’elle a pu avoir sur les rêves de mon esprit ». Car c’est bien de cette même passion que proviennent les troubles psychiques dont, jusqu’à la fin de sa vie, souffrira Gérard.

Après le mariage de Jenny Colon, Nerval voyage à travers l’Europe (Allemagne, Belgique), recherchant la sérénité. Exalté par le mythe féminin qu’il se compose, il est surmené et inquiet au début de l’année 1841. De cette époque date sa première crise : il subit un premier inter­nement dans la clinique du Dr Blanche à Passy. Rétabli, il part pour l’Orient à la fin de 1842, alors qu’il vient d’apprendre la mort de Jenny Colon. Durant tout son voyage, il poursuit sa chimère sous les traits des diverses déesses mythologiques. Il s’initie alors aux doctrines ésotériques dont sortiront les Illuminés (1852) et la plupart des Chi­mères. Revenu en France, il retrouve les paysages du Valois qu’il fixera dans ses récits. Mais de nouvelles crises surviennent en 1849 et en 1852 : il subit divers internements. Rendu à la liberté, Nerval repart une dernière fois pour l’Allemagne. L’asile l’attend de nouveau (août/octobre 1854) ; pendant cet ultime internement, il rédige définitivement Aurélia. Il publie ses Filles du feu avant de traîner une vie misérable et errante qui s’achève à l’aube du 26 janvier 1855, où il est découvert pendu à une grille de la rue Vieille-Lanterne, près du Châtelet.

Ainsi les dernières années font alterner les périodes de déséquilibre et les moments de lucidité. Cependant, jamais Nerval n’acceptera que ses symptômes signifient folie. Plusieurs lettres, comme celle-ci, adressée à Ida Dumas, en témoignent : « Je suis toujours et j’ai toujours été le même, et je m’étonne seulement que l’on m’ait trouvé changé pendant quelques jours du printemps dernier. »

De même, lorsqu’il commencera, comme par thérapeutique, la rédac­tion d’Aurélia, c’est avec scrupule qu’il cachera son mal sous une forme vague : « J’entreprends, écrit-il à son père le 2 décembre 1853, d’écrire et de constater toutes les impressions que m’a laissées la maladie ».

Cette « maladie » qui n’est que « l’épanchement du songe dans la vie réelle », Nerval l’a transcrite dans ses œuvres comme pour faire pendant à la triste réalité de la vie. C’est cet itinéraire de pèlerin littéraire qu’il convient de suivre avant de s’interroger sur les thèmes et la signification de l’expérience nervalienne.

L’élaboration et le triomphe du mythe

« O mon ami ! que nous réalisons bien tous les deux la fable de l’homme qui court après la fortune et de celui qui l’attend dans son lit. Ce n’est pas la fortune que je poursuis, c’est l’idéal, la couleur, la poésie, l’amour peut-être… Moi, j’ai déjà perdu, royaume à royaume, et province à province, la plus belle moitié de l’univers, et bientôt je ne vais plus savoir où réfugier mes rêves… »

Cet extrait d’une lettre adressée d’Orient à Théophile Gautier pourrait servir de commentaire général à toute l’œuvre de Nerval. En effet, chaque nouvelle page écrite apporte à Gérard une sorte de soulagement intellectuel, mais aussi l’oblige à poursuivre son chemin en quête de l’idéal qu’il s’est toujours fixé. Le réel et le rêve refusent de se fondre et chaque ouvrage se termine par un échec. Avant même ses grands chefs-d’œuvre, Nerval, par le truchement de la littérature fantastique (La Main enchantée) ou journalistique (Les Nuits d’octobre), traquait déjà le songe. Mais ce n’est qu’avec le Voyage en Orient que s’exprime pour la première fois son génie personnel.

« Voyage en Orient » (1851)

Le Voyage ne sera publié que sept années après le retour d’Orient. Quelques pages avaient fait l’objet de feuilletons ou d’articles de pério­diques divers sous les titres alléchants de Scènes de la vie orientale; mais la rédaction définitive bouleverse toutes les données purement documentaires : la fantaisie de l’itinéraire, les caprices de la relation historique, l’absence même de chronologie indiquent bien que ce volu­mineux ouvrage est avant tout un condensé de la vie de Nerval, une première étape dans l’élaboration de son mythe. Les critiques qui ont vu dans le Voyage un roman de formation sur le plan de l’expérience spirituelle ne s’y sont pas trompés : la marche vers l’Orient est bien pour Nerval la marche vers la lumière, vers l’initiation. Tout le récit est empreint de l’obsession du double, de préoccupations mystiques, d’un vif intérêt pour le devenir des religions. La visite aux pyramides res­semble à celle de l’initié antique : le narrateur contemple Isis sous les traits de la femme aimée, figure évanescente qui se métamorphose en une vierge éternelle. Deux longs récits introduits dans le cours de l’ouvrage rassemblent la majorité des thèmes que les œuvres posté­rieures développent à loisir. L’histoire du calife Hakem préfigure, par le mariage du double, certaines pages de l’Aurélia ou les plus beaux vers d’Artémis. Quant aux héros du chapitre Les conteurs, ils annoncent les développements futurs de la narration nervalienne : l’architecte Adoniram, l’homme qui « rêve toujours l’impossible », a les traits du principal protagoniste de Sylvie; la reine de Saba, dévoilant l’origine de l’éternel féminin, est la mère des Chimères Myrtho et Isis.

Ainsi, le Voyage en Orient se présente-t-il bien plus comme un pèlerinage intérieur que comme un véritable journal de voyage. Toujours à la recherche de son identité, le narrateur n’est pas le simple rapporteur d’impressions fugitives : le moi profond de Nerval est l’objet et le sujet du récit. Tout comme dans Sylvie, mais par des méthodes différentes, c’est sa propre quête que mène celui, qui se cache derrière le je de la narration [1].

« Sylvie » et « Les filles du feu » (1853-1854)

Avec Sylvie apparaît pour la première fois dans toute sa netteté l’obsession du temps. Aussi Nerval, conscient de l’importance de la durée dans la marche des événements, cherche-t-il à la dominer. Pour cela, il a recours à la magie du souvenir : car ce « rêve d’un rêve », selon l’admirable formule de Proust, n’est en fait qu’une tentative de sauvetage par le souvenir. Évoquant les paysages de son enfance, le narra­teur montre comment s’est formé, dans ce lointain passé, le rêve d’amour auquel toute son existence est liée, comment l’amour pour Sylvie, la petite paysanne délaissée pour la noble Adrienne, revit aujourd’hui dans la passion pour l’actrice Aurélie. Comment surtout la quête se réduit à un triple échec : renoncement à Sylvie dans le passé, fuite d’Aurélie dans le présent, mort d’Adrienne. La conclusion est facile à tirer : celui qui aime en rêve doit se contenter des illusions, sous peine de subir dans la réalité une désillusion cruelle.

Le récit, limpide et diaphane, associe le souvenir à la fiction, le rêve à la réalité : par instants, le narrateur semble sur le point d’être entraîné dans l’univers mythique qu’il se constitue. Mais c’est pour se ressaisir aussitôt, pour « reprendre pied sur le réel ». La tentation n’est pas encore assez forte, et la réalité, malgré son apparence maussade, parvient tou­jours à retenir le héros penché sur le bord du gouffre.

Telle qu’elle se présente actuellement à nous, la nouvelle fut incor­porée au recueil des Filles du feu. Ensemble hétéroclite en apparence, les nouvelles témoignent toutes de la même volonté de maîtriser le temps : au souvenir du Valois que symbolise Sylvie viennent s’ajouter Émilie, Isis et Octavie qui évoquent le souvenir de la Révolution, de Pompéi ou les séductions de l’illusion. Et ce n’est pas un hasard s’il s’agit de Filles du feu, non de Fils du feu : les figures féminines cristal­lisent l’expérience de Gérard depuis son enfance. C’est d’elles que doit venir son salut… ou son échec ! Et pour l’instant, s’il a réussi à mêler la vie et la mort, le rêve et la réalité, le résultat s’inscrit en creux : l’échec de Sylvie, c’est la fusion dans l’absence.

« Les Chimères » (1853)

Regroupés à la fin des Filles du feu, ces douze sonnets sont à la fois la part la plus achevée et la plus secrète de Nerval. Le nombre d’exé­gèses que ces cent soixante-huit vers ont suscitées est considérable : lectures mythologiques, alchimiques, thématiques, structurales enfin, qui toutes tentent de cerner la magie de la parole pour en extraire une signification cohérente. Car, si Nerval a pu en si peu de mots concen­trer toute son expérience, c’est qu’il avait trouvé le secret même de la poésie : le pouvoir des mots, l’existence du verbe sans référence au monde extérieur. Dès lors, il suffisait de quelques vers pour passer de l’identité au vécu : « Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé », à l’interrogation de l’existence mythique : « Suis-je Amour ou Phébus ?… Lusignan ou Biron ? »

Si l’on se penche sur l’organisation du recueil, on s’aperçoit que ces douze Chimères prolongent en les élargissant les divers thèmes que les nouvelles suggéraient : s’ouvrant sur le prélude angoissé d’El Desdichado pour se clore sur un hymne éternel à la sagesse pythago­ricienne (Vers dorés), l’ensemble reconstruit le monde regretté de l’Antiquité païenne auquel fait pendant l’esprit nouveau du monde moderne (Le Christ aux Oliviers). Ainsi lues, les Chimères marquent la victoire de l’espérance sur la nostalgie et ouvrent la voie au mythe rédempteur d’Aurélie.

« Aurélia » (1854-1855)

Rédigée entre 1842 et 1854, pendant les dernières crises de Nerval [2], Aurélia fut publiée entre le 1er janvier 1855 et le 15 février de la même année : dans l’intervalle se situe la fin tragique dans la rue Vieille-Lan­terne. Achèvement d’une œuvre, ce dernier écrit est véritablement ce qu’il est convenu d’appeler un testament.

« L’œuvre et la vie » : tel pourrait être le sous-titre d’Aurélia, vaste poème onirique du rachat de l’homme. Considérant son expérience et l’embrassant presque dans sa totalité, Nerval découvrait qu’elle n’avait été qu’une quête « de la lettre perdue » [3]. Par l’intermédiaire du rêve, il s’assimilait aux héros de l’humanité et proclamait au monde son triomphe, comme il l’avait déjà fait à la fin du Desdichado :

« Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron

Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée

Les soupirs de la sainte et les cris de la fée. »

Cette traversée d’Orphée, la descente aux Enfers, lui assurait la cer­titude de l’immortalité, confirmait le mythe vivant qu’il s’était forgé puisqu’il retrouvait en Aurélia « radieuse et transfigurée » la « divinité de ses rêves ». Mais une telle expérience n’avait été possible que parce que le narrateur échappait d’emblée au réel, vivait immédiatement par la folie, non pas la division du rêve et de la réalité, mais leur harmonie. Au terme de sa vie, Nerval parvenait ainsi à fondre les divers éléments de sa réalité et à trouver la rédemption au sein d’un monde affranchi des lois de l’espace et du temps : « Captif en ce moment sur la terre, je m’entretiens avec le chœur des astres, qui prend part à mes joies et à mes douleurs. »

Le génie et la folie : une poétique de la rêverie

L’œuvre de Nerval est donc un effort pour retrouver l’unité de son être. Plus que tout autre, il éprouve de façon tragique la fragmentation de son moi, et pour en rassembler les débris épars il lui faut échapper au monde solide qui est celui de la scission et du déclin. D’où l’impos­sible quête que traduit l’expérience d’Aurélia : « Ici a commencé pour moi ce que j’appellerai l’épanchement du songe dans la vie réelle. » Car l’originalité de Nerval ne tient pas dans le simple refus du réel, dans le refuge au sein de l’immatériel. Son dessein est à la fois plus subtil (entre ces deux mondes, le positif et le fantastique, le conflit est résolu par une rencontre) et plus ambitieux : Gérard ne vise pas moins qu’à faire sa « Genèse » ainsi qu’il le proclame dans un carnet recueilli sous le nom de Paradoxe et vérité : « Je ne demande pas à Dieu de rien changer aux événements, mais de me changer relativement aux choses ; de me laisser le pouvoir de créer autour de moi un univers qui m’appartienne, de diriger mon rêve éternel au lieu de le subir. Alors, il est vrai, je serai Dieu. » Cri de victoire d’un être dont l’œuvre déroule comme un leitmotiv les thèmes obsédants qui doivent le guider vers sa vita nuova, vers cette vie « affranchie des conditions de l’espace et du temps ».

« Le rêve est une seconde vie » (Aurélia)

Univers vaporeux et flou, le rêve trouble toutes les pages de Nerval : lire ses récits, c’est effectuer à sa suite un pèlerinage onirique, c’est aussi accéder à cette existence libre que nous voilent les frontières du monde. Et cela n’est possible que par cet instant de bascule de la conscience que décrit le début du second chapitre de Sylvie : ce flotte­ment de l’esprit permet, en effet, au moi de se saisir dans son originalité, de s’intégrer à tout ce qui l’entoure. Car telle est bien la signification du rêve nervalien : il ne s’agit pas seulement de s’éloigner, le temps d’un somme, de la réalité, mais de réussir « l’analogie des époques », c’est-à-dire de faire fusionner la réalité d’aujourd’hui avec l’histoire d’hier, de s’assimiler à des héros qui nous donnent plus d’épaisseur et font sentir la continuité de l’homme. L’onirisme de Nerval plonge toujours dans le passé et ne prospecte jamais l’avenir, assurant au sou­venir une primauté sans égale.

« Le sanctuaire des souvenirs fidèles » (Sylvie)

Point de départ de l’expérience de Nerval, la prise de conscience repose sur le souvenir. Elle commence avec l’apparition, dans la mono­tonie de la grisaille quotidienne, d’un détail qui vient raviver les années écoulées. Alors, tout un « passé qu’il fallait oublier revient gronder à nos oreilles ». Mais ce réveil des choses n’est pas sans danger ni sans tristesse, car il risque de prolonger la division de l’être qui se sent mor­celé entre le moi présent et le moi d’autrefois. Cependant, de même que chez Proust il y aura des êtres, sortes d’élus, qui sauront transformer les sensations, de même pour Nerval cette reviviscence sera d’emblée le point de départ d’un homme nouveau, heureux, qui, en quête de la « figure oubliée », réunira la réalité d’aujourd’hui et le souvenir d’autre­fois. Le souvenir sera donc le catalyseur des différents moi pour atteindre l’unité originelle.

Si Gérard a passé une bonne partie de sa vie à « revoir des person­nages et des lieux chers à son souvenir », c’est qu’il a cherché à forcer le mécanisme de la mémoire pour guérir son esprit et son cœur malades. Car, par-delà les aspects spirituels, la résurrection du passé se complète d’un rajeunissement total de l’être au sens le plus physique du terme. Si tous les souvenirs peuvent engendrer cette renaissance, il en est quelques-uns qui se retrouvent tout au long des pages de Nerval et que lui-même qualifie de « souvenirs fidèles ». Citons entre autres le thème de la ronde auquel il faut associer celui de la chanson et de la romance, le profil du château, la silhouette des gravures anciennes, l’attrait des déguisements anciens… Faisant resurgir en même temps toutes sortes de détails enfouis au fond de l’être, qui permettent au narrateur de réunir les fragments épars de sa personne dissociée, le souvenir efface chaque fois le doute qui naît de la dissemblance du rêve et de la réalité.

« Moi, je suis voyageur » (Lettre à E. Leclerc)

Voyager [4], c’est pour Nerval refaire un chemin déjà parcouru et dont on se souvient, c’est vérifier que la réalité est pareille à l’idée qu’on s’en est formée. Rien d’étonnant donc dans le fait que le voyage ait pour origine un souvenir (significatif est à ce sujet le titre d’un ouvrage comme Promenades et souvenirs du Valois) : l’un comme l’autre par­ticipent d’un même esprit. C’est pourquoi les chemins de Nerval seront toujours les mêmes, ceux avec lesquels il est familiarisé : le Valois, l’Allemagne et l’Orient.

Le souvenir permettait de prendre possession du temps ; le voyage permettra de s’emparer des dimensions de l’espace. Chaque lieue franchie exalte le sentiment du voyageur, si bien que, lorsque survient un arrêt, il « échappe au monde des rêveries » et retombe dans la triste réalité (voir, de ce point de vue, le rôle de la voiture dans Sylvie, chap. III à VII). Mais derrière les lieux se cache ce qu’ils ont été, ce qu’ils ont signifié ; ainsi, les promenades dans le Valois prennent-elles l’aspect d’un pèlerinage aux sources du monde et l’incitent-elles à une véritable intériorisation de l’histoire.

Rêve, souvenir, voyage : trois aspects d’une expérience unique qui tente de superposer les lieux et les époques, qui cherche à fondre, par-delà les contingences, la biographie d’un être avec l’histoire de l’huma­nité. Une telle démarche n’était possible dans la vie que parce que Nerval mêlait, par sa folie, le réel et le rêve; c’est pourquoi toute son œuvre traduit cette volonté de briser les frontières traditionnelles, de réaliser par l’écriture « l’épanchement du songe dans la vie réelle ».

« Une rêverie super-naturaliste » (Préface des Filles du feu)

Tout naturellement, l’écriture de Nerval passe du monde de la rêverie à celui de la réalité : une telle osmose entre les deux est profondément neuve à son époque, même si pour nous, lecteurs de Baudelaire et des surréalistes, elle n’a rien d’extraordinaire : « Nerval est le seul poète romantique qui ait vécu exclusivement et rigoureusement ce que toute l’époque a senti de façon diffuse et désordonnée. (…) Rompant avec l’abondant discours romantique, il fait définitivement pencher (la poésie) vers le versant qui conduira de Baudelaire à Mallarmé. [5] »

Perdu dans son rêve, Nerval éprouve le besoin de « reprendre pied sur le réel » ; c’est pourquoi, au détour d’une ligne, il introduit dans son récit quelques détails rugueux, qui font tache dans ce tissu de poésie, telle, dans le sixième chapitre, la visite chez la tante de Sylvie.

Traduire le songe est plus délicat : sans ostentation, Gérard y parvient grâce à de savants jeux de lumière qui transforment volumes et formes, grâce aux reflets qui estompent les contours comme la brume matinale dans laquelle danse Adrienne. Ainsi, à une poétique du rêve correspond une poétique de la réalité : ici il s’efforce de donner un aspect concret à la réalité, là il gomme les traits de l’apparence pour ne conserver que l’esprit.

Mais comment se manifeste l’originalité de l’écriture nervalienne, comment se traduit « l’épanchement » ? Il faudrait par exemple comparer la description de la petite rivière qui serpente dans Sylvie, la Thève, à trois moments du récit, aux chapitres VI, VIII et IX. Il serait alors possible de constater comment s’effectue de façon progressive la spiritualisation de l’événement, comment peu à peu le rêve envahit le réel : l’infiltration du songe dans le monde matériel est une altération de celui-ci, parallèle à la quête que mène le narrateur. Ce n’est pas un placage fallacieux, mais une méthode, c’est-à-dire un ensemble de démarches raisonnées en vue de serrer au plus près la réalité.

Matériaux

Peut-être cette démarche est-elle à, l’origine d’une lecture de Nerval systématiquement orientée vers l’occultisme et les schémas parapsy­chologiques. Des tarots à l’alchimie tout y est passé : horoscopes, car­tomancie ou autres, toutes les sources ont été visitées pour donner leur avis. Disons-le franchement : la lecture d’un écrivain, à moins qu’il n’y invite expressément, est chose trop sérieuse pour être immédiatement oblitérée par un schéma extérieur au texte. Et Nerval ne fait pas excep­tion à l’immense cohorte des pratiquants de la littérature (l’expression est ici à prendre en son sens religieux et mystique comme l’on dit « entrer en religion »), qui sécrètent en même temps que leurs signes leurs sens. D’ailleurs il n‘est que de suivre le chemin tracé par Gérard lui-même qui semble juger comme hypothétique tout travail de décryp­tage de son œuvre, l’explication, hors du lien fond/forme : (ces son­nets) « perdraient de leur charme à être expliqués, si la chose était pos­sible ». Une fois donc admis ce lien créateur qui permet d’aller du mot au sens et vice-versa, regardons les indices qui permettent une approche ésotérique de Nerval.

Des remarques bien sûr qui tiennent à la biographie de l’écrivain et dont son œuvre se fait volontiers l’écho : il suffit de citer ici un bref passage de la seconde partie d’Aurélia pour percevoir l’étroite imbrica­tion des réseaux possibles d’explication nervalienne :

« J’avais réuni quelques livres de cabale. Je me plongeai dans cette étude, et j’arrivai à me persuader que tout était vrai dans ce qu’avait accumulé là-dessus l’esprit humain pendant des siècles. La conviction que je m’étais formée de l’existence du monde extérieur coïncidait trop bien avec mes lectures, pour que je doutasse désormais des révélations du passé. Les dogmes et les rites des diverses religions me paraissaient s’y rapporter de telle sorte que chacune possédait une certaine portion de ces arcanes qui constituaient ses moyens d’expansion et de défense. Ces forces pouvaient s’affaiblir, s’amoindrir et disparaître, ce qui ame­nait l’envahissement de certaines races par d’autres, nulles ne pouvant être victorieuses ou vaincues que par l’Esprit. »

Premier et dernier objet nervalien : le livre. Tout part de là, comme source ou témoignage, et tout y revient ainsi qu’en témoigne l’usage constant par Gérard du terme « fixer ». Des spécialistes comme Jean Richer ont pu établir avec une certitude satisfaisante les multiples lec­tures nervaliennes en matière d’ésotérisme. Le mieux est de se reporter à ses ouvrages [6] pour en connaître l’ampleur et la teneur ; citons toute­fois les noms de Dom Pernety, Creuzer, Kircher ou Court de Gébelin qui semblent avoir laissé une forte empreinte reconnaissable dans l’ensemble de la littérature de Nerval.

Toutefois, il importe moins de connaître des noms que de saisir l’importance et la résonance de leur écho dans l’itinéraire qui nous intéresse : or tout est, chez Nerval, réinterprété pour concourir à la création de ce mythe dont nous avons tenté de montrer la perma­nence. Trois exemples suffiront à expliquer notre propos.

Pour un poète du rêve et de la nuit, l’étoile est tout naturellement une figure dominante. Sa symbolique traditionnelle est associée à l’ordre de la lumière, y compris dans le tarot dont elle constitue l’arcane dix-septième, mais elle recouvre, selon les mythologies et les sectes, diverses significations : fenêtre du monde chez les Yakoutes, nourriture solaire chez les Aztèques, qui la nomment mimixcoatl, âmes des morts pour les Mayas ou homme régénéré dans le pentagramme pythagoricien, elle multiplie à l’infini les valeurs symboliques de l’union dans l’Étoile à sept branches. Or cette figure stellaire va prendre dans le microcosme nervalien une valeur nouvelle, directement liée au mythe fabuleux que se forge le poète : elle va épouser, jusqu’à se fondre en elle, la fluidité, et la brillance de la femme aimée parée de tous les prestiges et de tous les mirages d’une passion insatisfaite.

À l’origine il ne s’agit que d’une valeur patronymique : reprenant l’histoire amoureuse d’Étoile et Destin que le poète Scarron avait inventée au XVIIe siècle dans son Roman comique (1651-1657), Gérard dans la Préface des Filles du feu dédiée à Alexandre Dumas va entrer lui-même dans le jeu des substitutions : « Me voici encore dans ma prison Madame ; toujours imprudent, toujours coupable à ce qu’il me semble, et toujours confiant, hélas ! dans cette belle étoile de comédie, qui a bien voulu m’appeler un instant son destin. L’Étoile et le Destin : quel couple aimable dans le roman du poète Scarron ! mais qu’il est difficile de jouer convenablement ces rôles aujourd’hui. » Tout est ici en germe : l’idée de faute, à l’origine d’Aurélia, la dérive du temps que souligne la fugacité d’« un instant », le masque des patronymes — toute femme nervalienne sera toujours actrice peu ou prou : il va donc falloir arrêter cela et modifier le déséquilibre du destin. Tout va aller très vite et trois textes permettent de suivre la modifica­tion du chemin.

Sylvie d’abord dont l’ultime chapitre confirme l’existence et la fuite de l’étoile : scindée en deux par la mort d’Adrienne et les refus d’Aurélie et de Sylvie, l’étoile a perdu ses prestiges : « Ermenonville ! pays où fleurissait encore l’idylle antique, traduite une seconde fois d’après Gessner ! Tu as perdu ta seule étoile qui chatoyait pour moi d’un double éclat. Tour à tour bleue et rose comme l’astre trompeur d’Aldébaran, c’était Adrienne ou Sylvie, c’étaient les deux moitiés d’un seul amour. L’une était l’idéal sublime, l’autre la douce réalité. » Fission définitive, semble-t-il, que va confirmer à la suite de la nouvelle du Vallois le premier poème des Chimères : « El Desdichado » dont le titre original était « le Destin » ! Reprenant sous forme condensée l’histoire du narrateur de Sylvie le locuteur des sonnets rejoue avec son étoile à l’unicité perdue :

Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé,

Le prince d’Aquitaine à la tour abolie :

Ma seule étoile est morte, et mon luth constellé

Porte le soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du tombeau, toi qui m’as consolé,

Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,

La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,

Et la treille où le pampre à la rose s’allie.

Suis-je Amour ou Phébus ?… Lusignan ou Biron ?

Mon front est rouge encore du baiser de la reine ;

J’ai rêvé dans la grotte où nage la sirène…

Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron :

Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée

Les soupirs de la sainte et les cris de la fée.

Tout sera finalement sauvé et inversé par Aurélia où l’étoile sera d’emblée le guide de la destinée de Gérard : itinéraire parisien initiatique, le trajet suivi par Nerval le mènera en un endroit qui quittera le plan rhétorique pour accéder à l’espace géographique : l’étoile devient un lieu plein et vivant, un pays sans nom : « Dans cette étoile sont ceux qui m’attendent. (…) Laisse-moi les rejoindre, car celle que j’aime leur appartient, et c’est là que nous devons nous retrouver ! » (1, 2).

On peut ainsi schématiser l’aventure stellaire de Nerval :

  • L’Étoile ET le Destin » (Préface des Filles du Feu) la double étoile qui échappe au destin (Sylvie)

  • Ma seule étoile est morte » (El Desdichado, les Chimères) l’étoile guide le destin

  • Dans cette étoile… » (Aurélia) L’étoile EST le destin

Toujours en quête du point original et originel, la mythologie nerva­lienne s’arroge sous forme de syncrétisme le droit de posséder toutes les divinités passées, présentes ou non nommées (que l’on songe au panthéisme final des Vers dorés). Il nous paraît utile de livrer ici le grand rêve de la première partie d’Aurélia dont on comprendra, là encore, l’utilisation personnelle faite par le narrateur :

« On me donna du papier, et pendant longtemps je m’appliquai à représenter, par mille figures accompagnées de récits, de vers et d’ins­criptions en toutes les langues connues, une sorte d’histoire du monde mêlée de souvenirs d’études et de fragments de songes que ma préoc­cupation rendait plus sensible ou qui en prolongeait la durée. Je ne m’arrêtais pas aux traditions modernes de la création. Ma pensée remon­tait au-delà : j’entrevoyais, comme en un souvenir, le premier pacte formé par les génies au moyen de talismans. J’avais essayé de réunir les pierres de la Table sacrée, et de représenter à l’entour les sept pre­miers Éloïm qui s’étaient partagé le monde.

« Ce système d’histoire, emprunté aux traditions orientales, commen­çait par l’heureux accord des Puissances de la nature, qui formulaient et organisaient l’univers. – Pendant la nuit qui précéda mon travail, je m’étais crû transporté dans une planète obscure où se débattaient les premiers germes de la création. Du sein de l’argile encore molle s’éle­vaient des palmiers gigantesques, des euphorbes vénéneux et des acanthes tortillées autour des cactus ; les figures arides des rochers s’élançaient comme des squelettes de cette ébauche de création, et de hideux reptiles serpentaient, s’élargissaient ou s’arrondissaient au milieu de l’inextricable réseau d’une végétation sauvage. La pâle lumière des astres éclairait seule les perspectives bleuâtres de cet étrange horizon ; cependant, à mesure que ces créations se formaient, une étoile plus lumineuse y puisait les germes de la clarté.

« Puis les monstres changeaient de forme, et, dépouillant leurs pre­mières peaux, se dressaient plus puissants sur des pattes gigantesques ; l’énorme masse de leurs corps brisait les branches et les herbages, et, dans le désordre de la nature, ils se livraient des combats auxquels je prenais part moi-même, car j’avais un corps aussi étrange que les leurs. Tout à coup une singulière harmonie résonna dans nos solitudes, et il semblait que les cris, les rugissements et les sifflements confus des êtres primitifs se modulassent désormais sur cet air divin. Les variations se succédaient à l’infini, la planète s’éclairait peu à peu, des formes divines se dessinaient sur la verdure et sur les profondeurs des bocages, et, désormais domptés, tous les monstres que j’avais vus dépouillaient leurs formes bizarres et devenaient hommes et femmes ; d’autres revê­taient, dans leurs transformations, la figure des bêtes sauvages, des poissons et des oiseaux.

« Qui donc avait fait ce miracle ? Une déesse rayonnante guidait, dans ces nouveaux avatars, l’évolution rapide des humains. Il s’établit alors une distinction de races qui, partant de l’ordre des oiseaux, comprenait aussi les bêtes, les poissons et les reptiles : c’étaient les Dives, les Péris, les Ondins et les Salamandres ; chaque fois qu’un de ces êtres mourait, il renaissait aussitôt sous une forme plus belle et chantait la gloire des dieux. Cependant, l’un des Éloïm eut la pensée de créer une cinquième race, composée des éléments de la terre, et qu’on appela les Afrites. Ce fut le signal d’une révolution complète parmi les Esprits qui ne vou­lurent pas reconnaître les nouveaux possesseurs du monde. Je ne sais combien de mille ans durèrent ces combats qui ensanglantèrent le globe. Trois des Éloïm avec les Esprits de leurs races furent enfin relé­gués au midi de la terre où ils fondèrent de vastes royaumes. Ils avaient emporté les secrets de la divine cabale qui lie les mondes, et prenaient leur force dans l’adoration de certains astres auxquels ils correspondent toujours. Ces nécromants, bannis aux confins de la terre, s’étaient enten­dus pour se transmettre la puissance. Entouré de femmes et d’esclaves, chacun de leurs souverains s’était assuré de pouvoir renaître sous la forme d’un de ses enfants. Leur vie était de mille ans. De puissants caba­listes les enfermaient, à l’approche de leur mort, dans des sépulcres bien gardés où ils les nourrissaient d’élixirs et de substances conser­vatrices. Longtemps encore ils gardaient les apparences de la vie, puis, semblables à la chrysalide qui file son cocon, ils s’endormaient quarante jours pour renaître sous la forme d’un jeune enfant qu’on appelait plus tard à l’empire.

  • Cependant les forces vivifiantes de la terre s’épuisaient à nourrir ces familles, dont le sang toujours le même inondait des rejetons nou­veaux. Dans de vastes souterrains, creusés sous les hypogées et sous les pyramides, ils avaient accumulé tous les trésors des races passées et certains talismans qui les protégeaient contre la colère des dieux.

  • C’est dans le centre de l’Afrique, au-delà des montagnes de la Lune et de l’antique Éthiopie qu’avaient lieu ces étranges mystères : long­temps j’y avais gémi dans la captivité, ainsi qu’une partie de la race humaine. Les bocages que j’avais vus si verts ne portaient plus que de pâles fleurs et des feuillages flétris ; un soleil implacable dévorait ces contrées, et les faibles enfants de ces éternelles dynasties sem­blaient accablés du poids de la vie. Cette grandeur imposante et mono­tone, réglée par l’étiquette et les cérémonies hiératiques, pesait à tous sans que personne osât s’y soustraire. Les vieillards languissaient sous le poids de leurs couronnes et de leurs ornements impériaux, entre des médecins et des prêtres, dont le savoir leur garantissait l’immortalité. Quant au peuple, à tout jamais engrené dans les divisions des castes, il ne pouvait compter ni sur la vie, ni sur la liberté. Au pied des arbres frappés de mort et de stérilité, aux bouches des sources taries, on voyait sur l’herbe brûlée se flétrir des enfants et des jeunes femmes énervés et sans couleur. La splendeur des chambres royales, la majesté des portiques, l’éclat des vêtements et des parures, n’étaient qu’une faible consolation aux ennuis éternels de ces solitudes.

  • Bientôt les peuples furent décimés par des maladies, les bêtes et les plantes moururent, et les immortels, eux-mêmes, dépérissaient sous leurs habits pompeux. Un fléau plus grand que les autres vint tout à coup rajeunir et sauver le monde. La constellation d’Orion ouvrit au ciel les cataractes des eaux ; la terre, trop chargée par les glaces du pôle opposé, fit un demi-tour sur elle-même, et les mers, surmontant leurs rivages, refluèrent sur les plateaux de l’Afrique et de l’Asie ; l’inondation pénétra les sables, remplit les tombeaux et les pyramides, et, pendant quarante jours, une arche mystérieuse se promena sur les mers portant l’espoir d’une création nouvelle.

« Trois des Éloïm s’étaient réfugiés sur la cime la plus haute des mon­tagnes d’Afrique. Un combat se livra entre eux. Ici ma mémoire se trouble, et je ne sais quel fut le résultat de cette lutte suprême. Seule­ment, je vois encore debout, sur un pic baigné des eaux, une femme abandonnée par eux, qui crie les cheveux épars, se débattant contre la mort. Ses accents plaintifs dominaient le bruit des eaux… Fut-elle sauvée ? Je l’ignore. Les dieux, ses frères, l’avaient condamnée ; mais au-dessus de sa tête brillait l’Étoile du soir, qui versait sur son front des rayons enflammés.

  • L’hymne interrompu de la terre et des cieux retentit harmonieuse­ment pour consacrer l’accord des races nouvelles. Et pendant que les fils de Noé travaillaient péniblement aux rayons d’un soleil nouveau, les nécromants, blottis dans leurs demeures souterraines, y gardaient toujours leurs trésors et se complaisaient dans le silence et dans la nuit. Parfois ils sortaient timidement de leurs asiles et venaient effrayer les vivants ou répandre parmi les méchants les leçons funestes de leurs sciences.

« Tels sont les souvenirs que je retraçais par une sorte de vague intui­tion du passé ; je frémissais en reproduisant les traits hideux de ces races maudites. Partout mourait, pleurait ou languissait l’image souffrante de la Mère éternelle. À travers les vagues civilisations de l’Asie et de l’Afrique, on voyait se renouveler toujours une scène sanglante d’orgie et de carnage que les mêmes esprits reproduisaient sous des formes nouvelles.

« La dernière se passait à Grenade, où le talisman sacré s’écroulait sous les coups ennemis des chrétiens et des Maures. Combien d’années encore le monde aura-t-il à souffrir, car il faut que la vengeance de ces éternels ennemis se renouvelle sous d’autres cieux ! Ce sont les tron­çons divisés du serpent qui entoure la terre… Séparés par le fer, ils se rejoignent dans un hideux baiser cimenté par le sang des hommes. »

Que trouve-t-on ici ? Un chaos originel bouleversé par des puis­sances caïnites, des Fils du feu qui répondraient au recueil féminisé de Nerval, puis la lutte entre les forces telluriques en quête de perma­nence stérile.

« La Treizième revient… C’est encore la première ;

Et c’est toujours la seule, ou c’est le seul moment » [7];

et donc installe le poète dans un choix capital : demeurer (c’est là son rêve permanent) et périr ou progresser, donc refuser la stabilité fausse du passé, et reconquérir Aurélia ! Choix sans dilemme en fait, car l’échec est inscrit dans le rêve ici prémonitoire. D’où la surrection finale de l’Étoile sous forme rédemptrice. Les dieux mis en jeu par l’onirisme nervalien n’ont donc pas de valeur mythologique, mais servent à étoffer et concrétiser la vocation du mythe nervalien à être une réalité.

L’égoïsme des sources

À la fin de ces quelques lignes, une figure domine : celle d’un écrivain multiple, aux sources diverses et ambiguës, mais dont tout concourt à l’unité d’un mythe personnel. Égoïsme dira-t-on ! Narcissisme pen­sera-t-on ! Folie croiront la plupart ! Il y a du vrai dans tout cela, mais l’important est ailleurs : dans l’affirmation nouvelle d’une croyance en la parole rédemptrice, dans l’assurance d’une écriture qui mime le grand œuvre par la fusion des matériaux puisés ici ou là. Et qui s’offre à nous dans sa candeur native !

DANIEL COUTY

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1 Sur le Voyage en Orient, lire l’ouvrage que G. Schaeffer a consacré à l’analyse des structures (Neuchâtel, La Baconnière, 1967).

2 La chronologie d’Aurélia est très difficile à fixer. Néanmoins, on peut admettre, avec Jean Richer l’existence d’une Aurélia primitive remontant à 1842 et reprise par trois fois jusqu’à l’œuvre finale rédigée par Nerval sur les conseils du docteur Blanche. On trouvera tous les détails sur ces importants problèmes dans l’édition critique d’Aurélia de Jean Richer (Minard, 1965, pp. V-XVII).

3 Expression employée par Nerval dans une de ses dernières lettres, et dont la référence évidente est celle du paradis perdu.

4 Voir à ce sujet la thèse de Ross Chambers, Gérard de Nerval et la poétique du voyage, Corti, 1969.

5 Gaétan Picon, « Nerval », Histoire des Littératures, Encyclopédie de la Pléiade, III, pp. 915-916.

6 Jean Richer, Nerval expérience et création, Hachette (2e édition 1970) qui reprend partiellement les conclusions de Gérard de Nerval et les doctrines ésotériques (Le Griffon d’or, 1947).

7 Les Chimères, «Artémis » (titre primitif « Ballet des Heures »), vers 1 et 2.