James Moore
Gurdjieff et Katherine Mansfield

Et voilà que, tout à coup, — c’était le bouquet —, surgissait Katherine Mansfield. « M. Gurdjieff n’est pas du tout comme je pensais », écrit Katherine, « il est comme on veut vraiment le trouver. Mais je suis absolument sûre qu’il peut me mettre sur la bonne voie en toutes circons­tances… » Et maintenant qu’il l’avait acceptée, quel poids pour Gurdjieff : le terrible diagnostic des médecins, le problème des soins intensifs, à lui assurer la mise en péril de son Institut par la mort d’une femme célèbre… Évidemment, il avait prévu ces difficultés, les avait mises en balance avec le besoin de Katherine et, tout bien pesé, les avait écartées. « Pour cela », écrit Ous­pensky, « il a reçu, au cours des années, et avec les intérêts, son plein salaire de mensonges et de calom­nies ». (Fragments d’un Enseignement inconnu.)

(Revue Question De. No 50. Novembre-Décembre 1982)

Dans le présent article, James Moore a ramassé les principaux éléments de son livre : GURDJIEFF AND MANSFIELD, Londres et Bos­ton, 1980.

« La France », a écrit Gurdjieff, « est pour moi… comme mon pays natal ». C’est là, en effet, qu’il a vécu, écrit, enseigné pendant 27 ans et, cependant, nulle part il n’a été plus négligé ni plus mal compris. La naissance et le développement trop facile de la légende de Katherine Mansfield [1] supposaient un Gurdjieff malfaisant, voire démoniaque. Des posi­tions ont été prises et fermement maintenues. Les Lettres de Katherine Mansfield, qui n’ont été tra­duites qu’en juillet 1931, ont immédiatement provo­qué la publication d’un article anonyme dans l’Ac­tion Française du 9 août suivant, où l’on déplorait la mort de K.M. au sein d’une « colonie théoso­phique ». En 1933, François Mauriac, misant sur des ouï-dire et sur une prise de position a priori, ren­forçait ce point de vue du poids considérable de son autorité. En 1950, Roland Merlin, dans Le Drame Secret de Katherine Mansfield, décrivait les derniers jours de Katherine Mansfield au Prieuré en un récit haut en couleurs, assorti de nombreuses absurdités, tant histo­riques que psychologiques. En 1954, pour conclure, Louis Pauwels publie son monumental (et inquiétant) Monsieur Gurdjieff.

Ce que nous connaissons, chez les Français, d’une cer­taine avidité pour le mélodrame littéraire, de leur besoin de ménager la sensibilité catholique et de leur inévitable tendance au rationalisme, peuvent nous aider à comprendre leur attitude indifférente due envers Gurdjieff, à l’époque du Prieuré, et pourquoi, dans certains milieux, ces éléments contribuent encore à définir Gurd­jieff, comme « l’homme qui a tué Katherine Mansfield ». C’est une version démentie sans réserve par les études publiées par la suite [2] et contraire à l’image que l’intui­tion juste a toujours suggérée.

Katherine Mansfield et Georges Ivanovitch Gurdjieff se sont rencontrés pour la première fois le mardi 17 octobre 1922, à Fontainebleau. Très peu de temps auparavant, Gurdjieff s’y était lui-même installé, avec tout le cortège des difficultés qu’il s’était imposées. « Quand je franchis le seuil du château du Prieuré, c’était comme si j’étais accueilli par madame grave problème en personne » : il lui fallait tout à la fois bâtir, enseigner, créer des danses, les faire répéter, administrer, conseiller, et payer de sa poche pour l’ensemble.

Se voir en totalité

Et voilà que, tout à coup, — c’était le bouquet —, surgissait Katherine Mansfield. « M. Gurdjieff n’est pas du tout comme je pensais », écrit Katherine, « il est comme on veut vraiment le trouver. Mais je suis absolument sûre qu’il peut me mettre sur la bonne voie en toutes circons­tances… » Et maintenant qu’il l’avait acceptée, quel poids pour Gurdjieff : le terrible diagnostic des médecins, le problème des soins intensifs, à lui assurer la mise en péril de son Institut par la mort d’une femme célèbre… Évidemment, il avait prévu ces difficultés, les avait mises en balance avec le besoin de Katherine et, tout bien pesé, les avait écartées. « Pour cela », écrit Ous­pensky, « il a reçu, au cours des années, et avec les intérêts, son plein salaire de mensonges et de calom­nies ». (Fragments d’un Enseignement inconnu.)

Les lettres de Katherine Mansfield sont remplies d’appré­ciations favorables : les élèves de l’Institut n’étaient pas du tout semblables aux gens qu’elle avait connus aupa­ravant ; les hommes et les femmes plus avancés, étaient vraiment admirables et elle était entourée d’une extraordinaire sympathie, telle qu’elle n’en avait jamais connue dans le monde extérieur. Chacune de ses journées étaient vécues d’instant en instant. À trente-quatre ans elle commençait son éducation : elle avait plus appris au Prieuré en une semaine que pendant des années là-bas : il n’existait pas un autre endroit au monde où l’on pou­vait apprendre autant qu’ici : « Ici est le lieu où chacun est vu en totalité, aussi bien psychologiquement que physiquement. »

Les mains de l’immortalité

L’éloge est un genre perfide. Il incite au scepticisme et même à la dérision. Mais le moins que l’on puisse dire, c’est que le Prieuré a sorti la malade de l’impasse de l’hôtel, l’écrivain de son bureau, et il l’a ramenée à la lumière du jour où des êtres humains véritables affron­taient des événements réels. C’est dans ce monde nou­veau et étrange qu’est entrée une Katherine engagée : un jour responsable des œillets dans la maison, un jour à la cuisine, fière de passer une matinée entière avec trois carottes : « Mes mains », se plaint-elle triomphalement, « sont maintenant abîmées par les carottes que j’ai grat­tées. » Ce n’était pas une rude épreuve mais une libéra­tion. « Cette façon de vivre me prouve à quel point les docteurs peuvent se tromper stupidement… Quand je me rappelle l’année dernière, avec ce lit dans le coin, jour après jour, semaine après semaine, et ces pla­teaux… » Gurdjieff lui-même eut vite fait d’intégrer Katherine à la vie du Prieuré, dont le centre était la cuisine. Elle regardait, absorbée : « Nina, une grande fille vêtue d’un tablier noir, très jolie, broie quelque chose dans un mortier. La deuxième cuisinière hache de petits morceaux sur la table, fait cogner les casseroles et chante. Une autre entre et sort de la pièce en courant, portant des plats et des pots ; dans l’arrière-cuisine, un homme fait la vaisselle ; le chien aboie, se couche par terre et mordille un petit balai. Une petite fille entre avec un bouquet de feuilles pour Olga Ivanovna [3]. M. Gurdjieff entre à grands pas, attrape une poignée de feuilles de choux coupées en lamelles et les mange… Il y a au moins vingt casseroles sur le feu ; et le tout est si plein de vie et d’humour et de bien-être, que personne n’a envie d’être nulle part ailleurs. »

Tout ceci correspond bien mal à des arguments en faveur d’un réquisitoire quelque peu sérieux. Après une longue journée de travail, Gurdjieff enseignait les Mouvements et les Danses Sacrées. Il était debout devant ses élèves, assumant son rôle avec sa manière d’imposer, d’exiger. Nuit après nuit, Katherine Mans­field est là. Elle regarde. Hiératique, inexplicable, elle est assise sur la chaise la plus proche du feu, au salon. Élégante dans la simplicité de sa robe, le visage plein d’intensité, avec juste assez de rouge pour relever sa pâleur. À ses grands yeux intelligents aucune nuance n’échappe. Il est minuit. « Kto hochet spat », crie Gurd­jieff, « mojet itti spat ». Qui veut dormir va dormir. Mais Katherine ne bouge pas. Elle restera jusqu’à une heure, deux heures, elle, une femme qui peut à peine marcher, absorbée par des danses qui vont jusqu’à la limite des possibilités physiques. En sentait-elle le contenu reli­gieux ? Participait-elle aux exercices intérieurs ? S’effor­çait-elle de suivre les multiplications complexes ? Nous savons bien que oui. « Elle regardait avec une telle ardeur », se rappelle Olgivanna, « qu’elle semblait faire mentalement les mouvements avec les autres ». Quel étrange contraste : de la chambre 52 de l’Hôtel Délect à Fontainebleau, être transportée au Kashgaria, au Tibet, au Chitral, aux monastères du Kisil-Djan et de Souxari, au temple de la médecine de Sari, au sanctuaire de Houdankr !

Critique sélective

De ses propres écrits au Mouvement des « Trente gestes » ou au « canon de Sept », invraisemblable méta­morphose. Katherine était sensible à l’étrangeté et à la valeur de celle-ci. Elle parle d’une danse ancienne assy­rienne extraordinaire. « Je n’ai pas de mots pour la décrire. La voir semble changer tout mon être pour un moment. » Mais un des Mouvements qui lui apportait un message spécial, c’était l’« Initiation de la prêtresse », fragment d’un mystère. Il provenait d’un temple souter­rain de l’Hindu Kush. La femme de Gurdjieff, Madame Ostrowska, dansait le rôle de la grande prêtresse. Tou­chée par cette influence, Katherine commença à réévaluer le sens et la vraie fonction de l’écrivain. Sa critique commença là où toute bonne critique commence : par la sienne propre. Katherine sentit qu’elle n’avait jamais été qu’une caméra sélective, inconsciente et, par là même, nuisible. Elle avait une nouvelle vision des choses. Elle donnerait le dernier mot aux héros, rendant les vertus les plus courantes aussi attrayantes que le sont habituel­lement les vices.

Que penser de tout cela? Bien des gens qui proposent une théorie littéraire ne sont pas des écrivains — bien des écrivains ne sont pas des critiques littéraires. Katherine qui, certes, savait comment écrire, était arrivée à une conception audacieuse et très gurdjieffienne. Mais pour en faire la preuve, il fallait du temps et ce n’était pas vers des éditeurs que se précipitait le destin de Katherine Mansfield. Au plus profond d’elle-même, elle savait sûrement qu’elle n’en avait plus pour longtemps à vivre. La question de l’immortalité était sa véritable préoccupation et non pas la recherche d’un nouveau style.

Repos

Une immortalité précieuse, car elle ne peut être atteinte facilement, mais n’est pas non plus du domaine de l’im­possible. « Plus que jamais je sens que je peux dévelop­per une vie en moi, que la mort ne détruira pas. » C’est une énorme affirmation à laquelle Olgivanna répondra : « Il n’y a pas de mort pour un être comme vous, qui perçoit la possibilité d’écarter la mort le moment venu. » Entre-temps, autour d’elle, la vie continuait à bourdon­ner, riche de tressaillements et de palpitations.

Katherine était enthousiasmée par les vaches. « Je dois vous dire … que mon amour pour les vaches persiste. Nous avons maintenant… de vraies merveilles, énormes, avec des petits cheveux frisés, de la fourrure, de la laine entre les cornes. » C’est ainsi que, fin novembre, Gurd­jieff lui aménagea dans l’étable un endroit de repos. Une polémique compliquée a fait entrer cette étable dans l’histoire, place qu’aucune autre étable n’avait connue depuis deux mille ans !

Voici ce qu’en dit Katherine : « Je dois vous parler de ce sofa que M. Gurdjieff a fait installer dans l’étable. C’est vraiment trop beau. Des marches raides mènent à une petite galerie à balustrade qui domine les vaches. Sur cette petite galerie, des divans sont recouverts de tapis persans (seulement deux divans). Mais les murs blanchis à la chaux et le plafond ont été peints par M. de Salzmann avec la plus grande délicatesse, des des­sins de style oriental en jaune, rouge et bleu ; des fleurs, de petits oiseaux, des papillons et un arbre avec des branches sur lesquelles il y a des animaux, et même un hippopotame. Mais… le tout est fait avec un art authen­tique. C’est un petit chef-d’œuvre. Et le tout, si gai, si simple, rappelle les herbes folles et les espèces de fleurs qui sentent le lait ! C’est là que je viens me reposer tous les jours, et plus tard j’irai y dormir. Il y fait bien chaud. On se sent très heureux à écouter et à regarder les bêtes. Je sais qu’un jour j’écrirai une longue histoire sur ce sujet. » [4]

C’est là qu’elle est restée couchée pendant les derniers jours de sa vie, en compagnie du bruit rythmé des vaches qui ruminaient, de l’odeur douce et apaisante du foin. Parfois, Gurdjieff venait lui parler, il se reposait en trayant du lait de chèvre pour elle. « Maintenant », disait-il, « vous devez obéir à deux docteurs, Docteur Étable et Docteur Lait frais. Ne pas penser, ne pas écrire. Repos, repos. Vivez à nouveau dans votre corps ». L’hiver était froid : que pouvait-il faire de mieux que de la mettre dans une chambre où il faisait chaud ? Si l’idée d’une étable paraît incongrue, Katherine Mansfield elle-même aurait-elle préféré un hôtel ou un lit à l’hôpital pour y terminer sa vie ? Si la chaleur humaine et les Danses sacrées propres à l’Institut lui apportaient une force intérieure, Gurdjieff pouvait-il la chasser ? Si, par moments, elle se nourrissait d’un espoir insensé, était-ce son rôle de la détromper ?

L’inéluctable

La cause première de la mort de Katherine Mansfield est que la mort est inéluctable ; la cause physique est le bacille de la tuberculose [5] ; et la cause finale est un mys­tère primordial. Mais nous avons peut-être un indice sur la cause efficiente : elle est morte lors de la visite de son mari. Par une courte journée d’hiver, à la tombée de la nuit, le 9 janvier 1923, John Middleton Murry a fran­chi les portes du Prieuré. Dès qu’il eût posé son regard sur Katherine, il sentit qu’il s’était passé en elle quelque chose de décisif… Elle semblait transformée par l’amour et totalement rassurée. Pendant un moment, son scepti­cisme inné et son hostilité vacillèrent. « Il y avait un mélange de simplicité et de sérieux chez les gens que j’ai rencontrés là-bas, séparément et dans leur ensemble, qui m’a profondément impressionné. » Après un dîner servi à Murry et à Katherine dans sa chambre, qui donnait sur le « corridor du Ritz », ils allèrent au salon regarder les Danses Sacrées. Katherine arrive, blanche comme un linge, l’air égaré, étrange, et s’assoit à sa place cou­tumière, près du feu. « Je veux de la musique. Pourquoi ne commencent-ils pas ? Il est tard… » Elle voulait avant tout « l’Initiation de la Prêtresse » et, pour Katherine, certes, il était déjà bien tard. Pour la dernière fois, la danse commença, celle à laquelle elle aurait tant voulu participer. « Si seulement je pouvais avoir une petite place dans ce groupe, comme j’en serais reconnaissante. » Comme les sons de la musique de Gurdjieff montaient et vibraient, ses yeux, qui semblaient voir à travers et au-delà des danseurs, reçurent leurs dernières impressions.

À dix heures, la classe retourna au Study House pour commencer la séance de travail de la nuit, et Katherine remonta dans sa chambre. Dans l’escalier, elle fut saisie par une hémorragie et malgré les soins immédiats de trois médecins, elle quitta ce monde.

Même de nos jours, la relation Gurdjieff-Katherine Mansfield reste un mystère insaisissable. « Le temps », dit Gurdjieff, « est l’archi-subjectif ». « Savez-vous », demande Olgivanna à Katherine, en décembre, « que vous êtes ici depuis plus de deux mois ? » Deux mois ! Vous voulez dire deux mille ans ! ».

De l’auteur isolée et pleine d’amertume qui écrivait Dans une pension allemande, à l’être transformé par amour, tout à fait apaisé, c’est une véritable métamorphose. Katherine n’est pas allée au Prieuré accidentellement. Sa qualité, son intervention, son but, contenaient déjà en eux le germe d’une vraie compréhension. Ce n’est pas dans le sens ordinaire que Gurdjieff est devenu son Maître. Mais que de très loin, et en dernier lieu, elle ait reconnu en lui « un homme sans guillemets », voilà qui est vraiment lourd de sens.


[1] Voir : Katherine Mansfield en France, par J.O. Miller. (Thèse de Doctorat de l’Université de Strasbourg, 1966.)
Genèse et développement de la légende de Katherine Mansfield en France, par Christiane Mortelier. (Mémoire présenté au 12e Congrès A.U.L.L.A. à Perth, Australie, en février 1969.)
[2] Voir : La Vie de Katherine Mansfield (Londres, Cape, 1980) par Antony Alpers, où dans le chapitre XXI il renonce aux critiques de sa biographie antérieure, parue en 1954.
Gurdjieff et Mansfield (Londres et Boston, Routledge & Kegan Paul, 1980) par James Moore : une étude très poussée.
[3] Olgivanna (plus tard Mme Frank Lloyd Wright) était l’une des personnes désignées par Gurdjieff pour aider Katherine Mansfield. Voir : Les derniers jours de Katherine Mansfield, The Bookman (New York), LXXIII (1) : 6-13 mars 1931.
[4] Pour un approfondissement de ses idées, voir : « Entretiens avec Katherine Mansfield à Fontainebleau », par A.R. Orage : The Century Magazine (New York), CIX (1) : 36-40, novembre 1924.
[5] Voir : La Maladie de Katherine Mansfield, par le Dr Brice Clark MD. (London), Proceedings of the Royal Society of Medecine, vol. 48, avril 1955, p. 1029-32. Une tuberculose pulmonaire, à l’époque pratiquement incurable, avait déjà été décelée en 1911.