Pierre-Henri Meunier
Hildegarde De Bingen 1098-1179, une maitresse-femme

(Revue Le chant de la licorne. No 15. 1986) Bien que peu connue en France, sainte Hildegarde de Bingen, bénédictine du XIIème siècle, mérite d’être connue pour l’intense rayonnement qu’elle a eu de son temps sur ses contemporains, dans des domaines aussi variés que la spiritualité, la politique ou la médecine. Non seulement les traces […]

(Revue Le chant de la licorne. No 15. 1986)

Bien que peu connue en France, sainte Hildegarde de Bingen, bénédictine du XIIème siècle, mérite d’être connue pour l’intense rayonnement qu’elle a eu de son temps sur ses contemporains, dans des domaines aussi variés que la spiritualité, la politique ou la médecine. Non seulement les traces de son impulsion sont encore visibles de nos jours, mais une étude attentive de son œuvre peut nous ouvrir des perspectives, entre autres, dans le domaine de la médecine énergétique.

De nouveau, j’entendis une voix du ciel qui me donnait l’instruction que voici : « Que Dieu soit loué en son œuvre, en l’homme. Il a mené sur terre les plus grands combats, pour sa rédemption. Il a daigné élever l’homme au-dessus des cieux. À l’homme donc de célébrer en compagnie des anges la face de Dieu, en cette unité qui fait de lui un Dieu et un homme vrais ! Que le Dieu tout-puissant daigne aussi oindre de l’huile de sa miséricorde cette pauvre figure féminine qui a été l’intermédiaire de cet esprit ! Elle vit en effet dans la plus complète insécurité, elle ne possède pas même cette science que l’on élabore dans les Écritures. L’Esprit saint les a offertes pour l’instruction de l’Église, et elles sont comme la muraille d’une grande cité. Depuis sa naissance, elle est comme prise au filet de douloureuses maladies, elle ne cesse de souffrir, dans toutes ses veines, dans la moelle de ses os et dans sa chair. Dieu cependant n’a pas encore permis sa ruine, car elle voit en esprit, par la caverne de sa raison, certains mystères de Dieu. Or, cette vision a pénétré à ce point les veines de cette créature qu’elle provoque souvent chez elle une grande fatigue, qui rend tantôt plus léger, tantôt plus pénible l’épuisement dû à sa maladie. Elle vit donc d’une façon différente des autres hommes, comme une enfant dont les veines ne sont pas encore assez pleines pour pouvoir comprendre la conduite de l’homme. Elle mène une existence de servante, sous l’inspiration de l’Esprit saint. Sa complexion est aérienne, aussi l’air, la pluie, le vent, toutes les tempêtes suscitent-ils en elle une infirmité qui la prive de toute assurance corporelle. Autrement, l’inspiration de l’Esprit saint ne pourrait la prendre pour demeure. Mais parfois, dans sa grande énergie de bonté, l’Esprit de Dieu lui apporte comme la rosée, un rafraîchissement qui l’arrache à la maladie et à la mort, afin qu’elle puisse continuer à vivre dans le siècle, servante inspirée de l’Esprit saint. Or, que le Dieu tout-puissant, qui sait vraiment combien la fatigue épuise cette créature, daigne achever en elle sa grâce, afin que sa piété soit en elle glorifiée, afin que son âme pérégrine loin de ce siècle vers la gloire éternelle, afin qu’elle se réjouisse d’être accueillie et couronnée par lui ! ».

C’est par ces mots, dictés par la « Voix », que se clôt la dixième vision du « Livre des Œuvres Divines ». Ils expriment quelle a pu être la mission de cette femme singulière que fut Hildegarde de Bingen. De nombreux éléments donnent à penser que sa vie fut le centre stratégique d’une impulsion spirituelle qui devait être donnée dans l’Europe médiévale catholique, tant sur les plans politique que religieux.

Nous connaissons peu Hildegarde de ce côté-ci du Rhin, il suffit de constater la bien maigre littérature qui lui est consacrée en langue française. Hildegarde est plus connue en Allemagne : il est possible d’obtenir l’ensemble de son œuvre écrite et retranscrite en allemand contemporain. Toutefois, les ouvrages français de phytothérapie font parfois référence à la contribution d’Hildegarde, citons l’utilisation de l’Arnica préconisé, semble-t-il, pour la première fois par Hildegarde de Bingen, plante utilisée avec succès encore de nos jours. On peut également mentionner un disque récent qui offre à l’auditeur un aperçu de la musique composée par Hildegarde de Bingen.

UNE VIE BIEN REMPLIE

Hildegarde naît en 1098, près de Mayence, au sein d’une famille de vieille noblesse. À l’âge de huit ans, elle quitte sa famille et son éducation est confiée à Jutta von Spanheim, prieure du couvent bénédictin de saint Disibod, près d’Odernheim. N’oublions pas qu’à l’époque, l’entrée en religion est plus un mode d’intégration sociale qu’une forme de marginalisation. Tout naturellement, Hildegarde, de par ses origines et de par ses dons, prend la succession de sa protectrice. Elle devient abbesse en 1136, elle a 38 ans. En 1150, exprimant son zèle et son intégrité spirituelle, elle fonde un cloître modèle près de Bingen, au bord du Rhin, sur le Rupertsberg.

En 1165, elle crée un autre couvent à Eibingen, qui porte aujourd’hui le nom de sainte Hildegarde. C’est en 1179, à 81 ans, qu’Hildegarde s’éteint, gagnant sans doute un repos bien mérité. En effet, sa vie comporte de nombreuses facettes que nous allons brièvement survoler. Son œuvre de visionnaire à elle seule explique et éclaire bien d’autres aspects de sa vie. On peut la présenter aussi bien comme observateur scientifique que comme médecin, que conseiller politique et spirituel.

De stricte obédience catholique et romaine, Hildegarde mettra toute sa vie ses énergies au service de l’Église, tentant tout à tour de la protéger, de la fortifier, de la recentrer. À la moitié du XIIème siècle, sentant peut-être le risque d’être rejetée et marginalisée par certains courants dans l’Église, elle adresse une lettre à Bernard de Clairvaux, le plus grand personnage de la Chrétienté après le pape. Dans cette lettre, elle lui demande de lui confirmer son don de visionnaire. Bernard lui répond en la priant instamment de « répondre de toute la force de son amour à la grâce divine qui lui est accordée ». Quand, près d’un an plus tard, le pape Eugène III, faisant écho à l’inquiétude qu’inspire chez certains l’influence croissante d’Hildegarde, convoque et préside un synode dans lequel Bernard de Clairvaux intervient en prenant fait et cause pour Hildegarde, le pape lui-même prend parti pour elle avec vigueur. Ce synode de Trèves marque ainsi une page dans l’histoire d’Hildegarde : à partir de 1148, elle devient une personne écoutée et influente de la Chrétienté et du Saint-Empire.

UN RÔLE DE CONSEILLÈRE

La plus grande partie de la correspondance d’Hildegarde est conservée. Son étude permet de réaliser à quel point cette activité épistolaire touche des personnes variées (de l’empereur Frédéric Barberousse à d’humbles laïcs, en passant par les papes successifs, des cardinaux, des évêques, des responsables de monastères, des religieux). Citons par exemple les lettres de la moniale Élisabeth, qui fait part de ses visions, de ses souffrances, et qui demande conseil à Hildegarde ; celle-ci la dirige et l’encourage ; Élisabeth sera également canonisée. Dans cette correspondance, l’abbesse se montre libre et investie d’autorité, même si elle respecte les conventions qui exigent admiration et déférence vis-à-vis des plus grands.

Dans ses lettres au pape Eugène III qui lui demande de révéler tout ce qu’elle sait de l’Esprit Saint, elle explique sa mission, « petite plume que le vent de l’Esprit transporte en ses merveilles », elle lui rappelle quel doit être le rôle du pape, « aigle qui doit arracher le clergé aux griffes de l’ours ». Au pape suivant, Anastase IV, elle reproche la passivité : « O homme, l’œil de ta connaissance faiblit… Pourquoi ne tranches-tu point les racines du mal ? » ; à son successeur, Adrien IV, elle redonne courage.

Hildegarde n’hésite pas à intervenir directement sur le plan politique, notamment avec son empereur Frédéric Barberousse. Outre quelques entrevues au palais impérial de Ingelheim, elle n’hésite pas à lui faire part, par lettres, de son point de vue. Des quatre lettres qui sont conservées, on peut mesurer la progression du ton : tout d’abord, elle s’adresse à lui, qui vient d’accéder au trône, en termes mesurés et lui rappelle qu’il est le serviteur de Dieu, qu’il doit non seulement Le servir, mais L’imiter. Quand la tension entre le pape et l’empereur s’exacerbe, que Frédéric nomme des anti-papes, qu’il rase Milan et sème du sel sur les ruines, alors la coupe déborde et Hildegarde sort de son silence en prenant partie pour le pape contre l’empereur. Elle lui adresse cette terrible menace, inspirée d’extraits de la Bible : « Celui qui est te dit : « Je détruis la rébellion. La résistance de ceux qui me bravent, je l’écrase de moi-même. Malheur, malheur sur les actes coupables des sacrilèges qui me méprisent ! Écoute ces paroles, roi, si tu veux vivre ! Sinon, mon glaive te transpercera ».

DES INTERVENTIONS SUR LE TERRAIN

Hildegarde ne se contente pas d’écrire ou de répondre à ses correspondants. Poussée par une mystérieuse énergie, elle n’hésite pas à prendre son bâton de pèlerin pour annoncer au peuple la volonté de Dieu. À plusieurs reprises, elle entreprend de longs périples dans l’Empire, prêchant dans les cloîtres, même devant le clergé et le peuple. Elle morigène les prêtres, « maîtres et prélats endormis qui ont délaissé la justice de Dieu », elle dénonce ces « temps efféminés » et prône une nécessaire réforme de l’Église.

Vers 1160, elle perçoit les premières influences du catharisme naissant. Elle considère cette percée spirituelle comme une véritable menace pour la Chrétienté affaiblie : elle fustige dans ses sermons ces êtres qui rejettent l’eucharistie, prêchent un ascétisme et une abstinence démesurés en les traitant de « scorpions dans leurs mœurs, et serpents dans leurs œuvres ». Une fois de plus, Hildegarde reste fidèle à son Église, elle consacre son énergie à la protéger contre l’agression extérieure et en même temps à la dynamiser de l’intérieur.

OBSERVATEUR, CHERCHEUR ET MÉDECIN

On pourrait croire que tant d’activités occupent à plein temps Hildegarde. Pourtant, elle est surtout connue par une œuvre écrite considérable. Outre l’ensemble de la correspondance qui vient d’être évoqué, on peut distinguer d’autres volets : des textes poétiques et religieux, des cantiques dont elle compose elle-même la partie musicale. Cet ensemble est regroupé dans le volume des Lieder.

Un autre secteur comprend l’apport scientifique d’Hildegarde de Bingen : il est constitué de plusieurs ouvrages qui surprennent encore de nos jours par la qualité de leurs observations et l’originalité de leur vision. Le premier texte, « Physica », traite de sciences naturelles, se préoccupe de l’« être intérieur des différentes natures de la création » et étudie successivement les plantes, les éléments, les arbres, les pierres, les poissons, les oiseaux, les animaux, les reptiles et enfin, l’origine des métaux. Un autre ouvrage, « Morborum causae et curae », traite des maladies, de leurs causes et de leurs traitements. « De arboris » complète les connaissances phytothérapiques anciennes de Théophraste, Dioscoride, Galien et Pline en divulguant les propriétés d’environ 250 plantes dont plusieurs, comme l’Arnica et la Piloselle sont signalées pour la première fois. Un dernier ouvrage, enfin, présente des recettes de médecine familiale dont certaines sont avec raison encore employées.

(Voir en annexe quelques formules mises au point par Hildegarde et concernant, d’une part, les vertus curatives du cristal de roche et d’autre part, quelques indications de traitements possibles avec l’Achillée millefeuille).

VISIONNAIRE

Abordons enfin ce qui constitue l’œuvre maîtresse, la toile de fond de toute la vie d’Hildegarde, à savoir son œuvre visionnaire. Celle-ci se compose de trois ouvrages écrits à trois époques distinctes, jalonnant ainsi par étapes l’évolution d’Hildegarde. Le premier livre de visions, « Scivias » (pour Sci Vias Domini, Suis les Voies du Seigneur) fut rédigé entre 1141 et 1150. Le second, « Liber Vitae Meritorum » (le livre des mérites) est écrit entre 1158 et 1163, tandis que le troisième « Liber de Operatione Dei » (le livre des Œuvres Divines) est commencé dès 1163 et probablement achevé vers 1170. À ce jour [en 1986], le livre des Œuvres Divines est le seul dont nous disposions d’une version française (il est précédé d’une remarquable présentation dont nous nous inspirons pour écrire ces lignes).

Chacun des trois livres de vision se présente d’une manière analogue : un prologue présente d’abord brièvement les circonstances qui ont amenées cet ensemble de visions.

« J’étais en ma soixante-cinquième année. J’eus alors une vision dont le mystère était si profond, qui tellement me bouleversa, que mon corps tout entier se mit à trembler. Faible que j’étais, je tombai malade. Sept ans durant cependant, je travaillai sur cette vision, et je réussis à peine à achever ma rédaction. Cela se passait en l’an 1163 de l’incarnation du Seigneur, sous le règne de l’empereur Frédéric : le siège romain continuait à subir l’oppresseur. Alors, une voix du ciel retentit, et s’adressa à moi en ces termes : « Pauvre âme, fille de tant de misères ! Tu es comme calcinée déjà par tant de souffrances physiques si cruelles ! Te voilà pourtant encore une fois transpercée par le flot de l’abysse des mystères de Dieu. Pour le service des hommes, ne relâche pas la plume ! Transcris ce qu’ont vu tes yeux et ce qu’ont perçu tes oreilles intérieures ! ».

(Tiré du prologue du Livre des Œuvres Divines).

Chaque vision est ensuite décrite en quelques pages, avec luxe et détails.

« Je contemplai alors dans le secret de Dieu, au cœur des espaces aériens du midi, une merveilleuse figure. Elle avait l’apparence humaine. La beauté, la clarté de son visage étaient telles que regarder le soleil eût été plus facile que regarder ce visage. Un large cercle d’or ceignait la tête. Dans ce cercle, un deuxième visage, celui d’un vieillard, dominait le premier visage ; son menton, sa barbe frôlaient le sommet du crâne. De chaque côté du cou de la première figure se détachait une aile. Ces ailes s’élevaient au-dessus du cercle d’or, au-dessus duquel elles se rejoignaient. La partie extrême de la courbure de l’aile droite portait une tête d’aigle : ses yeux de feu rayonnaient comme en un miroir la splendeur angélique. La partie correspondante de l’aile gauche portait une tête d’homme, qui luisait comme étincellent les étoiles. Les deux visages étaient tournés en direction de l’est. De chaque épaule de la figure, une aile descendait, jusqu’aux genoux. Un vêtement, qui avait l’éclat du soleil, la revêtait. Dans les mains, elle portait un agneau qui luisait comme une journée débordante de lumière. Du pied elle terrassait un monstre à l’aspect effroyable, vireux et noir, et un serpent. Le serpent serrait dans la mâchoire l’oreille droite du montre ». (Début de la première vision des Œuvres Divines).

Enfin vient l’interprétation, dictée par la Voix qui accompagne les visions.

« La magnifique figure que tu aperçois au midi des espaces aériens et dans le secret de Dieu, et dont l’apparence est humaine, symbolise en effet cet amour du Père des cieux. Elle est l’amour : au sein de l’énergie de la déité pérenne, dans le mystère de ses dons, elle est une merveille d’une insigne beauté. Si elle a l’apparence humaine, c’est que le Fils de Dieu s’est revêtu de chair, pour arracher l’homme à la perdition dans le service de l’amour. Voilà pourquoi ce visage est d’une telle beauté, d’une telle clarté. Voilà pourquoi il te serait plus facile de contempler le soleil que de contempler ce visage. La profusion de l’amour en effet rayonne, étincelle d’une brillance si sublime, si fulgurante qu’elle dépasse, d’une manière inconcevable pour nos sens, tout acte de compréhension humaine qui assure d’habitude dans l’âme la connaissance des sujets les plus divers. Nous le montrons ici par un symbole, qui permet de reconnaître dans la foi ce que les yeux extérieurs ne peuvent réellement contempler ». (1ère vision – Livre des Œuvres Divines).

Chaque vision peut être considérée comme un Mandala : l’impression de simplicité que donne la lecture des premières lignes se dissipe vite car bientôt, il ne reste plus un seul espace disponible, la figure se meuble de détails de plus en plus précis. L’ensemble est très structuré par des figures géométriques simples telles que le cercle, la droite, le triangle, le carré. Chaque figure a une signification symbolique largement explicitée dans la partie interprétative qui suit la vision. La description précise et minutieuse de chaque tableau invite implicitement le lecteur à s’armer d’un papier et d’un crayon pour tenter de se représenter l’ensemble. Des artistes contemporains d’Hildegarde se sont d’ailleurs attelés à la tâche et ont enluminés certains manuscrits encore jalousement conservés. Cela souligne à la fois la vraisemblance de l’arrangement spatial des visions et leur « piqué photographique ». Ces tableaux remarquables sont une aide précieuse pour le lecteur.

Non seulement la géométrie rigoureuse découpe l’espace des visions, mais l’ensemble est toujours orienté sur un axe vertical, de la terre au ciel, et dans le plan horizontal, par rapport aux quatre signes cardinaux. C’est la lumière qui déterminera la signification symbolique de chacune des orientations. Ce qui est bien est à l’Est, au levant, ce qui est mal est à l’Ouest ; les terres au Sud sont arides, brûlées par le feu ; au Nord, l’enfer où jamais la lumière du soleil ne parvient, là où le séducteur a élu domicile.

La densité et la richesse spatiales n’écrasent pas la signification mais au contraire lui permettent de devenir multiple. En effet, la plupart des tableaux présentent des significations qui se superposent et s’interpénètrent. La partie interprétative amène d’ailleurs pédagogiquement et progressivement le lecteur à s’ouvrir à l’empilement et à l’enchevêtrement des sens multiples qui peuvent être tissés autour de la matière visuelle. C’est précisément cette sensation d’ouverture et d’amplification du sens initialement perceptible qui convainc qu’au-delà de la forme de la vision souffle l’Esprit. La cohérence ne fait qu’augmenter au cours de la lecture, dissipant tout soupçon de fabulation ou de mythomanie.

L’impression que laisse la lecture des visions d’Hildegarde de Bingen s’apparente à celle que laisse la sobriété de l’édifice romain : austérité, rigueur, simplicité, et, il est vrai, une certaine lourdeur due à l’extrême densité de la matière, à l’occupation extensive de l’espace. Absence d’intensité émotionnelle, tout au plus ferveur dans la dévotion. Nous sommes loin des extases embrasées d’une Thérèse d’Avila ou d’une Anne-Catherine Emmerich. Cette différence fondamentale explique pourquoi l’aspect énergétique du Divin est beaucoup plus perceptible, présent, explicité et utilisé chez Hildegarde. L’absence d’exaltation émotionnelle laisse l’énergie divine s’écouler librement, elle laisse les sens disponibles et opérationnels pour l’observer, elle laisse le mental disposé à en comprendre les lois d’écoulement et de circulation.

« Tout ce que j’ai écrit en effet lors de mes premières visions, tout le savoir que j’ai acquis par la suite, c’est aux mystères des cieux que je le dois. Je l’ai perçu en pleine conscience, dans un parfait éveil de mon corps. Ma vision, ce sont les yeux intérieurs de mon esprit, et les oreilles intérieures qui l’ont transmise. J’ai déjà bien insisté sur ce point lors de mes précédentes visions : je ne me trouvais absolument pas dans un état de léthargie. Il ne s’agissait pas non plus d’un transport de l’esprit. Je ne transcrivais rien que je n’eusse emprunté, en témoignage d’authenticité, à l’univers des perceptions de l’homme. Exclusivement, j’exposais ce que m’offraient les secrets du ciel ».

(Prologue du Livre des Œuvres Divines).

LE LIVRE DES ŒUVRES DIVINES

Les commentateurs s’accordent pour dire que le Livre des Œuvres Divines contient les thèmes évoqués dans les deux premiers livres de visions, mais qu’il les présente d’une manière plus mûre, plus riche et plus complète. Il propose en quelque sorte une théologie du cosmos.

Au cours des dix visions que contient le Livre des Œuvres Divines, Hildegarde nous fait survoler l’ensemble des différents aspects de la Création : la première vision, introductive, présente la « Vie ignée », la vie universelle qui régit Dieu, le monde des anges et celui des hommes, c’est le monde de l’amour ; la deuxième vision présente le cosmos en général, puis l’homme en particulier, parce que l’homme est destiné à devenir le centre de la Création — place que les anges déchus n’ont pas voulu prendre — et parce que les mêmes lois régissent le cosmos et l’homme.

« Tu vois aussi que le cercle de pur éther, celui de l’air dense, blanc et lumineux sont également pleins d’étoiles, qui envoient comme des éclairs vers les nuages qui leur font face. C’est que la pureté de la vraie pénitence, celle aussi du discernement des œuvres saintes, puisent leur vigueur dans la diverse splendeur de la rationalité. Or, ces étoiles sont aussi diverses et multiples que diverses sont les forces de béatitude dont font montre en soi la pénitence et le discernement des œuvres saintes. Leur splendeur confère la raison aux esprits des fidèles, cette splendeur, elles la communiquent aux fidèles, si bien que toutes leurs actions apparaissent raisonnables aux yeux de Dieu ».

La troisième vision étudie le firmament, les énergies du ciel, et par correspondance, la circulation humorale à l’intérieur de l’homme.

« Les veines du cerveau, du cœur, du poumon, du foie, etc…, donnent au foie son énergie, et les veines des reins, elles, descendent jusqu’aux mollets qu’elles confortent. De plus, quand les humeurs remontent avec ces veines des mollets, elles forment des interconnexions au sein des organes virils et de la matrice, et, de même que l’estomac rassemble la nourriture, ces veines communiquent auxdits organes les énergies procréatrices, comme un fer qui est aiguisé sur une pierre ».

C’est dans la quatrième vision que la loi d’analogie entre le macrocosme et le microcosme est appliquée avec le plus de zèle et de souci du détail, elle développe longuement les correspondances entre trois niveaux de réalité : le monde, le corps humain et la vie de l’esprit.

« Aux quatre vents principaux correspondent quatre énergies au sein de l’homme, la pensée, la parole, l’intention et la vie affective. De même que chaque vent peut envoyer son souffle vers la droite ou vers la gauche, de même l’âme, escortée de ces quatre énergies, peut, par la science naturelle, atteindre la partie qu’elle désire, en choisissant tantôt le bien, tantôt le mal.

Le cœur détermine la chaleur, le foie la sécheresse, le poumon l’humidité. De même que ces trois qualités décident de la croissance de l’homme, appliquées à l’air et à ses différentes zones, ces qualités confortent les créatures. Le cœur et toutes ses parties vivantes réchauffent ainsi et affermissent l’homme grâce à cette même raison par laquelle l’âme et toutes ses vertus annexes, dons de Dieu, achèvent les actions humaines, en leur communiquant le désir du bien. Quand elle s’aperçoit que ce désir mène à une action mauvaise, elle a peine à porter le poids de ses décisions. Elle pousse alors l’homme aux larmes par la componction…

Au nombril se rattachent tous les organes intérieurs du ventre, de même que toutes les créatures regardent en direction du cercle de la terre. C’est que le nombril est le centre de forces du ventre, de même que la circonférence terrestre est le réceptacle de toutes les créatures…

Les reins, centre de diffusion de l’énergie, mais aussi de la fougueuse lubricité, correspondent à la terre grasse. De même qu’ils libèrent tantôt les énergies de l’homme, tantôt une force inconvenante, de même la terre modérément grasse produit des fruits en abondance, cependant que la terre trop grasse produit des fruits nombreux, mais de mauvaise qualité.

Dieu a donc consigné dans l’homme toutes les créatures. Il a aussi reproduit en lui l’ordre des différents moments de l’année. L’été correspond à l’homme éveillé, l’hiver à l’homme qui dort. L’hiver renferme en lui ce que l’été profère dans la joie. Le sommeil réconforte le dormeur, pour qu’il soit rapidement apte à certaines œuvres, quand ses énergies s’éveillent.

Voilà comment l’homme est composé depuis le début de son institution, en haut comme en bas, autour de lui et à l’intérieur : partout, il est corporel. Telle est sa nature ».

La cinquième vision traite de la justice divine, et de ses manifestations. Nous serions tentés de dire qu’il s’agit d’une version romane, de forme condensée, des enfers de la Comédie de Dante. La présentation est plus géométrisée, à chaque secteur géographique va correspondre une spécialité de châtiment, en rétribution de la conduite sur terre. Cette description peut peut-être avoir un aspect dissuasif mais l’interprétation de la vision insiste surtout sur la justification de l’utilisation du châtiment, nécessaire pour détruire toute prétention de l’homme à vouloir imiter Dieu, ou se passer de Lui.

De la sixième à la neuvième vision, c’est une description de la cité de Dieu, et des énergies qui l’animent et la protègent.

Enfin, la dixième vision rappelle la prééminence de l’amour et résume les différentes phases de l’histoire du monde, passées, présentes et à venir. Il s’agit en quelque sorte d’une eschatologie qui s’inspire notamment de l’Apocalypse et s’y réfère à plusieurs reprises.

« Longtemps j’ai ainsi laissé la tyrannie de mes ennemis se rire de mon peuple : mes ennemis possèdent les instruments de torture pour l’humanité. Souvent aussi, dans l’Ancien Testament, j’ai châtié les rebelles. En ce temps, j’ai laissé les esprits des airs terrifier les hommes en bien des tempêtes ; je les ai frappés, je leur ai infligé de nombreux châtiments, je les ai affaiblis et rendus malades, parce qu’ils n’abandonnent pas leurs mœurs inquiètes. En leur sein, ils cachent l’envie et la haine, ils décident en eux-mêmes la perte de leur prochain, ils revêtent le manteau de l’honnêteté et de la gratitude pour déverser sur lui toute la malice et tous les crimes ».

Mais, de même que l’homme domine de son courage la mollesse féminine et que le lion maîtrise les autres bêtes, en ces jours, la cruauté de quelques hommes détruira par un divin jugement la quiétude des autres. Alors, Dieu réservera à ses ennemis des peines cruelles pour purifier l’injustice, comme il l’a toujours fait depuis le début du monde. Lorsque ces afflictions auront purifié les hommes, les combats leur répugneront.

Désormais, les princes, assistés de tout le peuple de Dieu, conféreront un ordre juste à la justice de Dieu. Ils interdiront toutes les armes qui avaient servi à tuer, et les hommes conserveront seulement les outils de fer pour le travail des temps, les outils utiles pour l’homme. Celui qui transgressera le commandement, c’est son propre fer qui le tuera et il sera jeté dans un lieu reculé.

Ainsi Abel, les prophètes et autres martyrs, tués pour Dieu jusqu’au jour du jugement dernier, apportent au Fils de Dieu le témoignage de ce sang que Christ versa pour eux dans la volonté du Père. Voilà comment s’achève la guerre du fils de la perdition, et jamais plus il n’apparaîtra dans aucune civilisation. Réjouissez-vous donc, vous dont la demeure est dans les cieux comme sur terre ! Après la chute de l’Antichrist, elle sera encore amplifiée, la gloire de Dieu.

En d’autres termes, cette dixième vision invite le lecteur à voir l’histoire du monde comme le déroulement du Plan du Créateur, dont les étapes souvent difficiles sont justifiées par la finalité du projet et dont chaque homme juste verra tôt ou tard la rétribution. Elle invite l’homme à se recentrer sur Dieu et à avoir confiance dans l’avenir. Comme le résume bien Bernard Gorceix, dans la présentation de sa traduction du Livre des Œuvres Divines : les énergies divines s’épanouissent en énergies cosmiques au début de la Genèse, puis en énergies humaines au sixième jour, cependant que lesdites énergies humaines repèrent, récupèrent, exaltent les énergies divines et les énergies cosmiques. Ainsi se restaure la parfaite unité de l’univers créée et incréée. Là où Lucifer et Adam par présomption ont échoué, grâce à Christ, Fils de Dieu qui devient homme, l’homme assume le ministère prévu par la Genèse et confirmé par le prologue de Jean.

***

UTILISATIONS MÉDICINALES DU CRISTAL DE ROCHE

« Celui dont les yeux se voilent, qu’il réchauffe un cristal de roche au soleil et lorsqu’il est chaud, qu’il l’applique sur ses yeux, car la nature de ce cristal vient de l’eau, il enlève les mauvaises humeurs des yeux et celui qui utilise verra mieux ». (Extrait de Physica, 1263 D).

« Celui qui voit son cou enfler (le contexte permet d’identifier le goitre), qu’il réchauffe le cristal de roche au soleil, que sur la pierre ainsi réchauffée, il verse du vin et qu’il en boive peu et souvent, et que ce même cristal chauffé au soleil, il le pose sur l’enflure du cou, celle-ci diminuera ». (Physica, 1264 A).

« Celui qui souffre de syncope a un être pétillant, exalté, mais en fait, n’a pas de forces et il peut soudain s’écrouler et tomber comme un mort. Une telle personne doit réchauffer au soleil un cristal de roche, ou même plusieurs, voire même autant qu’il peut en obtenir et les mettre, ainsi réchauffés, d’une heure à une demi-journée sur la zone située entre le nombril et la région de l’estomac, en les appuyant sur la peau. Cette opération doit être répétée souvent, De même, il prendra le cristal chauffé au soleil, versera du vin dessus, et en boira peu et souvent ».

QUELQUES VERTUS DE L’ACHILLÉE MILLEFEUILLE

Lorsqu’on a des saignements de nez, on réunit une partie de fenouil pour deux parties de millefeuille. On les cuit et on les applique sur les tempes.

Pour les troubles de la menstruation, neuf parts d’airelles rouges, trois parts de millefeuille, une part de rue et douze parts d’aristoloche sont concassées et cuites dans du vin. On y ajoute du poivre blanc, des clous de girofle et du miel en fin de cuisson. La boisson obtenue après décantation ou filtration est à boire avant et après le petit déjeuner.

Pour les irritations des yeux, à la suite de pleurs, on met sur les yeux une pâte faite de millefeuille pilée.

Pour des blessures externes, on doit, après avoir nettoyer la plaie avec du vin, appliquer des compresses trempées dans une décoction de millefeuille.

En cas d’insomnie, le millefeuille et le fenouil doivent être réchauffés dans un peu d’eau, puis appliqués sur les tempes, le front et la tête, le tout recouvert d’un linge. C’est la chaleur du fenouil qui apporte l’endormissement, tandis que la millefeuille fait dormir plus profondément.

En cas de maux de dents, il convient de mâcher la millefeuille lorsqu’on est à jeun.

BIBLIOGRAPHIE

Œuvres d’Hildegarde de Bingen

* en français [1986] :

Le livre des Œuvres Divines. Présenté et traduit par Bernard Gorceyx, collection Spiritualités Vivantes, Albin Michel.

(Pour le seul ouvrage actuellement disponible, une excellente analyse de l’œuvre d’Hildegarde, replacée dans son contexte historique et une traduction d’érudit).

* en langue allemande :

Œuvres complètes en 7 tomes. Éditions Otto Müller, Salzbourg.

Ouvrages de compilation

So heilt Gott. Gottfried Hertzka. Edition Christiana.

Die Edelsteinmedizin der Heiligen Hildegard. Gottfried Hertzka. Edition Bauer, Freiburg.