« Tu n’es pas un être séparé. Tu appartiens au corps vivant de la Terre. Tu es la Terre, levant les yeux vers les étoiles. Tu es la Terre, prenant conscience d’elle-même ».
– Joanna Macy
Samedi 19 juillet 2025, l’écophilosophe, érudite bouddhiste et chère amie Joanna Macy est décédée à l’âge de quatre-vingt-seize ans. Sans conteste l’une des figures les plus influentes de l’écologie profonde, elle a consacré sa longue vie au travail qui reconnecte ou relie (Work That Reconnects) — un ensemble de pratiques favorisant le souvenir de l’interconnexion entre les êtres humains et la grande toile de la vie, ainsi que des cadres pour transformer le désespoir, la colère et l’apathie face aux pertes et aux blessures en changement constructif et en action. À propos de nos polycrises culturelles et écologiques actuelles, Joanna disait : « Plus la circonstance est sombre, plus l’invitation est brillante ».
La voix de Joanna fut l’une des premières que nous avons recherchées à nos débuts en tant qu’éditeurs, et elle n’a cessé d’offrir ses réflexions et sa sagesse au fil des années à travers ses écrits, ainsi qu’en tant qu’enseignante pour notre programme de leadership Les germes d’un renouveau radical (Seeds of Radical Renewal). Dans son entretien avec nous, elle retraçait les manières dont une connexion du cœur, vécut toute sa vie avec le monde vivant, avait nourri en elle une conscience écologique profonde, parallèlement à une reconnaissance de ce qu’elle appelait « le Grand Tournant » — les possibilités de transformation sociétale qui existent au cœur de notre destruction en cours. « Cela me donne beaucoup de peine pour ce que nous faisons à notre monde et à l’avenir », disait-elle, « mais je sais en même temps que, quoi qu’il arrive, il n’y a rien qui puisse me séparer du corps vivant de la terre ». Son exploration de la manière dont nous pourrions revenir à ce « soi écologique » comme façon de servir au milieu de la catastrophe climatique fut centrale dans de nombreux de ses livres, parmi lesquels World as Lover, World as Self, Coming Back to Life et Active Hope. Joanna fut aussi une traductrice majeure de l’œuvre de Rainer Maria Rilke. Émue par ses méditations sur l’entrelacement du chagrin, de la beauté et de la vie spirituelle, elle citait souvent une strophe particulière du Livre des Heures :
Je vis ma vie dans des cercles de plus en plus larges
qui s’étendent dans le monde entier.
Il se peut que je ne termine jamais cette dernière,
mais je m’y consacre.
Je tourne autour de Dieu, cette tour primordiale.
Je tourne en rond depuis des milliers d’années
et je ne sais toujours pas si je suis un faucon,
une tempête ou une belle chanson ?
À travers son œuvre et sa vie, Joanna a transmis une manière d’être qui ne se détourne pas de l’effondrement, mais écoute ce qui en émerge. Elle nous rappelle que le chagrin n’est pas un échec, et que ressentir de la peine pour le monde en flammes, c’est être éveillé à sa beauté : « Face à l’impermanence et à la mort, il faut du courage pour aimer les choses de ce monde et croire que les louer est notre vocation la plus noble ».
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Entrer dans le Bardo par Joanna Macy
Dans cet article d’opinion, l’écophilosophe et érudite bouddhiste Joanna Macy nous présente le bardo — le concept bouddhiste tibétain d’un intervalle entre les mondes où la transition est possible. Alors que la pandémie révèle un effondrement en cours et nous renvoie l’image de nos maux collectifs, elle écrit que nous avons l’opportunité d’entrer dans un espace de réinvention.
Nous sommes dans un espace sans carte. Avec la perspective d’un effondrement économique et d’une catastrophe climatique qui se profilent, nous avons l’impression de marcher sur un sol instable, où les vieilles habitudes et les anciens scénarios ne s’appliquent plus. Dans le bouddhisme tibétain, un tel espace ou intervalle entre des mondes connus est appelé bardo. C’est effrayant. C’est aussi un lieu de transformation potentielle.
Quand on entre dans le bardo, là, face à soi, se trouve le Bouddha Akshobhya. Son élément est l’Eau. Il tient un miroir, car son don est la Sagesse du Miroir, qui reflète tout tel que c’est. Et l’enseignement du miroir d’Akshobhya est le suivant : ne détourne pas le regard. Ne fuis pas. Ne te détourne pas. Cet enseignement appelle clairement à une attention radicale et à une acceptation totale.
Depuis quarante ans, je développe une forme de travail de groupe expérientiel appelé le Travail qui Relie. C’est un cadre pour le changement personnel et social face à des crises accablantes — une manière de transformer le désespoir et l’apathie en action collective. Comme la Sagesse du Miroir d’Akshobhya, le Travail qui Relie aide les gens à dire la vérité sur ce qu’ils voient et ressentent de ce qui arrive à notre monde. Il les aide aussi à trouver la motivation, les outils et les ressources pour participer à notre guérison collective.
Lorsque nous nous réunissons pour ce travail, au départ, nous distinguons trois récits ou versions de la réalité qui façonnent notre monde afin de les voir plus clairement et de choisir celui que nous voulons soutenir. Le premier récit que nous identifions est « Le Business comme d’Habitude », par lequel nous entendons l’économie de croissance, ou le capitalisme corporatif mondial. Nous entendons ce mot d’ordre dans pratiquement toutes les voix du gouvernement, des sociétés cotées en bourse, de l’armée et des médias contrôlés par les grandes entreprises.
Le deuxième s’appelle « Le Grand Effilochage » : un effondrement continu des structures vivantes. C’est ce qui se produit lorsque les systèmes écologiques, biologiques et sociaux sont transformés en marchandises par une société de croissance industrielle ou un cadre de « business comme d’habitude ». J’aime le terme « effilochage », car les systèmes ne meurent pas d’un coup, ils se délitent, perdant progressivement leur cohérence, leur intégrité et leur mémoire.
Le troisième récit est l’aventure centrale de notre temps : la transition vers une société qui soutient la vie. L’ampleur et la portée de cette transition — qui est bien en cours quand on sait où regarder — sont comparables à la révolution agricole d’il y a environ dix mille ans et à la révolution industrielle d’il y a quelques siècles. Les penseurs sociaux contemporains lui donnent divers noms, comme la révolution écologique ou la révolution de la durabilité ; dans le Travail qui Relie, nous l’appelons le Grand Tournant.
En résumé, notre objectif avec ce processus de nomination et de profonde reconnaissance de ce qui arrive à notre monde est de survivre aux deux premiers récits et d’amener toujours plus de personnes et de ressources dans le troisième récit. Par ce travail, nous pouvons choisir de nous aligner sur le business comme d’habitude, sur l’effilochage des systèmes vivants, ou sur la création d’une société qui soutient la vie.
Ces dernières années, plusieurs d’entre nous impliqués dans ce travail, ont reconnu qu’au vu du rythme du Grand Effilochage, nous nous dirigeons vers un effondrement économique et, en fait, civilisationnel. Notre réflexion a été nourrie par le travail d’Adaptation Profonde de Jem Bendell, qui cherche à se préparer à — et à vivre avec — l’effondrement sociétal. Je souhaite également reconnaître les contributions antérieures en Europe francophone de Pablo Servigne et Raphaël Stevens — dont le travail visionnaire sur l’effondrement et la transition commence seulement à être traduit en anglais.
Puisque l’économie mondiale actuelle n’a pas été capable de réduire les émissions de gaz à effet de serre, ne serait-ce que d’une fraction de degré, il semble désormais évident que nous ne pouvons éviter une catastrophe climatique. Beaucoup d’entre nous avaient supposé que le Grand Tournant pourrait empêcher une telle désintégration, mais nous reconnaissons désormais le Grand Tournant comme un processus et un engagement qui nous aident à survivre à l’effondrement de l’économie de croissance industrialisée. La motivation et les compétences que nous acquérons en nous engageant dans le Travail qui Relie fournissent l’orientation, la solidarité et la confiance nécessaires pour traverser cet effondrement inévitable.
Il y a de nombreuses dimensions dans ce travail qui abordent les enjeux psychologiques et spirituels de notre époque, et j’ai trouvé une résonance fructueuse entre la pensée bouddhiste et la science postmoderne : une grande partie du Travail qui Relie s’inspire des enseignements bouddhistes. Je considère maintenant le Grand Tournant comme une forme de bodhicitta, l’intention de servir tous les êtres. C’est l’état d’esprit du bodhisattva — l’être qui, dans sa grande compassion, retarde le nirvana afin de répondre à la souffrance du monde. Je me souviens que mes maîtres tibétains me disaient que bodhicitta est comme une flamme dans le cœur, et souvent je peux la sentir là.
Il semble désormais assez clair de voir qui tient le miroir d’Akshobhya — c’est la COVID-19. Le coronavirus nous a frappés rapidement. Nous n’en savions rien il y a encore peu. D’abord, il nous a obligés à faire une pause pour que nous puissions accueillir ce que le miroir reflète. Nous avons été tellement occupés et distraits dans nos différentes courses effrénées que nous n’avons pas pu prêter attention à notre situation réelle. Il a fallu cesser de courir pour voir qui nous sommes, ce que nous sommes et où nous en sommes.
La COVID-19 nous rappelle que l’apocalypse — dans son sens ancien — signifie révélation et dévoilement. Et qu’a-t-elle dévoilé ? Une pandémie si contagieuse qu’elle a immédiatement révélé notre système de santé défaillant et notre interdépendance totale. La nécessité de donner la priorité à la nature collective de notre bien-être est soudainement apparue au grand jour, en particulier dans notre pays, qui est le plus hyperindividualisé du monde. Comme l’a dit Malcolm X : « Quand nous remplaçons le “je” par le “nous”, même la maladie devient du bien-être ».
Les schémas de contagion ont alors mis en lumière ce que nous devons voir : les maisons de retraite, où les personnes âgées sont entreposées ; l’industrie de la viande, si dangereuse pour les travailleurs entassés, si cruelle pour les animaux, si coûteuse pour le climat ; les prisons, où des millions de personnes sont enfermées, devenant désormais des boîtes de Pétri de contamination ; les lignes de faille de l’inégalité raciale dans notre société, désormais mises à nu par les impacts disproportionnés de la pandémie sur les communautés noires, brunes et autochtones. Soixante pour cent des cas concernent des Afro-Américains — en raison de maladies préexistantes favorisées par les inégalités dans les soins de santé et le racisme environnemental.
Par-dessus tout, le meurtre de George Floyd a non seulement révélé le racisme et la brutalité de notre culture policière, mais aussi suscité des manifestations sans précédent, qui balayent le pays et appellent au désinvestissement et même à l’abolition des services et syndicats de police.
À l’échelle mondiale comme aux États-Unis, beaucoup d’entre nous découvrent une nouvelle solidarité dans notre détermination à dépasser le racisme maladif que nous avons hérité. Dans ce soulèvement, je suis inspirée par le courage, la créativité et la persévérance de ceux qui participent aux manifestations publiques, qui influencent de nombreux fonctionnaires à agir — des membres de conseils municipaux, des agences et même des services de police. Il n’est pas étonnant que le bardo représente un lieu où l’inconnu, même l’inconcevable, peut se produire et où ceux qui y entrent sont profondément transformés.
Lorsque nous osons faire face aux dures réalités sociales et écologiques auxquelles nous étions habitués, le courage naît et des forces en nous sont libérées pour réimaginer et peut-être, un jour, reconstruire un monde.
Ne détourne pas le regard. Ne fuis pas. Ne te détourne pas.
Texte original publié le 20 juillet 2020 : https://emergencemagazine.org/op_ed/entering-the-bardo/
Note de 3M : Nous ne partageons pas entièrement le point de vue de J. Macy sur des sujets tels que les changements climatiques ou la COVID. Il est vrai que ces événements, comme elle le souligne, ont eu un caractère révélateur. Toutefois, nous estimons que certaines nuances importantes relatives à ces questions semblent avoir été ignorées ou méconnues par l’auteure…