Lizelle Reymond
Hui-Neng, le sixième patriarche

Les novices, arrivés après l’hiver et qui suivaient l’étroit sentier de l’instruction des aînés, marchaient, l’affliction alourdissant leur cœur. « Brillante est votre intelligence, leur avaient dit leurs Maîtres, et profonde votre volontaire obéissance à l’orthodoxie. Mais à partir de maintenant servez aveuglement votre Abbé, et le jour viendra où vous vous assiérez à l’Assemblée des moines, une fleur dans vos mains, le sourire sur vos lèvres, dans la félicité parfaite. Plongez sans crainte dans la soumission entière. » Mais le Quatrième Bouddha, leur Abbé, se mourait lentement.

(Revue Spiritualité. No 39-40. Février-Mars 1948)

Voici comment on m’a raconté son histoire, dans les monastères de la Chine du Sud:

Le Quatrième Bouddha se mourait lentement. En toute conscience, il regardait le Grand Au-Delà dans lequel il entrait, sachant bien qu’avant de s’en aller, il devait encore remettre sa suprême charge à l’un de ses disciples, et ses emblèmes sacrés: le bol du mendiant, la crosse de l’Abbé et le gong qui depuis tant d’années scandait les prières de la Communauté. Une vieille croyance racontait que celui-là seul qui reçoit bol, crosse et gong des mains du Bouddha deviendra un grand Bouddha.

Le Monastère de Nan Yo se recueillait autour de son Abbé. C’était un endroit, dans les montagnes du Sud de la Chine où la prière s’élevait légère comme les plumes des hérons chassées par le vent. Mais depuis quelques jours, elle restait sous la voûte des feuillages charnus, parce que les âmes étaient lourdes.

Les vieux moines vivaient dans le silence, sans même qu’on entendît une seule fois s’entrechoquer leurs ustensiles ou leur bol. Dans la stricte observance des règles et la stricte observance des rites, les yeux baissés, ils égrenaient les cent huit perles des cent huit tentations évincées par le rosaire, en répétant, dans un souffle cent huit fois le nom du Parfait. Mais le Quatrième Bouddha, leur Abbé, se mourait lentement.

Les novices, arrivés après l’hiver et qui suivaient l’étroit sentier de l’instruction des aînés, marchaient, l’affliction alourdissant leur cœur. « Brillante est votre intelligence, leur avaient dit leurs Maîtres, et profonde votre volontaire obéissance à l’orthodoxie. Mais à partir de maintenant servez aveuglement votre Abbé, et le jour viendra où vous vous assiérez à l’Assemblée des moines, une fleur dans vos mains, le sourire sur vos lèvres, dans la félicité parfaite. Plongez sans crainte dans la soumission entière. » Mais le Quatrième Bouddha, leur Abbé, se mourait lentement.

Le jour avant sa mort, le Patriarche décida de mettre une dernière fois ses disciples à l’épreuve et leur donna un sujet de réflexion. Celui qui devait devenir le Cinquième Bouddha, le plus avancé de tous les disciples, le plus brillant, après une longue méditation, s’en alla écrire sur le mur du Monastère, les phrases suivantes:

« Le corps est aussi fort que l’arbre de Bô,

L’âme est aussi pure qu’un brillant miroir

Mais notre devoir est de le nettoyer sans cesse

Et de ne pas laisser un seul grain de poussière s’y poser… »

Le même soir, le cuisinier du Monastère, un laïc encore qui n’avait pas coupé ses cheveux, un homme très simple qui n’avait jamais étudié le canon bouddhique, lut ce poème. « C’est faux », dit- il. Et ramassant un morceau de charbon, il écrivit, de l’autre côté de la porte, sur le mur blanc:

« Il n’y a pas d’arbre car il n’y a jamais eu d’arbre

Il n’y a pas de miroir car il n’y a jamais eu de miroir

Au commencement, il n’y avait rien

Comment la poussière pourrait-elle tomber sur rien ? »

Quand le Patriarche lut ce poème, il simula être pris d’une grande colère et dit à ses disciples de l’effacer après avoir ordonné au cuisinier de venir le voir dans sa cellule.

Le cuisinier se présenta en tremblant devant l’Abbé, mais celui-ci ne lui adressa pas une seule parole et ne lui accorda pas un seul regard. L’Abbé frappa simplement trois coups distincts sur le bras de son fauteuil. Hui-Neng comprit. Il s’inclina et courut jusqu’à sa cellule. Là, il tomba dans une profonde méditation qui dura jusqu’à la troisième période de la nuit où le veilleur passe, en frappant trois coups, l’appel habituel à la prière nocturne. Alors il se releva, mais sans ouvrir les yeux. Et les bras ouverts, et les mains ouvertes, il vint se prosterner devant le Quatrième Bouddha. Hui-Neng ignorait que son corps irradiait de la lumière, mais le Parfait la voyait. Il lui donna le bol, la crosse et le gong, mais aussi l’ordre de quitter immédiatement le Monastère lui, un laïc qui n’avait pas encore prononcé ses vœux et qui ravissait aux moines chargés d’années de discipline les emblèmes les plus enviés!

Obéissant, Hui-Neng s’enfuit. Il prit la route du Nord emportant le bol, la crosse et le gong.

Le lendemain matin, celui qui devint le Cinquième Bouddha trouva le Patriarche mort en même temps qu’il apprenait la fuite du cuisinier. Tout de suite on accusa Hui-Neng d’avoir volé les emblèmes sacrés et une troupe de disciples bien armés, partit à sa poursuite.

Le fugitif ne fut rejoint qu’à la frontière nord de Kwanton. Se voyant entouré par les disciples menaçants, Hui-Neng s’inclina devant eux et leur dit : « Puisque vous me poursuivez pour me reprendre le bol, la crosse et le gong, les voici. Je ne les ai pas demandés. » Et il les posa par terre. Les disciples sautèrent de cheval pour s’en emparer, mais à leur stupéfaction, il fut impossible de les soulever tellement leur poids dépassait la force de plusieurs hommes réunis.

En face de ce miracle, les disciples comprirent que Hui-Neng était le vrai Bouddha et lui rendirent hommage. Ramassant alors les trois emblèmes de sa dignité, Hui-Neng les bénit, mais il leur fit part de sa décision d’aller tout premièrement se soumettre à une longue discipline personnelle au Temple de Kwang Hsia, à Canton, afin d’y devenir moine selon les règles de l’Ordre.

Comme il l’avait dit, Hui-Neng partit sans tarder vers le Sud et alla frapper, fort humblement, à la porte du Temple de Kwang Hsiao. Ce fut là qu’il rasa sa tête et qu’il reçut la confirmation bouddhique après avoir prononcé ses vœux et apprit le canon et les livres sacrés. C’est aussi là qu’il devint le Sixième Bouddha, le Patriarche actuel de toute la Chine où, de nos jours, la 44e génération de moines marche sur ces traces.

Peu de temps après cet événement, le nouveau Patriarche quitta le Temple de Kwang Hsiao pour s’installer au Monastère de Ching Hui, où dans son jardin planté de six banyans s’élève la Pagode à neuf étages de Look Yung Tsé. Pendant de nombreuses années il y vécut, sans histoire, enseignant la Voie à des centaines et des centaines de moines. Certains d’entre eux étaient des fils de ducs dont les ancêtres, vêtus de robes de fourrures légères avaient guerroyé sur de fins coursiers, d’autres étaient des fils de paysans qui reconnaissaient le grain de la terre, la fluidité de l’eau, le feu du tonnerre et de l’éclair. Tous apprenaient les multiples formes de l’Inexistence première et s’exerçaient à dompter leur corps pour que la Nature pût leur dévoiler les mystérieux moyens de réalisation.

Mais un jour, le Sixième Bouddha dit aux siens qu’il désirait s’en aller seul, en pèlerinage, encore une fois vers le Sud. Il partit la même nuit. On n’entendit plus jamais parler de lui.

A peu près à cette époque, on trouva, dans le jardin du Monastère de Ching Hui un bloc vertical de boue séchée que ni le vent ni les pluies ne purent jamais entamer. On comprit que la terre rendait ainsi, aux moines fidèles, le corps du Parfait sous une forme d’humilité totale, de la poussière agglomérée par la puissance de la foi.

Canton, le 12 décembre 1947