Robert Linssen
Insuffisance de la compréhension intellectuelle des enseignements de Krishnamurti

Beaucoup de personnes écoutant Krishnamurti depuis plusieurs années sont étonnées et parfois déçues de la lenteur de la transformation effective de leur conscience dans le sens que leur suggère le penseur indien. Elles ont de ce dernier, une compréhension intellectuelle et théorique qui leur semble parfaite et s’étonnent, de ce fait, de se sentir parfois « piétiner » et rester, malgré tout, prisonnières des conditionnements, des limitations, des réactions étriquées de l’égo.

(Revue Être Libre, Numéro 262, Janvier-Février 1975)

Beaucoup de personnes écoutant Krishnamurti depuis plusieurs années sont étonnées et parfois déçues de la lenteur de la transformation effective de leur conscience dans le sens que leur suggère le penseur indien.

Elles ont de ce dernier, une compréhension intellectuelle et théorique qui leur semble parfaite et s’étonnent, de ce fait, de se sentir parfois « piétiner » et rester, malgré tout, prisonnières des conditionnements, des limitations, des réactions étriquées de l’égo.

Nous avons connu beaucoup de personnes sincères, qui, impatientes ou désespérées de la lenteur de leur transformation, ont estimé qu’il manquait à Krishnamurti un côté « pratique » ou « accessible ».

Certains se sont alors tournés vers ce qu’ils appellent « la pratique »… Pour les uns cela consiste en la récitation de « mantras » pour d’autres, le Za-Zen où toute l’importance du problème spirituel est mise sur les postures et la « position assise »… etc.

Pour Krishnamurti, la « pratique » ne se situe pas à ce niveau là, quoiqu’il pratique lui-même le yoga. Encore faut-il préciser qu’il le fait dans un tout autre esprit que la plupart.

La « pratique » essentielle consiste à dissoudre le mirage du « moi » à briser le rêve individuel et collectif des « égos », à ne plus agir dans le rêve et selon le rêve mais à se brancher directement sur la Réalité.

Pour y arriver, la seule compréhension intellectuelle, au niveau verbal est totalement insuffisante. Il s’agit de dépasser, dès le départ, l’attitude d’approche fragmentaire dans laquelle la presque totalité de l’humanité actuelle se trouve prisonnière. Seule, une perception globale immédiate est génératrice de transformation fondamentale, effective. Nous y reviendrons dans quelques instants.

A une dame qui demandait si la compréhension intellectuelle de son enseignement pouvait la rendre libre, Krishnamurti répondait :
« Madame, il ne s’agit pas de me comprendre, mais de vous comprendre vous-même. Votre « moi-même », est une chose vivante, une chose en mouvement, jamais la même, active, entreprenante. Pour regarder ce « moi », vous devez avoir un esprit souple, fluide, et il ne peut l’être tant qu’il fonctionne préalablement à une conception préétablie. Voyez-vous, la jalousie, l’envie, l’avidité, l’ambition, le désir d’être important… tout cela est relié, et le lien connectif est produit par le « centre », par le « moi ». Ce centre est la mémoire, avec ses conformismes, ses images. Etant consciemment ou inconsciemment toujours à la recherche du plaisir, il engendre la douleur…
C’est ce que vous êtes en train de faire, c’est cela qui a lieu en chacun de nous… donc ce n’est pas moi que vous comprenez. Celui qui parle (Krishnamurti)… n’est qu’une caisse de résonance, il n’est pas du tout important. Il attire l’attention sur la façon dont vous pouvez vous écouter vous-même. Et si vous savez écouter, vous pouvez partir pour un voyage qui n’a pas de fin…
La compréhension de soi, engendre l’ordre et la vertu. Elle fait cesser les conflits. En cet état est une grande beauté
. »    (Extrait de l’Homme et son image, par J. Krishnamurti, p. 188).

Peu de personnes saisissent que « la compréhension » véritable de soi, n’est pas seulement une compréhension intellectuelle. C’est une perception globale immédiate. Cette perception globale, englobe autant l’élément mental que l’élément affectif. Krishnamurti la désignait souvent par l’expression « penser-sentir » ou encore « l’esprit-cœur ». L’on pourrait dire, d’un point de vue assez concret ou trivial que le siège d’une telle perception ne se situe pas seulement dans le cerveau mais plutôt, soit dans le plexus solaire, ou encore, dans ce que les japonais désignent par le terme « Hara », près du centre ombilical.

La compréhension véritable n’est pas la compréhension intellectuelle des paroles ou des écrits formulés par Krishnamurti. Elle est au contraire, une prise de conscience de notre propre processus d’existence, sur le vif, dans la momentanéité vécue de chaque instant, dans le mouvement de nos pensées, de nos sentiments, de nos susceptibilités, de nos impatiences, de nos imaginations, de nos jalousies, de nos voluptés.

« Prise de conscience »… Qu’est ce que cela signifie ?

La prise de conscience ici implique une fois de plus la notion de perception globale immédiate. Afin d’éviter tout malentendu nous tenterons de préciser quels en sont les éléments.

D’abord sur le plan de l’attention : une attention parfaite.

Déjà ici une constatation s’impose. Nous ne sommes presque jamais réellement attentifs.

Pourquoi ? Parce que l’attention « parfaite » implique que la totalité de nos énergies psychiques, de notre conscience se trouve là, ici, maintenant, pleinement concentrée dans la momentanéité de la circonstance vécue. Cela veut dire que nous sommes délivrés de l’énorme emprise des mémoires du passé, qui, à chaque instant, interfèrent avec le Présent.

Et nous ne le réalisons presque jamais, car à tout instant, notre conscience est, soit sous l’emprise des mémoires du passé, soit sous l’action d’une projection imaginative vers l’avenir.

Et si même, nous pensons être là, ici maintenant avec notre regard, physiquement, à notre insu, cependant, des images du passé se projettent constamment dans la seconde présente.

Elles pervertissent la fraîcheur, le caractère unique et nouveau de chaque seconde.

L’attention parfaite nécessite de notre part, la réalisation d’une convergence naturelle de toutes les énergies de notre conscience dans la momentanéité de chaque instant. Nous cessons alors cette fragmentation de la conscience, cet éparpillement, ce déchirement d’une partie d’elle même qui reste accrochée à un passé lointain et d’une autre partie d’elle même qui se projette dans un avenir imaginaire.

Mais il y a plus. Dans la mesure de notre ferveur, nous attendons toujours quelque chose. C’est plus fort que nous ! Aussi longtemps que vous attendez quelque chose, comprenez que vous n’êtes plus pleinement attentif dans la momentanéité de l’instant. Vous n’êtes plus présent au Présent.

Vous n’êtes plus attentif.

Tout ceci montre à la fois le côté ardu et très simple de l’attention parfaite.

L’attention parfaite implique, — avons nous dit — une convergence de toutes les énergies de la conscience dans le présent, dans la momentanéité de chaque instant. La devise « Présent au Présent » n’est pas seulement un énoncé verbal à la mode et percutant ! Elle implique le fait que la totalité de l’attention est dans le présent. Or, elle ne l’est presque jamais. Elle ne l’est presque jamais parce qu’elle est presque toujours sous l’emprise des mémoires passées. Il existe une véritable « pesanteur » de la mémoire.

Parmi les conséquences de la mémoire il est un facteur qui, entre tous, nous empêche d’être pleinement attentifs et présents au Présent : c’est l’image que nous avons de nous-mêmes.
A chaque instant, entre les êtres et les choses et nous, surgit et s’interpose cette image que nous avons de nous-mêmes. Nous l’avons tous.

Au lieu de constater simplement les choses, nous nous voyons les constatant. Au lieu d’aborder les êtres naturellement, simplement, nous les abordons avec une image que nous avons de nous-mêmes, que nous protégeons et nous avons d’eux une image. Et les êtres que nous abordons sont généralement dans une situation identique.

De ce fait — nous explique Krishnamurti — les relations humaines, les communications, se font entre les images que nous avons respectivement les uns des autres. Elles ne sont jamais authentiques, présentes. Elles portent toujours l’empreinte du passé, des mémoires, de ce que Krishnamurti appelle le « connu ».

Ce qui vient d’être dit nous montre l’immensité et à la fois la simplicité de ce qu’implique la perception globale immédiate.

* * *

Un correspondant nous demande : comment l’égo peut se dissoudre lui-même ?

Jamais l’ego — qui n’est que mémoires, conditionnements physiques, biologiques, psychologiques — ne peut se dissoudre lui-même.

Mais cet ego, qui n’est que mémoires sur les plans biologiques et psychologiques possède, au delà de sa structure psychosomatique, une zone essentielle d’intelligence libre, inconditionnée.

La méditation — qui constitue la seule « véritable pratique » — consiste à mettre l’égo dans des dispositions de transparence intérieure et de disponibilité telles, que cette Réalité intemporelle, que Krishnamurti désigne par le mot « Inconnu » puisse opérer.

L’ego ne peut dissoudre l’ego mais il peut arriver à réaliser un minimum d’ordre dans son désordre intérieur, de telle façon que la Réalité des profondeurs puisse agir en lui et par lui.

Si nous avons été attentifs à toutes les implications de la perception globale immédiate et de l’attention parfaite, précédemment évoquées, nous remarquerons différents points importants :

1°) l’attention parfaite nécessite d’abord une prise de conscience de l’ampleur de l’action des mémoires du passé sur le présent.
2°) l’attention parfaite tend finalement à libérer l’esprit de l’identification aux mémoires du passé. Elle tend par conséquent à mettre l’être humain dans une situation psychologique libérée de tout choix, de toute préférence, de toute répulsion personnelle.
3°) dans la situation de l’attention parfaite, plus rien ne subsiste de l’action des mémoires du passé. Or, ces mémoires constituent la base fondamentale et l’aliment essentiel de l’égo.
4°) finalement, il ne reste que le corps habité de ses mémoires biologiques indispensables. Mais ce corps n’est plus le support d’un centre actif de mémoires psychologiques, lourdes d’avidités, de revendications, de dominations, de possessivités.

L’ego ne peut dissoudre l’égo. Le « connu » ne peut dissoudre le « connu ». Mais, par suite d’une maturation ou d’une sursaturation de ses tensions, le « connu » peut arriver à se sensibiliser aux richesses de la zone profonde de l’Inconnu. Ce début de sensibilisation est, à certains égard, déjà une action de la Réalité elle-même.

* * *

Parmi les éléments les plus importants conditionnant l’issue de notre recherche intérieure, il importe de citer la nature exacte de notre motivation.

Pourquoi cherchons-nous ? Est-ce le résultat d’une simple recherche de compensation à nos insatisfactions, à nos conflits, à nos douleurs.

Souhaitons-nous, simplement nous retrouver dans une autre situation, au cours de laquelle nous assurerons la continuité de notre ego sous une forme et dans des conditions plus agréables ?

Dans un tel cas, au bout d’un certain temps, nous nous retrouverions inévitablement devant les mêmes problèmes. Les moyens que nous employons conditionnent la fin. La nature des mobiles qui président à notre démarche conditionne complètement l’issue de celle-ci.

Tout mobile personnel nous enferme à notre insu dans le cycle fermé et limité de l’ego. A l’instant même du départ d’une telle démarche, s’élabore dans le champ de notre propre esprit, à notre insu, un ensemble de projections mentales construites par nous-mêmes.

C’est ce que l’on appelle la perpétuation des états auto-projetés.

Le signe distinctif de l’état d’éveil suggéré par Krishnamurti et les « Eveillés » authentiques, c’est qu’il n’est plus un état autoprojeté. La continuité apparente de la conscience de l’égo est rompue et ses résistances, ses tensions conflictuelles sont dissoutes.

A cet instant même se réalise l’irruption soudaine, explosive parfaitement naturelle et sain de la plus pure forme de l’Amour et de l’Intelligence. Tel est l’Etat Naturel qui n’a rien de mystérieux, rien d’inaccessible, rien d’impossible, contrairement à tous les clichés mentaux que nous suggèrent les ruses de notre esprit ou de ce que certains appellent « le Vieil homme » en nous.

Les anciens instructeurs chinois du Ch’an résumaient en trois mots, merveilleux de simplicité, cette issue suprêmement naturelle de la destinée humaine : « Retourner chez soi »