Christian Charrière écrivain (1940-2005)
(Revue Itinérance. No 2. Novembre 1986)
Autrefois j’avais peur, une peur vague, une frayeur qui me faisait me retourner dans la rue quand j’entendais des pas derrière moi. Certains hommes m’épouvantaient par leur aspect. Certaines situations me contraignaient à fuir sans que je puisse comprendre pourquoi. Pour compenser cette faiblesse dont j’avais honte je me mis à haïr tout ce qui suscitait ce trouble, le passant furtif au fond des ruelles de la nuit, la femme qui s’offre en exigeant la réciproque, les nègres, les Auvergnats, les Bulgares.
Je voyageais en recherchant le danger. Dans tous les conflits mondiaux je fus partisan des forces de l’ordre. À Moscou je trouvais du charme à la bureaucratie soviétique. À Paris je frissonnais devant les escadrons de CRS. Tout ce qui était incompréhensible, irrationnel, différent, devait être bastonné. Et je continuais à avoir peur, de cette peur à la fois brumeuse et puissante que les Allemands appellent : « Angst ». Un jour dans un bus en Inde un vieil homme, qui avait observé pendant longtemps mon poing serré posé sur l’accoudoir, me dit : « Ouvrez la main ». Je l’ai ouverte parce que j’étais harassé de la tenir fermée.
Je me suis mis à écrire, composant des livres d’imagination où les monstres se transformaient en princesses. À l’appel de mon Bic obstiné des silhouettes tourmentées se sont levées des marécages. Lorsqu’elles sont apparues en pleine lumière j’ai vu qu’elles n’étaient point aussi farouches que je le supposais.
Certes elles étaient pâles, boueuses, gorgées d’amertume. Mais en les revêtant de pourpre et en les faisant monter dans les cordages d’un beau roman d’aventures elles s’humanisaient et se mettaient à sourire. Alors j’ai compris d’où venait cette étrange frayeur qui me retranchait du monde, m’isolant derrière les barreaux d’une solitude harcelée.
J’avais peur de mon ombre, j’avais peur de tout ce qui en moi n’était pas présentable : faiblesse, instinctivité, émotion et, tendues vers l’autre, jusqu’aux deux mains qui s’ouvrent sur le petit lapin blanc d’un amour. Je voulais avancer dans la vie d’une démarche impitoyable et sans rien qui me fît chanceler. C’est pourquoi, tel le héros de Chamisso, je m’étais séparé de mon ombre au premier carrefour.
Mais on ne peut vraiment la répudier. À pas de loup elle revient vous assassiner au coin des bois. Mieux vaut l’accueillir en notre demeure et lui offrir ce qu’elle demande : le colloque intime, la chaleur, la satisfaction de ses désirs. À présent elle est, je crois, devenue une amie. Bien entendu il y a en elle des aspects que je n’approuve pas. Elle est agressive, frivole et souvent d’humeur brumeuse et lointaine. Elle a la sensualité exigeante d’une courtisane turque allongée sur un sofa. Quand elle exagère j’ai appris à lui dire non. Elle baisse la tête et se soumet car elle ne demande qu’à être maîtrisée et orientée vers le haut.
Tout compte fait l’ombre est d’une profonde sagesse. Dans sa Sorbonne des profondeurs elle délivre un enseignement qui a transformé ma vie. J’ai appris grâce à elle à sentir l’existence du monde invisible, à entrevoir les réalités spirituelles et cette rivière d’or qui ne demande qu’à irriguer nos vies desséchées. La mort qui m’épouvantait jadis, je sais à présent qu’elle est une nouvelle naissance et comme un retour à la patrie perdue. Mon ombre m’a enseigné à honorer l’homme, à percevoir son immense stature, à reconnaître toute la grandeur qu’il possède en lui et qu’il ignore. Mon ombre insensée m’a donné le sens et la vie.
Mon ombre m’a éclairé et, s’il m’arrive encore d’avoir la frousse, grâce à elle je n’ai plus peur.
Christian Charrière