Jean-Louis Siémons
Le modèle hindou de la réincarnation

Malgré sa popularité — chacun sait que les hindous croient à la réin­carnation — il ne faudrait pas s’imaginer que ce modèle est simple et facile. Ce serait faire peu de cas des penseurs de l’Inde qui ont poussé l’investigation de la nature cachée de l’homme jusqu’à des limites peu concevables.

(Extrait de La Réincarnation, Des preuves aux certitudes Éditions Retz 1982) 

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À tout Seigneur, tout honneur. L’hindouisme, pris au sens général, a fourni le modèle de réincarnation qui passe pour le plus élaboré, et sans doute pour le plus connu : pour cette raison, plus que tout autre système, il mérite qu’on lui consacre une étude approfondie [1]. Malgré sa popularité — chacun sait que les hindous croient à la réin­carnation — il ne faudrait pas s’imaginer que ce modèle est simple et facile. Ce serait faire peu de cas des penseurs de l’Inde qui ont poussé l’investigation de la nature cachée de l’homme jusqu’à des limites peu concevables. Pour la présentation du sujet (parfois très complexe), le texte a été découpé en plusieurs sections qu’on peut lire indépendam­ment si on le désire.

Dans la 1re Partie, est exposé un modèle exotérique sous la forme d’une légende. C’est l’occasion de chercher à en approfondir le sens : dès lors l’Inde nous conduit à examiner les rapports de l’homme et du cosmos et à découvrir dans la réincarnation un aspect de lois univer­selles.

La 2e Partie aborde le problème clef de l’âme, réalité difficile à saisir dans son essence et ses relations avec le monde de l’incarnation. Dans une première section, l’étude invite à voir « vivre » l’âme dans son corps, et à suivre le processus de la mort. L’aventure posthume est ensuite trai­tée, dans la seconde section, en examinant par ailleurs le retour à la vie et les perspectives de la fin des renaissances. La réincarnation en Inde est restée actuelle. Gandhi l’a interprétée comme une doctrine généreuse.

Un modèle pour les

masses, un autre pour

les connaisseurs

Un récit… à ne pas prendre à la lettre

La légende du roi Bharata

Aux temps lointains où Agni, le feu du sacrifice, brûlait encore sur tous les autels de l’empire de l’Inde, vivait un souverain juste et puissant, du nom de Bharata. Sa sagesse n’avait d’égale que sa piété. Observant scrupuleusement les prescriptions des Saintes Écritures, il donnait à ses sujets l’exemple même d’une vie religieuse de dévotion au divin Seigneur Vasudeva, tout en remplissant les devoirs incombant au roi et au chef de famille qu’il était.

Un jour, cependant, ressentant l’appel impérieux d’une consécration exclusive à ce Seigneur, le mahârâjah Bharata se fit ermite : ayant partagé avec égalité l’ensemble de ses biens et attributs terrestres entre ses cinq fils — qui tenaient de lui sous tous rapports — il se retira loin du monde, à l’ermitage de Pulaha, réputé comme la retraite sacrée de grands Rishis — Sages et Prophètes de l’Inde des origines.

Méditant sans cesse sur l’objet de sa dévotion — qui recevait dès lors toutes les offrandes, extérieures et intérieures, dues à ce Seigneur aux pieds de lotus — celui qui avait été le plus grand des hommes devenait le plus humble des serviteurs et s’approchait chaque jour davantage de la communion finale avec la divine racine de son être.

Pourtant, Bharata portait encore en lui des impressions d’un lointain passé, d’un karma de vies antérieures oubliées, qui allaient faire obstacle à la réalisation de son but. Il fallait que ce passé, devenu mûr, se manifeste un jour sous la forme d’un événement, d’une épreuve que l’homme devrait subir pour en tirer une leçon de sagesse. Ce- karma-venu-à-maturité (prârabdha karman) voici comment il apparut dans la vie solitaire de l’ascète.

Un jour que Bharata méditait sur les bords du fleuve sacré Gaudaki non loin de l’ermitage, un groupe de cerfs s’approcha de l’eau pour s’y désaltérer. Soudain, le terrible rugissement d’un lion déchira le silence et sema la panique parmi les craintifs animaux arrêtés près du fleuve. Dans sa frayeur, une biche mit bas le faon qu’elle portait dans ses flancs et, prenant la fuite, elle ne tarda pas à mourir de peur et d’épui­sement. Entraîné par le courant, le pauvre nouveau-né était voué à une mort certaine. Mû par une immense compassion pour toutes les créa­tures, Bharata l’arracha aux remous du fleuve et le porta frémissant à sa retraite pour le réchauffer et le nourrir de son mieux.

À partir de ce jour, celui qui avait régné sur un empire et qui s’était fait l’amant de Dieu concentra tout son pouvoir d’amour sur le jeune faon si cruellement privé de tous soins maternels. Avec le temps, devenu prisonnier des devoirs que lui imposait sa sollicitude pour l’animal, l’ascète se mit à négliger ses pratiques religieuses. Bien plus, sa sérénité, jadis inébranlable, s’effrita petit à petit et laissa place à une foule d’inquiétudes pour le bien-être de son protégé. C’est ainsi que l’âme du puissant Rajah, qui semblait promise à la libération de la chaîne des renaissances, fut arrêtée en chemin par l’effet du karma passé. À l’heure de la mort, au lieu de méditer sur Vasudeva, le pouvoir divin qui-pénètre-toute-chose, le cœur de l’ascète resta fixé sur l’image particulière de l’animal familier qui reposait à ses côtés.

Cette erreur fatale valut à l’âme de Bharata de renaître… dans le corps d’une bête, comme le ferait un homme ignorant ou pervers, étranger à toute vie religieuse. Par l’effet de quelque grâce, il lui fut cependant accordé de conserver toute la connaissance de sa précédente naissance. Et, même dans la forme d’un animal paraissant privé de raison, l’effet de ses anciennes pratiques continua de se faire sentir. Dans sa cons­cience, l’être brûlait d’une soif insatiable de contempler le Seigneur, et se répétait : « Misérable que je suis ! Dans ma vie précédente, j’ai abandonné la société pour vivre dans une forêt sacrée afin de contem­pler le Soi Supérieur de toutes les créatures. Mais mon esprit s’est laissé attacher à un faon !… »

Réfléchissant ainsi, l’animal devint indifférent aux choses du monde. Il se retira dans les saints lieux qu’avait fréquentés jadis Bharata, dans l’attente patiente de l’épuisement de ce karma qui lui valait cette nais­sance animale. Enfin libéré, il revint sur la terre dans la famille d’un sage Brahmane. Jeune garçon, puis adolescent, il ne cessait d’être plongé dans la contemplation intérieure du Seigneur universel — lequel lui accorda le souvenir complet de toutes ses vies passées.

Aussi, préoccupé très tôt par la seule pensée de la libération finale du joug des renaissances, et ne prenant aucun plaisir à la vaine compagnie de ses semblables, l’homme se mit à vivre comme un exilé, n’ayant de goût pour aucune des joies de ce monde ; il se composa un personnage privé de raison, un débile mental dont on ne pouvait rien tirer et qu’on devait renoncer à initier aux bonnes manières de la vie religieuse et sociale.

Or, il arriva qu’un jour un voleur de basse caste (un shudra) se mît en tête de faire un sacrifice humain à la déesse Kâli, pour en obtenir la faveur d’un fils. Le sort fit que notre soi-disant débile mental tombât entre les mains des sbires du Shudra. Sans qu’il oppose la moindre résistance, on emmena ce simplet sans défense, on le para de vêtements neufs et de guirlandes de fleurs et on le conduisit, avec toute la pompe voulue, au pied de la statue de la divinité altérée de sang, pour procéder au sacrifice rituel.

C’est alors que Kâli, découvrant le crime de ses adorateurs démo­niaques, et ne pouvant supporter la vue du divin rayonnement qui émanait du Saint, entra dans une noire fureur : avec un éclat de rire sinistre, elle se précipita hors de sa statue et fit un massacre des voleurs, pour se baigner avec délices dans leur sang. Tant il est vrai qu’un mal voulu à un saint personnage ne manque jamais de se retourner contre le criminel.

C’est ainsi que l’âme du puissant Bharata, après avoir épuisé tous les effets de son karma passé, traversa les dernières épreuves en vivant déjà dans son corps comme un libéré-vivant (un jîvan mukta), en qui les hommes découvrirent finalement un grand Sage sous ses dehors stu­pides.

Un premier modèle de réincarnation

L’épisode qui précède résume, dans leurs grandes lignes, trois cha­pitres tirés d’un vieil écrit indien, le Bhâgavata Purâna [2]. Il pourrait fort bien servir de scénario pour monter un drame religieux servant à l’édification des fidèles, sur le thème de la réincarnation, du karma et de l’émancipation finale. Pratiquement, tous les éléments principaux du modèle hindou de la réincarnation (tel qu’on se l’imagine, généralement) se trouvent réunis dans cette légende et s’y déchiffrent aisément.

— La réincarnation elle-même ne fait aucun doute : on assiste à trois existences distinctes d’une même entité, dénommée Bharata, du nom du premier personnage évoqué.

— La loi de causalité, ou de karma, intervient dans ces 3 vies sous divers aspects qui se résument en une même constatation : par ses actions, l’homme s’enchaîne à la renaissance mais peut aussi s’en libé­rer ; on ne peut effacer l’effet d’une action passée qu’en le subissant : malgré ses hautes performances ascétiques, Bharata devra traverser l’épreuve d’un attachement auquel succombera sa nature encore impar­faite. Mais les actions de sacrifice ont un effet purificateur : elles liment les chaînes retenant l’âme dans sa prison de chair.

— Le Karma détermine la nature de chaque nouvelle incarnation : une naissance animale pourra même, à la limite, être infligée à l’être qui n’a pas profité de son existence précédente dans le sens d’une réelle éléva­tion spirituelle.

— Quelle que soit la nouvelle naissance, les grandes tendances, les préoccupations essentielles de l’âme se maintiennent à travers la mort et s’imposent à l’être plus ou moins tôt dans ses jeunes années : sans le savoir, il poursuit la même démarche d’une vie à l’autre.

— Aux individus très purs et spirituellement élevés, il est donné d’avoir l’intuition, ou même la vision de leurs existences antérieures.

— La dernière pensée d’un homme à l’heure de la mort conditionne la nature de l’incarnation suivante. Ainsi, Bharata qui ne pense qu’à son animal favori devra renaître animal à son tour : s’il avait pensé à Dieu, il L’aurait rejoint sans nul doute, d’une façon définitive.

— Quant à la technique de libération de l’âme, elle comporte le rejet volontaire de toute attache avec le monde physique et l’isolement pro­gressif de la conscience qui doit échapper à toute identification avec un objet quelconque : en vivant dans le monde, sans être du monde, sans adhérer à ses aspects factices, l’homme peut épuiser son karma sans en créer de nouveau, et gagner le salut en tournant toutes ses forces vers l’objectif spirituel qu’il s’est fixé.

On remarque que le texte ne s’étend pas sur l’aventure de Bharata entre deux vies incarnées : l’important du récit est ailleurs, car c’est sur terre que les nœuds de l’âme se nouent et se dénouent, et non pas dans un ciel ou un enfer dont on ne nous dit rien dans le présent récit.

Attention : documents chiffrés

Le modèle de réincarnation que nous venons de tracer correspond bien à la croyance populaire la plus répandue. Cependant, en y réfléchis­sant, on pourrait conclure que ce modèle se rapproche un peu trop du schéma simpliste vu au premier chapitre. C’est toujours le même per­sonnage, le même Bharata, qui s’incarne de vie en vie. Dans sa dernière incarnation, le Purâna cité l’appelle encore Jadabharata, ou Bharata­-simulant-la-stupidité.

Aussi la question se pose-t-elle d’emblée : l’Inde des Sages, des philo­sophes et des yogis, croit-elle à cette réincarnation-là ? On peut répondre sans hésiter par la négative : la croyance populaire n’est qu’une approche exotérique qui appelle bien des retouches pour donner une image fidèle de la véritable doctrine ésotérique.

S’il est un lieu de la terre des hommes où les textes spirituels se prêtent à des lectures différentes, selon les clefs dont on dispose pour les déchif­frer, c’est bien l’Inde où la luxuriance de la pensée a produit sans inter­ruption pendant des siècles une inépuisable richesse d’idées, de mythes et de symboles qui s’entrelacent et se recouvrent de la façon la plus étonnante. Aussi la plus grande prudence s’impose-t-elle en abordant les livres sacrés de l’Inde. Il suffit pour s’en convaincre de revenir simplement à notre Bhâgavata Purâna, que nul ne songe à ranger parmi les textes les plus ésotériques de l’Inde.

D’emblée, on peut soupçonner que le légendaire maharajah symbolise par excellence l’Indien, et plus généralement l’Homme en quête de la réalisation spirituelle. Dans d’autres Purâna, comme le Vishnu Purâna, le mot Bharata est d’ailleurs associé à l’une des 9 grandes régions de la sphère de la vie terrestre : le Bhârata Varsha, ou pays de Bharata, qui n’est autre que l’Inde [3]. Mais ce n’est là encore qu’un symbole, l’Inde représentant ici, pour tous les hommes, le plan de la vie active incarnée, comme le suggère clairement le Bhâgavata Purâna : « De toutes les régions, seule celle de Bhârata est le pays des actions, toutes les autres étant des lieux de jouissance où les êtres célestes recueillent la récompense de leurs œuvres. » En d’autres termes, ce Bhârata Varsha constitue le cadre spatio-temporel où se déroule toute l’évolution ter­restre de l’individu incarné. Et le fait que Bharata — élément premier du récit et symbole probable de l’âme humaine — ait cinq fils [4] à sa ressemblance et qu’il leur confie l’administration du royaume terrestre pendant qu’il part à la recherche d’un 7e élément — le Soi supérieur — n’est sans doute pas fortuit non plus.

Selon toute vraisemblance, la déchéance apparente de l’âme dans un corps animal après s’être laissée subjuguer par l’attachement au jeune faon, doit s’interpréter symboliquement : l’homme détourné de son idéal par négligence, peut passer une longue période dans la nostalgie avant de pouvoir le revivre. Cette déchéance de l’âme peut aussi évoquer la mésaventure de certains yogis imprudents.

Dans la pratique de la méditation où l’homme abandonne le « royaume terrestre » à la garde de ses facultés vitales et se retire dans la jungle du monde psychique et spirituel, dans l’espoir de s’unir au soleil qui illumine ces lieux intérieurs, il arrive que le yogi évoque en son mental l’image de certaines entités lumineuses qui peuplent ces sphères, et que la fascination exercée par cette image soit telle que l’homme en devienne prisonnier, pour une durée prolongée. Ce blocage ressemble à l’effet que produirait l’incarnation d’une entité humaine enfermée dans un animal, et soumise à la vie propre de son espèce. Ce danger est dûment signalé dans la littérature indienne [5].

D’autres explications sont sans doute possibles, sans adhérer à l’idée d’une incarnation dans les corps animaux. Par exemple, on peut songer à une expérience onirique. Devenu « animal » Bharata conserve, nous l’avons vu, toutes ses facultés humaines de pensée, avec le souvenir de sa naissance précédente. Pareille situation peut fort bien être vécue dans un rêve, fait pendant la vie incarnée, ou même — qui sait ? — après la mort. Il suffit que les conditions soient réunies pour que la conscience s’enferme dans son monde intérieur et développe, par le pouvoir de l’imaginaire, tout le fil d’un drame qu’elle est seule à perce­voir et qui actualise un échec vécu par l’homme dans la poursuite de son idéal — avec, ici, l’effet fatal de la fixation de la pensée sur l’image du faon.

L’animal qui a été à la source de ce drame s’est métamorphosé au point de devenir prison.

Gardons-nous donc de prendre pour argent comptant tout ce qui se trouve dans ces vieux textes. Attention : documents chiffrés.

Et ne concluons pas trop vite que l’Inde ésotérique a enseigné la réin­carnation de l’âme humaine dans les règnes inférieurs. Même si des penseurs modernes réputés ne trouvent rien à redire à cette idée et semblent y adhérer.

Pour en savoir plus :

affronter la métaphysique

À la recherche d’un modèle plus complet

Bien entendu, nous n’avons nullement la prétention de détenir les clefs de l’ésotérisme de l’Orient ; mais pour nous l’espoir demeure de pouvoir surprendre un peu de l’Esprit dissimulé derrière la lettre, après avoir suffisamment scruté cette dernière et fait le minimum de recoupements nécessaires d’un texte à l’autre. Inutile de dire que l’ampleur du sujet — la réincarnation dans l’Inde — fournirait la matière d’un épais volume. Dans le choix des textes de référence, force nous est donc de nous adresser directement à la littérature des Upanishad et de la Bhagavad Gîtâ (formant avec les Brahma Sutra, ou Vedânta Sutra, ce qu’on appelle le Vedânta) où la réincarnation est traitée ouvertement, en négligeant des textes plus anciens tels que les Veda, où cette doctrine ne fait l’objet d’aucun développement.

Les Veda (« connaissance ») offrent aux fidèles la révélation de la vérité sur l’ordre cosmique et sur les relations nécessaires entre les différents mondes s’étageant du plan humain au plan divin le plus élevé. Ils leur dictent aussi la Loi du Sacrifice qui permet de maintenir cet ordre cos­mique et d’assurer le bonheur aux hommes s’ils acceptent de se confor­mer aux devoirs imposés par leur caste et leur condition.

À cet Ancien Testament de l’Inde répond le Vedânta — l’achèvement des Veda — ensemble d’écrits d’une haute portée philosophique qui s’attachent à démontrer l’identité fondamentale du Soi réel de l’homme (l’âtman) — et de l’Absolu, l’Être-en-soi (le Brahman), l’unique réalité et le but final de toute recherche spirituelle. Ce Vedânta, qui a fait l’objet d’innombrables commentaires, dont les plus fameux sont ceux de Shankarâchârya (le plus illustre docteur métaphysicien de l’histoire de l’Inde) constitue pour l’hindou un genre de Nouveau Testament (surtout la Bhagavad Gîtâ, qui met en scène le dialogue d’un disciple et d’un maître spirituel, Krishna, salué comme un Sauveur de l’humanité) ou, si l’on préfère, une sorte de Zohar (le Livre de la Splendeur des kabbalistes) collection de textes dévoilant, en partie, l’ésotérisme caché sous la lettre de l’Ancienne Révélation.

Depuis le XIXe siècle, de grands efforts ont été déployés par des orien­talistes (tels que Max Müller), pour faire connaître à l’Occident les « Livres sacrés de l’Orient ». Le public peut donc maintenant s’informer à la source et souvent s’éclairer des commentaires d’authentiques Indiens qui ont fait l’expérience de ce qu’ils professent [6].

Mais de tous les textes qui nous sont parvenus de l’Inde, le plus fameux et le mieux connu est, de l’aveu général, la Bhagavad Gîtâ, le Chant du Seigneur ou du Bienheureux.

On l’appelle familièrement la Gîtâ, tout simplement. Elle fait autorité dans tous les courants religieux relevant de l’hindouisme. Petit livre ne comptant que 700 versets, répartis en 18 chapitres, elle réunit tous les grands thèmes de la pensée hindoue. Il en existe d’innombrables tra­ductions, accompagnées ou non du texte sanskrit original. C’est donc particulièrement à cet indispensable livre de référence — que l’on trouve en livre de poche… dans les bibliothèques de gare — que nous nous adresserons pour tenter d’établir un modèle plus approfondi de la réin­carnation, sans négliger toutefois le témoignage d’autres textes, qui complètent ou précisent l’enseignement de Krishna dans la Gîtâ. Tout en faisant cette étude, nous découvrirons combien l’idée de la réincar­nation est vivante dans tous les textes abordés et nous aurons ainsi maintes fois l’occasion — références en main — de donner le démenti à l’incroyable affirmation de René Guénon prétendant que « cette idée fut complètement étrangère à toute l’Antiquité ». Si pareil démenti était encore nécessaire de nos jours…

L’homme, miroir de l’univers

Avant de s’interroger égoïstement sur le devenir de sa petite personne, l’hindou est invité par sa religion à comprendre la place qu’il occupe par rapport au grand univers — le macrocosme auquel il est intégrale­ment relié — et à la société humaine dont il fait partie.

La terre, l’eau, l’air, le feu et l’éther qui servent à construire l’univers objectif — y compris notre corps — ont des contreparties dans le champ de l’expérience humaine. Les Écritures établissent toutes les corres­pondances dynamiques existant, par exemple, entre ces éléments, les organes des sens, et les sensations qu’ils permettent. Bien plus, chacun des organes de l’homme est sous le contrôle — ou la « présidence », si l’on peut s’exprimer ainsi — de certaines classes de divinités, placées elles-mêmes dans la sphère d’action de grands foyers d’énergie cos­mique comme le soleil, la lune, le vent (Vâyu), etc.

Bref, ce monde n’est pas un chaos, mais un champ (kshetra) structuré dans tous ses détails et caractérisé par un ordre cosmique (lokasam­graha). Bien entendu, les limites de ce champ ne se bornent pas à un univers tangible mais s’étendent largement dans les sphères invisibles où s’ordonnent des mondes de matière plus subtile, jusqu’à la racine même de cette matière (mûlaprakriti), substance complètement indifférenciée, non manifestée (avyakta) et insondable par la pensée. À cet aspect objectif de la nature (prakriti) répond l’aspect subjectif du connaisseur-du-champ (kshetrajna), de la conscience (purusha) percevant le spec­tacle de prakriti. Purusha et prakriti sont tous deux sans commence­ment (Gîtâ, XIII, 19) et indissociables, comme deux facettes d’une même réalité.

L’analyse très fouillée des innombrables aspects de l’univers, visible et invisible, conduit à des descriptions minutieuses, où une multitude de dieux, de grades variés, remplissent des fonctions indispensables au maintien de l’équilibre cosmique. Mais tous sont soumis à une loi supé­rieure qui dicte aux innombrables rouages de la machine cosmique les mouvements qui maintiennent l’harmonie de l’ensemble.

Cette loi, ce Dharma universel, s’exprime comme Loi du Sacrifice (Yajña) exigeant la contribution de chacune des parties du Grand Tout à la cohésion de l’ensemble. La Gîtâ rappelle (III, 10-16) l’homme cette règle de solidarité fondamentale. Celui qui jouit des présents des dieux (dont l’homme dépend, comme on l’a vu, pour sa vie physique et psychique) sans offrir quelque chose de lui-même en contrepartie n’est autre qu’un voleur : c’est en vain qu’il existe ici-bas.

Bien entendu, la société des hommes est aussi à l’image du macrocosme : chaque individu a sa fonction assignée, son dharma social, qui l’oblige à contribuer au bien collectif, tout en lui permettant d’atteindre un bonheur légitime.

Cette loi partout active, qui tend sans cesse à maintenir une unité dans la diversité, traduit en quelque sorte la présence d’une source unique de toute vie, de toute matière et de toute conscience : l’Un-sans-second, le Brahman suprême. Sur ce point, les Upanishad ne laissent aucun doute : l’Inde n’est polythéiste qu’en apparence. Citons simplement ce passage de la Brihadâranyaka Upanishad [7] qui relate une sorte de tournoi théologique entre savants Brahmanes :

— Combien y a-t-il de Dieux, Yâjnavalkya ?…

— Trois et trois cents, trois et trois mille.

— Oui, répondit l’autre, mais combien vraiment de Dieux, Yâjnavalkya ?

— Trente-trois.

— Oui, mais combien vraiment?…

Et l’interrogatoire se poursuit ainsi jusqu’à l’ultime question :

— Oui, mais combien vraiment de Dieux, Yâjnavalkya?

— Un seul (Eka).

Ce Dieu unique [8], c’est Lui, le Brahman, que les hommes appellent CELA (Tat), que l’on ne peut décrire comme un Être, auquel on ne sau­rait prêter ni sentiment ni pensée : l’Être-en-soi n’est pas une Personne divine, occupée à créer le monde, à veiller sur sa création et à dialoguer avec ses créatures. Cet Absolu, éternel, omniprésent et immuable, est au-delà de toute contingence, au-delà de toute dualité (advaita).

Aussi nul être fini ne saurait s’approcher de cette Réalité essentielle comme d’un objet de contemplation. Ceux qui, par l’ascèse du yoga, parviennent à liquider toutes les barrières érigées par le moi personnel, et à s’identifier au Soi réel, l’âtman, qui est la racine de leur individualité consciente, entrent dans la lumière cachée de ce Brahman, en l’expérimentant comme Sat-Chit-Ananda, Être absolu, Conscience ou Intel­ligence absolue, Béatitude absolue. Mais son mystère reste insondable. « Il n’est pas ceci, ni cela… » (nêti, nêti), disent les Upanishad et la Gîtâ le décrit au chapitre XIII en termes également négatifs, apparem­ment contradictoires, qui mettent en relief aussi bien sa transcendance que son immanence. Dans cette représentation du monde — qui peut sembler étrange à l’Occidental, fidèle à une religion monothéiste prônant un Dieu créateur unique [9], Père universel avec lequel les créatures cherchent à établir un dialogue personnel par la prière et l’action de grâces — l’homme occupe une place très particulière, que même des dieux peuvent lui envier ; il tient en lui-même la promesse de réaliser consciemment la communion de tout son être avec cet âtman, ce Soi caché, identique en essence au Brahman.

L’homme, miroir de l’univers, n’est donc pas un être statique : sans le savoir, il est en perpétuel devenir, dans un monde qui est lui-même soumis à une éternelle pulsation.

La réincarnation humaine, cas particulier de lois cosmiques

Cycles et rythmes cosmiques

Aucune idée n’est plus étrangère à l’Inde des grands Rishis que celle d’une Création ex nihilo, d’un début absolu et d’une fin définitive de l’univers.

La vie est éternelle, la conscience est éternelle, éternelle aussi la matière. Comme le jour succède à la nuit, le monde se déploie dans l’espace pour s’y manifester ; puis, après un temps d’activité où les êtres venus à l’existence font toutes les expériences possibles dans le cadre qui leur est offert, le crépuscule s’étend sur ce champ de manifestation de la vie et tout retourne dans le sein de l’Absolu. Provisoirement. Car, après une nouvelle nuit de repos, se lèvera un jour nouveau. Cette doctrine de la pulsation éternelle des univers est décrite dans la Gîtâ (VIII, 17-18) comme la succession des Jours [10] et des Nuits de Brahmâ. Notons que les êtres contingents, dans leur ensemble (bhûtagrâma), subissent ce processus sans que leur volonté intervienne (avasha). Bien plus, le dieu qui est appelé ici Brahmâ [11] — le démiurge, ou l’aspect créateur de la Trinité hindoue, dont Vishnu et Shiva représentent res­pectivement les puissances conservatrices et destructrices — n’est pas d’une nature immuable ni immortelle : dans certaines légendes, il arrive que Shiva, en anéantissant l’univers par le feu, consume avec lui Brahmâ et Vishnu. Fin toute provisoire, bien entendu, car, comme le dit la Gîtâ (VIII, 16) « tous les mondes jusqu’à celui de Brahmâ sont sujets-au-retour-à-l’existence » (punarâvartinah).

Toutes ces descriptions font penser à une succession de marées mon­tantes et descendantes ; ou à une respiration : tantôt le souffle de la vie projette [12] l’univers dans le champ objectif [13], par un courant centrifuge (pravritti), tantôt le souffle s’inverse et ramène vers la Source éternelle, par un courant centripète (nivritti), l’ensemble des êtres dans le non-manifesté (avyakta).

Ailleurs, dans la Gîtâ (XV, 1-2), l’univers est dépeint comme un arbre impérissable (le fameux Ashvattha) qui plonge ses racines dans le ciel et déploie ses branches et ses feuilles vers le bas : nouveau symbole du monde sensible émanant de l’invisible origine d’où part le processus créateur (pravritti) (G., XV, 4). Cette loi cyclique d’activité et de repos, d’élaboration et de dissolution (pralaya), étendue à l’échelle cosmique, se répercute de manières indéfiniment variées dans tous les départe­ments de la nature. Où que nos regards se tournent, nous ne voyons que cycles, rythmes, vibrations : chaque être subit cette loi universelle, et chacune des palpitations des créatures — de la galaxie à la fourmi — est comme une modulation du rythme fondamental qui entretient la vie de tout le cosmos. Shiva est représenté comme Natarâjah, roi de la danse. Krishna, l’incarnation de Vishnu, tire de sa flûte des vibrations qui emplissent l’espace et imposent leur rythme à ceux qui s’efforcent de les percevoir.

Ces révolutions des mondes pourraient bien cacher une malédiction. Les créatures, entraînées en rotation sans le vouloir, « comme si elles étaient montées sur une machine tournante » (yantra), selon les mots mêmes de Krishna (G., XVIII, 61), ne sont-elles pas attachées à un manège infernal où les guette une mort certaine ? Bien plus, ces pulsa­tions sans fin, dans les espaces sans bornes, ne marqueraient-elles pas les scènes toujours recommencées d’un Éternel Retour dans une sorte de Théâtre de l’Absurde ?

Un univers de lois

Disons d’abord que l’hindouisme des Upanishad rejette catégoriquement toute description d’un monde régi par le hasard, ou se développant mécaniquement, au point de se répéter sans cesse, à intervalles réguliers. Seuls les ignorants, privés de tout discernement spirituel, assurent qu’il n’y a dans l’univers aucune réalité supérieure, aucun principe directeur ordonnant les phénomènes, ni aucune relation de cause à effet entre eux (Gîtâ, XVI, 7-8). Il existe une liaison logique d’un monde mani­festé à l’autre, à travers la nuit de Brahmâ. On parle de Karma, à l’échelle cosmique.

Ici, Karma est le nom donné au mouvement créateur (visarga) qui amène les êtres à l’existence, et les modèle tels qu’ils sont (G., VIII, 3). Cette construction des créatures ne se fait pas au hasard : elle suit un programme, élaboré dans la manifestation précédente. En quelque sorte, un univers est le fils du précédent et le père du suivant. Le pré­sent révèle les acquis et promesses du passé, et prépare les réalisations du futur.

Symboliquement, les semences (bija) de l’univers sont conservées dans un aspect mâle de la nature (Purusha signifie aussi l’homme, au mas­culin) et, à l’aube de la manifestation, elles sont confiées à Prakriti, l’aspect féminin qui, sous l’influence de l’énergie vitale, les fait germer pour donner naissance à toutes les créatures. Ce processus de fécondation cosmique est évoqué dans la Gîtâ (XIV, 5, 6). Dans d’autres livres sacrés, on apprend que, de cette union, naît d’abord une sorte d’âme cosmique, Hiranyagarbha (l’Œuf ou l’Embryon d’or) d’où pro­cèdent tous les êtres conscients de l’univers.

Cependant, dans le grand barattement de la vie, il existe une loi inexorable : tout ce qui se construit, tout ce qui se compose pour donner une forme, une structure, remplit une fonction pendant un temps limité et, tôt ou tard, devra subir la destruction, la décomposition. Brahmâ ne cesse de créer ce que Vishnu va conserver en équilibre, le temps que Shiva se manifeste pour anéantir l’œuvre du premier et lui fournir les éléments nouveaux de sa création. Au fond, avec le cycle des saisons, la nature qui nous entoure ne cesse d’illustrer ces alter­nances de croissance et de déclin.

Ceci exclut absolument toute idée du retour éternel des choses : jamais le monde ne peut repasser par le même point, jamais un être ne peut se retrouver identique à ce qu’il a été jadis — que ce jadis remonte à mille ans, cent ans ou une seconde. En Inde aussi, le Temps a été représenté comme dévorant ses enfants.

Dans la Gîtâ, au chapitre XI, le Maître accorde à son disciple une extraordinaire vision mystique de l’univers, dans son dynamisme secret où tourbillonnent les myriades d’êtres, de tous les degrés, dans les innombrables courants de force qui les portent sur les lignes de leur destinée. Expérience écrasante que celle de la contemplation du Temps (Kâla) à l’œuvre dans tout son domaine, « broyant les créatures qui, tour à tour, se précipitent dans ses bouches enflammées armées de crocs et de défenses redoutables »…

Toutefois, ce tableau dramatique ne devrait pas nous impressionner au point de nous faire oublier l’autre aspect du Temps, ou de Shiva — le patron des Yogis. Shiva, le bienveillant, ne détruit que pour régénérer et permettre le progrès.

Si la mort succède invariablement à la naissance, elle n’est qu’une métamorphose nécessaire, pour préparer une nouvelle naissance, et permettre une expression plus élevée des infinies potentialités de la vie.

On ne naît à l’état d’adulte qu’en mourant jour après jour à l’état d’en­fance. Si le grain ne meurt, jamais l’épi ne mûrira au soleil.

L’évolution terrestre des êtres vivants est d’ailleurs une longue histoire d’essais successifs, de naissances d’espèces, suivies de leur mort, avec, à chaque étape, des acquis, des formules et des astuces mises au point par la Nature, qui sont ensuite exploitées dans d’autres espèces.

Ici émerge donc l’idée capitale d’un progrès possible tout au long des révolutions cosmiques. Une sorte d’obscur dessein poursuivi par les légions d’êtres qui tournent « sur la roue universelle du Temps ».

Si l’hindouisme ne se préoccupe guère de l’évolution des espèces, il centre son intérêt sur un problème crucial : l’émancipation de l’homme.

Nous débouchons ici sur une espèce de programme proposé à chaque individu, un objectif défini, qui va polariser tous ses efforts s’il en recon­naît la validité. L’essentiel en semble contenu dans ces formules lapi­daires de Patanjali [14] : « Le monde perceptible (drishyam)… a pour objet (artham) l’expérience sensible (bhoga) et l’émancipation (apavarga) du sujet-qui-perçoit (drashta). Essentiellement, le monde perceptible n’a pas d’autre objet. »

Avec ces mots laconiques, c’est en réalité comme un voile qui se déchire ; et l’homme qui pouvait se croire l’hôte insignifiant d’un univers roulant dans l’espace depuis des âges sans nombre, est invité à y découvrir un sens à son existence, une promesse cachée dont il ne peut guère mesurer d’emblée toute l’importance : se connaître soi-même, dans sa nature la plus intime et réaliser son identité avec l’infini de l’Être, la source de toute conscience, cachée au cœur de toutes les créatures.

Car, en définitive, tout semble bien se passer comme si, dans tous les mondes manifestés, la communion de Purusha et de Prakriti, de l’Esprit et de la Matière, visait à faire naître dans l’Esprit la connais­sance de sa nature essentielle (svarupa) et à déployer sans fin les pou­voirs inhérents aussi bien à la conscience qu’à la nature objective [15].

Et tout semble aussi se passer comme si ce programme immense ne pouvait se mettre en œuvre autrement qu’à travers des individus dis­tincts, et avec la contribution de leurs propres efforts.

Dans cette perspective, l’univers, avec tous ses rouages et ses lois sou­veraines, apparaît comme une machine à éveiller les consciences jusque dans leur racine. Peut-être vaudrait-il mieux dire : à les pousser à un tel éveil. Car si les individus ont en main (souvent à leur insu) tous les instruments et pouvoirs nécessaires, il leur reste à s’en saisir et à faire eux-mêmes la démarche salvatrice.

Et la réincarnation ? [16] Nous y venons précisément.

Ou plutôt, nous y revenons, après un détour jugé indispensable pour planter le décor où va se dérouler l’aventure humaine à travers le cycle des renaissances. La légende du roi Bharata peut s’écouter comme un aimable conte pour enfants : on s’abandonne à l’attrait du récit, mais on ne se sent pas vraiment impliqué dans le drame. Maintenant, au contraire, les choses ne sont plus neutres : voilà que nous sommes concernés directement, et que la vie semble nous lancer un défi. C’est à nous, en effet, que s’adresse cette question du grand Shankârâcharya : « Y a-t-il un insensé comparable à l’être qui, possesseur d’un corps humain… s’abstient de l’effort qui lui permettrait d’atteindre le véritable but de l’existence [17] ? » Car il faut bien réaliser que c’est un grand privilège pour une créature d’avoir pu atteindre la condition humaine (manushyatva). Celui qui s’y est élevé, d’une manière ou d’une autre [18], qui, de surcroît, a pénétré le sens profond des Écritures et, cependant, est assez stupide pour ne pas se consacrer entièrement à son émancipa­tion, « celui-là commet un crime envers lui-même ; en poursuivant des fins illusoires, il consomme sa propre perte [19] ».

C’est l’éternel défi que seule peut relever la créature humaine : être ou ne pas être, rester aujourd’hui le vieil homme d’hier ou chercher à faire naître l’Homme Nouveau, celui qui demain sera l’incarnation vivante d’une conscience universelle, libre de toute limitation. Cette métamor­phose radicale, l’hindou éclairé sait bien qu’elle ne peut s’opérer en un jour, en une seule vie : « ce genre de libération (mukti) ne peut être que le résultat de mérites accumulés au cours d’innombrables exis­tences [20]».

La réincarnation est donc pour l’hindou la voie évidente, nécessaire, pour mener à bien l’entreprise et accomplir la mission imposée à sa condition d’homme. Revenir maintes fois sur la terre, puisque c’est seulement ici-bas que le Grand Œuvre peut s’accomplir, à l’aide de tous les pouvoirs cosmiques rendus actifs dans l’homme incarné, sous le contrôle de sa volonté, inlassablement purifiée de toute trace d’égoïsme.

Aussi vaut-il mieux ne pas se bercer d’illusions — en espérant quelque miracle après la mort — et se mettre à l’ouvrage à l’instant même.

La signification du mot renaissance (sanskrit : punarjanman)

Quelques idées très simples

Généralement, les Livres sacrés de l’Inde ne se préoccupent pas de démontrer la réincarnation, que nul ne songe à contester. Cependant, dans la Bhagavad Gïtâ, où l’on trouve un disciple, Arjuna, dans une situation dramatique — puisqu’il doit livrer bataille à des parents, amis, précepteurs et anciens compagnons d’armes — le Maître, Krishna, se voit contraint de lui rappeler des vérités élémentaires, pour l’aider à cal­mer son mental égaré, et à se préparer au combat inévitable.

La réincarnation est l’une de ces vérités :

« Jamais il n’y eut un temps où je ne fus pas, ni toi, ni ces chefs des hommes, Jamais non plus ne viendra un moment où nous tous cesserons d’être » (II, 12).

« Certaine est la mort (mrityu) pour celui qui est né, certaine aussi la naissance (janma) pour celui qui est mort » (II, 27).

« Car il ne peut y avoir venue à l’existence pour ce qui n’est pas, et pour ce qui est il ne peut y avoir cessation d’existence » (II, 16).

« Le sage sait très bien que le corps n’est qu’un instrument limité dans le temps (antavant), aussi ne se lamente-t-il ni sur les vivants ni sur les morts » (II, 11).

« De même qu’un homme se dépouille de vêtements usés pour en revêtir de neufs, De même l’habitant du corps (dehin) rejette ses corps usés et en prend d’autres qui sont neufs » (II, 22).

« Et, de même que cet habitant du corps traverse, dans le corps, enfance, jeunesse et vieil âge, de même passe-t-il dans un autre corps » (II, 13).

Ce processus, qui paraît ainsi tout à fait naturel, n’a pas lieu d’in­quiéter ; et il se répète de la sorte depuis de longs âges :

« Nombreuses sont mes naissances (janmâni) passées,

Ainsi que les tiennes, ô Arjuna.

Les miennes, je les connais toutes

Mais toi, tu ne les connais pas » (IV, 5).

Difficile d’imaginer plus simple description.

On postule, dans le corps (deha ou sharîra), un occupant qui s’y loge pour le temps d’une vie. Cet être incorporé (dehin ou sharîrin) y fait ses expériences, dans le monde des vivants (jivaloka) puis, quand vient l’heure du trépas, ou de la fin (antakâla), il fait l’abandon (tyaga) de sa forme physique et s’en va dans le monde de la mort (mrityuloka). On dit alors qu’il est parti, trépassé (preta).

S’il peut jouir de quelque félicité dans le monde des dieux (devaloka) auquel il accède en suivant un itinéraire défini (gati), il lui faudra pourtant revenir ici-bas et obtenir une autre naissance (anyajanman ou janmântara).

C’est que, dans sa naissance précédente (pûrvajanman) il n’a pas tranché tous les liens (bandha) qui le retiennent à la terre.

Enchaînée par l’action (karman) accomplie-dans-le-corps-précédent (paurvadehika), l’entité est obligée à renaître.

Il faut donc qu’elle opère son retour (punarâvritti), pour l’obtention­-d’un-autre-corps (dehântaraprâpti). Par le processus normal de la conception, il trouvera le chemin d’une nouvelle existence (punarbhava), en franchissant la porte de la naissance (janmadvâra) par les voies maternelles.

On dira alors de l’être qu’il est revenu (punarâgata), qu’il est incarné (dehagata). Enchaîné au corps (dehabaddha), il n’en est pas moins son soutien (dehabhrit) et son Seigneur (deheshvara) qui en jouit (dehabhâj) à sa guise. Et cette ronde de renaissances (samsâra) va se poursuivre pour l’homme, malgré lui (avasha) jusqu’à ce qu’il comprenne les lois de son être et s’applique à corriger ses erreurs. Comme l’exprime la Gîtâ (VI, 45), le yogi qui s’y exerce atteint la perfection comme fruit des efforts de nombreuses vies (anekajanma samsiddha). Et si, d’aven­ture, le disciple l’avait oublié, la Gîtâ le lui répète (VII, 19) : l’homme n’atteint son but qu’à la fin de nombreuses naissances (bahûnâm janmanâm ante). Il accède alors à l’état de grande âme (mahâtma). Devenu entièrement maître de sa nature humaine, l’habitant du corps (dehin) séjourne désormais en paix dans la « cité aux neuf portes [21] » (Gîta V, 13).

L’émancipation finale (mukti ou moksha) n’est plus loin.

Car, comme l’affirme encore la Gîtâ (XIV, 20) :

« Lorsque l’habitant du corps (dehin) échappe à l’emprise des trois guna (modes ou qualités de prakriti) qui à la fois produisent le corps et se manifestent par lui, il se délivre des souffrances de la naissance, du vieil âge et de la mort et gagne ainsi l’immortalité (amrita, l’état qui transcende l’alternance des vies et des morts). »

Des remarques qui s’imposent

En explorant les dictionnaires [22], on pourrait encore aligner facile­ment une dizaine de mots différents traduisant uniquement l’idée de la re-naissance, du retour sur terre, de la reprise de contact avec un corps physique, à la suite d’existences précédentes.

Mais, ici, notre propos a été simplement, en nous appuyant sur le lan­gage même employé dans les Écritures, de bien faire ressortir les points suivants, avant de nous aventurer plus loin dans notre analyse :

  1. La conception indienne de la re-naissance n’est pas une allégorie mais s’applique à des faits réels (dans le cadre où s’appréhende leur réalité),

  2. elle répond à l’idée de la réincarnation, en la dépassant même dans son étendue,

  3. elle est entièrement distincte des notions de résurrection et de réveil.

1. La renaissance n’est pas une allégorie

En dehors de rares écoles matérialistes qui affirment l’identité du corps et de l’âme (les dehâtmavadin), l’Inde distingue toujours l’enveloppe physique de l’entité consciente qui l’habite. Et, quel que soit le nom donné à cet occupant du corps (dehin), on le voit toujours soumis au samsâra — la ronde des renaissances ; aucun doute n’est laissé sur ce point dans les textes, et les descriptions sont nombreuses, claires et littérales : l’entité humaine est comme un voyageur qui se déplace, séjourne dans un lieu (loka) [23] puis un autre, en se munissant chaque fois d’un corps approprié à son nouveau séjour. Même en partant vivre chez les décédés, il doit se revêtir d’une enveloppe ad hoc, le pretadeha ; il n’y a donc rien de surprenant à le voir ré-apparaître sur terre, par le processus normal de la naissance d’un enfant. La péré­grination de l’âme n’est donc pas une pure allégorie, comme se sont efforcés de le faire croire certains Occidentaux : pour des millions d’hindous, depuis des millénaires, elle est réalité — dans la mesure où cette dernière peut être saisie par l’intellect humain.

Et les plus métaphysiciens des philosophes — tels que Shankârâcharya — ont reconnu un sens à cette pérégrination, avec la nécessité de hâter son aboutissement.

2. La re-naissance répond à la définition de la réincarnation telle qu’on l’a vue esquissée par exemple par Ian Stevenson : lorsque l’enfant vient au monde, l’« habitant du corps » ramène avec lui, dans ce nouveau corps de chair, tout un bagage d’expériences psychiques de l’incarnation précédente, avec l’entité intelligente qui l’anime.

Il est vrai que l’Inde n’emploie pas le mot réincarnation (de formation occidentale récente) mais préfère l’idée de ré-incorporation (dehântara­prapti : le fait d’obtenir un nouveau corps) sans insister sur le caractère évidemment charnel de l’enveloppe physique. Il y a d’ailleurs une plus grande souplesse dans des termes tels que re-naissance ou ré-incorporation, du fait qu’on pourrait même songer à les utiliser égale­ment pour le passage de la vie à la mort, lorsque le voyageur humain change de vêtement et se revêt à nouveau d’un corps de décédé. Toute­fois, à notre connaissance, le mot punarjanman a pour signification première et principale : renaissance-sur-terre-dans-un-corps-matériel, même si, comme l’admettent certaines superstitions, ce corps est parfois celui d’un ver de terre [24].

3. La renaissance ne peut être confondue avec la résurrection, ou le réveil.

Dans punarjanman, le mot punar traduit à la fois un mouvement de retour en arrière et une répétition [25]. En anglais : back again. L’entité humaine parcourt en sens inverse la voie qui l’avait conduite au ciel (svarga ou devaloka) et répète le processus d’incarnation qui s’achève par la naissance. Bien entendu, cette descente renouvelée de l’esprit dans la matière n’a rien d’une résurrection. Ni même d’un réveil. En s’incarnant, l’entité se retrouve enchaînée à son corps, en perdant le souvenir de ses naissances précédentes. Si l’on en croit la Garbha Upanishad [26] le passage par la porte de la matrice (yonidvâra) est, pour le nouveau-né, plus une sorte de mort (spirituelle) qu’une nais­sance.

Il est parfois question de rappel à la vie (punarsamjîvana) dans la litté­rature hindoue, et de résurrection (utthâna) — qu’il s’agisse de redonner vie à des trépassés, ou de faire sortir de sa léthargie un être paraissant inanimé. Il arrive ainsi que Vishnu s’éveille d’un sommeil profond comparable à la mort. On voit aussi Krishna redonner la vie à une jeune fille défunte — comme le fera aussi Jésus lors d’un de ses miracles. Mais nul ne confond le mort-qui-ressuscite (mritotthita) avec celui qui est né de nouveau (punarjâta).

Les remarques qui précèdent ne doivent certes pas faire perdre de vue que le symbolisme de la naissance est assez puissant pour suggérer par­fois d’utiliser les mots qui s’y rapportent en dehors du contexte physique. Ainsi, le Brâhmane qui reçoit l’investiture du cordon sacré est salué du titre de deux fois-né (dvija). Sa naissance a été « répétée » (puna­ruktajanman) par le rite et les formules sacramentelles. Et la véritable initiation spirituelle correspond naturellement à une réelle deuxième naissance sur terre : celle du jîvan mukta, le libéré-vivant qui accède à la condition immortelle (amrita). L’initiateur lui-même, le Guru, est vénéré comme le Père qui donne la vie.

Analyse de la réincarnation

I — Le mystère de l’âme dans l’expérience de la vie et de la mort

Sept questions clefs

Pour élaborer un modèle assez complet de la réincarnation selon l’hin­douisme, il nous faut maintenant entrer dans les détails de ses méca­nismes et tenter de répondre aux sept questions clefs suivantes :

1 — Quel est ce mystérieux habitant du corps dont parlent les textes ? D’où vient-il et quelle est sa nature ?

2 — Comment est-il « logé » dans le corps et comment opère-t-il ?

3 — Qu’est-ce que la mort pour lui ?

4 — Que lui arrive-t-il après la mort ?

5 — Comment revient-il sur terre ?

6 — Quelle est pour lui la fin normale de ses pérégrinations ?

7 — Quelles conclusions tirer de cette vue d’ensemble ?

En abordant ce questionnaire, on doit se rendre à l’évidence qu’il pose les problèmes essentiels de toute religion. En particulier celui de la nature de l’homme et de sa destinée. Il faut donc s’attendre à ce que les réponses soient imparfaites et fragmentaires. Pour deux raisons qui sont indépendantes de l’auteur.

La première tient à la difficulté éprouvée, même par les plus grands sages, à traduire en termes intelligibles les vérités métaphysiques qu’ils embrassent. D’où la nécessité pour eux d’employer le symbolisme — langage puissamment évocateur mais non descriptif de la réalité (du moins à l’échelle où ce symbolisme est employé).

On ne risque guère d’être contredit de nos jours en affirmant que, dans la plupart des sociétés de l’Antiquité, la clef des plus profonds mys­tères de l’homme était détenue par les Initiés et n’était transmise qu’aux disciples éprouvés — sous le sceau du secret. Les Livres de l’Inde qui traitent de ces mystères en parlent à mots couverts. Les Upanishad sont des textes réputés ésotériques.

Rappelons ici un passage souvent cité de la Brihadâranyaka Upa­nishad [27]. Dans une joute qui oppose les plus savants des Brâhmanes sur leur science, l’éminent Yâjnavalkya répond aux questions d’un adversaire, Ârthabhâga :

— « Quand l’homme meurt ici-bas, Yâjnavalkya, qu’y a-t-il qui ne l’abandonne pas ?… Quand de l’homme, à la mort, la voix entre dans le feu, le souffle dans l’air, l’œil dans le soleil, l’esprit (manas, le mental) dans la lune… (et que tous les autres éléments retournent ainsi à l’univers)… où est, alors, l’homme ?

— Prends ma main, Ârthabhâga, mon ami ; nous devons seuls connaître de ces choses ; nous ne devons pas nous en entretenir en public.

Alors, se retirant à l’écart, ils causèrent… »

Surprenante attitude du sage Yâjnavalkya devant un aréopage de Brâhmanes qu’on pouvait croire instruits des arcanes de leur religion. Dans la Bhagavad Gîtâ, on trouve aussi plus d’une allusion à une doctrine secrète :

« À toi, mon ami, dont le cœur m’est attaché, j’ai révélé aujourd’hui ce même yoga enseigné jadis, et c’est le secret suprême (uttama rahasya) » (IV, 3) [28].

Le début du chapitre IX est également remarquable :

« À toi, dont l’esprit est ouvert à la vérité, j’exposerai cette sagesse très secrète et mystérieuse (guhyatama)…

C’est la science royale (râjavidyâ), le souverain mystère (râjaguhya) » (IX, 1, 2).

Ces mots sont regroupés dans le titre même du neuvième chapitre, et ils reviennent encore en d’autres passages (XI, 1 ; XV, 20 ; XVIII, 68) jusqu’au dernier chapitre où Krishna déclare (XVIII, 63) :

« Ainsi t’ai-je exposé la sagesse (jnana) plus secrète que tous les secrets (guhyâd guhyatara). »

Cette science très mystérieuse, qui doit être tenue secrète, relève de la perception directe (pratyakshâvagama) et non du discours. On ne la pénètre qu’en éveillant l’œil de la connaissance (jnanachakshu) grâce à la discipline du yoga et l’aide du guru. C’est dire que nous n’avons guère de chances d’obtenir les explications finales à nos grandes ques­tions en lisant une montagne de livres. Mais la situation est moins attristante qu’on ne pourrait le croire, même si les grands sages du passé ont caché plus qu’ils n’ont révélé ; car ils ont laissé suffisamment de repères, d’indications et d’exemples pour permettre aux profanes de se faire un tableau bien assez cohérent de l’ordre universel, où l’homme a sa place, et de ne pas s’égarer sur des voies le conduisant à coup sûr à la souffrance et au malheur.

La Gîtâ le souligne avec force (chap. III) : celui qui sait ne doit pas troubler l’entendement de celui qui ne sait pas. Conscient de sa respon­sabilité dans la société, il doit rester actif et donner l’exemple qui entraî­nera les autres sur la bonne voie. Sans doute aussi, celui qui sait aidera en temps utile celui qui veut savoir, si ce dernier l’approche avec « l’es­prit ouvert à la vérité » [29].

Et, la tradition l’affirme : lorsque le disciple est prêt, il trouve le maître sur son chemin.

Contentons-nous donc, pour le moment, de glaner les éléments de réponse à nos questions dans la lettre exotérique des textes, en essayant d’en surprendre l’esprit, et voyons si la moisson n’est pas déjà suffi­sante pour construire une image logique et raisonnable de l’âme et de ses pérégrinations.

Un modèle d’explication de l’âme

L’habitant du corps

Ce personnage central qui joue le rôle essentiel dans le drame de la réincarnation, on serait tenté, d’emblée, de l’appeler âme humaine, en risquant du même coup de lui attribuer les caractéristiques que nous donnons d’habitude à ce mot en Occident. En effet, pour beaucoup de fidèles, une âme est créée par Dieu, a un certain moment dans le temps ; une âme est entachée du péché originel, par la faute d’un ancêtre ; une âme est faible, soumise à l’empire du malin, qui cherche à l’arracher à la grâce du Créateur ; une âme ne peut compter sur le salut sans le sacrifice d’un Rédempteur.

À ces conceptions (malheureusement courantes) de l’âme pécheresse et sans ressources propres, la Gîtâ oppose l’image puissante et rassu­rante du dehin, la mystérieuse Présence cachée dans le corps. C’est peu dire de déclarer qu’il ne meurt pas quand meurt le corps. Il est non-né (aja), éternel, permanent. Ce qui est logique pour l’hindou, car une âme créée un jour ne saurait être éternelle, et devrait nécessairement mourir. Bien entendu, ce dehin est au-delà de toute atteinte et à l’abri d’une pollution par des éléments tels que la terre, le feu, etc.

Les indications répétées du chapitre II de la Gîtâ ne permettent guère de s’en faire une meilleure représentation, puisqu’il est déclaré impen­sable (achintya) et non-manifesté (avyakta). Mais on soupçonne qu’il participe de quelque pouvoir cosmique : il y a en lui une puissance qui pénètre tout l’univers (G., II, 17). On l’a deviné, cette Présence n’est autre que l’âtman, le Soi universel ou, plus exactement, une sorte de rayon particularisé de cet invisible soleil.

À cet être qui, par sa présence, concentre dans le corps tous les pou­voirs vitaux qui maintiennent celui-ci en activité, on donne le nom de jîva : Vie. Pour marquer aussi son identité essentielle avec le Soi, on l’appelle généralement jîvâtman.

Pour l’hindou, c’est grâce à ce Soi-vivant, immuable, que se conserve le sentiment d’identité, du Moi, depuis l’enfance jusqu’à la mort.

Divers textes (dont la Gîtâ) présentent ce jîvâ individualisé comme une parcelle d’une grande Âme cosmique, premier foyer manifesté, concentrant en lui-même et diffusant dans tout l’univers l’énergie divine créatrice. Ce Parent primordial, auquel les âmes sont indissolublement reliées, constitue pour elles une sorte de centre de gravité, ou de pôle magnétique, pendant toute la durée de leurs transmigrations. Il est appelé Ishvara, le Seigneur. Dans la Gîtâ, Krishna qui représente l’ar­chétype des grands Guru, ou Guides de l’humanité, tient aussi symbo­liquement la place de cet Ishvara par rapport au jîva, représenté par le disciple Arjuna.

Sous bien des angles, Ishvara joue le rôle d’un Logos par rapport à Parabrahman, dans la mesure même où il est le foyer d’expression, dans le monde de la manifestation, des infinies potentialités de l’inson­dable Absolu.

Ce Seigneur tient une place centrale comme relais dynamique entre le non-manifesté et les créatures. On ne s’étonnera pas qu’il soit devenu l’objet de l’ardente dévotion des fidèles, qui interprètent cette puissante réalité cosmique comme un Sauveur personnel, capable d’arracher les individus aux griffes du malheur. Il semble qu’un grand mystère soit caché dans ces doctrines concernant la source de l’âme humaine. Car c’est ici peut-être que les textes cachent plus qu’ils ne révèlent. Et cet Ishvara qui apparaît comme le Dieu qui préside à un Brahmânda, ou système solaire, pourrait bien être le foyer de la plus haute conscience spirituelle qu’un jîva puisse jamais atteindre dans ce système solaire. Les aphorismes de Patanjali font d’ailleurs d’étranges révélations à son sujet, rappelant la Gîtâ :

« En lui se trouve la plus haute potentialité d’omniscience.

N’étant pas limité par le temps, il est le maître spirituel (guru) même des premiers nés dans le temps [30].

Il est désigné par la syllabe OM. » (Livre I, 25-27.)

Quelle que soit l’interprétation particulière de ces enseignements, pro­posés à la réflexion des disciples, on se sent justifié à considérer l’« âme » humaine, dans le modèle hindou, comme une sorte de fragment (amsha) individualisé d’une grande conscience universelle, dont elle n’est jamais réellement détachée (puisque c’est de celle-ci qu’elle tient sa réalité et ses pouvoirs), mais dont elle se distance, pour ainsi dire, en vue de participer à la vie incarnée.

On considère ici que le rayon du soleil n’est jamais séparé ni distinct de sa source, bien qu’il paraisse s’isoler des autres en entrant dans une pièce obscure, ou en se réfléchissant dans un miroir. C’est le monde de la matière qui fournit ainsi aux rayons du soleil spirituel central les supports où ils s’individualisent en myriades d’âmes, différentes dans leurs expressions, mais réunies en une seule réalité à leur racine. Et si l’homme est un être unique parmi toutes les créatures c’est pour la rai­son suivante : dans les replis cachés de son cœur palpite le germe éter­nel de la vie de l’univers — la source de son être — qui est aussi le but d’une réalisation spirituelle dont il est le seul à ressentir l’appel et qu’il est le seul capable de mener à bien.

Ainsi, comme nous l’avons remarqué plus haut, l’âme humaine, par sa nature même, semble marquée par une inévitable destinée. On serait tenté de dire qu’elle a pour tâche d’individualiser la conscience univer­selle ; c’est-à-dire de devenir capable de réfléchir sur le miroir parfaite­ment pur d’une conscience individuelle l’ensemble des rayons du soleil qui éclaire l’univers. Ici encore l’incarnation est inévitable.

L’âme et ses enveloppes

Qu’advient-il de cette fraction du Soi cosmique qui devient un jîva dans le monde de la vie ? La Gîtâ explique (XV, 7-8) qu’elle attire à elle les sens, et d’autres instruments, dont elle se sert pour faire des expériences dans le monde objectif des formes (prakriti). C’est ici que commence le drame de l’âme, car cette association entre ce qui est essentiellement pure Conscience (chinmâtra) et le monde de la matière donne naissance à une sorte d’individualité séparée où émerge le sentiment du Je. De là se développent toutes les dualités : moi et l’autre ; l’agréable et le désa­gréable ; le désir de jouissance et la répulsion.

« L’âme établie dans le monde des formes et des dualités jouit de la nature (prakriti) dans ses divers modes d’expression (guna).

L’attachement (sanga) à ces modes est la cause de ses renaissances heureuses ou malheureuses. » (G., XIII, 21).

La nature propre du jivâtman est toujours d’être comme un témoin oculaire (sâkshin), un spectateur-qui-regarde-avec-indifférence (upadrashtâ), un pouvoir actif de perception. La conjonction (samyoga) de ce pouvoir avec l’instrument de matière qui permet les expériences par­ticulières de perception, inscrites dans le temps et l’espace, est la cause de la limitation de ce pouvoir, de son enchaînement au cadre spatio-temporel de l’incarnation.

Les textes sacrés s’évertuent à élucider ce délicat problème : comment l’esprit (purusha) saisi dans les mailles de la matière (prakriti) semble perdre son statut de pouvoir inconditionné, pour devenir un purusha parmi des milliers d’autres dans le monde des vivants. L’enjeu est d’im­portance, car l’être qui parvient à sonder complètement ce mystère échappe à la réincarnation (G., XIII, 23). Pour le moment, tout ce que nous pouvons connaître de notre Soi caché ce sont seulement des effets, des apparences, des images prises pour des réalités. Sous ce rapport, le mythe de la caverne, conté par Platon au début du Livre VII de la République, rend bien compte de notre situation : celle de prisonniers enchaînés dans un lieu souterrain qui possède néanmoins une ouver­ture sur l’extérieur ; les yeux rivés sur le fond de la caverne, les malheureux y distinguent, en ombres chinoises, une étrange procession de personnages et d’objets passant derrière eux en interceptant la lumière d’un feu qui brûle au-dehors. Pour chacun de ces prisonniers, le spectacle perçu est la seule vérité. Si on venait à libérer l’un d’entre eux, en l’obligeant à se retourner, il ne comprendrait pas ce qu’il verrait, ni le rapport entre ce nouveau spectacle et le précédent. Bien plus, il se révolterait contre ses libérateurs. Et si on le conduisait au-dehors, vers le soleil, avec quelle souffrance ses yeux s’habitueraient-ils à la lumière !

On montrerait sans peine que cette allégorie de l’un des plus grands maîtres à penser de l’Occident correspond fort bien à l’image que se font les hindous de la situation de l’homme.

Mais les textes du Vedânta se livrent, pour leur part, à une analyse pré­cise de la constitution de l’être humain : le jîvâtman ne possède pas moins de cinq enveloppes, ou kosha, qui lui permettent d’entrer en rapport avec le monde de l’expérience. Bien entendu, ces instruments, décrits parfois comme des gaines qui s’emboîtent étroitement les unes dans les autres [31] comme des poupées russes, sont toutes de nature substantielle ; elles relèvent de prakriti et sont au service du purusha qui s’y incorpore.

Sans entrer dans les détails de cette physiologie occulte [32], disons sim­plement que ces cinq kosha se distribuent en général en trois corps distincts qui prennent une importance particulière quand l’être fonc­tionne dans l’un des trois états de conscience que nous connaissons :

corps grossier (sthûla sharîra) — état de veille

corps subtil (sûkshma ou linga sharîra) — état de rêve

corps causal (kârana sharîra) — état de sommeil profond.

Rien à dire du premier corps — le seul que nous connaissions — si ce n’est qu’il est maintenu en vie par la gaine-des-souffles-et-pouvoirs­-vitaux (prânamaya kosha), laquelle assure les fonctions physiolo­giques.

Ce corps, à lui tout seul, est, comme on s’en doute, privé d’intelligence réfléchie. Indispensable au pèlerinage de l’âme, il doit naturellement être soigné et respecté, puisqu’il est le lieu où opèrent des forces cos­miques en liaison avec diverses divinités présidant aux fonctions des organes.

Krishna, dans la Gîtâ, condamne les ascètes qui tourmentent leur corps par de cruelles mortifications. Et il précise que la méditation n’est pas pour ceux qui mangent trop ou trop peu, dorment trop ou se livrent à des veilles prolongées (VI, 16).

Ce corps physique n’en est pas moins une prison où l’âme s’enferme lors de la naissance — une caverne — qui a pourtant une issue, par où pénètre la vie universelle et la lumière de la conscience. Une issue qui est aussi une porte dérobée, ou peut-être, selon l’image poétique de saint Jean de la Croix, un escalier secret que l’âme emprunte, par une nuit profonde, guidée par la lumière qui brûle dans son cœur…

C’est sur le corps subtil qu’il faut plutôt concentrer notre attention, car c’est en lui que se nouent et se dénouent tous les fils de la vie : il ren­ferme en effet tout le psychisme humain, avec la machinerie complète qui assure son fonctionnement. On représente le corps subtil comme une association fonctionnelle de multiples éléments où se reconnaissent (outre l’ensemble des 5 prâna avec leurs circuits propres) les 5 organes des sens, les 5 organes d’action (permettant expression verbale, appréhension, locomotion, excrétion et génération), plus un mystérieux organe interne (antahkarana) qui joue le rôle fondamental dans la vie psychique incarnée. Cet organe sera l’objet de la plus grande vigilance de la part du yogi, comme on le verra plus tard.

Si l’enveloppe physique est liée à la terre, le corps subtil correspond à l’air (ou à l’atmosphère) et le troisième instrument, le corps causal, est en rapport avec le ciel, ou le firmament : on l’identifie parfois à l’un des 5 kosha (la gaine-de-félicité). Quand l’ensemble de ces enve­loppes fonctionne de façon coordonnée et harmonieuse sous la « prési­dence » du Soi intérieur (appelé aussi pratyagâtman), c’est la vie de veille, qui se nourrit des contacts avec le monde extérieur. Si l’activa­tion du corps physique se relâche et la conscience se centre dans le corps subtil, c’est le rêve, qui prolifère sur les seules ressources de l’or­gane psychique interne. Enfin, le sommeil profond est expérimenté quand le Témoin — l’œil de la conscience qui jamais ne cesse de perce­voir — échappe à l’imagerie du plan psychique et accède au plan cau­sal.

La dynamique de l’organe interne

Une machine informatique très complexe

Il faut revenir un peu sur l’organe interne du corps subtil, en raison de son importance dans l’aventure de la réincarnation.

Les descriptions qui en sont faites le présentent comme une sorte de machine informatique, capable de remplir les fonctions essentielles de l’activité psychique.

On y distingue : manas le mental

buddhi l’intellect

chitta la mémoire

ahamkara le sens du Je

Les deux premiers surtout doivent retenir notre attention.

Manas [33] est l’organe de la machine qui reçoit les messages des sens. On l’appelle le 6e sens parce qu’il domine les 5 autres. Ces derniers, analogues à des capteurs, sont conçus pour saisir les informations dans les domaines qui leur sont propres, et manas analyse, classe, traite toute la masse des données fournies, de manière à en faire des images intelligibles. Il s’en faut que ces images soient fiables : la mémoire inter­vient toujours pour les surcharger d’impressions passées, les colorer, les déformer de mille manières. Tendances profondes et habitudes contractées imposent à la machine des modes préférentiels dans la mise en œuvre de ses programmes.

De plus, le mental est puissamment activé par le désir, l’émotion : les objets des sens ne sont pas présentés à l’intellect (buddhi) comme des images neutres. Le mental les transmet le plus souvent avec une appré­ciation : agréable, désagréable, ou sans intérêt.

Par son infatigable pouvoir de fabriquer des images, manas procure ainsi au jiva toutes les jouissances potentielles ; et l’univers sensible est considéré par beaucoup d’hindous comme une simple projection du mental, qui n’a pas d’existence en dehors de lui. C’est dire le danger que l’on court à se laisser prendre à ses prestiges. Attention ! le monde n’est pas réellement comme le mental vous le montre. Prisonniers, enchaînés dans la caverne, prenez garde à l’illusion de ces ombres chinoises! Et toi, voyageur attardé sur le chemin, ne prends pas cette corde devant toi pour un serpent, ni ce vieux tronc affaissé pour un brigand qui t’attend pour te détrousser !

Informé par manas d’une façon aussi tendancieuse, l’homme sera-t-il fatalement victime de cet illusionniste ? Tout dépendra du verdict de buddhi.

Cet autre organe de la machine psychique réunit les pouvoirs de l’intel­ligence et de la décision. Buddhi signifie conscience en éveil, capable d’atteindre une vision claire d’une chose ou d’une situation ; ce qui peut discerner la vérité de l’erreur. En même temps que se fait le jugement, la détermination est prise. Buddhi appose son sceau au choix, à l’acte volontaire.

Ce pouvoir n’est pas incolore : le sens du Je y est présent. C’est un être conscient de lui-même qui discrimine et exerce ainsi le libre arbitre.

Au point où nous en sommes arrivés n’oublions pas… l’essentiel. Dis­tinct de ces instruments, et au-dessus même de buddhi, il y a le Témoin de buddhi — le Soi réel — qui est le Maître du domaine. Ce spectateur intérieur est conscient du fonctionnement de tout le théâtre psychique.

Dans la Taittirya Upanishad, manas et buddhi constituent l’un et l’autre une gaine distincte : la première est baptisée le soi-fait-de-pensées, la seconde le soi-fait-de-connaissance [34]. La Bhagavad Gîtâ déplore que ces instruments du Soi, prolongés par les sens, soient infestés par le désir, à la forme protéenne (kâmarupa), et ainsi détournés de leurs véri­tables fonctions de serviteurs.

Attaquer le mal à la racine

Prendre pour réalités les projections du mental qui ne sont guère qu’il­lusions, ignorance, ou nescience (a-vidyâ) est déjà bien affligeant ; mais, si on y réfléchit un peu, c’est de cette confusion et de l’attachement à ces images que proviennent les chaînes des prisonniers dans la caverne.

Toute action commence dans l’organe interne : mû par ses désirs éveil­lés et stimulés par le jeu du mental (et de la mémoire qui garde la trace des jouissances et souffrances passées) l’homme se prend à ce jeu, s’identifie à cette fantasmagorie. Il utilise intelligence et faculté de déter­mination pour se lancer dans l’action, fuir les objets désagréables, et saisir ceux qui sont prometteurs de jouissance. Ce jeu n’est pas gra­tuit. Selon la Gîtâ (II, 62, 63) :

« Quand l’homme contemple mentalement les objets des sens, l’attachement pour ces objets en résulte.

De l’attachement naît le désir (kâma), et du désir l’emportement. D’où résulte l’égarement.

De là, la perte de la mémoire et, finalement, la destruction de buddhi. Cette destruction scelle la perte de l’homme. »

Ce qui est grave, du point de vue de la réincarnation, c’est que, pen­dant tout ce temps, chaque démarche, chaque pensée laisse sa trace indélébile, quelque part dans les enveloppes de l’âme. La machine psychique possède divers registres de mémoire, avec une mémoire cen­trale, infaillible et inaltérable. Avec sa pensée et sa volonté, l’être humain manipule inconsciemment des forces cosmiques à la manière d’un créateur. Avec cette différence que ce créateur ne suit pas un Plan Divin, mais un programme erratique qui ne répond pas au Plan Divin. Les conséquences ne s’en manifesteront pas moins. C’est le karma.

Si, par son action, l’homme modèle son environnement extérieur, il ne cesse de façonner et refaçonner son milieu intérieur par les effets de sa pensée : « Les causes semées chaque heure portent chacune sa moisson d’effets. »

Ainsi, naissance après naissance, il redescendra dans la caverne, pri­sonnier de son passé, attiré ici et là par des forces irrésistibles qu’il a lui-même mises en branle, pour faire face à ses créatures, et corriger ce qui s’écartait du dessein du Soi universel.

Dans ces conditions, la démarche la plus sage — la plus économique en énergie — consiste à attaquer le mal à la racine. C’est pourquoi, après avoir rappelé à son ami les grandes vérités fondamentales et l’éternité du Soi, Krishna conseille tout de suite la discipline du mental et des sens en faisant appel à l’instrument qui est capable de les domi­ner : buddhi [35].

Intelligence et volonté convenablement employées vont ainsi commen­cer le travail de libération. Et le mental (manas) lui aussi, tenu étroite­ment sous contrôle, finira par fonctionner utilement sur le mode choisi par l’ascète, devenu progressivement capable de paralyser à volonté l’invasion des messages des sens et de créer les images qui répondent à son dessein. La pratique du yoga est impossible sans le contrôle de l’organe interne : « Nul ne devient un yogi (un homme de méditation) s’il n’a renoncé à toute idéation, toute intention personnelle » (samkalpa) (G., VI, 2).

Le but poursuivi est de devenir maître de la machine psychique afin de pouvoir un jour librement tourner l’œil de l’intelligence non plus vers les objets extérieurs (ou intérieurs) mais vers… le Témoin de buddhi, auquel la conscience humaine incarnée accédera un jour par le canal d’instruments accordés aux vibrations lumineuses du soleil intérieur.

En attendant, la Gîtâ donne cette recommandation (III, 43) offerte au guerrier qui accepte le combat : « Discernant (par buddhi) ce qui est supérieur à buddhi,

Et stabilisant le soi par le Soi,

Fais périr sous tes coups l’ennemi si difficile à vaincre,

Le désir aux mille formes. »

Tout un programme, qu’il ne nous appartient pas de développer ici. Dans cette entreprise de longue haleine, qui demande l’aide d’un bon guide, rares sont ceux qui ont des chances de réussir avant l’heure du trépas. Et lorsqu’elle survient — toujours trop tôt — qu’advient-il de l’homme ?

La mort et son mystère

L’expérience de la mort

Faut-il préciser que, pour l’hindou, la mort n’est pas la fin de tout ? Même si ce que nous appelons le « moment fatal » est celui de la fin (antakâla), c’est seulement le terme d’un acte particulier d’une pièce qui en comporte d’innombrables. C’est le moment du départ (praya­nakâla), ou encore de la dissolution (pralaya), qui relâche les liens unissant l’habitant du corps à sa demeure provisoire. Pour nous c’est le grand mystère ; mais on dit que ceux qui ont éveillé l’œil de la sagesse perçoivent le jîva aussi bien quand il est incarné que lorsqu’il s’échappe de son logis terrestre. C’est ce qu’affirme la Gîtâ (XV, 10). Le témoi­gnage de première main de tels voyants serait bien intéressant à entendre. On en trouve (peut-être) un écho dans ces lignes de la Brihadâranyaka Upanishad [36] :

« Comme un chariot lourdement chargé s’avance en craquant,

Ainsi le soi-du-corps, portant sur lui le soi-de-connaissance, s’en va gémissant

À l’heure de rendre le dernier soupir.

Quand il perd ses forces, par le vieil âge ou la maladie,

De même que la mangue, le fruit du figuier udumbara, ou de l’arbre pippal,

Se détache de la tige,

De même cet être (purusha) se détache de ses membres

Pour regagner son origine…

De même que gardiens de l’ordre, magistrats, écuyers et chefs de villages

Entourent un roi à l’heure de son départ,

De même à l’heure de la fin, toutes les énergies vitales

S’assemblent autour de ce soi, au moment où l’homme va rendre le dernier soupir… »

En cet instant, l’œil du voyant pourrait distinguer les courants d’éner­gie vitale rassemblés et concentrés par le soi, comme en un seul souffle, dans le cœur. La vie s’est maintenant retirée des organes : il n’y a plus de conscience du monde extérieur.

« Alors le sommet du cœur s’illumine, et, dans cette splendeur (pradyota), ce soi (âtman) s’échappe.

Il quitte le corps par l’œil, par la tête ou quelque autre partie. La vie s’échappe avec lui et tous les souffles l’accompagnent. Le Soi est conscience, et c’est conscient qu’il transmigre. »

Dans ces passages pleins de poésie, l’intention n’est pas toujours facile à saisir, mais on se sent justifié à faire les remarques suivantes :

  1. Dans le processus de la mort, il faut distinguer (au moins) trois niveaux : ce que les spectateurs perçoivent du mourant, ce qui se passe dans l’enveloppe subtile qui est la trame où circulent les énergies vitales, et finalement le Soi conscient.

  2. Les événements s’organisent d’une manière naturelle, programmée pour ainsi dire ; de même que le fruit mûr tombe de l’arbre, de même tout ce qui soutient normalement les fonctions naturelles du corps se retire progressivement ; et ces éléments d’énergie se rassemblent, pour retour­ner bientôt à leurs origines cosmiques respectives : le « soi corporel » se disperse [37].

  3. Le Soi spirituel qui est pourvu-de-conscience (savijñâna), quant à lui, ne se dissipera pas ; conscient il est « descendu » dans le corps, à la naissance, conscient il s’en ira à l’heure de la mort.

  4. Le Soi s’échappe (utkrâmati) par une ouverture ad hoc ; la prison du corps avait plusieurs issues : le Soi en emprunte une ; probablement, celle que lui désigne le karma de sa vie écoulée.

Il faut essayer de se représenter la révolution qui s’opère dans l’orga­nisme lors du grand changement où les forces vitales, jusqu’alors orga­nisées pour maintenir la cohésion du corps, vont laisser la place à d’autres forces, tout aussi grouillantes de vie, mais déployées pour détruire.

Le cœur, qui pendant toute l’existence a joué un rôle essentiel, aussi bien dans le corps physique que dans sa contrepartie subtile, devient le théâtre de l’acte ultime. On ne sera pas surpris d’apprendre que cet organe, connu comme un muscle creux qui distribue le sang et la nour­riture au corps, par la voie du système circulatoire, est aussi le centre d’un grand réseau d’invisibles canaux (nâdi), fins comme des cheveux divisés en mille parties, les hîta, qui charrient des courants d’essence subtile, de couleurs variées, nourriture éthérée du Soi lié au corps subtil.

Cet imperceptible réseau, avec le cœur comme point focal, fonctionne sur des modes différents selon l’état de conscience : veille, rêve, som­meil profond. À l’heure de la mort, c’est donc à sa racine que se concentrent toutes les énergies vitales et psychiques. C’est aussi, natu­rellement, en ce point que se retire le Soi, puisque le cœur est par excel­lence le siège de l’âme [38].

« Alors, le sommet du cœur s’illumine… »

L’instant solennel de la mort

Quelle est la signification cachée des mots de l’Upanishad ?

Ici encore, on peut adopter soit le point de vue de l’observateur exté­rieur (qui, en l’occurrence, doit avoir un don de voyance), soit celui du témoin intérieur qui vit l’événement (le mourant). Sans donner l’expli­cation du mystère, les Upanishad semblent suggérer que le sommet du cœur joue un rôle spécifique dans la vie consciente. L’un des textes [39] précise : il y a un nâdi, ou canal particulier, qui s’élève au-dessus du cœur (hridayâd ûrdhvâ) et qui est la voie empruntée par les énergies positive et négative (Indra et Viraj) pour aller et venir dans le corps subtil — et produire les expériences de conscience. Un autre texte [40] parle aussi de ces mystérieux nâdi du cœur qui semblent se prolonger jusqu’au soleil et servir de canal à la circulation des rayons solaires. Quand l’homme quitte le corps, c’est par ces mêmes rayons qu’il s’élève­rait : il pourrait même atteindre le soleil. Mais l’important est ce qui suit :

« Au nombre de cent un sont les nadi du cœur :

Un seul conduit jusqu’au sommet de la tête.

L’être qui s’élève par cette voie atteint l’immortalité

Par les autres voies, on quitte le corps dans toutes les directions. »

Si on s’en tient à ces considérations extérieures de physiologie occulte, on peut comprendre que la « partie supérieure » du cœur, le sommet (agra) soit particulièrement sollicité, comme un point névralgique, à l’heure suprême où l’être conscient va quitter son pôle terrestre, en « s’élevant » vers son pôle solaire. À cet instant critique, l’illumination du cœur (qui est alors le foyer d’une intense énergie) n’aurait rien pour surprendre. Et comment douter que le Soi spirituel, assimilé par l’Upanishad au roi quittant son domaine, ne brille lui-même de tous ses feux, à l’heure de la libération ? Tous ces détails relèvent d’une science qui nous échappe. À moins qu’il ne s’agisse que d’un pur symbolisme [41]…

L’autre approche, celle de l’être humain qui vit l’instant de la mort, est au moins aussi riche de suggestions. Ici, la lumière du cœur ne serait pas un phénomène objectif pour un témoin extérieur, mais une réalité perçue subjectivement. Il est fréquent que yogis et mystiques soient témoins de phénomènes sonores et lumineux au cours de leurs expériences. Le soleil est un symbole majeur du Divin, et la Gîtâ décrit le Soi suprême comme adityavarna (de la couleur du soleil). Ce que l’homme de science qualifie volontiers de vision, ou d’hallucination, traduit, pour celui qui en est le témoin, une expérience de contact intime entre sa conscience et une réalité supérieure qui semble l’enve­lopper de ses effluves. Ici, l’Upanishad ne précise pas que le mourant est un ascète. Pourtant son cœur s’illumine.

Se pourrait-il alors que, pour tous les hommes — même ceux qui n’ont rien fait pour devenir des saints ou des sages — l’heure de la mort soit l’instant privilégié, le seul sans doute de leur vie, où il leur soit donné d’avoir une pareille vision, et d’approcher lucidement, ne serait-ce qu’un instant fugitif, le foyer caché de leur être — la lumière inté­rieure du Soi qui brille dans le cœur (hridyantarjyoti) ? Pure supposition, à nouveau. Pourtant, les expériences des mourants rappelés à la vie par les techniques modernes de réanimation paraissent fort éloquentes à ce sujet. Difficile de ne pas rapprocher l’enseignement des textes hindous des confessions faites, indépendamment, par tous ces rescapés de la mort interrogés par le Dr Moody et bien d’autres. On se souvient peut-être de l’étrange expérience de l’« Être de lumière » qu’ont faite certains patients en état de mort clinique [42], pendant les minutes drama­tiques où les médecins s’évertuaient à les ramener sur terre.

En confrontant un nombre important de témoignages, le Dr Moody a dégagé une sorte de modèle commun, un scénario possible de l’approche de la mort [43]. En règle générale, après des phases préliminaires où la conscience du mourant reste branchée sur le monde objectif (avec des visions précises des événements qui se déroulent autour du corps blessé, ou en cours de réanimation) ce sont des expériences subjectives où l’être s’enferme dans son monde psychique (à ce moment, affluent sou­vent les images familières d’êtres aimés, dans un rôle accueillant) et, finalement, c’est la confrontation avec l’« Être de lumière », en pré­sence duquel a lieu la revue complète de la vie qui est sur le point de se terminer.

Dans ces descriptions des mourants, on assiste clairement au retrait progressif de la conscience, de la périphérie vers le centre — vers le cœur, dirait l’Upanishad.

Au centre, apparaît la lumière.

Elle est d’abord pâle, puis devient, paraît-il, éclatante — d’une brillance supraterrestre — sans toutefois éblouir la vue de l’œil intérieur. Fait caractéristique, aucun des témoins de ce spectacle n’a eu le moindre doute qu’il s’agissait d’un être. Le Dr Moody précise [44] : « Et qui plus est, cet être est une Personne, il possède une personna­lité nettement définie. La chaleur et l’amour qui émanent de cet être à l’adresse du mourant dépassent de loin toute possibilité d’expression. L’homme se sent comme envahi et transporté par cet amour ; il s’aban­donne en toute sérénité au bienveillant accueil qui lui est fait. »

Le fait que les témoins soient amenés à attacher un nom à cette Pré­sence, selon leur culture religieuse, est ici assez secondaire. L’essentiel est que la conscience de ces hommes-de-la-terre se trouve alors en face d’une sorte de Conscience-Racine qui semble tout savoir d’eux, qui les accueille dans son aura — comme une mère reprendrait son enfant dans son sein — et qui échange un dialogue sans mots mais où tout est empreint d’une clarté et d’une puissance irrésistibles [45].

Être — Conscience — Béatitude. Sat-chit-ananda dirait le vieux Texte. Ces choses sont si étranges pour nos oreilles d’Occidentaux, que certains se persuadent que tout cela n’est que pure hallucination. Responsable : le traumatisme de la mort.

L’art de bien mourir

Mille et une manières de mourir

On l’a vu, il n’y a qu’une bonne façon de mourir : c’est d’emprunter la voie qui sort du corps par le sommet de la tête, car elle conduit droit à l’immortalité, au Brahman. Par les autres orifices, on devra se réincarner.

La Gîtâ se fait l’écho des Upanishad, dans son 8e chapitre. Pour ceux qui vivent une vie spirituelle (sadhanâ) il y a deux sentiers possibles en quittant le corps. Quand tout s’est transformé en éléments de lumière dans l’homme, et qu’il est ainsi devenu un connaisseur­-de-Brahman, il prend la route de la lumière qui commence avec la claire flamme du bûcher funéraire et il touche le but de tous ses efforts, loin au-dessus du soleil et de la lune visibles.

Si, par contre, quelque obscurité demeure dans sa nature, pris dans la fumée du bûcher et les ténèbres de la nuit, il s’engagera sur la voie des Pitri (ancêtres) et ne dépassera pas le monde de la lune, avec sa lumière réfléchie. Mais, après un séjour plus ou moins long en ces lieux, il devra revenir ici-bas. Pour les êtres vils, sans moralité ni pra­tiques religieuses, le tableau n’a rien de réjouissant. Ils doivent se réincarner sans interruption, comme insectes et autres bestioles. Si, du moins, on en croit la lettre des textes. Comme il y a une logique en tout, il faut chercher quelle est la cause qui décide de la voie empruntée pour quitter la vie, ainsi que de l’itinéraire sur lequel elle débouche.

L’explication est, bien entendu, dans l’être intérieur, c’est-à-dire à la fois dans la qualité et l’énergie des images du psychisme, et dans la pureté des organes du corps subtil. La clef est l’homme lui-même et le pouvoir dynamique de sa pensée. En vérité, dit la Chandogya Upanishad, l’homme est un être-pensant-et-volontaire (kratumaya). Ce à quoi s’attachent sa pensée et sa volonté il le devient dans ce monde. La Gîtâ ajoute (XVII, 3) : l’homme est un être de foi (shraddhamaya) ; la foi de chacun s’exprime en accord avec sa propre nature et l’homme est à la ressemblance de sa foi. En d’autres termes, les images auxquelles il adhère profondément, — auxquelles il « donne son cœur » [46] — il exerce sans cesse sa pensée et sa volonté pour les obtenir. Sa sphère mentale s’emplit de leur présence — il s’identifie à elles, en quelque sorte. L’Upanishad précise : ce que sont sa pensée et sa volonté dans ce monde l’homme le devient (bhavati) en allant dans l’autre monde. Et la Gîtâ, en écho : à l’heure de la fin, lorsqu’il abandonne le corps, quelle que soit la forme ou l’objet qui absorbe sa pensée c’est cela même qu’il atteint, étant constamment identifié à cette image (VIII, 6). D’où la recommandation de Krishna de garder pendant toute la vie l’idéal spirituel présent dans le cœur, en tournant constamment vers lui les activités de l’organe interne de la pensée (manas et buddhi). À ce prix, on est assuré d’atteindre cet idéal après la mort. Sinon comment espérer pouvoir se tourner vers lui, à l’instant du dernier soupir, si on a passé sa vie à courir après mille feux follets ?

Selon la nature des désirs et des pensées de toute l’existence avec (selon chaque cas) une dominante animale, émotionnelle, intellectuelle, artis­tique, spirituelle, etc., il y aura une porte ou l’autre qui s’ouvrira vers l’au-delà et la prochaine incarnation : à l’heure dernière, il n’y aura donc pas d’autre choix que d’accepter l’issue qui s’offrira.

L’homme a la mort qu’il a préparée toute sa vie. Karma.

La mort exemplaire du yogi

Tout l’art du yoga consiste à mourir au monde des illusions — avec tout ce que cela comporte de détachements et de purifications — et à tourner toutes les énergies de la pensée et du cœur vers un seul but : le passage du non-être à l’Être, du multiple, impermanent, à l’Un-sans­-second, immuable.

Belles formules, qui impliquent des existences d’effort et de discipline. La méditation pratiquée ponctuellement par l’ascète résume ce qui précède. La méditation est une démarche de mort accédant à la vie : le courant de conscience qui n’a cessé d’illuminer l’être physique et psychique, depuis la naissance, est retourné délibérément vers sa source par l’homme conscient, qui l’accompagne comme témoin vigi­lant, complètement dépouillé de toute identification avec quoi que ce soit du monde des contingences. Il y a dans la Gîtâ de précieuses indi­cations offertes au disciple (chapitres V, VI, VIII). On comprend — au moins théoriquement — que le yogi ne soit pas pris au dépourvu lorsque le moment arrive de quitter la scène terrestre. La mort sera pour lui l’occasion de la méditation suprême.

La Gîtâ offre ce beau passage (VIII, 9-10) :

« Celui qui médite sur le régent intérieur, foyer de clairvoyance,

Être intemporel, plus subtil que la plus subtile des choses,

Soutien de tout, inconcevable dans sa forme

Lumière couleur de soleil, au-delà des ténèbres,

Quand arrive l’heure de la mort, s’il tient son mental immobile

Et reste en méditation plein de dévotion

En concentrant les pouvoirs vitaux au foyer situé entre les sourcils,

Il atteint le divin Purusha suprême. »

C’est la communion consciente et définitive avec le Logos, dont la lumière n’avait jamais cessé de soutenir l’être humain incarné. Les grandes âmes (mahâtmânah) qui parviennent à ce sommet de per­fection ne retournent pas à la renaissance, lieu de tourments, où rien ne dure (G., VIII, 15).

On a remarqué sans doute que les versets qui précèdent évoquent une technique particulière, permettant à l’opérateur de maîtriser et conduire le processus de la mort. D’autres passages non cités abondent dans ce sens (VIII, 12-13, ainsi que V, 27-28). L’homme apprend à tenir sous contrôle toute sa machine, et à y concentrer les énergies dans les points convenables pour aider sa méditation et se préparer au grand départ. Il ne subit pas la mort, il la dirige progressivement. Et, à un moment, le sommet du cœur s’illumine, et dans cette splendeur le Soi s’en va…

Tout cela pourrait demeurer un sujet de pures spéculations s’il ne se trouvait des hommes qui semblent posséder certains secrets de cette technique. Voici un exemple. Dans leur enquête menée auprès de nombreux mourants (pour déterminer en particulier la fréquence et la nature des expériences psychiques au seuil de la mort) Karlis Osis et E. Haraldsson ont eu connaissance d’un cas décrit par un membre enseignant d’une école de médecine de Bénarès : en l’occurrence, la mort d’un grand-père, qui avait pratiqué le yoga [47]. C’était un homme très religieux et philanthrope, toujours prêt à donner un secours moral à son entourage. Quarante-huit heures avant sa mort, alors qu’il était dans un état de parfaite conscience et de sérénité, selon l’observation du médecin, il parut avoir une prémonition de son proche décès — que son état de santé ne laissait pas présager. Dès lors, il prit les mesures nécessaires : il fit commande d’une livraison de bois pour le bûcher funéraire, envoya une dépêche à son fils et, le dernier jour, à quatre heures, il engagea les membres de sa famille à prendre une collation car, précisa-t-il, il mourrait à cinq heures trente et, selon la coutume hindoue, personne n’aurait alors le droit de manger. Le témoin pré­cise : « La prédiction se révéla correcte et il mourut à cinq heures trente-cinq. Il s’était livré aux préparatifs de purification prescrits aux hindous à l’approche de la mort. Et sans le moindre signe d’anxiété, il s’em­ploya à consoler ses proches en pleurs, avec ces mots :  »Vous devriez être heureux que je m’en aille. » « Lui-même donnait l’exemple d’une parfaite maîtrise de soi, de séré­nité, et d’absence de peur. Il décrivit, étape par étape, les progrès de la mort dans son corps. Il dit comment ses jambes devenaient raides et pouvaient être piquées sans qu’il le sente ; et comment, l’un après l’autre, ses membres s’engourdissaient et ne faisaient plus partie du « soi éternel ». »

On songe à la mort de Socrate. Lui aussi avait enseigné à mourir pen­dant la vie. Le cas que nous venons de voir n’est pas isolé. Mais, comme l’a remarqué un médecin, « les swamis ne viennent pas mourir chez nous ; ils préfèrent mourir dans leurs ashrams entourés de leurs dis­ciples, ou en quelque lieu saint comme Bénarès [48] ».

Il arrive en Inde, qu’un homme, qui a consacré sa vie entière à la médi­tation et à l’enseignement de ses semblables, sentant venir sa fin naturelle, convie à sa mort des amis chers demeurant à quelque distance et prenne congé d’eux, en leur présence, à l’heure prévue ; le temps de se recouvrir la tête et d’entrer dans une dernière méditation…

Mourir à Bénarès

Si on en croit les Écritures, il y a des moments préférables à d’autres pour mourir : le jour plutôt que la nuit ; et, si possible, pendant les six mois du cours septentrional du soleil, et la quinzaine lunaire qui about à la pleine lune. Bref, dans les temps où la lumière va en s’amplifiant jusqu’à un éclat maximum. De même, il y a des lieux privilégiés de la terre où l’influence des mondes spirituels est la plus sensible et où les courants ascendants qui montent vers l’Esprit sont les plus puissants.

C’est ainsi que, depuis des siècles, des villes saintes, comme Bénarès, sont non seulement des centres réputés de pèlerinage mais aussi des retraites où l’on vient finir sa vie dans le renoncement et la dévotion. Pour y mourir de la bonne mort. Et Shiva qui règne sur ces lieux sacrés ne manque pas, dit-on, de donner le salut à ses fidèles. Mourir à Béna­rès est, à coup sûr, pour les hindous un moyen d’échapper à la roue de la réincarnation.

Malgré tout le respect qui est dû à ces centres religieux, où règne une atmosphère extraordinaire — plus propice aux exercices spirituels que celle de nos grandes villes occidentales — il y a pourtant de ces Brahmanes pur sang qui ne partagent pas la certitude de leurs coreligion­naires. Le fait de mourir dans un lieu saint peut-il effacer toute trace de karma, et libérer l’âme pour de bon ? La suggestion faite est celle-ci : en cherchant à déchiffrer l’intention cachée derrière les textes qui parlent de Bénarès (Kâshi), de ses grandes vertus, de sa situation géographique, on découvrirait peut-être que la cité sacrée n’est pas localisée en un point donné de la terre, et qu’il n’est pas nécessaire de se déplacer pour l’atteindre. Au cas où elle se trouverait en quelque région précise… de l’être humain [49].

C’est le moment de rappeler la parole de l’Upanishad : les dieux aiment le mystère, ils n’aiment pas ce qui est évident.

Aux mortels de lever le voile.

Des cérémonies pour les morts

Malgré les hautes envolées des textes philosophiques sur la vanité du monde, la mort d’un proche est, pour l’hindou moyen, un sujet de grande affliction — comme pour son frère de n’importe quelle autre appartenance religieuse.

Mais la douleur ne fait pas négliger les devoirs que l’on a vis-à-vis du défunt. Curieusement, on trouve ici des points communs avec les pratiques des peuples primitifs. Il faut d’abord régler le sort du corps, par les cérémonies qui se terminent par l’incinération (antyeshti). Mais on n’oublie pas non plus que le décédé, privé d’enveloppe physique, est alors dans une situation délicate d’attente, avant de devenir un pitri, un ancêtre, au statut définitif. Pour éviter qu’il se transforme en fan­tôme (bhûta), et vienne hanter la maison familiale, on avait jadis cou­tume, après les incantations d’usage, d’effacer les traces de la procession funéraire sur son chemin de retour, du champ de crémation jusqu’aux lieux habités. Une fois les rites dûment accomplis, le défunt doit mainte­nant se constituer le corps subtil ad hoc (adhisthâna sharïra) pour traverser la vie post mortem. D’où la nécessité d’autres cérémonies spéciales, où le fils — dépositaire de la lignée héréditaire — joue un rôle décisif. Le décédé (preta) reçoit ainsi des offrandes de nourriture (bou­lettes de riz, ou pinda) et d’eau, qui le nourrissent et le vivifient.

Le culte rendu aux morts a une grande signification. Il intervient à sa place dans le devoir individuel des êtres, soucieux de maintenir l’ordre cosmique et social. Et les cérémonies se poursuivent souvent, alors même que l’on aurait tout lieu de croire que les ancêtres ainsi honorés se sont réincarnés… peut-être parmi ceux qui célèbrent leur culte.

Nous avons vu des situations aussi curieuses chez les primitifs.

Mais pendant que les vivants s’affligent, et qu’on offre les sacrifices à intervalles réguliers, que devient le jîva, dans sa conscience d’être désin­carné ?

II-De la mort à la libération des renaissances

Un voyage au pays de Yama

Il n’y a pas de région plus peuplée sur terre… que l’au-delà. Depuis des âges, les défunts s’y engouffrent. Accompagnés par tout le cortège de pensées et de fantasmes que projette dans ce monde de mystère l’imagination des vivants. Là où l’œil ne voit plus rien, le moral écha­faude des mythes. Et l’intuition pressent d’indicibles réalités.

Sous cet angle, l’Inde n’a rien à envier à la Grèce, ou à l’Égypte. Et ses livres sacrés fourmillent d’allusions au monde de la mort, person­nifiée, pour les besoins de la cause, sous les traits d’un homme, Yama. Bien entendu, l’imagination populaire n’a pas manqué de développer avec luxuriance les thèmes qu’on lui proposait. La diversité des ver­sions du voyage de l’âme au pays de Yama est fort déroutante pour l’Occidental. Mais les penseurs et philosophes modernes (tels que Shri Aurobindo), qui se chargent de traduire pour les foules le message de la tradition, se relaient pour dégager un modèle raisonnable de l’itiné­raire post mortem [50]. Pour bien se représenter cette exploration du Yamaloka (monde de Yama) qui nous attend tous, il faut élucider les points suivants :

— le voyageur et son équipement,

— les lieux qu’il visite,

— les impressions qu’il éprouve,

— la durée du voyage.

Mais avant de glaner des informations, n’oublions pas la parole du sage Yâjnavalkya : en vérité, ces choses de la mort doivent rester secrètes. Ainsi, tout au plus, pourrons-nous espérer trouver des indices pour stimuler notre réflexion. Sait-on d’ailleurs de quoi s’entretinrent les deux Brahmanes à l’abri des oreilles indiscrètes ? Voici : « Alors, se retirant à l’écart, ils causèrent. Et, parlant, c’était de l’action (kar­man) qu’ils parlaient, et, louant, c’était l’action (karman) qu’ils louaient : on devient bon par l’action bonne, mauvais par l’action mauvaise [51]. »

L’indice est ici karma. L’enchaînement logique des causes et des effets. Une certitude : dans la mort, l’homme va naturellement continuer sa trajectoire sur l’impulsion qu’il lui a donnée pendant toute sa vie ; en particulier au dernier moment où résonne dans son être comme la note tonique de toute la mélodie de son existence terrestre. L’au-delà sera un monde d’effets.

Le voyageur et son équipement

Les Upanishad expliquent comment les éléments constitutifs de l’homme retournent à leur domaine respectif dans le cosmos. Il ne faudrait pas en conclure que l’âme s’en va toute nue dans l’espace. La Gîtâ (XV, 8) suggère qu’elle emmène avec elle quelque chose de ses instruments subtils comme fait le vent « qui emporte les parfums enlevés au calice des fleurs ». On en conclut que le corps subtil accompagne le voyageur — au moins quelque temps — dans ses pérégrinations. Peut-être faut-il faire la part des choses et admettre qu’une partie (périphérique ?) des éléments de la machinerie vitale et psychique se dissipe dans l’univers, tandis qu’une autre partie, plus centrale et fondamentale, colle au jîvat­man. Une chose est reconnue par tous : après la mort, l’âme ne crée plus de karma ; ce qui suppose le fonctionnement de l’être psychique sur un autre mode, imposé peut-être par une altération ou une limita­tion du corps subtil. Une autre chose paraît assurée : en quittant le corps, le Soi emmène avec lui toute la moisson de la vie écoulée. Pour lui, rien ne se perd.

L’Upanishad précise [52] : « Alors, sa connaissance acquise (vidya) et ses œuvres (karmân) s’attachent à lui et son expérience antérieure (pûrva prajna). »

Quoi qu’il arrive, l’âme ne perdra donc jamais sa mémoire centrale, qui emmagasine tout le karma, comme en un réceptacle. On parle à ce sujet du karmâshaya [53], la matrice du karma, d’où sortira le programme de la prochaine naissance (sous la forme du prârabdha karma — le karma venu à maturité). Il est raisonnable de situer cette mémoire cen­trale dans le corps causal — le karana sharîra envisagé plus haut — l’enveloppe la plus intime du Soi. Ainsi l’âme ne se retrouve jamais dépouillée dans l’au-delà. Bien plus, dans toutes ses explorations, elle doit se tisser un vêtement spécial pour vivre sur le plan qu’elle aborde. Ce vêtement pourrait être comparé à une sorte de machine à dialoguer avec les réalités de ce plan ; un moyen de communication ad hoc, muni de sens convenables, pour saisir des informations. Et même, qui sait ? y puiser une « nourriture » permettant d’y séjourner…

Nous avons déjà vu que le décédé devait acquérir un corps de pitri. Si, d’aventure, l’âme est précipitée dans un enfer, c’est dans une enve­loppe spéciale, dite « corps de douleur » (jâtanâ deha), qu’elle subira tous les supplices. À chaque plan correspond donc une enveloppe d’un tissu de matière appropriée, subtile ou grossière. Après tout, le corps physique ne fait qu’illustrer une règle générale.

L’embarras du choix

N’allons pas imaginer qu’il n’y a qu’un ciel pour les bons, et un enfer pour les méchants — avec, éventuellement, une salle d’attente pour les autres. Il y a plusieurs demeures dans l’au-delà. En fait, le nombre des lieux de séjour qui s’offrent à l’âme voyageuse ne se compte pas. Certains textes énumèrent une douzaine d’itinéraires tracés dans l’es­pace cosmique où se superposent en réalité sept mondes (loka), depuis la terre des hommes (le pays de Bhârata) jusqu’au séjour d’où l’on ne revient pas, le Brahmaloka (ou Satyaloka). La Nadabindu Upanishad, qui se fait l’écho de ces doctrines, donne les conditions requises pour atteindre ces diverses destinations. Certains écrits précisent même les distances qui séparent ces loka.

Quand on apprend que le quatrième d’entre eux (le Maharloka) est déjà situé au-delà de l’étoile polaire (dhruva) on comprend que bien peu d’âmes soient capables de s’élever si haut, et passent une bonne partie de leur séjour… du côté de la lune, avec rang d’êtres célestes ou deva. Chacun reçoit selon son mérite (punya).

Apprêtons-nous donc modestement à gagner le ciel (svarga) où règne Indra, le dieu des dieux, dans son monde de délices (Surendraloka), qui ne doit pas différer beaucoup (dans son principe) de l’image du paradis que se font bien des Occidentaux. Quant aux autres demeures extra-célestes, leur symbolisme est impénétrable. On imagine que seuls les initiés y ont accès, après s’être préparés à de tels voyages — depuis la terre.

L’enfer (naraka) ne manque pas non plus de diversité. Les Purâna en dénombrent des dizaines, et leurs subdivisions atteignent plusieurs millions. La loi karmique ne laisse rien au hasard. L’imagination popu­laire et — qui sait ? — la caste sacerdotale soucieuse de maintenir les brebis dans le bon troupeau, n’ont sans doute pas peu contribué à la multiplication de ces lieux infernaux où le pécheur reçoit l’exacte puni­tion de ses vices, au milieu des tourments appropriés. Pour ce qui est des formalités d’entrée dans le monde de Yama, la place nous manque pour faire les nécessaires descriptions topographiques du séjour des morts, avec ses abords bien gardés, ceinturés de flots terrifiants (rappe­lant le Styx des Grecs) ou évoquer le personnel qui assiste Yama pour faire subir aux âmes l’inévitable Jugement.

N’ayons pas de crainte déplacée : mille fois nous avons fait le voyage… et sommes revenus ici sains et saufs. Apparemment complètement revigorés dans un corps de nouveau-né.

Un itinéraire personnalisé

En réalité, le Jugement des morts a déjà lieu pendant la vie. Ou, si l’on préfère, le dossier est prêt, et la cause entendue, lorsque sonne l’heure dernière : il n’y a plus qu’à traverser les péripéties de l’exécution de la sentence. Ce qui peut cependant comporter plusieurs phases dis­tinctes — souffrances expiatoires, suivies de jouissances méritées.

Philosophiquement et moralement, il est d’ailleurs bien difficile d’ad­mettre qu’un homme doive souffrir deux fois des conséquences de ses actes : une première fois chez Yama, dans un enfer sur mesure, et une deuxième fois lors de sa prochaine incarnation, où le malheureux sera confronté à son prârabdha karma. Ces points de justice élémentaire ne sont pas toujours bien éclaircis. À moins d’assimiler l’aventure de la mort à une longue nuit de rêve où l’homme, enfermé dans sa sphère psychique, peut avoir tour à tour cauchemars et visions béatifiques, selon que s’active en lui tel ou tel registre de mémoire de son corps subtil.

Nous l’avons déjà noté : après la mort, l’homme est porté vers l’idéal ou les images qui ont pour lui la plus grande signification ; celles qui sont sous-tendues par les plus grands désirs du cœur. Tout ce matériel onirique [54] ne demandera qu’à s’organiser à nouveau en d’innombrables scènes sur l’écran de la conscience, lorsque les conditions convenables seront réunies [55]. Ainsi, malgré les apparences, les voyageurs de l’au-delà n’ont pas l’embarras du choix sur leur destination. Tout est organisé d’avance à l’heure du départ. Mourez, karma fera le reste. Ce que Krishna exprime dans la Gïtâ par ces mots (IX, 25) :

« Les adorateurs des dieux vont aux dieux

les adorateurs des pitri vont aux pitri

les adorateurs des bhuta (fantômes) vont à eux. »

Quant à ceux qui adorent le Divin, ils vont à Lui, selon la même logique. Cette adoration ne vise pas forcément un objet religieux. Chacun, selon sa nature, rend un culte à des formes particulières, prometteuses de bonheur ou de jouissance. Notre société de consommation nous en propose toute une panoplie, où l’argent, l’amour et le confort ménager viennent en bonne place. Sans oublier l’automobile et les longs week-­ends.

De quoi se constituer un ciel de grandes vacances…

L’hindou admet fort bien dans ce domaine que le chrétien ait son para­dis particulier, non moins que le musulman. Un paradis tel qu’il l’avait imaginé. La mort ? Un itinéraire personnalisé.

Lois et pièges du céleste séjour

Les joies du voyage : illusions

En principe, tout le monde a droit au bonheur post mortem. Il suffit d’être en règle avec le dharma, la loi sociale et religieuse. Mourir à son poste. Un soldat qui tombe au combat, même après avoir massacré des amis qui par malheur se trouvaient dans le camp adverse, ira droit au ciel si son devoir, dans cette situation cornélienne, était de se trouver là.

Dans le Mahâbhârata, la grande épopée où est inséré le court poème de la Gîtâ, on voit même accéder au svarga le plus détestable des héros du récit, Duryodhana, mort en accomplissant son devoir de combattant. De quoi rendre mécontents certains bigots. Comme quoi aussi l’au-delà n’est pas le lieu où les hommes règlent leurs comptes avec leur karma passé. Un honnête ouvrier a droit au repos.

On trouve cependant, dans la société brahmanique, des gens avisés qui vivent sur terre tout en guignant le ciel — ce qui n’est pas un mono­pole de l’Inde. Les dieux sont d’honnêtes débiteurs : on acquiert beau­coup de mérite à leur offrir maints sacrifices et à multiplier pour eux incantations et louanges. Nul doute qu’ils sauront montrer leur reconnaissance le moment venu. Tout s’achète — même le ciel — en payant le juste prix.

Dans la Gîtâ, Krishna — qui incarne l’esprit de la religion, c’est-à-dire la Gnose secrète (jñâna) qui l’éclaire — lance ses sarcasmes contre ces trop scrupuleux serviteurs de la lettre de la Loi. On pense à Jésus fustigeant scribes et pharisiens hypocrites…

« Ces gens sans discernement, qui se régalent à commenter la lettre des Veda en déclarant qu’il n’existe rien d’autre, qui ont le cœur plein de désirs et aspirent au ciel, prononcent des paroles fleuries conduisant à la renaissance comme fruit des actions, et prescrivant maints rites particuliers pour obtenir jouissance et pouvoir.

« Chez ceux qui subissent le charme de ces paroles et s’attachent à lajouissance et au pouvoir, l’intelligence discriminative (buddhi) dont l’essence est volonté, n’est pas fermement établie dans la concentration » (II , 42-44).

En d’autres termes, ils courent après maints objectifs et dispersent vainement leurs énergies, au lieu de se préoccuper uniquement de l’éman­cipation de l’âme. Qu’arrive-t-il à ceux qui se limitent ainsi à l’exoté­risme des Écritures ?

« Les connaisseurs des trois Veda, qui boivent du jus de soma [56] et se purifient de leurs péchés, M’honorent par des sacrifices mais Me demandent de leur ouvrir la route du ciel (svargatim). Quand ils ont atteint le saint monde d’Indra (surendraloka) ils goûtent au ciel les divins plaisirs des deva (dieux). Mais après avoir joui de ce vaste monde céleste (svargaloka), une fois que leur mérite est épuisé ils retournent au monde des mortels (martyaloka). En se conformant ainsi à la loi des trois Veda, le coeur plein de désirs, ils obtiennent de vivre et mourir sans arrêt » (IX-20, 21).

Dure leçon pour la prêtrise orthodoxe, avec ses prétentions à la sagesse. Hommes, prenez garde au ciel : c’est un piège pour les vivants!

Il faut avouer qu’il y a là quelque chose de déroutant pour les fidèles de la plupart des religions. En Occident, on ne nous a guère donné d’autre choix que celui-ci : le ciel ou l’enfer.

Ici, Krishna accouple à dessein les deux mots : svargaloka-martyaloka, monde du ciel — monde de mort ; vivre et mourir sans arrêt [57].

En cherchant à gagner les joies du paradis, on continue à tourner dans la cage d’écureuil du petit moi, avec ses désirs personnels à courte vue ; on oublie que l’âme est promise à autre chose que ces jouissances temporaires. Elle ne doit pas s’arrêter de monter. Krishna recommande le yoga de l’Esprit. Pour celui qui a trouvé la Connaissance, les textes sacrés n’ont pas plus d’utilité qu’un réservoir d’eau au milieu d’une plaine inondée (G., II, 46).

Briser le cercle magique

Dans ces constantes allées et venues entre « là-haut » et « ici-bas », l’âme est prise au sortilège de ses illusions. La roue des transmigra­tions (samsâra mandala) est, pour le philosophe, un cercle magique dont il faut à tout prix s’affranchir. Le Yoga est à la fois doctrine et technique de salut. On y recommande de se munir (symboliquement) d’armes bien aiguisées qui rompront les liens de l’âme prisonnière. Dans la Gîtâ et tout le Vedânta, on vante la merveilleuse épée de la connais­sance (jnânâsina), forgée par la discrimination (viveka), propre à trancher les doutes qui paralysent la buddhi. On doit aussi apprendre à manier la forte hache du renoncement (vairagya) ou du non-attachement (asanga), en vue d’abattre l’arbre Ashvattha aux profondes racines, symbolisant ici la vie manifestée (Gîtâ, XV, 1-3).

D’autres instruments magiques aideront le prisonnier à sortir du labyrinthe de l’ignorance (avidyâ). L’oeil de la connaissance, déjà évoqué, est l’auxiliaire indispensable ; mais il ne s’ouvre que lentement grâce à une longue pratique (abhyasa) au service du Guru : « dans le cours du temps, le disciple qui se perfectionne voit la connaissance jaillir spontanément en lui-même » (Gîta, IV, 38). La connaissance est aussi comparée à une barque pour franchir en sûreté l’océan des péchés, ou à un feu qui réduit en cendres toutes les attaches du karma. C’est également une lampe brillante (jñânadipa) qui s’allume et luit dans le coeur du disciple par la grâce du Guru (Gîtâ, X, 10-11).

Il n’est pas de guerrier valeureux qui ne soit pas au service d’un idéal généreux. Toutes ces armes et tous ces instruments — que l’on retrouve dans maintes légendes sous de multiples formes — n’auraient aucune efficacité sans la foi et l’engagement du coeur. Cette dévotion unique (ananyabhakti) qui attache l’âme à l’objet de sa recherche, se révèle finalement seule capable de la soutenir jusqu’au bout. Krishna l’affirme dans la Gîtâ : c’est par ce lien d’Amour de la dévotion qui unit le dis­ciple à son maître, le coeur de l’homme incarné à son Soi divin (et, à tra­vers Lui, à toutes les créatures), que le yogi peut traverser les brumes épaisses de la mâyâ (le pouvoir magique de l’illusion) et qu’il transcende dans sa conscience toutes les formes d’être de la nature (G., VII, 14 ; XIII, 25 ; XIV, 26). Bhakti signifie abandon complet du moi personnel au Soi universel : à son degré le plus élevé, le coeur de l’homme passe par un stade que l’on peut comparer aux champs de crémation (mahâsh­mâsana) de Bénarès. Tout a été consumé de ce qui séparait l’individu du Tout, le divisé de l’indivisible. Alors, dans ce qui pourrait paraître comme un vide absolu, un grand sommeil profond (mahasushupti), l’initié atteint la plénitude, et l’oeil de la connaissance s’ouvre sur la face cachée du cosmos.

En attendant cette grande réalisation, où l’âme est devenue comme un diamant parfait dans lequel le soleil peut briller de tous ses feux, la route est longue et nombreuses sont les épreuves à traverser ; mais l’attachement à l’idéal est le grand viatique. Le yoga ne prescrit pas la destruction du désir mais sa métamorphose afin de ramener toutes les énergies, inutilement dispersées, sur un unique objet : la commu­nion de l’âme avec l’Esprit universel.

Selon la légende, c’est le Désir (Kamadeva) qui est le premier dieu intervenant dans la dynamique de la création. L’univers illusoire du samsâra repose sur la conjonction (samyoga) temporaire du soi et du non-soi, mais toutes les âmes qui indistinctement s’efforcent de saisir des objets de jouissance pour s’identifier à eux, ne font que détourner une grande force cosmique qui cependant les porte en avant ; jusqu’au jour où l’homme découvre à la fois l’origine et le but de ce Désir univer­sel, et qu’il s’applique à l’union (yoga) avec cette Source indicible. On trouve dans les textes ces passages significatifs [58] :

« L’homme de désir va, par la vertu du karman

Au but où son esprit (manas) s’est attaché.

Quand il a épuisé les effets de son karman

Quels que ceux-ci aient pu être,

Du monde où il l’avait conduit il revient

Ici-bas à ce monde de l’action. »

Quant à celui qui est sans désirs (nishkâma), qui a obtenu l’objet de son désir, qui a l’âtman comme seul désir, ses énergies vitales (prâna) ne lui échappent pas : devenu identique à l’Esprit suprême (Brahman) il entre en Lui. De mortel qu’il était (martya) il devient immortel (amrita).

Le sage Yâjrsavalkya précise encore à son épouse Maitreyî :

« En vérité, ma chérie, ce n’est pas pour l’amour de lui (kâma) qu’un époux est cher, mais pour l’amour de l’âtman,

Ce n’est pas pour l’amour d’elle qu’une épouse est chère, mais pour l’amour de l’âtman,

Ce n’est pas pour l’amour d’eux que des fils sont chers, mais pour l’amour de l’âtman [59]. »

L’ignorant traduit l’amour de l’âtman (le Soi) par l’amour de soi ; en aimant, il désire pour lui-même la jouissance que lui réserve cet amour. Mais Yâjnavalkya redresse cette erreur : c’est le Soi seul, l’âtman, qu’il faut considérer. En l’approchant, en le connaissant, on sait tout. C’est ainsi qu’on brise le cercle magique des transmigrations.

La mort de l’aspirant-yogi

« C’est pendant que nous sommes ici-bas que nous pouvons apprendre ces choses,

Sinon, il ne reste qu’ignorance et immense misère [60]. »

Il convient donc de se hâter pour changer un peu le cours de notre vie. Nous sommes à l’image de ces comètes qui visitent périodiquement l’ambiance terrestre pour disparaître ensuite pendant des siècles. En réalité, leur orbite les ramène infailliblement vers nous : la discipline spirituelle va tendre à apporter toutes les corrections de trajectoire nécessaires pour que la voyageuse soit déviée vers des destinations où se fera sentir la force d’attraction d’un autre Soleil. Travail de patience, et de prudence : on n’agit pas impunément sur les forces qui inter­viennent dans la dynamique de l’âme. Beaucoup d’imprudents qui se « lancent dans le yoga » (psychique) en font l’expérience. Une question se pose ici à l’aspirant-yogi (un peu travaillé par le doute). La grande réalisation spirituelle est un but fort lointain et demande efforts et renoncements. Qu’arrive-t-il à celui qui échoue ?

Qu’il meure, son bilan est bien maigre : il n’a même pas goûté les joies terrestres faciles à saisir, ni régné sur un petit royaume légitime, et son acquis spirituel, mal consolidé, va peut-être s’évanouir en fumée… Il n’a « réussi » nulle part. C’est en vain qu’il a fait des efforts sur lui-même. A quoi Krishna fait des réponses rassurantes. Dans la voie du yoga spirituel, où l’intelligence et le coeur sont centrés-en-un-seul-point (ekagrata), aucun effort n’est jamais perdu, aucun obstacle n’est insur­montable (G., 11, 40). Que vienne la mort, l’aspirant yogi ne périra pas « car jamais celui qui fait le bien ne foule le sentier du malheur (dur­gati) ».

Il gagnera le monde de l’au-delà réservé aux vertueux, pour y demeurer un grand nombre d’années. Et cette âme, qui avait connu l’échec dans le yoga, renaîtra sur terre — dans une famille pure et prospère. Peut-être même s’incarnera-t-elle parmi des yogis éclairés. Il est vrai qu’une telle naissance est bien plus difficile à obtenir (G., VI, 40-42).

L’essentiel est précisé dans la suite (VI, 43-44). Dans la famille qui offre par elle-même un cadre favorable à l’épanouissement de l’être, ce dernier va voir resurgir dans son coeur les impressions spirituelles de l’incarnation passée (buddhisamyogam paurvadehikam).

Se réaffirment alors, petit à petit, les tendances, les conceptions, les aspirations spirituelles, les manières d’envisager la vie — les grandes empreintes laissées dans le corps subtil par l’existence antérieure. Avec ce bagage inné, le voyageur repart sur la route du yoga : « dès lors, il s’exerce à nouveau (bhûyas) vers la perfection ».

« Par l’effet de son ancienne pratique (purvâbhyâsa) il est porté en avant irrésistiblement (avasha). » On voit ici combien karma vient au secours de celui qui prend la bonne voie. En entretenant de vie en vie l’impulsion ascendante, le yogi parvient ainsi à une complète purifi­cation de sa nature et atteint la perfection : il gagne la plus haute orbite (parâm gatim).

Qu’arrive-t-il au contraire aux égarés qui ne reconnaissent comme principe directeur que leur bon plaisir, au mépris de toute loi de soli­darité et de responsabilité ? Ne se souciant que de leur petit moi qu’ils enflent sans limites, ligotés dans la centuple corde du désir, ils ne rêvent que possessions, pouvoirs et jouissances, en écrasant les autres pour agrandir leur pitoyable domaine d’un jour. Ils déshonorent même la religion, en faisant avec ostentation des sacrifices d’hypocrites. Le chapitre XVI de la Gïtâ a des paroles cinglantes pour ces caricatures d’hommes — que l’on n’a pas fini de rencontrer. Leur destin n’a rien d’enviable. Ces êtres cruels se précipitent eux-mêmes par les trois portes de l’enfer — Désir, Colère, Convoitise — sur les orbites les plus basses des âmes avilies (adhamâm gatim). Ennemis de l’humanité, ils tombent dans le cercle infernal de renaissances répétées, « dans la matrice d’êtres démoniaques ». Dans ce contexte, karma peut paraître inflexible, vengeur. La leçon est simplement : on ne triche pas avec la vie et chacun récolte ce qu’il sème. Magie blanche et magie noire ont chacune leur récompense naturelle. S’il tourne le dos à ce qu’il y a de plus généreux et d’humain en lui, s’il étouffe la voix de la conscience et les murmures de l’intuition qui l’incitent au progrès, rien n’arrête plus l’homme dans une carrière où il s’éloignera de plus en plus de l’Esprit, et qui risque d’aboutir à la ruine de l’âme. Prudence donc. S’affranchir de ces portes de l’enfer (naraka dvâra) c’est faire le bien de l’âme, et se qualifier pour l’état le plus élevé (G., XVI, 22).

La durée du voyage posthume

Les avis diffèrent beaucoup sur ce point : quelques jours, quelques années, des siècles, voire des millénaires ? Les vacances chez Yama se prennent en un temps élastique.

Dans la population de l’Inde qui accepte les croyances les plus diverses — et parfois même les superstitions les plus fantastiques — il n’est pas rare que l’on admette une réincarnation assez rapide.

Dans les familles visitées par Ian Stevenson, on n’est pas surpris de voir revenir une âme qui n’a quitté sa précédente demeure que quelques années — voire quelques mois — auparavant. Et les gens superstitieux sont hantés par la crainte de blesser un grand-père… réincarné dans ce moustique, cette chauve-souris qui hante les greniers ou cette vache qui broute paisiblement. Ce qui, en tout état de cause, traduit une croyance au retour rapide ici-bas. Il y a pourtant des exceptions, évi­dentes dans les textes.

Nous l’avons vu, l’aspirant yogi passe très longtemps au ciel­-des-vertueux (shashvatih samâh : une éternité d’années). Et ceux qui ont bien mérité par leur vie religieuse ont un séjour à la mesure de leurs mérites — qui peuvent être immenses, s’ils s’y sont bien pris. D’une façon générale, ceux qui se vouent à la « vertu », à la « lumière spirituelle » — telle qu’ils la conçoivent dans leur vision limitée — ont tendance à monter : voilà des gens qui ne reviendront pas de si tôt sur terre. Quant aux autres, c’est selon les cas. Mais il y a dans le cœur de chaque créature un petit coin de ciel qui a besoin de se dilater. Yama n’est pas un tyran : nul doute qu’il laissera ce besoin s’exprimer — tout le temps voulu. Peut-être plus longtemps qu’on ne croit.

Si la durée du paradis est capitale pour le commun des mortels — il le voudrait bien éternel — elle ne préoccupe pas du tout le yogi. Le temps passé au ciel est du temps perdu [61]. Tôt ou tard, il faudra revenir. Même l’enfer n’est pas éternel. Aussi, acceptons de reprendre vite le fardeau pour progresser un peu plus vers l’émancipation.

Contraintes et promesses de la renaissance

Pour qu’un enfant se forme il faut naturellement la conjonction, à la période propice, de trois éléments indispensables : la semence (sukra) du père, le sang (shonita) de la mère et un quelque-chose-de-subtil émanant du jîva — un facteur karmique qui va déterminer en partie le programme de construction du nouvel être [62].

Comme il se doit, les éléments cosmiques convenablement combinés et dosés vont s’organiser pour permettre, suivant un calendrier défini, l’apparition des organes physiques et des fonctions psychiques dans l’embryon.

Au quatrième mois se développe le cœur qui sera le siège de la circula­tion du sang et des souffles organiques, ainsi que du psychisme. Aux cinquième et sixième mois ce sont manas et buddhi qui s’installent, et la gestation se poursuit jusqu’au neuvième mois, où toute la machine est prête à fonctionner au service de l’âtman. Alors, nous révèle la Garbha Upanishad, se produit dans l’être une curieuse prise de conscience. Une sorte d’illumination. Il se souvient de sa naissance précédente (pûrvajâti) ; il a connaissance du karma, producteur de plaisir et de douleur, et cette perception le plonge dans l’affliction : « J’ai connu des milliers de naissances et j’ai bu à tant de seins ! Né, mort, sans cesse, de vie en vie ! Pour les actions commises, bonnes ou mauvaises, envers mon entourage, me voici maintenant seul, à souffrir sans secours !… » Dans cette extrémité, il prend les plus fermes réso­lutions : « Si je me libère de cette matrice qui m’emprisonne, je m’appli­querai à me libérer de toutes les matrices, en m’adonnant à la disci­pline, et en méditant sur Brahman… » Bientôt, le traumatisme de la naissance effacera net tout souvenir du passé et toute connaissance du karma.

Un enfant est né. Une âme ancienne dans un corps neuf. Si elle pouvait parler, elle en aurait des choses à dire.

Karma, encore et toujours

Nous avons bouclé la boucle : l’être humain réincarné commence une nouvelle page du Grand Livre de son aventure. Mais quel rapport y a-t-il entre le nouveau venu et le précédent personnage ?

Personnage est le mot qui convient, si on veut bien voir en l’habitant du corps (le jivâtman qui transmigre) comme un acteur permanent, jouant des rôles différents de vie en vie.

De même qu’il endosse un vêtement corporel neuf, imprégné de l’héré­dité familiale et raciale, de même, également, il s’enveloppe des traits d’un caractère nouveau qui s’élabore dans un contexte parfaitement différent de celui de la naissance précédente. Fille ou garçon ? L’âme n’a pas de sexe, pas d’âge, pas de nationalité ; pas de vices, ni de vertus humaines. Chacun des personnages successifs prend ces diverses carac­téristiques, qui lui donnent une identité incontestable. Les philosophes ne s’y trompent pas en Inde : c’est dans des êtres manifestement diffé­rents que s’incarne successivement la même âme au fil du temps. Dire : j’ai été La Fayette dans ma vie précédente n’a aucun sens, à moins d’avoir la claire conscience de ce qu’est ce Je. Pour le Vedânta, il est bien fou celui qui s’identifie au personnage dont il montre l’apparence. Je suis Monsieur X, Je suis Madame Z.

Connaître le Je dans sa réalité, c’est connaître sa racine : l’âtman. Tout le reste n’est que voiles à travers lesquels filtre la lumière inté­rieure du Soi. Il est difficile pour l’Occidental de se résoudre à ne pas être son corps, ses désirs, ses pensées, son intelligence brillante. Tout cela, pour le sage hindou, n’est que phénomènes transitoires, localisés dans le temps et l’espace. La réalité du Je est ailleurs, en dehors de ce cadre fluctuant. Ces considérations n’excluent pas une continuité glo­bale d’une vie à l’autre. Les grandes tendances creusées dans la pâte d’un caractère ne manqueront pas de se manifester à nouveau comme des imprégnations mentales innées, des « relents » (vâsanâ) du lointain passé, qui remontent parfois à la surface de la conscience. On reconnaît aussi l’effet de cette continuité aux prédispositions particulières, aux impulsions innées. L’âme ne naît pas vierge : elle arrive, pour ainsi dire, avec une certaine culture qui prépare sa nouvelle personnalité à certains comportements. Ces prédispositions (samskâra) se révèlent de bonne heure. Qu’on songe aux enfants prodiges. Rappelons-nous aussi l’aspirant-yogi réincarné, reprenant sans le savoir le fil d’une recherche qu’avait abandonné le personnage précédent, mort en chemin.

Mais le personnage qui est aujourd’hui sur la scène a une grande impor­tance : il concentre en lui-même (en vue de l’épuiser) toute une tranche du karma passé qui se projette dans le cadre favorable de la nouvelle naissance (prârabdha karman). Ce karma était auparavant demeuré en réserve, avec le reste du karma emmagasiné de longue date (sam­chita karman).

Chaque vie nouvelle se distingue ainsi nettement de la précédente, et le réservoir de karma (karmâshaya) caché quelque part dans l’enveloppe de l’âme contient encore tout un stock de karma en suspens (agamya karma) attendant les conditions requises pour apparaître bientôt, ou dans un lointain futur. Et n’oublions jamais ceci : tandis que se précipite le prârabdha karman, l’homme ignorant de ces complexes réalités ne cesse de produire les germes d’une future mois­son. Le karma ainsi créé (kriyamana karman) va s’intégrer au reste. Pendant ce temps, la roue tourne.

Hasard, fatalité, destin, destinée

Il s’est trouvé en Inde des hommes pour croire que le monde n’obéis­sait pas à un plan et que les événements s’enchaînaient au hasard. Ou encore, que tout était réglé par une inexorable fatalité (Niyati), rendant dérisoire tout effort humain. Mais, dans la majorité des Écoles, karma est accepté comme loi maîtresse. Autour de ce mot s’est développé un très riche vocabulaire évoquant l’action et ses prolongements ; ses fruits (phala) et leur venue à maturité (vipâka). L’effet inévitable de contrainte (karmavasha) qui revient des vies antérieures provoque une sorte de conditionnement ininterrompu de l’individu. Ce qu’on appelle­rait le poids du Destin.

Krishna y fait allusion dans la Gîtâ, au dernier chapitre. Énumérant les cinq facteurs qui interviennent dans toute action, il cite en dernier lieu Daiva (G., XVIII, 14). On rend souvent ce mot par Providence : il traduit en fait la résultante des forces karmiques qui s’exerce à ce moment précis où les autres facteurs humains interviennent pour agir. L’homme ne peut faire autrement que subir cet effet, mais il garde la liberté de s’en servir d’outil — ou de tremplin pour un saut en avant — ou de s’en laisser écraser. Daiva c’est la Fortune qu’apportent les dieux (deva) comme résultat des sacrifices qu’on a pu leur offrir jadis. La réponse du ciel aux désirs et pensées des mortels.

L’idée est féconde : les dieux, administrateurs de la Loi divine — le Grand Dharma cosmique — n’ont pas d’instincts vengeurs, ils rendent aux humains le fruit exact de leurs offrandes. Tout acte est une offrande, plus ou moins égoïste. Parlant au nom du Soi cosmique, Krishna avait déclaré : « Je suis le fondement du Dharma éternel » (G., XIV, 27) ; et aussi : « Dans les êtres, je suis Kâma (le désir) qui est en harmonie avec le Dharma (G., VII, 11). Nous sommes ici au centre de l’idée du karma et de ses effets. Toute action qui n’est pas offerte comme un sacri­fice — accepté, et reconnu nécessaire, avec le mental et le cœur — attache son auteur par les chaînes du karma [63]. La vie journalière est un com­merce avec les dieux. La générosité d’un homme envers ses semblables et la Nature qui l’entoure est pour lui la vraie source du bonheur ter­restre. Kâmadhuk : la vache d’abondance, qui donne tout ce qu’on désire. Cependant, cet homme terrestre ne dépassera pas la sphère des dieux. Mais le yogi qui parvient à trancher le nœud du cœur (hridaya granthi) et dont tous les désirs s’identifient au Kâma-qui-est-en-har­monie-avec-le-Dharma-Universel, parvient au terme du voyage et s’est affranchi de tout karma. Il est arrivé à destination.

On pourrait croire que le yogi est un être exceptionnel. Il l’est en effet. Par ce détail : il a découvert que la vie avait un sens impérieux. Être plus, et plus encore. Être, dans une conscience ininterrompue. Toutes les créatures tournent sur le manège du Temps. Mais au centre, où s’appuie l’axe de l’immense machine, il y a l’Être Immuable, l’Ishvara suprême qui attend dans le cœur de chacun. Et dans toutes ces rota­tions, une puissante énergie — comme une force magique [64] — entretient la vie, la conscience ; et comme une sourde aspiration, tenace, à rejoindre le centre. Un appel. Le son de la flûte de Krishna.

Tôt ou tard, l’homme répondra.

Au chapitre XVI de la Gîta, le Guru révèle à son disciple : « N’aie pas de crainte, Arjuna, car tu es né pour une destinée divine (daivî sampad). » Cette destinée est comme le droit de naissance de tout être humain [65]. Nous avons déjà rencontré plus haut cette idée féconde.

Vers la fin de l’odyssée de l’âme

Arjuna symbolise dans la Gîtâ l’homme par excellence. L’âme humaine incarnée, qui souffre et lutte pour regagner un royaume perdu. Univer­sel symbole.

D’un coup, tout prend une nouvelle signification : chaque jour de la vie, chaque vie de la chaîne des renaissances, chaque instant est une étape de l’interminable Odyssée de l’âme retournant à la patrie. L’Ithaque d’Ulysse, où l’attend Pénélope tissant et défaisant son ouvrage inlas­sablement. Au fil des jours et des incarnations, des naissances et des morts.

Et, bien sûr, il faut un guerrier — Arjuna, Ulysse — pour revendiquer son droit, bousculer tous les obstacles et s’emparer du royaume céleste. À la pointe de l’épée. Ou plutôt, sous les coups de flèches meurtrières. Puisque ces héros — l’Indien et le Grec — sont célèbres par leurs prouesses à l’arc — arme immense qu’Ulysse est seul capable de ban­der ; inégalable présent (transmis par trois grands dieux : Soma, Vâyu et Agni) qu’Arjuna, un moment abattu, avait laissé échapper de ses mains. Et Krishna est le témoin, le divin conseiller qui ne combat pas, mais guide le char d’Arjuna aux points où la bataille fait rage, là où il faut à chaque heure porter les coups ; c’est le guide invisible, le régent intérieur qui-supervise-l’action (karmâdhyaksha) et réajuste ainsi la trajectoire de l’âme pour lui proposer les nouvelles épreuves qui la rapprocheront de sa victoire. Si elle accepte le combat.

À un moment crucial de l’expérience mystique du chapitre XI de la Gîtâ, Krishna identifié au Temps, destructeur des mondes, donne au disciple une vision prophétique, d’un grand symbolisme : le sort de tous les guerriers alignés dans les rangs affrontés est déjà scellé, quoi que l’on fasse. Mais il n’est pas indifférent que l’on participe au combat, ou qu’on le fuie. Dans un cas, c’est la victoire ; dans l’autre, l’échec devant l’épreuve.

« Par moi tous sont déjà tués. Sois seulement l’occasion (nimitta) qui cause leur perte.

Combats! Tu vaincras tous tes ennemis. » (G., XI, 32-43)

Dans le cours du temps, l’âme devra reconquérir son royaume. Les fils de karma se tissent de telle manière que la lutte soit toujours pos­sible [66] et la victoire à portée de la main.

Bien entendu, le combat de la vie est aussi l’occasion d’un interminable dépouillement. Ulysse perd successivement tout son butin de la guerre de Troie, ses bateaux, ses chers compagnons ; nu, il échoue sur le rivage où le recueille la belle Nausicaa au bras blanc. Et Arjuna termine le grand combat en ayant perdu amis et parents. Bien plus, avant de mourir, Duryodhana (qui symbolise en quelque sorte l’insatiable désir de vivre et de jouir des choses de la vie) dépêche des tueurs qui vont massacrer en cachette les enfants du camp adverse — le parti de l’Homme nouveau, en cours de construction. Encore ignorant de l’enjeu du combat, Arjuna avait prévu, avant la bataille : « quel plaisir nous restera-t-il une fois que nous aurons détruit ces ennemis ? À quoi nous servira de régner, de jouir de l’existence, ou même d’être en vie ? » (G., II, 31-36).

La victoire gagnée, le Vieil Homme tué, c’est un être nouveau qui se lève et découvre la signification de cette victoire qui lui était promise.

La fin des réincarnations

Parmi des milliers de mortels un seul peut-être s’efforce vers la per­fection et, entre tous ceux qui ainsi luttent dans ce sens, un seul peut-être connaît le Suprême dans sa réalité (G., VII, 3). La proportion est bien maigre de ces réussites, mais l’hindouisme l’affirme avec force : il y a une fin au cycle des réincarnations. Bien entendu, pour tous les êtres, arrivera le moment où le présent univers se dissoudra dans le non-manifesté pour entrer dans la Nuit de Brahmâ. Mais cette fin-là sera subie et non obtenue volontairement et sciemment. Extinction provisoire donc. Quelques milliards d’années de non-Existence. Mais toute cette multitude de créatures se reprécipitera dans le tourbillon du monde manifesté à la venue du Jour suivant. Et le manège reprendra sa ronde. Au contraire, les êtres libérés par leur ascèse ont échappé pour de bon à l’aspiration du tourbillon, en gagnant la suprême perfection (parâm siddhim).

Identifiés au Suprême, ils ne renaissent pas au moment de la nouvelle création (sarga) et ne sont pas affectés au moment de la dissolution (pralaya) (G., XIV, 2). Notons bien les mots de Krishna : ces sages (muni) ont atteint l’identité de nature (sâdharmya) avec Lui ; ils ne sont pas liquéfiés dans l’océan. Ils ont dépouillé de leur être tout ce qui était surimposé, comme un ensemble de conditionnements adventices (upadhi).

Ainsi, l’acteur a cessé de s’identifier à ses personnages successifs. C’est la libération, finale et définitive (G., VIII, 15).

Toutes les Écoles spirituelles de l’Inde sont préoccupées par cet affranchissement tant désiré — et se font fort d’y conduire les candidats-­au-salut, s’ils veulent bien se soumettre aux méthodes proposées. Cepen­dant, quelle que soit la voie ouverte, il s’agit toujours de maîtrise et d’éveil. Passer de la nuit des formes au jour de la conscience, accueillir la mort pour entrer dans la vie. Réaliser enfin l’Union — yoga.

On atteint au but, selon son goût, par la méditation, l’analyse philoso­phique, la dévotion à une divinité préférée, la pratique de l’action juste (karma yoga), l’éveil de la force cosmique (Kundalini) endormie-dans-­le-lotus-racine, voire la pratique très réaliste de l’unio mystica… sur le plan charnel, par les voies tantriques.

Tous les moyens sont bons. En apparence. Certains sont sans doute plus tentants que d’autres, mais gare à la facilité dans ce domaine. Il y a des précipices d’où on n’a guère de chance de ressortir vivant. On ne triche pas avec la Loi de l’Être : la métamorphose attendue de l’homme ne s’achève qu’une fois le prix payé. Jusqu’au dernier centime.

Malgré leur diversité, les disciplines spirituelles finissent toutes par se retrouver quelque part avant de toucher au havre de béatitude. Puisque, d’une manière ou d’une autre, il faut que le yogi arrive à libérer ses pouvoirs de connaissance (jñanâ), d’amour (bhakti) et d’action créa­trice (karma) et à s’en servir pour briser la cage du « sens de l’ego » (ahamkara) et prendre son essor dans le grand Akasha, l’espace incon­ditionné de l’Esprit.

Au bout du compte, tout paraît se résumer dans cette étrange formule de la Mundaka Upanishad (II, 2,4) :

« Om est l’arc

Le Soi est la flèche

Brahman est ce qu’on appelle son but. »

De même que la flèche s’unit à la cible, de même l’homme à l’esprit vigilant va, comme une flèche, dont la pointe a été aiguisée par la dévotion, unir son être au Brahman, s’identifier à Lui.

À l’œil du voyant, le libéré brille d’une lumière surnaturelle. Tout s’est consumé en lui de l’homme terrestre et de ses enveloppes (kosha). N’est-il plus alors qu’un pur Esprit ? Sur ce point, les Écritures sont plus voilées que jamais. Pourtant la Mundaka Upanishad a ces mots sibyllins (II, 2, 9-10) : « Dans la lumineuse Enveloppe d’Or (Hiranmaya kosha), la suprême, se trouve le Brahman… Le Soleil n’y brille pas, ni la lune, ni les étoiles, ni les éclairs. Lumière de toutes les lumières c’est par Lui que tout brille… »

Le mot employé ici est kosha : gaine ; comme pour les autres enveloppes de l’homme. Serait-ce le corps glorieux du jivanmukta [67] ? Ou bien, le miroir purifié de son âme dans lequel se réfléchit la « Lumière de toutes les lumières », en une expérience de conscience et de béatitude indes­criptibles ?

Ainsi, le jivatman qui s’était « distancé » de sa source pour parcourir la voie des renaissances, y retourne pour s’y plonger définitivement. Mais toutes ces pérégrinations n’ont-elles été qu’un interminable « jeu de piste » où l’on se fourvoie sans cesse, jusqu’à découvrir le bon chemin ? Toutes ces expériences n’ont-elles servi à rien d’autre qu’à inciter l’homme à chercher, chercher sans répit ? Et tout cet acquis de richesse humaine accumulée se perd-il lorsque (pour prendre une image familière) l’enfant prodigue regagne la maison du Père pour y demeurer à jamais, en sûreté ? Les textes ne sont pas très explicites sur ce sujet. Le secret est peut-être quelque part précisément dans l’élaboration de ce corps glorieux et ses rapports avec la réalité cosmique qui lui correspond étroitement — le mystérieux Seigneur, Ishvara.

Soyons rassurés. Nous l’avons déjà noté : rien ne se perd, dans aucun des mondes. Plus d’une fois, dans la Gîtâ, Krishna évoque cet Ishvara comme le but, le soutien, le témoin, le refuge et l’ami de toutes les créatures (IX, 18) — celui qui jouit de tous les sacrifices et de tous les efforts que font les hommes sur les sentiers spirituels, quels que soient ces sentiers (même s’ils conduisent à des dieux limités).

Aucune expérience n’est jamais perdue. Et, comme on le sait, les grands yogis retrouvent un jour le souvenir complet de toutes leurs incarnations passées. Preuve que ce souvenir est gravé quelque part au tréfonds de l’âme. D’une manière indélébile.

La réincarnation : une doctrine pour âmes généreuses

On pourrait se décourager devant l’ampleur de la tâche. Se résigner à renaître sans fin dans notre vallée de larmes. Ou bien vivre sans faire de philosophie. S’accorder tout son temps : il y a l’éternité devant nous… Politique d’autruches : pendant que nous vivons, la roue tourne et chaque action engage l’avenir. Ayant une fois ouvert les yeux sur notre condition d’hommes dans l’univers, nous ne pouvons plus les refermer. Il n’y a plus d’échappatoire. C’est pourquoi l’ordre est répété dans la Gîtâ, comme un leitmotiv : « lève-toi et combats ». (G., II, 3 ; II, 37 ; IV, 42 ; XI, 33-34).

Il n’est pas question ici que l’humanité entière se précipite dans des monastères pour s’abîmer dans la méditation sur l’âtman. À chacun sa voie. C’est là précisément l’une des doctrines clefs de la Gîtâ.

Chacun est placé à un point géométrique de l’espace des âmes, avec ses multiples dimensions — physiques, psychiques, spirituelles. Ce sont les forces de son karma passé qui l’ont amené à ce point, et l’ont modelé aujourd’hui tel qu’il est. S’il songe au sommet lointain qui l’attend — sa destinée divine — quelle est la route la plus sûre qui s’ouvre à lui pour cheminer vers ce but ?

C’est celle qui permettrait de liquider le karma qui se présente à lui comme un défi à relever, en tirant le meilleur parti de cette épreuve (agréable ou désagréable) — et de planter les jalons servant à assurer la progression future dans la bonne direction. Cette voie rêvée est le svadharma : la voie personnalisée. Celle que chacun devrait découvrir avec son intelligence et son cœur, et parcourir par ses propres efforts, car c’est la seule qui lui convienne. Elle est à chacun dictée par sa propre nature (svabhavaja). Cette voie très directe proposée à tous vers l’éman­cipation peut paraître bien modeste : il s’agit le plus souvent de… remplir son devoir quotidien — en renonçant au bénéfice personnel que l’on pourrait égoïstement tirer de l’effort. C’est là que gît la difficulté : faire ce que la vie demande, ici même, en lâchant prise. S’engager dans l’action comme une contribution à un équilibre collec­tif, sans y laisser l’empreinte de ses mains. Seule l’offrande désintéressée efface la trace du karma.

Chacun à son poste. Face à lui-même et à ce qu’il perçoit de son devoir, vis-à-vis des autres et de lui-même. Voie exigeante à l’extrême : on ne peut copier le voisin. Il faut innover.

Mieux vaut mourir en accomplissant le svadharma — même mal — que vivre en singeant celui des autres (G., III, 36 ; XVIII, 47-48). Il est des circonstances où tout ce que nous avons appris ne nous sert plus de rien. La tradition, les règles de la morale, tout semble devenir caduc : il faut alors chercher à découvrir la route cachée qui s’impose, les lois non écrites — ces agrapta nomina qu’invoqua jadis Antigone, l’héroïne de Sophocle, pour braver les ordres d’un tyran. Les commandements de la religion, et de l’État, définissent un code moral visant à maintenir un certain ordre de la société et promouvoir le bien-être collectif. Il donne, il est vrai, bonne conscience à ceux qui le suivent. Mais le progrès de l’âme pousse à dépasser ces cadres rigides et à découvrir une éthique supérieure — au risque de se tromper. Cette recherche de l’art d’agir (karma kaushala) dans la pratique du svadharma, associée à la maîtrise du mental et du cœur (buddhiyoga) conduisant à l’égalité d’âme (samâtva) constitue le premier talisman du yoga offert à tous les hommes par la Gîtâ pour parcourir la route des réincarnations de la façon la plus intelligente et efficace.

En s’obligeant à se remettre en question et à se dépasser sans cesse, en évitant l’ornière de l’habitude, l’individu donne une réelle dimension humaine à son expérience. Celle-ci devient pour lui l’occasion toujours renouvelée de tester la valeur de son jugement et la vérité des enseigne­ments spirituels reçus, qu’il s’efforce d’intégrer à sa vie. Par cette voie, son besoin de comprendre et son désir de mettre en pratique ce qu’il a découvert ne peuvent que s’amplifier, et l’aider à progresser. Il y aurait ici un risque à produire un développement monstrueux de la personnalité si était perdue de vue l’idée maîtresse animant le svadharma : l’esprit du sacrifice (G., XVIII, 46).

Une généreuse espérance

Même les plus grands des yogis — ceux qui sont dignes de ce nom — n’oublient pas les liens humains qui les unissent aux autres. En deux passages de la Gîtâ (V, 25 ; XII, 4) Krishna rappelle qu’ils se réjouissent du bien-être de toutes les créatures. Et ils rendent à leurs frères un inégalable service en les guidant avec vigilance vers la vie spirituelle qui les mettra en sûreté sur le chemin de l’émancipation. Mais de tous ces serviteurs de l’Homme, le plus grand est le Guru qui retransmet à ses disciples les secrets antiques de l’initiation (G., XVIII, 68-69).

Le yogi qui ne rejette aucune des créatures, mais est amical (maitra) et plein de compassion (karuna), qui n’a plus aucun sens du je ni du mien et demeure patient, d’une âme égale dans la douleur et le plaisir, toujours satisfait, maître de lui-même et ferme dans ses déterminations, en fixant constamment en Moi son mental et son intellect, ce yogi, qui M’aime-et-Me-sert, est cher à Mon cœur » (G., XII, 13-14).

Ainsi parle Krishna, le Maître du Yoga.

Cette noble figure de l’homme accompli, qui n’a plus d’autre ambition que de servir un idéal universel, a dû hanter toute sa vie celui qu’on a salué comme le libérateur de l’Inde, M. K. Gandhi — l’un des plus ardents fidèles de la Bhagavad Gîtâ. Pour lui, l’art d’agir qu’il avait choisi de pratiquer passait par la compassion, désignée dans le contexte troublé de l’Inde sous le nom d’Ahimsa, non-violence. Force d’amour, « qui ne rejette aucune des créatures… »

« Si pour maîtriser les sciences physiques il vous faut consacrer une vie entière, combien de vies vous faudra-t-il pour maîtriser la plus grande force spirituelle que l’humanité ait connue ??

« Ayant rejeté l’épée, il ne me reste rien que la coupe d’amour que je puisse offrir à ceux qui s’opposent à moi. C’est en leur offrant cette coupe que j’espère les attirer près de moi. Je suis incapable de penser à une hostilité permanente entre l’homme et l’homme ; et croyant, comme je le fais, à la théorie de la renaissance, je vis dans l’espérance de pou­voir — sinon dans cette vie, du moins dans quelque autre naissance — embrasser l’humanité entière dans une amicale accolade. »

Ces paroles de Gandhi nous paraissent fort à propos… en guise de conclusion. Pour celui qui en comprend la portée, la réincarnation peut être autre chose qu’une suite monotone d’essais et d’erreurs, de joies et de peines. Autre chose qu’une course angoissée au Nirvâna. L’occa­sion de libérer dans l’individu les forces qui lui serviront à aider les autres à s’éveiller, et à construire ensemble un monde meilleur. Rete­nons au moins cette leçon généreuse que des hommes vivants sur le sol de l’Inde ont su déchiffrer et mettre en pratique en notre monde du XXe siècle.

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1 D’ailleurs la tâche en sera simplifiée d’autant en abordant les deux modèles suivants (chap. III et IV) qui ont une grande parenté avec l’hindouisme.

2 Skandha V, chapitres VII, VIII et IX.

3 Bhârata est le nom actuel de l’Inde tel qu’on peut d’ailleurs le déchiffrer en caractères nagari sur les timbres-poste de ce pays, au-dessus du mot INDIA.

4 Le chiffre 5 intervient souvent dans la description de la constitution de l’homme incarné. La métaphysique indienne dénombre cinq éléments (subtils, ou grossiers), cinq organes d’action, cinq organes d’information, cinq prâna (courants vitaux), cinq enveloppes fonctionnelles, ser­vant à la vie physique et psychique de l’âme individuelle.

5 Voir par exemple les Aphorismes du Yoga (Yoga Sutra) de Patanjali, livre III, aphorisme 52.

6 Dans notre pays, c’est en particulier à l’infatigable Jean Herbert, et à ses collaborateurs, que l’on doit de posséder en traduction française de nombreux livres écrits par des hindous contem­porains, considérés par beaucoup comme de grandes lumières spirituelles — des guru qui ont fait école.

7 Brihadâranyaka Upanishad, livre III, 9, 1. Consulter par exemple l’ouvrage collectif, Le Veda, publié sous la direction de Jean Chevalier, Éditions Planète, Paris, 1967.

8 La suite de l’Upanishad citée revient sur les « dieux » principaux, au nombre de 33, dont tous les autres ne sont que les diverses manifestations (mahimânah). Cependant ce même Yâjnavalkya avait déjà expliqué (Br. Up., III, 7, 1-23) qu’un même fil (nitra) tenait ensemble toutes les parties du macrocosme et du microcosme, mais que ce pouvoir, identifié ici à Vâyu (dieu de l’Air, du vent, ou du souffle), était lui-même avec bien d’autres réalités cosmiques sous la dépendance d’un unique Maître Intérieur (antaryâmin), l’âtman, identique au Brahman.

9 Remarquons que ce Dieu unique (appelé curieusement d’un nom pluriel Elohim dans la Genèse) ne manque pas d’auxiliaires actifs. Archanges, Anges et autres légions célestes ne sont pas de simples spectateurs de l’œuvre divine mais interviennent avec les pouvoirs dont ils sont investis. Ces êtres seraient à coup sûr, appelés des dieux si les hommes pouvaient les percevoir. L’adepte du Vedânta reconnaît leur puissance cosmique mais ne les confond pas avec leur racine ineffable, le Brahman absolu, qui a de fortes ressemblances avec l’Ain Soph des kabbalistes.

10 Ces jours sont les plus longs que l’on connaisse : quatre milliards trois cent vingt millions d’années solaires — soit l’ordre de grandeur de l’âge de la terre.

11 Il convient de distinguer ce Brahmâ (mot masculin) pouvoir cosmique, symbolisant l’ensemble des forces constructives de l’univers, du Brahman (mot neutre) l’Être absolu.

12 La « Création » est appelée sarga, mot qui traduit l’action de projeter, comme celle du semeur qui, ouvrant sa main pleine de grains, les jette à la volée dans l’espace, dans le but de produire une moisson.

13 Les descriptions modernes qui tentent de rendre compte de la naissance de l’univers par la théorie du big-bang ont un rapport certain avec le schéma hindou, même si ce dernier ne prétend pas décrire les choses à la lettre – au contraire des théoriciens occidentaux.

14 Patanjali, Yoga Sutra, livre II, aphorismes 18, 21.

15 Ces idées sont encore suggérées par Patanjali, en particulier à l’aphorisme 23.

16 En lisant ce qui va suivre, il convient de garder en mémoire l’avis de René Guénon (l’Erreur Spirite, p. 47) : « Si on veut faire allusion à la théorie de la réincarnation, nous répéterons qu’elle n’a jamais été enseignée dans l’Inde et qu’elle appartient en propre aux Occidentaux modernes ; ceux qui prétendent le contraire ne savent pas de quoi ils parlent. » Ailleurs, il dit encore (p. 205) : « les orientalistes officiels… interprètent couramment dans un sens réincarna­tionniste des textes où il n’y a rien de tel… ils sont devenus incapables de les comprendre autre­ment, ce qui revient à dire qu’ils n’y comprennent absolument rien ». Au risque de surcharger notre texte, nous allons donner de très abondantes références prises dans la littérature sanskrite, en invitant le lecteur à se faire une opinion par lui-même. Louis Renou n’a-t-il pas eu raison de parler des « élucubrations d’un René Guénon »…?

17 Shankarâchârya, Vivekachûdâmani (verset 5). Consulter la traduction française de Marcel Sauton (d’après la traduction anglaise du Swâmi Mâdhavânanda) sous le titre : Le plus beau fleuron de la discrimination (Adrien Maisonneuve, Paris, 1946).

18 On admet volontiers que l’état humain est l’aboutissement de transmigrations dont l’origine remonte au règne végétal.

19 Ibid., versets 1-4, passim.

20 Ibid., verset 2.

21 Il s’agit bien entendu de la demeure physique de l’âme, avec les neuf ouvertures du corps.

22 En dehors du gros dictionnaire sanskrit-anglais déjà cité (Sir M. Monier Williams, Oxford Press) le public français peut consulter la nouvelle édition du Dictionnaire sanskrit français (N. Stchovpak, L. Nitti, L. Renou) publiée par la Librairie d’Amérique et d’Orient (Maisonneuve), Paris, 1980.

23 Ce « lieu » qui peut correspondre à un point géographique sur notre plan terrestre représente plus généralement une sphère d’expérience psychique ou spirituelle, où les perceptions de temps et d’espace n’ont peut-être plus guère de rapport avec les nôtres ici-bas.

24 On cite souvent à ce propos Les Lois de Manou qui menacent ceux qui s’écartent du droit chemin (tracé par ces Lois) de toutes sortes de calamités, avec un catalogue complet d’incarnations animales, ou même végétales. Le livre XII des Lois donne le frisson. Témoin le verset 57 : « Le Brâhmane qui a volé de l’or passera mille fois dans des corps d’araignées, de serpents, de caméléons, d’animaux aquatiques et de vampires malfaisants. » Faut-il préciser que les esprits philosophiques hésitent à prendre ces déclarations à la lettre ?

25 C’est aussi le cas du mot grec palin. Le mot palingenesia signifie de même (originellement) re-naissance, mais les auteurs néo-testamentaires l’ont également employé dans le sens symbo­lique de restauration (Matthieu 19, 28) ou de régénération (Tite, 3,5).

26 Garbhopanisad, traduction Lakshmi Kapani. Librairie d’Amérique et d’Orient (Maisonneuve), Paris, 1976.

27 Br. Up., livre III, 2, 11-13. Traduction E. Senart, Les Belles Lettres, Paris, 1967.

28 Le mot rahasya a la signification de secret, doctrine ésotérique. L’initié à un mystère est appelé rahasyadhârin.

29 Le texte de la Gîtâ (IX, 1) emploie le mot anasuya, soit, littéralement, « dépourvu d’esprit de chicane », donc ouvert, bienveillant et respectueux.

30 Le temps, considéré sous l’angle de la succession des événements, a une sorte de début, à l’aube d’un nouveau Jour de Brahmâ et s’achève, pour ainsi dire, à la venue de la Nuit. À la racine des univers il y a Cela qui est en dehors du temps.

31 Taittirya Upanishad, 2e partie.

32 Pour plus d’informations, consulter par exemple le traité de Shankârâcharya Vivekachûdâmani, déjà cité.

33 Manas dérive de la racine man- (penser) à laquelle se rattache Manu, le prototype et précepteur de l’espèce humaine, et manushya, l’être humain -man, en anglais. Et dans le mot buddhi, on reconnaît la même racine que dans Buddha, l’Éveillé à la plus haute conscience.

34 En décrivant successivement les cinq gaines, l’Upanishad ne manque jamais de rappeler qu’elles ressemblent (symboliquement au moins) à un homme. On se souvient ici que les cinq fils de Bharata sont à sa ressemblance et qu’il leur laisse le royaume terrestre pendant qu’il part en quête de Brahman.

35 Le mot buddhi revient 15 fois au fil des versets du 2e chapitre de la Gîtâ : c’est dire son importance.

36 Pour suivre le processus complet on peut lire le chapitre IV de cette Upanishad. Voir par exemple : traduction Émile Sénart, Les Belles Lettres, Paris, 1967.

37 Ce soi corporel, appelé comme on l’a vu purusha, n’est évidemment pas confondu avec le soi intérieur, inaltérable, également appelé purusha. La Gîtâ fait une distinction analogue (XV, 16) : il y a deux sortes de purusha dans ce monde; l’une, périssable, divisible, est constituée par les êtres contingents, l’autre indivisible, est appelée kûtastha littéralement : qui se tient au sommet.

38 Les textes védantiques abondent en précisions pour localiser le siège de la partie spirituelle de l’homme. C’est dans la région du cœur qu’on trouvera l’âtman, ou son représentant, Ishvara (Gîtâ, XVIII, 61) ou mieux encore : dans l’espace (âkâsha) qui se trouve à l’intérieur de cet organe mystique (lequel ne se superpose pas forcément au muscle cardiaque).

39 Brihadâranyaka Upanishad, IV, II, 3.

40 Chandogya Upanishad, VIII, VI, 1-6.

41 Pure hypothèse, concédée au rationalisme occidental. Tout un aspect du Yoga s’appuie sur une connaissance précise d’un réseau caché de distribution des énergies dans le corps humain, avec des centres spécifiques, ou plexus (chakra), dont la maîtrise permet d’accéder à divers pouvoirs et niveaux de conscience.

42 Mort clinique n’est pas mort biologique (sans retour possible à la vie). Mais ces patients auraient été souvent abandonnés comme morts, il y a quelques décennies. Certains ont été réanimés contre toute attente, après divers essais infructueux.

43 Voir La Vie après la Vie et Nouvelles lumières sur la Vie après la Vie (ouvrages cités plus haut).

44 La Vie après la Vie, op. cit., pp. 78-79.

45 Le texte de l’Upanishad pris dans un sens purement symbolique pourrait encore rendre compte de la vision des mourants. Même dans nos conceptions occidentales, le cœur a naturellement des fonctions diverses : c’est l’organe rythmant la vie physique, le siège des émotions de toutes sortes, et aussi la retraite intime des pensées et aspirations les plus nobles. C’est cette dernière partie, la plus élevée, qui s’illumine à l’heure de la mort, où tout ce qui était caché se révèle dans sa vraie lumière.

46 Cette idée est contenue dans le mot sraddha (foi). Srad-dha se reflète dans le latin cor-do ou credo.

47 Voir What they saw… At the Hour of Death, op. cit., p. 131.

48 Ibid., p. 132.

49 Après tout, Jérusalem pour les chrétiens n’est pas seulement une ville de Palestine.

50 Voir, par exemple, une contribution de Jean Herbert (Karma et mort dans l’hindouisme) au livre collectif : La mort est une autre naissance (Seghers), Paris, 1978. Dans ce texte, Jean Herbert s’attache à exposer l’approche des hommes et des femmes de l’Inde qui vivent leur religion, et les avis des plus éclairés d’entre eux, comme Aurobindo, Vivekânanda, Ma Anandamayi, Ramdas, ou Ramana Maharshi.

51 Br. Up., livre III, 2, 11-13. Traduction E. Senart, Les Belles Lettres, Paris, 1967.

52 Brihadâryanaka Upanishad, IV, IV, 2.

53 Aphorismes de Patanjali, livre II.

54 « C’est comme dans un miroir qu’on peut percevoir Brahman ici dans ce corps ; comme dans un rêve dans le monde des Pitri (c’est-à-dire au ciel)… » Cf. Katha Upanishad, II, 6, 5.

55 Telle est du moins l’interprétation des expériences subjectives des décédés, dans le modèle théosophique de la réincarnation, que nous aborderons dans la suite.

56 Ce breuvage — vrai nectar des dieux — joue un grand rôle dans les cérémonies védiques et possède bien des vertus occultes, comparables à celles d’un vin consacré.

57 La Mundaka Upanishad (1, 2, 7-10) a aussi des paroles terribles contre ces fous qui se croient sages mais sont pleins de passion, et qui n’atteignent le ciel, gagné par leurs bonnes oeuvres, que pour retourner ensuite dans ce monde, ou un autre inférieur. « Ils vont en trébuchant comme des aveugles guidés par des aveugles. »

58 Brihadâryanaka Upanishad, livre IV, Traduction Sauton, op. cit.

59 Ibid., IV, V, 6.

60 Ibid., IV, IV, 14.

61 Même si l’homme dans l’au-delà ne peut pas œuvrer activement à son « salut » spirituel, le temps perdu ne l’est qu’en apparence — comme celui de la nuit, où l’âme se repose, et se conditionne pour un nouvel effort.

62 Voir pour plus de détails, Garbhopanisad, op. cit. En particulier, l’introduction à cette traduction.

63 Voir Gîtâ, III, 9, XVII, 11, etc.

64 Le sens premier de Mâya est pouvoir magique. La Gîtâ emploie aussi le mot yoga, ou yogamâya — la Shakti ou énergie du Logos, si l’on peut dire.

65 On se rappelle les Vers d’Or de Pythagore : « Ils sont de race divine les mortels. »

66 Songe-t-on à ce qui arriverait si tout le poids du karma non épuisé s’abattait sur un être en l’espace d’un instant, ou même d’une seule vie ?

67 Cette interprétation a été suggérée par un philosophe hindou, le Pandit Bhavani Shankar (1859-1936) dans une série de conférences, réunies après sa mort sous le titre : The Doctrine of the Bhagavad Gîtâ. Édition : Popular Prakashan — Bombay 1966.